Stratégie nationale d'influence : une architecture à inventer

Revue Défense Nationale n° 857, Février 2023


 

 Stratégie nationale d’influence : une architecture à inventer

 

 

Lien vers le site de la RDN

 

Présentant, le 10 novembre 2022, la Revue nationale stratégique (RNS)[1], , le président de la République Emmanuel Macron a élevé l’influence au rang de « fonction stratégique ». Ce saut conceptuel, que la France est la première démocratie à faire, ne s’en inscrit pas moins dans une continuité. Le terme d’influence n’était certes guère usité à l’époque, mais la notion sous-tend des initiatives apparues comme la conséquence d’hostilités, que ce soit en réaction à la défaite infligée à la France par la Prusse, avec la création des alliances françaises dans les années 1880, ou encore durant la Première Guerre mondiale, avec la mobilisation des atouts culturels français pour gagner la sympathie des élites américaines et les rallier à l’idée d’une entrée en guerre des États-Unis aux côtés de la France2. Un autre contexte d’hostilités, celui de la guerre froide, donne une nouvelle impulsion au développement des outils conçus pour être présent à l’Est du Rideau de fer, grâce aux instituts français, auprès des sociétés civiles.

 

Le terme d'influence n'apparaît cependant qu'au début des années 2000, de façon assez sporadique[2]. Mais, il finit par imprégner les finalités de la diplomatie culturelle, dont le programme budgétaire (n° 185), initialement intitulé « rayonnement culturel et scientifique » sera, en 2011, rebaptisé « diplomatie culturelle et d’influence ». Arrivé au Quai d’Orsay en 2012, Laurent Fabius fera de la diplomatie d’influence l’instrument d’une France « puissance d’influence », en mobilisant toute la palette de ses ressources politiques, mais aussi culturelles, économiques, scientifiques, intellectuelles, ainsi que l’image de la France dans le monde et ses valeurs.

 

La diplomatie culturelle en constitue un axe majeur, d’autant plus qu’elle s'est vu adjoindre une fonction de soutien à nos industries culturelles et créatives – un poste d’exportation qui dépassait les 3 milliards d’euros en 2018. Toutefois, si les moyens déployés sont faciles à estimer, le résultat est plus difficile à mesurer. Le prestige de la culture française dans le monde, sa capacité à impressionner, voire à éblouir, flattent notre ego national. Néanmoins, l’humour caustique de l’Académicien Jean-François Revel – « depuis que la France rayonne, je me demande comment le monde entier n’est pas mort d’insolation » – rappelle la part de narcissisme collectif qui colore nos choix politiques.

 

Un changement de paradigme

 

Le fait que le président de la République a fait sien le concept le situe dans un tout autre contexte, celui d’une guerre sur le continent européen. C’est à bord du Porte-hélicoptères amphibie (PHA) Dixmude qu’il présente la RNS, prenant acte de la « désinhibition de la violence, de l’extension des confrontations à tous les domaines, d’un saut sans précédent dans l’univers hybride » et de la gravité de la menace qui en résulte. Pour y faire face, il définit, au-delà des fondamentaux de la doctrine française de défense, une nouvelle orientation, consistant en une action sur les « perceptions », qui entrent dans le « champ de la lutte informationnelle (investi par) des puissances ennemies ». Diplomatiquement, le chef de l’État ne les nomme pas, mais il s’agit, peut-on penser, de la Russie, de la Chine et de la Turquie, les trois pays les plus agressifs sur ces terrains. Ils « propagent, outre des faux récits, un appétit de violence et manipulent les populations ».

 

« Nous ne serons pas », promet-il, « les spectateurs de cette évolution, qu’il y a lieu de détecter et d’entraver, mais à la manière d’une démocratie ». « Convaincre » devient une « exigence stratégique », poursuit le chef de l’État en invitant à « revoir profondément nos voies et nos moyens ». C’est dans ce cadre que s’inscrit l’influence en tant que fonction stratégique, servie par « des moyens substantiels avec une coordination interministérielle ». Couplé à un volet national, distinct, le volet international fera l’objet d’une « stratégie nationale d’influence », à élaborer. La RNS en trace l’esquisse en évoquant « notre capacité à (…) contrer les actions de nos compétiteurs sur tout le spectre de l’hybridité [3]» (p. 8).

