«La conscience que la nation est précaire est gravée dans la psyché polonaise», Interview, Le Figaro, 22 mai 2025.
Par Laure Mandeville
Dans un livre documenté et bien écrit, Pologne, histoire d’une ambition (Tallandier), Pierre Buhler revient sur le passé mal connu de cette puissance polonaise. Fabien Clairefond
ENTRETIEN - Dans son dernier livre, l’ancien diplomate raconte le « moment géopolitique » très particulier que vit aujourd’hui la Pologne, en train de devenir, par ses succès économiques, sa taille et sa volonté de se protéger de la Russie, un grand État pivot de l’équilibre européen de l’est de l’Europe.
LE FIGARO. - Vous constatez dans votre livre que la Pologne est devenue un grand État européen appelé à jouer un rôle « pivot » dans l’est de l’Europe, évoquant un « moment polonais » . Mais vous montrez que cette émergence ne vient pas de nulle part et que le passé de la Pologne, l’un des grands pays européens au XVIe siècle, a son importance.
PIERRE BUHLER. - Resté dans l’histoire comme le « Siècle d’or », ce XVIe siècle a été celui de la prospérité, de la pénétration des idées humanistes de la Renaissance, de la tolérance, de la liberté de culte et aussi de la puissance de l’État au centre de l’Europe. Suzerain d’une Prusse sécularisée, le roi de Pologne parle d’égal à égal avec Charles Quint et ses successeurs résistent aux tentatives d’Ivan le Terrible, « tsar de toutes les Russies », de reconstituer la Rous kiévienne du début du millénaire. Cette période, où la Pologne était au faîte de sa puissance, reste gravée dans la mémoire polonaise.
L’autre invariant polonais, c’est l’expérience de la disparition physique de la nation, et cette peur viscérale que ce pays de plaines sans barrières naturelles soit attaqué par ses voisins. La peur de la Russie explique la vitesse du réarmement polonais ?
En effet. Partagée à quatre reprises entre ses puissances voisines, effacée de la carte politique de l’Europe pendant plus d’un siècle, occupée par l’Union soviétique pendant près d’un demi-siècle, la Pologne a subi ce sort que Milan Kundera a, dans son fameux article « Un Occident kidnappé », assigné à la « petite nation, dont l’existence peut être à n’importe quel moment mise en question, qui peut disparaître, et qui le sait ». Cette conscience de la précarité est inscrite dans la psyché collective de la nation polonaise et la menace qui émane de la Russie est jugée « existentielle ».
L’agression de l’Ukraine par la Russie a ravivé les craintes et poussé la Pologne à se lancer dans un réarmement spectaculaire
Pierre Buhler, ancien ambassadeur de France à Varsovie
Elle avait motivé les démarches entreprises dès 1990 pour rejoindre l’Otan et l’Union européenne. L’agression de l’Ukraine par la Russie a ravivé les craintes et poussé la Pologne à se lancer dans un réarmement spectaculaire : les dépenses de défense ont doublé en l’espace de deux ans, l’armée polonaise est en passe de devenir, par ses effectifs, la première armée conventionnelle de l’Union européenne et un dispositif défensif, le « bouclier est », est en cours de construction face aux frontières russe et biélorusse. Là encore, les Polonais prennent appui sur le passé. Le maréchal Pilsudski, après la renaissance de la Pologne en 1918, avait envisagé la création d’une fédération d’Europe centrale, avec notamment l’Ukraine, dans laquelle les nationalités libérées du joug soviétique auraient joué le rôle d’un glacis.
Vous avez vécu la période de l’état de guerre sous Jaruzelski comme jeune diplomate français et racontez avoir eu accès au dossier de près de 2000 pages constitué sur vous par la police politique de l’époque. Qu’y avez-vous découvert et comment la Pologne a-t-elle surmonté ce passé communiste ?
Ce qui m’a frappé est l’ampleur de la surveillance et de la répression d’un régime policier qui voyait là la garantie de sa survie, pris en étau entre les soulèvements successifs de la société et les pressions du Kremlin. Pour vous donner une idée, il suffit de rappeler que les archives de dossiers de la police politique représentent 80 km linéaires. J’ai été surpris de constater que près d’une vingtaine d’agents étaient chargés de me surveiller. On imagine la main-d’œuvre nécessaire à l’échelle de la Pologne, où la surveillance des opposants exigeait bien plus d’attention que celle des diplomates.
Pour ce qui est du passé communiste, le chef du premier gouvernement non communiste à l’est du rideau de fer, Tadeusz Mazowiecki, a, dès sa prise de fonction en 1989, indiqué qu’il voulait tirer un « trait épais » entre sa politique et celle des communistes. Ce choix a fait l’objet d’une querelle durable entre les deux camps héritiers de Solidarnosc, l’aile nationaliste accusant l’aile libérale de compromission avec le pouvoir communiste notamment lors de la négociation dite de la « Table ronde », qui a permis les premières élections démocratiques. Elle a été utilisée par le parti des frères Kaczynski comme carburant politique. Cette tension s’est aujourd’hui apaisée, à la faveur de l’apparition de générations nouvelles. Il n’y a aucune place pour la nostalgie du communisme, contrairement à ce qu’on voit dans l’ex-RDA.
