Influence et nuisance dans les relations internationales -
Pierre Buhler, Frédéric Charillon
Politique étrangère, 2:2022
Politique étrangère, 2:2022
Influence et nuisance : les défis de demain
Pierre Buhler[1], Frédéric Charillon[2]
Sommes-nous (re)passés, avec la guerre ukrainienne, des guerres d’influence aux guerres tout court ? Après avoir développé de nombreux outils d’influence performants (comme les médias RT ou Sputnik)[3], après avoir réactivé de vieux réseaux en Europe centrale ou balkanique, repris pied en Afrique, après être devenu incontournable au Proche-Orient, le président russe semble avoir jeté aux orties ce patient travail de reconstruction du poids politique international de Moscou. En envahissant l’Ukraine, en y livrant une guerre de conquête et de destruction, a-t-il sacrifié deux décennies d’efforts pour s’enfermer dans un isolement inédit, orchestré par le monde occidental ? Compte-t-il, à l’inverse, combiner soft et hard power, et tirer les bénéfices de ce long investissement en tablant sur le soutien d’un Sud pressé de souscrire au discours de Moscou ?
Depuis plusieurs années voire plusieurs décennies, des puissances ont investi beaucoup de moyens pour développer des stratégies d’influence. Etats-Unis, Chine, Russie, mais aussi Turquie, Corée du Sud, pays du Golfe et bien d’autres, ont acquis, certains dès les années de guerre froide (comme les Etats-Unis), d’autres plus récemment (comme la Corée), un savoir-faire reconnu en la matière. Pour quoi faire ? L’influence est-elle considérée par eux comme un substitut à la puissance, leur permettant de convaincre, de séduire, et ainsi d’orienter le débat ou les normes de la scène mondiale, plutôt que d’avoir à utiliser la force ? Est-elle plutôt un moyen de se ménager des alliés, au moins des neutralités passives, pour le jour où les armes parleront à nouveau ?
Il est temps de poser la question de l’influence dans les relations internationales. D’abord pour en exposer les différentes pratiques, ensuite pour en rappeler les principaux champs de bataille, enfin pour souligner que l'Europe – y compris, bien évidemment, la France – reste largement démunie face à ces « guerres d’influence » [4] qui viennent. Une prise de conscience du phénomène est donc devenue urgente.
Pratiques variables de l’influence
Comment définir l’influence ? plusieurs auteurs se sont penchés sur le sujet, explicitement ou via des concepts voisins (comme le soft power), longuement comme Joseph Nye[5], ou le temps d’une définition courte mais efficace (comme Johanna Siméant dans le Lexique de science politique d’Olivier Nay)[6]. Retenons ici une synthèse de ces différents travaux : l’influence consiste à faire changer le comportement d’acteurs extérieurs (gouvernements, élites, opinions publiques…), sans utiliser la force. Reste alors la rémunération, ou le pouvoir de conviction, de séduction. L’influence, rappelle encore Johanna Siméant, « s’appuie sur le capital de celui qui l’exerce, qu’il s’agisse du capital social (réseaux) ou économique (capacité à rétribuer) ». Construire une stratégie d’influence, c’est donc construire des instruments permettant de mettre en œuvre ce type de processus, au service des intérêts d’un Etats Cela a un prix. Cela nécessite aussi de définir ces intérêts, d’assumer leur poursuite, et de fixer des priorités.
Trois pratiques au moins, très différentes les unes des autres, se donnent à voir sur la scène internationale.
La séduction démocratique libérale
La première est celle des démocraties libérales occidentales, largement inspirée d’une approche américaine qui a fait ses preuves depuis 1945. Dans ce schéma, influencer, c’est d’abord convaincre de la supériorité d’un modèle de société, pour capter les compétences et l’adhésion idéologique des élites mondiales, et projeter une image favorable sur les opinions publiques étrangères, y compris par la culture populaire. Des grandes universités de la Ivy League jusqu’aux productions hollywoodiennes (films comme séries télévisées), des médias militants (Radio Free Europe, Voice of America, ou, à destination de Cuba, Radio Television Marti) jusqu’aux médias globaux (CNN entre autres), des programmes d’invitation pour les « futures élites » jusqu’au rêve américain d’une réussite professionnelle doublée d’un épanouissement personnel dans une nouvelle vie, l’Amérique a su attirer, en affichant sa force et sa prospérité.