 

Sur le fond, l’offensive conduite par ces régimes, dictatoriaux ou autoritaires, se déploie sur tous les fronts, portant sur les fondations mêmes d’un ordre international régi par la règle de droit, présentées comme imposées par l’Occident. Les attaques prennent également la forme d’actions de désinformation, de manipulation, de corrosion de la cohésion de sociétés civiles ouvertes à toutes les influences. Elles émanent d’États rivaux qui jouissent, et abusent, avec leurs médias « officiels », mais aussi leurs « usines à trolls », de la liberté et de l’État de droit, qui fondent les démocraties et qu’ils ignorent ou caricaturent chez eux.

 

Au-delà même de cet acharnement à semer la discorde chez l’adversaire, un « classique » de la guerre psychologique décrite dans les manuels de doctrine militaire soviétique, l’offensive porte aussi sur des modalités moins visibles de l’influence, comme l’entrisme dans les institutions d’enseignement supérieur et de recherche – un des points forts de la Chine –, dans les organisations internationales productrices de normes – l’Organisation internationale de normalisation (ISO), l’Union internationale des télécommunications (UIT) et les enceintes mixtes privé-public chargées de la gouvernance d’Internet. Là, l’objectif visé est la balkanisation de l’Internet mondial, en une multitude de réseaux placés sous la souveraineté des États. Parmi les instruments figurent également la corruption – illégale – ou le recrutement, légal, d’anciens responsables publics, élus ou hauts fonctionnaires, par des entreprises sous contrôle étatique, le lobbying dans la galaxie bruxelloise, l’entretien de réseaux de sympathisants… et même l’exportation vers des États autoritaires des outils de contrôle social[4].

 

Sous-tendue par une logique de contre-offensive, la stratégie d’influence décrite par le Président est un objet très différent de l’influence désincarnée qui était auparavant, essentiellement, le résultat des politiques publiques de l’action extérieure de la France. Elle est sans précédent dans la communauté des démocraties, aucun des pays pratiquant une diplomatie comparable à celle de la France n’en étant doté. L’Allemagne l’ignore, le terme ne figure pas dans le discours de doctrine du 5 mars 2021 du secrétaire d’État américain Antony Blinken et seul le Royaume-Uni mentionne l’influence, non pas comme un objectif en soi, mais comme la résultante de toutes les politiques à vocation extérieure[5]. La France amorce donc un changement de paradigme[6] et les mesures de mise en œuvre seront naturellement scrutées par nos alliés comme par les adversaires. Trois dimensions en dessinent l’architecture : la légitimité des moyens, la dimension défensive, la dimension offensive.

 

La légitimité des moyens

 

La légitimité des moyens est la clef de voûte de la fonction d’influence, dont la RNS énonce certaines finalités : la défense des « intérêts de la France, mais aussi de ses valeurs, du modèle français et européen ». Ces objectifs sont mis en regard avec des options de « riposte (…) à des attaques (…) contre ses intérêts » (p. 24). La ligne de crête est ici délicate en ce sens que le langage retenu permet de justifier une action contre-offensive de même nature que l’attaque. La fermeture, en décembre 2020, par Facebook, de comptes « inauthentiques » opérés, en direction de l’Afrique francophone, par des « individus associés aux militaires français » [7],

avait jeté sur la politique de la France un soupçon d’autant plus embarrassant que les plateformes de réseaux sociaux, longtemps réticentes, avaient fini par accepter, en 2018, une coopération avec l’Union européenne [8].

 

Ce type de mesure peut certes être considéré comme légitime en temps de guerre lorsque, ainsi que l’affir­mait Hobbes, « la force et la tromperie sont les deux vertus cardinales », mais le fait est que nous ne sommes pas aujourd’hui dans un tel cas de figure.

 

L’élément crucial de tout dispositif de « riposte » est le rapport à la vérité, qui distingue les démocraties – respectueuses de l’État de droit et des libertés poli­tiques, en particulier de la liberté d’expression – des dictatures et de l’autoritarisme, dont les attributs sont, outre la répression et l’arbitraire, le dévoiement multiforme de la vérité et le mensonge d’État. Ce contraste illustre l’aphorisme nihiliste de Nietzsche – « rien n’est vrai, tout est permis » – dont Orwell avait décrit, dans 1984, l’usage dystopique par l’État totalitaire [9].

