La fondation de l'Union soviétique

Stéphane Meylac

DATES

Il y a soixante-dix ans ; La fondation de l'Union soviétique

Le Monde, 27 décembre 1992

L est 11 heures, ce samedi 30 décembre 1922, lorsque s'ouvre, au Théâtre Bolchoï à Moscou, le premier congrès des soviets d'un Etat qui ne naîtra que quelques heures plus tard, sous le nom d'Union des Républiques socialistes soviétiques. Dans les travées, debout, des délégués des soviets de la République socialiste fédérative soviétique de Russie (RSFSR) _ dont le congrès vient de s'achever, _ des Républiques socialistes soviétiques de Biélorussie et d'Ukraine ainsi que de la République socialiste fédérative soviétique de Transcaucasie entonnent l'Internationale. Le cérémonial minutieusement réglé ne laisse rien au hasard : un présidium est désigné, où figurent notamment Boukharine, Zinoviev et Staline. Ce dernier, commissaire du peuple aux nationalités et secrétaire général du Parti communiste de Russie, monte à la tribune et, dans une brève allocution prononcée de sa voix rocailleuse, mesure le chemin parcouru : " Qu'est-ce que c'était, il y a cinq ans, que le pouvoir soviétique ? Une entité insignifiante qui ne provoquait que la raillerie de ses ennemis et la compassion de ses amis (...). Ce jour est le jour de triomphe de la nouvelle Russie sur l'ancienne, sur la Russie gendarme de l'Europe, sur la Russie bourreau de l'Asie (...). Ce congrès doit démontrer que les communistes sont aussi capables de bâtir du nouveau qu'ils l'ont été de démolir l'ancien.

Et le secrétaire général de donner lecture d'un " traité sur la formation de l'URSS ", par lequel les quatre Etats fondateurs transfèrent au nouvel Etat toutes leurs prérogatives internationales ainsi que la défense, la monnaie, le crédit, le budget, la citoyenneté, le commerce, extérieur et intérieur, l'éducation, la santé et le droit du travail. Autant dire qu'il reste peu de choses aux Etats signataires du traité. Celui-ci prévoit également les institutions de la future Union : le pouvoir suprême est attribué à un Congrès des soviets formé des délégués des soviets locaux, organe purement formel qui ne se réunit qu'une fois par an et dont émane un comité exécutif central siégeant entre les sessions du Congrès. Mais, à l'instar des institutions de la RSFSR, sur lesquelles celles de l'URSS sont calquées, la réalité du pouvoir reste aux mains du Conseil des commissaires du peuple, le Sovnarkom, qui se confond avec la direction du Parti communiste.

Cinq ans après la révolution d'Octobre, cet acte, assez formel au demeurant, couronne un long processus de reconquête, par le pouvoir bolchevique, des territoires dispersés lors de la chute de l'empire des Romanov. Staline lui-même n'y voit-il pas le " triomphe de la nouvelle Russie " ? Il manque certes à l'appel les trois provinces baltes, la Finlande, la Pologne agrandie de territoires ukrainiens et biélorusses, la Bessarabie passée à la Roumanie et la région de Kars-Ardahan, cédée à la Turquie. Mais le succès n'en est pas moins réel : à la faveur de la guerre et du chaos révolutionnaire, la plupart des nations périphériques de l'empire russe, travaillées par un puissant ferment national, s'étaient en effet érigées en autant d'Etats indépendants. " Une libre union de nations libres "

Paradoxalement, c'est Lénine qui avait imposé à un parti bolchevique réticent la reconnaissance du droit à l'autodétermination des peuples : comme les puissances belligérantes de la première guerre mondiale, il avait compris que le sentiment national était un formidable levier politique, qui pouvait être mis au service de la révolution pour précipiter, par des sécessions, la chute d'un régime tsariste affaibli. Staline, soutenu par Lénine, fait adopter par le parti, en avril 1917, le principe du droit de sécession des nations de l'empire russe, tout en faisant valoir que " le droit de se séparer n'est pas l'obligation de se séparer ". A ceux qui resteront avec la Russie, le parti promet l'autonomie et la protection par la loi des droits des minorités.

C'est de cette position, essentiellement tactique, du parti que découle un des actes fondateurs du régime bolchevique, le " décret sur la paix ", édicté le 26 octobre 1917 et par lequel Lénine fonde l'Etat transitoire, un Etat révolutionnaire, sans contenu national ni frontières. Il est suivi, le 2 novembre, de la " déclaration des droits des peuples de Russie ", qui institue le droit de sécession ainsi que l'alternative à son exercice, l'" union volontaire des peuples de Russie ". Mais rien de précis n'est dit sur la forme de l'Etat qui incarne cette union.