Des sommes considérables, des agences d’information dédiées, ont été mises au service de cet objectif. En Europe, des intellectuels comme Raymond Aron ou Arthur Koestler ont souscrit à la défense de ce modèle. Des recruteurs de la CIA sont invités [PB1] [FC2] à présenter des perspectives de carrières dans quelques grandes écoles parisiennes. Des jeunes de banlieues reçoivent la visite de stars américaines du sport ou du rap, à l’initiative de l’ambassade américaine. De nombreux compétiteurs sont apparus, mais le modèle américain a été imité dans d’autres démocraties, comme au Canada ou en Australie, nouvelles terres vierges pour les étudiants ou travailleurs du monde, ou en Corée du Sud, dont la prospérité fascine en Asie du Sud-Est.
Déstabilisation autoritaire
Toute autre est la perspective des régimes autoritaires. Plus que de vouloir séduire (même si le conservatisme autoritaire d’un Vladimir Poutine attire ou si le modèle chinois de développement a ses émules au Sud), ils jouent de l’influence pour faire douter les sociétés des régimes démocratiques. Des médias insistent sur ce qui fonctionne mal ou ce qui est susceptible de créer la tension (crise des gilets jaunes en France, accueil des réfugiés syriens, vaccination contre le Covid…). Le libéralisme est jugé obsolète (par Vladimir Poutine dans une interview au Financial Times en 2019). La démocratie est présentée comme une intrusion et une croyance « folles » (« democrazy », pour la rhétorique chinoise).
Tout comme l’Amérique, ces puissances consacrent des sommes énormes à poursuivre ces desseins. Qu’en attendent-elles ? Washington voulait faire basculer les élites et les opinions publiques contre le communisme dans les années de guerre froide. Moscou, Pékin et d’autres souhaitent aujourd’hui faire reconnaître une sphère d’influence, faire taire les sujets qui fâchent dans le débat public international (traitement des opposants, situation des Ouïghours, Hong Kong, Tibet…), et diviser l’adversaire, en l’occurrence l'Union Européenne et le camp atlantique. Le département du « Front Uni » (United Front Work Department) du Comité central du Parti Communiste Chinois (PCC), l’agence Rossotrudnichestvo à Moscou, sont des exemples d’organes qui pilotent ces efforts.
Croyance rémunérée
Enfin, un troisième modèle plus spécifique et principalement inspiré par les pays du Golfe, tente de jouer la carte des réseaux religieux, avec d’immenses ressources financières à l’appui. Il s’agit de mobiliser davantage des segments spécifiques de la population à l’étranger, en l’occurrence les croyants musulmans, pour y augmenter l’influence d’appareils d’Etat moyen-orientaux. Le Qatar (avec des instruments comme la Qatar Charity Society), les Emirats Arabes Unis, l’Arabie Saoudite ont ainsi fait l’objet de plusieurs études à charge. Le rôle innovant en termes de diplomatie publique de la chaîne qatarie Al Jazeera a été souvent étudié.[7] En Turquie, l’Union des affaires culturelles turco-islamiques (DITIB, pour Diyanet İşleri Türk İslam Birliği) régule la pratique religieuse des expatriés, relaie les positions d’Ankara et du parti au pouvoir, l’AKP. Les séries télévisées turques, très regardées dans le pourtour de la Méditerranée, font l’éloge de l’Empire Ottoman.
On le voit, le projet de développer son influence à l’étranger taraude de nombreux appareils d'Etat, qui se donnent les moyens de leurs ambitions. On pourrait ajouter à ce tableau de multiples exemples encore.[8] Une concurrence féroce s’est installée, qui a fait de la compétition pour l’influence une dynamique majeure des relations internationales. Sur quels terrains se joue-t-elle ?
Quatre grands terrains d’intervention
Quatre modalités et terrains d'intervention peuvent être distingués : d’abord les médias de toute nature, y compris dans leur extension par les réseaux sociaux, la culture et l'éducation ensuite, l'influence par l’entrisme, l'exportation de l’« autoritarisme numérique » enfin. Les frontières entre ces terrains sont poreuses et chacun des États concernés utilise différemment ces registres, la Chine se distinguant par une intégration forte, sur l'ensemble du spectre, de tous les instruments mobilisés.
L'information est un terrain majeur d'intervention des régimes autoritaires, qui contestent non seulement un ordre déterminé par une pratique libérale échappant largement au contrôle a priori de l'État, mais aussi la « domination » occidentale qu’ils perçoivent derrière cet ordre. Cette perception explique la posture ambiguë que ces régimes ont adoptée vis-à-vis d'Internet, cherchant à la fois à bénéficier de l’insertion dans une économie mondialisée et à isoler leurs sociétés de la liberté d’expression qui y est la règle.