 

Parce que ce rapport à la vérité est aussi au coeur du récit que la France peut, comme les autres démocraties, opposer aux entreprises de manipulation et « faux récits », propagés par les « puissances ennemies », sa « lutte informatique d’influence » [10] doit veiller à éviter l’écueil d’une riposte dans les mêmes formes. Le droit étant muet sur ce terrain, cette démarche doit ménager la crédibilité et l’intégrité des autres volets – diplomatie publique, communication, débat d’idées… – de la stratégie d’influence. La coordination interministérielle souhaitée par le chef de l’État est à cet égard indispensable.  

 

 

Un volet défensif, au potentiel encore sous-exploité

 

 

À l’échelle nationale, cette stratégie s’appuie, d’ores et déjà, sur un volet défensif, avec le service Viginum [11] et des dispositifs de veille au sein des ministères concernés. Cependant, cette posture défensive, encore lacunaire, peut se déployer dans différentes directions : la protection de nos institutions d’enseignement supé­rieur et de recherche qui entrent de bonne foi dans des partenariats avec des insti­tutions homologues, mais qui sont des bras armés d’un État [12], la réglementation des tentatives de recrutement des personnalités ayant exercé des responsabilités publiques [13], le retrait des faveurs que, sous la bannière de l’État de droit, la France a concédées aux outils de propagande de ces puissances hostiles, qui s’en sont naturellement servis en bénéficiant d’une asymétrie structurelle. Si Sputnik et Russia Today, les canaux de propagande aux mains de la Russie, ont été bannis de l’espace de l’UE au lendemain du 24 février dernier, l’association Reporters sans frontières (RSF) a dû saisir le Conseil d’État pour obtenir l’arrêt de la retransmission de plusieurs chaînes de télévision russes par l’opérateur Eutelsat. Et, il est difficile de comprendre pourquoi, après que le régulateur britannique des télécommunica­tions, l’OFCOM, a, début 2021, retiré sa licence à la chaîne de télévision chinoise CGTN, invoquant son statut d’organe de propagande du Parti communiste chinois, le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA devenu Arcom en 2022) lui a aussitôt octroyé une licence d’émission à partir du territoire français.

 

À l’échelle européenne ou multilatérale, l’Union européenne et l’Otan ont mis en place des dispositifs de détection et de dénonciation de la désinforma­tion [14]. Au Parlement européen, la Commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures (LIBE), responsable de la lutte contre les ingérences éta­tiques extérieures, fait un excellent travail d’analyse et de proposition.

 

Un volet offensif, à construire

 

S’agissant du volet offensif, au-delà des mesures techniques – et certainement efficaces – comme l’attribution publique des ingérences aux États qui en sont les auteurs, la définition d’une stratégie est plus délicate, tant la notion d’influence comporte des connotations de manipulation, illustrées par les pratiques des États visés.

 

C’est pourtant sur le terrain de l’offensive que ce combat sans merci peut être, à terme, gagné par la communauté des pays qui se réclament de l’héritage des Lumières ainsi que des siècles de luttes menées ensuite au nom d’une aspiration irrépressible des peuples à la liberté. Ces principes sont gravés dans des déclarations (Déclaration universelle des droits de l’homme), des traités (Convention euro­péenne des droits de l’homme) ou des textes ayant force de traité (Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne). Les dictatures se sont employées à vider ces textes de leur sens dès leur apparition et lorsqu’ils les concernaient, mais leurs dispositions sont également dénigrées en tant que valeurs associées à un « univer­salisme occidental ».

 

Si les 34 démocraties recensées dans le monde[15] – sur près de 200 États – ne sont pas toujours exemplaires dans leurs pratiques, elles ont le mérite, parce qu’elles sont des entités délibératives, d’avoir bâti et préservé les fondations des libertés, dites fondamentales, d’expression et d’opinion, de conscience et d’associa­tion, des libertés tissées dans des institutions régies par la règle de droit, par une justice indépendante, par les principes de la représentation démocratique. Quels que soient les débats, légitimes, sur l’exercice de ces libertés, elles contrastent sin­gulièrement avec les pratiques des 30 dictatures, des 60 autocraties électorales et des 55 États qui se bornent à se plier aux règles de la démocratie, sans en respecter l’esprit. Ces régimes se singularisent, à des degrés variables, par la répression, l’arbitraire, une justice aux ordres, la désinformation et la censure, la manipula­tion, la cleptocratie et les parodies de démocratie.