Ces premiers actes d'un pouvoir révolutionnaire encore peu assuré ne sont, à la vérité, que la consécration d'une situation de fait. Plusieurs années de guerre et d'occupation ont coupé les liens entre les marches de l'empire et la capitale, nourrissant les velléités d'indépendance. Lorsque la révolution éclate en Russie, la Pologne et la Finlande jouissent d'une indépendance de facto, accordée par les puissances occupantes. Un gouvernement national s'est constitué en Ukraine, qui refuse de reconnaître l'autorité du Sovnarkom apparu à Petrograd et proclame, le 28 janvier 1918, l'indépendance du pays, provoquant la formation d'un soviet bolchevique à Kharkov. Dans les pays baltes, d'éphémères pouvoirs bolcheviques sont balayés par l'avance allemande et remplacés par des gouvernements fantoches formés sous la protection de l'occupant. Dans le Caucase, de longue date gagné par l'effervescence nationaliste, des Etats indépendants sont proclamés par des gouvernements d'inspiration nationale : mencheviks de Géorgie, dachnaks en Arménie, moussavatistes en Azerbaïdjan. La Bessarabie, enfin, est annexée par la Roumanie en janvier 1918.

La dislocation de l'empire, qui revêt des proportions inquiétantes pour le nouveau pouvoir, conduit Lénine à choisir une structure fédérale pour l'Etat soviétique, un schéma pourtant contraire à ce principe d'organisation du parti bolchevique qu'est le centralisme démocratique. C'est ainsi que la Déclaration des droits du peuple travailleur et exploité du 12 janvier 1918 décrit la République soviétique de Russie comme une " libre union de nations libres, une fédération de Républiques soviétiques nationales ". " Cette déclaration définit enfin la forme de l'Etat soviétique ", observe Hélène Carrère d'Encausse, qui ajoute : " La reconnaissance du principe fédéral doit permettre à la base territoriale du pouvoir soviétique de s'élargir sans violer les droits nationaux (...) et à la Russie d'attendre la révolution mondiale dans des conditions viables (1). " Imposée par Lénine, la paix de Brest-Litovsk, signée avec l'Allemagne le 3 mars 1918, soulage, au prix d'une lourde amputation territoriale, un pouvoir bolchevique qui lutte pour sa survie, menacé par les offensives des Russes blancs, l'effondrement de l'économie, la guerre civile, les jacqueries et lesinterventions étrangères. Cette stratégie flexible permettra au pouvoir révolutionnaire de tenir tête à ses adversaires, Russes blancs comme puissances étrangères : en 1919, le rapport des forces s'inverse définitivement au profit des bolcheviks. Entre-temps, la Pologne et la Finlande sont devenus des états indépendants, de même que la Lettonie et l'Estonie, où des gouvernements nationaux renversent les pouvoirs bolcheviques surgis après le retrait allemand. Bien qu'elle n'ait aucune histoire nationale, la Biélorussie, dirigée par un pouvoir soviétique, se voit octroyer l'indépendance par la Russie pour ramener dans son giron la Lituanie, également soviétique, par le jeu d'une fusion des deux Républiques prononcée en février 1919. En Ukraine, enfin, où les Blancs continuent d'opérer, la République nationale de Petlioura dispute l'autorité sur le territoire à un gouvernement bolchevique dirigé par Rakovski et installé par l'Armée rouge.

La reconquête du Caucase

Les velléités de la Pologne de Pilsudski de reconstituer par les armes le territoire de la Pologne d'avant les partages donnent à l'Armée rouge l'occasion d'une contre-offensive foudroyante, pendant l'été 1920, vers l'ouest. Lénine est persuadé que l'embrasement révolutionnaire est imminent de l'autre côté du " pont " polonais, en Europe. On échafaude déjà des plans à Moscou pour préparer la confédération avec les futures Républiques soviétiques que seront l'Allemagne, la Pologne, la Hongrie. La défaite des bolcheviks devant Varsovie met un terme à ces espoirs : le traité de Riga, signé le 18 mars 1921, fixe définitivement la frontière occidentale, laissant à la Pologne de vastes territoires ukrainiens et biélorusses, et au pouvoir bolchevique toute liberté d'action à l'est de cette frontière. Au sud, le retrait des troupes britanniques du Caucase et la fin de la guerre civile ouvrent la voie à la reconquête. Celle-ci a commencé dès avril 1920 par l'Azerbaïdjan, où un comité révolutionnaire militaire a renversé le gouvernement moussavatiste et appelé aussitôt l'Armée rouge à son secours. Le maître d'oeuvre de l'entreprise est le Géorgien Ordjonnikidzé, placé à la tête d'un état-major décentralisé du comité central, le Kavburo, qui dispose de la XI Armée. Le 6 décembre 1920, cette même XI Armée installe un comité révolutionnaire à Erevan. Puis c'est le tour de la Géorgie, dont le gouvernement menchevik a pourtant signé, le 7 mai 1920, un traité avec la RSFSR par lequel celle-ci abandonne tout droit de souveraineté sur la Géorgie. Mais une clause secrète prévoyait que le Parti communiste géorgien serait légalisé et pourrait agir librement. La XI Armée attend, l'arme au pied, en Azerbaïdjan, une insurrection révolutionnaire qui tarde. La Russie est alors engagée dans un processus de normalisation avec la communauté internationale, et Lénine tient à respecter les formes. Mais Staline impose la décision d'intervention et, le 12 février 1921, sous le prétexte de " conflits interethniques " entre Géorgiens et Arméniens, l'Armée rouge entre en Géorgie. Le 25 février, la République soviétique est proclamée à Tiflis (Tbilissi).