Seule la Chine, volontariste et efficace dans la maîtrise des technologies de l’information et de la communication (TIC), est parvenue à isoler de l'Internet mondial son milliard d'usagers, en proposant des alternatives nationales performantes (Alibaba, Baidu, Tencent, Wechat, Weibo…), tout en préservant la connectivité nécessaire aux flux commerciaux et financiers indispensables à la prospérité du pays. Intégrée plus tôt dans le réseau mondial, la Russie n’est pas parvenue à ce niveau d'étanchéité, mais a pu, à la faveur de la guerre en Ukraine, réduire les derniers espaces de liberté sur Internet.
Paradoxalement, ces régimes, qui coupent leurs sociétés d’une information extérieure qu’ils ne contrôlent pas, exploitent l’ouverture et la liberté d’expression des démocraties libérales. Le recours massif de la Chine, hors de ses frontières, à ces mêmes réseaux sociaux – Facebook, Twitter – qu’elle bannit sur son sol ne manque pas de sel… La Russie est désormais dans le même cas, même si ses organes de « presse » se sont vu restreindre, suite à l’agression de l’Ukraine, leur accès aux publics occidentaux.
Les pratiques qui en découlent vont des apparences de la normalité à la désinformation pure, grâce à des systèmes sophistiqués – media, officines, robots... – chargés de mettre en œuvre les stratégies qui leur sont assignées.
Grâce à ses moyens colossaux, la Chine dispose d'un appareil très développé et organisé en réseau mondial, opérant sous la conduite du PCC. Forte de 140 bureaux dans le monde, l'agence Xinhua se présente comme la première agence de presse mondiale. La chaîne China Global Television Network (CGTN), qui jouit elle aussi d’une implantation planétaire, revendique une audience de 200 millions[9] et plus de 105 millions d'abonnés sur Facebook. China Radio International (CRI) émet en 61 langues.
S'appuyant sur ces « fabriques de contenu », qui produisent à jet continu des articles sur la Chine, le dispositif comprend également plusieurs quotidiens, China Daily, le « Quotidien du Peuple » et le Global Times, publiés en plusieurs langues, avec des versions en ligne et même des versions papier dans certains pays, qui revendiquent des dizaines de millions d’abonnés sur Facebook. La Chine contrôle les cinq médias qui comptent le plus d’abonnés sur cette plateforme, mais s’appuie également, outre Twitter, sur ses propres réseaux sociaux, comme Tik Tok et WeChat.
À côté de ces actions ouvertes, la propagande chinoise recourt à la dissimulation dès lors que des intérêts directs chinois sont en jeu (comme lors des événements de Hong Kong) : des centaines de milliers de faux comptes ont ainsi été activés pour discréditer les manifestants sur les réseaux, ou pour pousser le candidat qui avait la faveur de Pékin dans les élections taïwanaises. La Chine dispose par ailleurs d’une masse de près de deux millions de commentateurs rémunérés, quelquefois appelés l'« armée des 50 centimes »[10], payée pour s’exprimer en faveur du régime sur les réseaux sociaux. A vocation d’abord interne, ce dispositif a servi de banc d’essai pour l'utilisation des réseaux sociaux dans le monde, d’abord auprès des locuteurs du chinois (Taiwan…), puis au-delà.
Moins imposant que celui de la Chine, le dispositif audiovisuel russe s'appuie sur une agence de presse, Spoutnik, qui assure un service en une trentaine de langues, et sur la chaîne de télévision Russia Today (RT) créée en 2005[11]. RT est, avec 3 milliards de vues, le média le plus regardé sur YouTube. Ces médias sont très actifs en Afrique, mais, à la différence des médias chinois, qui chantent les succès des partenariats de la Chine, leurs homologues russes traitent de préoccupations locales (franc CFA, panafricanisme…) et sont davantage repris par les médias locaux.
La Russie a très tôt mesuré l'intérêt, pour sa politique d'influence, d'Internet, outil d’amplification de ses méthodes éprouvées de désinformation, d’intimidation… L'« usine à trolls » de Saint-Pétersbourg, dissimulée sous le nom d’Internet Research Agency (IRA), compte des centaines de salariés gérant des faux comptes sur les réseaux[12]. Des robots (bots, chatbots) sont capables de simuler des échanges humains en déjouant les filtres et en exploitant des algorithmes. « Tout ce qui sème le chaos, voici la ligne éditoriale de RT », confessait un de ses responsables à l’issue de la campagne du Brexit. Les Etats-Unis et l’Europe sont visés au premier chef par ces attaques : la Commission européenne avait, début 2018, identifié 3 500 occurrences de désinformation russe.