 

Derrière les accusations contemporaines contre l’« occidentalisme », on peine à voir en quoi les aspirations de la majorité des quelque 7 milliards d’indivi­dus qui vivent dans ces régimes sont satisfaites. Ils sont nombreux à partager ce « premier élément de notre commune humanité, [qu’]est notre égale aspiration aux droits et aux libertés » (17), comme le démontrent régulièrement ces peuples qui s’expriment dans les urnes lorsqu’ils le peuvent, qui, dans le cas contraire, bravent la répression, dans la rue, comme ce fut le cas en Turquie, au Kazakhstan et, plus récemment, en Iran et en Chine, ou encore les périls de l’exil.

 

Cette idée de la liberté est tellement enracinée dans notre psyché collective que nous en avons oublié la force. Elle forme la trame du récit qui peut être, au-delà de la France, celui de l’Europe et celui de la communauté des démocraties encore fidèles à leurs principes. C’est autour des trois dimensions évoquées qu’une straté­gie d’influence peut – et doit – s’articuler pour agir, comme le chef de l’État y exhorte, « à la manière d’une démocratie ». Et mobiliser à cette fin, sur le front extérieur, toutes les ressources du discours performatif et de la diplomatie publique, de la diplomatie culturelle et du débat d’idées, de la communication stratégique et du Soft Power.



[1] MACRON Emmanuel, « Présentation de la Revue nationale stratégique », Toulon, 9 novembre 2022 (https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/).

2 DUBOSCLARD Alain, « Diplomatie culturelle et propagande françaises aux États-Unis pendant le premier vingtième siècle », Revue d’histoire moderne & contemporaine, n° 48, janvier 2001, p. 102-119 (https://www.cairn.info/).

[2] Anne Gazeau-Secret, « Francophonie et diplomatie d'influence », Géoéconomie 2010/4 (n° 55).

[3] SECRÉTARIAT GÉNÉRAL DE LA DÉFENSE ET DE LA SÉCURITÉ NATIONALE (SGDSN), Revue nationale stratégique 2022, novembre 2022 (http://www.sgdsn.gouv.fr/uploads/2022/11/revue-nationale-strategique-07112022.pdf).

[4]  BUHLER Pierre et CHARILLON Frédéric, « Influence et nuisance : les défis de demain », Politique Étrangère, n° 2/2022, p. 147-160. Cf. également CHARILLON F., Guerres d’influence. Les États à la conquête des esprits, Odile Jacob, 2022, et GOMART Thomas, Guerres invisibles, nos prochains défis géopolitiques, Tallandier, 2021.

[5] Global Britain in a Competitive Age: the Integrated Review of Security, Defence, Development and Foreign Policy, 16 mars 2021 (https://www.gov.uk/government/publications).

[6] Le Ministère de l’Europe et des affaires étrangères en a aussitôt pris acte en rebaptisant « direction de la diplomatie d’influence » la direction chargée de l’action culturelle, de l’enseignement supérieur et de la recherche.

[7] META, « Removing Coordinated Inauthentic Behavior from France and Russia », 15 décembre 2020 (https://about.fb.com/news/2020/12/removing-coordinated-inauthentic-behavior-france-russia/)..

[8] Elle a permis la fermeture de milliers de comptes inauthentiques.

[9] La déclaration conjointe sino-russe du 4 février 2022 donne une parfaite illustration de la perversion du sens des mots.

[10]PARLY Florence, « Déclaration de la ministre des Armées, sur la doctrine militaire de lutte informatique d’influence », 20 octobre 2021 (https://www.vie-publique.fr/). La L2I n’est pas explicitement mentionnée dans la RNS, mais la doc­trine reste en vigueur.

[11] Créé en 2021 au sein du SGDSN, il est piloté par le « Comité opérationnel de lutte contre les manipulations de l'information » (COLMI).

[12] C’est la Chine qui est ici principalement concernée. Cf. GATTOLIN André, Les influences étatiques extra-européennes dans le monde universitaire et académique français et leurs incidences (Rapport d’information n° 873), Sénat, 29 sep­tembre 2001 (http://www.senat.fr/rap/r20-873/r20-8731.pdf). Ce rapport propose 26 actions concrètes.

[13] Cette mission relève du contrôle déontologique exercé par la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique (HATVP), dont les critères pourraient être durcis par la loi pour renforcer la protection contre des ingérences étrangères.

[14] Le Service Européen d’Action Extérieure a créé un service, East StratCom Task Force, qui opère le site EUvsDisinfo. L’UE et l’OTAN ont également créé des « centres d’excellence » (NATO StratCom CoE…).

[15] Chiffres tirés du rapport Democracy Report 2022 du V-Dem Institute (https://www.v-dem.net/publications/democracy-reports/).