Vous décrivez la République nobiliaire polonaise, avec son système de roi élu et de veto, qui a empêché l’absolutisme royal et permis une ère de grande tolérance. Mais vous dites que cette tradition a aussi mené la Pologne au « déluge » , déchirée entre les magnats de la noblesse. Cet esprit de division est-il toujours présent ?
Un certain esprit querelleur, peut-être atavique, traverse l’histoire de la Pologne. Mais les situations ne sont guère comparables. La Russie avait mis à profit l’« anarchie » imputée à la Pologne et la vénalité d’une aristocratie plus attachée à ses intérêts patrimoniaux qu’à la raison d’État polonaise pour en faire un protectorat tout au long du XVIIIe siècle. Par contraste, l’attachement à la nation, forgé durant les partages, cimenté par le catholicisme, a dominé l’histoire de la Pologne moderne, celle d’après 1918. Et c’est autour d’interprétations divergentes de ce que doit être la nation polonaise que se polarise aujourd’hui le champ politique. Un camp essentialise la nation et sa filiation religieuse, tandis que l’autre se revendique de la tradition libérale européenne.
N’a-t-on pas exagéré les dérives du PiS ? Ne manifestaient-elles pas l’attachement viscéral de la Pologne à la nation, face à une Europe ayant passé les nations par pertes et profits un peu hâtivement ?
L’UE, dont la Pologne a été la première bénéficiaire sur le plan budgétaire, a été brandie par le PiS comme une menace sur la souveraineté polonaise d’autant plus préoccupante qu’elle était prétendument dirigée en sous-main par l’Allemagne ! Cet argument, qui a joué en 2015, lorsque l’Union avait imposé aux États membres des quotas d’accueil de réfugiés, a pesé dans les deux victoires de ce parti.
Les dérives reprochées à celui-ci portaient essentiellement sur des points précis, relatifs notamment au respect de l’État de droit, inscrit dans le traité sur l’UE (TUE), que la Pologne a signé et ratifié. Le gouvernement dirigé par le PIS a en effet paralysé le contrôle de constitutionnalité, fait main basse sur l’appareil judiciaire et sur les médias publics, et fait déclarer que le TUE était contraire à la Constitution polonaise. Ce sont ces atteintes à l’indépendance du pouvoir judiciaire qui ont conduit la Commission européenne à déclencher en 2017 la procédure dite « de l’article 7 » contre la Pologne. L’arrivée de Tusk au pouvoir a mis fin à ce bras de fer. Mais si le candidat du PiS gagne la présidentielle, le processus de retour à l’État de droit sera fragilisé.
On est frappé dans votre livre par la complexité des liens avec l’Ukraine. D’un côté, les choses historiquement vont bien quand les Polonais et les Ukrainiens s’allient, mais de l’autre, la conscience nationale ukrainienne s’est forgée dans la lutte contre l’impérialisme de la noblesse polonaise. C’est une fragilité pour construire l’Europe de demain ?
Oui, on peut dire que la nation ukrainienne s’est également forgée dans la résistance à la mainmise foncière et spirituelle de la part, respectivement, des aristocrates polonais et de l’Église. Celle-ci avait imposé, en créant en 1596 une Église « uniate », l’allégeance à Rome des orthodoxes. La première insurrection cosaque contre l’emprise polonaise date du milieu du XVIIe siècle. Tant la Pologne que la Russie se sont ensuite opposées à l’émergence d’une Ukraine indépendante. Mais ce sont les massacres de civils polonais perpétrés en 1943 en Volhynie par les nationalistes ukrainiens qui demeurent la pomme de discorde. La mémoire de ces drames est aujourd’hui instrumentalisée, mais l’enjeu de l’ancrage de l’Ukraine à l’Europe me semble devoir l’emporter sur les considérations politiciennes.
Déjouant les pronostics, le candidat conservateur du PiS est au coude à coude avec son homologue de la Plateforme civique. Qu’en penser ?
Si l’on met bout à bout les candidats de la droite au premier tour, ils obtiennent un score supérieur à 50 %. En cas de victoire du candidat du PiS Karol Nawrocki, on reviendra à une politique très conflictuelle qui ajoutera un élément de délégitimation du gouvernement actuel, ce qui pèsera sur les dynamiques européennes. Beaucoup disent que la politique étrangère fait consensus. Mais c’est faux. Le PiS et Plateforme sont d’accord pour une politique de réarmement massive, mais diffèrent sur la politique étrangère. Le gouvernement Tusk veut une assurance multirisque, sans toutefois rejeter les États-Unis. Il s’est tourné vers le groupe nordique baltique, la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni. Avec le PiS, qui s’était brouillé avec tous ses voisins, on reviendrait à une dimension monomaniaque de l’alliance avec Washington.
L’importance du lien avec Paris est désormais évidente. Quel sera le rôle de la relation franco-polonaise pour construire la défense de l’Europe ?
À la différence du gouvernement du PiS, qui bataillait avec ses voisins de l’UE et la Commission, celui de Donald Tusk est très pro-européen et a choisi de s’appuyer sur tous ses partenaires. La France est l’un d’eux, et le traité de Nancy, signé le 9 mai dernier, ouvre un nouveau chapitre pour avancer ensemble sur une voie européenne et renforcer la défense de l’Europe face à la « menace existentielle » russe. Mais tant d’inconnues s’accumulent, qu’il s’agisse de la politique européenne de Washington ou des développements internes dans plusieurs pays, que cette défense de l’Europe reste nimbée d’un halo d’incertitude.