La Turquie s’est également dotée d’un outil performant en direction de l’étranger : faux comptes, ingérences dans les processus électoraux occidentaux (en Allemagne notamment, via la mobilisation de la diaspora turque)… Cet ensemble relaie la rhétorique agressive du président Erdogan, et jette le discrédit sur d’autres Etats, présentant également Ankara comme le parangon de la défense des musulmans, contre l’islamophobie. L’assassinat de Samuel Paty avait donné lieu, fin 2021, à une offensive conduite sous la forme de « mensonges d'Etat relayés par les organes de presse contrôlés par l'Etat turc »[13], selon Emmanuel Macron.
La pandémie a offert à tous ces mécanismes de désinformation l’occasion d’une montée en puissance : l’appétit pour des informations sensationnalistes sur l’épidémie a généré des taux d’audience jusqu'à 10 fois supérieurs à ceux des médias classiques. C’est la Chine qui a mené la campagne la plus intense, s’ingéniant, pour faire diversion à son traitement initial de l’épidémie, à exalter ses succès dans la lutte contre le Covid, et à se présenter en bienfaitrice de l’humanité, tout en accusant les militaires américains d'avoir été à l'origine du virus.
La culture a été dès 2001 élevée par la Chine au rang de « troisième pilier de la diplomatie », après la politique et l'économie. A partir de 2004 ont été déployés les Instituts Confucius. En 2018, 548 d’entre eux opéraient dans 146 pays. Derrière les objectifs affichés de « faire connaître la langue et la culture chinoises » et de « contribuer à l'élaboration d'un monde harmonieux », le président la Commission de propagande du PCC, Li Changchun, a avoué que les Instituts Confucius étaient « une partie importante de l'appareil de propagande à l'étranger de la Chine »[14].
Dans la pratique, ils sont un véhicule d'entrisme dans les établissements d'enseignement qui les accueillent. L’Université de Lyon a refusé la demande formulée par le directeur de l'institut ouvert en son sein d'intégrer celui-ci dans les programmes d'enseignement et de recherche, entraînant sa fermeture en 2013. Aux Etats-Unis, 84 universités, (Chicago, UCLA, Emory…), ont fermé leur institut Confucius, souvent sous la pression d'un corps enseignant inquiet des atteintes aux libertés académiques. En Europe, tous les instituts ont été fermés en Suède, plusieurs en Belgique et en Allemagne.
Autre régime autoritaire, la Turquie s’est dotée, à l’initiative de celui qui n’était encore que Premier ministre, Erdogan, d’une Fondation Yunus Emre chargée d’organiser et de coordonner les quelque 50 centres culturels turcs ouverts au fil des années dans 41 pays, concentrés dans l’ancien empire ottoman – Balkans et Proche-Orient. Deux autres agences, TIKA et YTATB, ont pour missions, respectivement, l’éducation, à dominante religieuse, et le traitement de l’importante diaspora turque.
La Chine dispose d’un autre atout : avec plus de 700 000 étudiants à l’étranger en 2019 – plus de la moitié aux Etats-Unis et 120 000 au Royaume Uni – elle est le premier pourvoyeur d’étudiants internationaux dans le monde. La dépendance de certaines universités, dont les modèles économiques sont tributaires des droits de scolarité, offre un levier d’action au régime. Celui-ci a créé des « associations d’étudiants et enseignants chinois », qui opèrent sous la supervision des ambassades, incitant leurs membres à « défendre l'image de la Chine » sur les campus ou à dissuader la tenue des événements et débats sur des sujets jugés sensibles par le Parti[15], avec, pour les réfractaires, des pressions sur les familles restées au pays.
Leur concentration dans certains établissements peut créer une dépendance, qui a ainsi amené le University College de Dublin à altérer ses directives relatives à la liberté académique pour proposer des interprétations plus « acceptables » par les étudiants chinois.
La multiplication de ces intrusions a revêtu des formes suffisamment graves pour amener le gouvernement australien à émettre, dès 2019, des directives visant à préserver les universités des ingérences étrangères. L’année suivante, nombre d’universités anglo-saxonnes ont choisi de protéger, en rendant anonymes leurs travaux, les étudiants chinois et ceux originaires de Hong Kong contre les lois à portée extraterritoriale sanctionnant pénalement l'expression publique à l'étranger. L’entreprise Zoom a dû admettre, en juin 2020, avoir supprimé des conférences à la demande des autorités chinoises.