Pendant que se déroulent ces opérations à " l'étranger ", le pouvoir soviétique entreprend de réintégrer dans la RSFSR les territoires soustraits à son autorité par la guerre civile ou l'intervention étrangère. Le scénario est à chaque fois le même : le Sovnarkom se charge d'organiser l'exercice de l'autodétermination des travailleurs en organisant un congrès des soviets qui se prononce immanquablement pour le rattachement à la RSFSR. C'est ainsi que celle-ci recouvre successivement la Bachkirie (1919), la Tatarie, la Tchouvachie, la Carélie, la Kirghizie, les régions autonomes des Kalmouks et des Maris (1920), le Daghestan, le Caucase du Nord et la Crimée (1921), la Bouriatie et la Iakoutie (1922) ainsi que quelques autres régions ou Républiques autonomes. En 1922, la RSFSR compte dix-sept régions ou Républiques autonomes, à l'autonomie théorique, démentie chaque jour par le centralisme du parti et l'arbitraire du " ministère " chargé de les administrer, le commissariat du peuple aux nationalités (Narkomnats), que dirige Staline.

Quant aux Républiques soviétiques " extérieures ", déjà sous influence par le truchement du Parti communiste, elles vont être progressivement attirées dans l'orbite de la RSFSR par le jeu de traités bilatéraux. Celui qui est signé avec l'Azerbaïdjan, le 20 novembre 1920, établit une union militaire, économique et financière entre les deux Etats. Il servira de modèle aux autres : le 28 décembre 1920, un accord analogue est conclu avec l'Ukraine, à cette différence près qu'une indépendance de façade est préservée avec le maintien d'un commissariat aux affaires étrangères et le droit pour l'Ukraine d'entretenir des relations diplomatiques.

Les traités signés en 1920 avec la Biélorussie, la Géorgie et l'Arménie ne prévoient pas cette faculté. Tous ces actes sont complétés par des accords techniques qui achèvent de lier les mains des Etats. Dans le Caucase, le pouvoir entreprend, à l'initiative de Staline et malgré les protestations des bolcheviks géorgiens, d'unifier les trois Républiques en une fédération de Transcaucasie, fondée le 12 mars 1922.

Lénine et le " chauvinisme grand-russe "

Le processus d'unification est presque parvenu à son terme : il ne reste plus qu'à multilatéraliser ces relations dans une structure fédérale. Le 10 août 1922, une commission, présidée par Staline, est créée et chargée de rédiger le projet de traité d'union fédérale. Rendu un mois plus tard, le texte porte l'empreinte des thèses de Staline, qui propose de former la fédération par une simple extension de la RSFSR, à laquelle viendraient s'agréger, avec le statut de République autonome, les Républiques soviétiques.

Une fois de plus, les bolcheviks géorgiens s'indignent et ouvrent une querelle qui donne à Lénine, miné par la maladie, l'occasion de livrer une de ses dernières batailles politiques. Pestant contre le " chauvinisme grand-russe ", il prend le contre-pied des thèses de Staline qu'il accuse de brûler les étapes. Et lui impose d'amender son projet : les Républiques formeront une entité étatique nouvelle où elles entreront sur un pied d'égalité. Le secrétaire général du parti s'exécute sans trop d'états d'âme ; il sait que le droit n'affectera pas la réalité du rapport des forces, très inégal, entre la RSFSR, qui regroupe 75 % de la population et 90 % du territoire, et les Républiques.

Les congrès des soviets des quatre Républiques se réunissent en novembre et décembre 1922 pour se prononcer invariablement en faveur de l'Union. La cérémonie du Bolchoï, le 20 décembre, n'est plus qu'une formalité. Les termes du traité d'union sont repris par la Constitution adoptée le 6 juillet 1923.

Avec la marginalisation progressive de Lénine et l'ascension de Staline, le traité du 30 décembre 1922 va servir de cadre à une gigantesque entreprise d'ingénierie sociale : il s'agit de fondre les spécificités nationales, religieuses, linguistiques et coutumières dans une nation prolétarienne unifiée, sans références ethniques. De nouvelles manipulations sont nécessaires, en 1925, pour fractionner la République autonome du Turkestan, suspecte de sympathie panturques, en Républiques fédérées, elles-mêmes entrelardées d'entités autonomes : c'est ainsi que naissent le Kazakh- stan, la Kirghizie, l'Ouzbékistan, le Tadjikistan et la Turkménie. C'est paradoxalement en multipliant ces entités pour mieux les dissoudre dans la " fusion " soviétique que le pouvoir a forgé, dans ces frontières arbitraires qui étaient vouées à disparaître, les Etats instables que la dislocation de l'URSS a, soixante-neuf ans après sa fondation, précipités dans la vie internationale.

STEPHANE MEYLAC