La Chine a par ailleurs massivement investi le terrain de la recherche, et tissé un réseau de coopérations avec les puissances scientifiques occidentales. L’imbrication a atteint un tel niveau qu’aucune rupture n’est envisageable, mais les risques associés à cette interdépendance soulèvent de plus en plus de questions : risques de sécurité engendrés par la loi chinoise de 2017 sur le renseignement national, qui autorise les services concernés à obliger les organisations comme les individus à leur apporter leurs concours, menaces sur les libertés académiques, déséquilibre des bénéfices… L’administration Trump avait, en janvier 2021, émis une directive[16] visant à juguler ces risques. Très restrictive, elle a été corrigée par l’administration Biden.
La palette des instruments d’influence élaborés par les régimes autoritaires est étonnamment fournie, bénéficiant là aussi de l’ouverture propre aux démocraties libérales. On y trouve le lobbying, la manipulation des diasporas, le démarchage des élites par des entreprises, l’entrisme dans les enceintes où sont élaborées les normes, l’infiltration d’organisations non gouvernementales, des programmes de formation de cadres et d’accueil d’étudiants…
Là encore, c’est la Chine qui parvient à développer l’action la plus intégrée. Après s’être distinguée en Australie en Nouvelle-Zélande en tentant de recruter des élus ou d'y actionner la diaspora chinoise, elle a été accusée, au Canada, au Royaume-Uni et en Allemagne, de tentatives de recrutement de personnalités. Coordonné par la mission chinoise auprès de l’UE, son réseau de lobbying à Bruxelles mobilise les ressources de la culture, de la coopération universitaire, de ses entreprises (Huawei) et de ses médias (Xinhua, CGTN)[17].
Les normes, sujet souvent peu exploré à l’ouest, sont un autre terrain de prédilection de la diplomatie chinoise, qui en a compris l’importance lors de ses préparatifs à l’adhésion à l’OMC. Au prix d’une action discrète et persévérante elle s’est déployée au sein de l’Organisation internationale de normalisation (ISO) et de la Commission Electrotechnique Internationale (IEC) jusqu’à en conquérir les présidences. Autre terrain d’activisme, l’Union Internationale des Télécommunications (UIT) est un lieu naturel pour faire droit à la puissance technologique qu’est devenue la Chine, mais aussi l’enceinte intergouvernementale vers laquelle elle cherche à déplacer la discussion sur la gouvernance mondiale de l’Internet, aujourd'hui dispersée entre différentes organisations non-gouvernementales[18], où le poids des entreprises et des sociétés civiles contrarie son objectif d’affirmation du principe de cyber-souveraineté des Etats.
Profitant des jalons posés en Europe centrale avec le format dit « 17+1 », la Chine a obtenu d’installer à Budapest, en 2017, un « Institut Chine-Europe Centrale et Orientale » – qui a vocation à « intégrer les experts favorables à Pékin dans les communautés de l’université et de la recherche »[19] – ainsi qu’un campus de l’université Fudan. Un rapport récent s’est penché sur l’action d’influence chinoise en France[20].
Un dernier procédé d’influence, pour lequel la Chine partage avec la Russie un savoir-faire, est celui du recrutement, par leurs grandes entreprises, d’anciens responsables politiques, auquel leur réseau de relations permet de peser sur les dossiers qui s’inscrivent dans leur stratégie. L’exemple de l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder, devenu un véritable agent d’influence pour le projet Nord Stream 2, vient spontanément à l’esprit, mais il a fait beaucoup d’émules en Europe[21].
La Russie a bénéficié, après la dislocation de l’URSS, du réseau du KGB pour maintenir les liens avec les services de sécurité intérieure des ex-Républiques soviétiques – hormis les baltes – et pour exporter son savoir-faire de surveillance de la société. N’étant pas parvenue à ériger un équivalent de la « Grande Muraille numérique » à la chinoise, Moscou a développé une expertise différente, moins sophistiquée, mais fondée sur la surveillance du trafic (grâce au système dit SORM), sur l'intimidation et la répression, grâce à l'accès du pouvoir à toutes les données auprès des fournisseurs d'Internet. Ces systèmes sont déployés, par des entreprises russes proches du FSB (agence héritière du KGB), « clés en mains » en Asie centrale, en Biélorussie et même, jusqu’en 2014, en Ukraine.
Plus tard, la Chine a pris conscience de son potentiel lors des Jeux Olympiques de 2008, après qu’une délégation équatorienne, venue à Pékin pour étudier le dispositif de sécurité mis en place pour l’occasion, est revenue séduite par les 300 000 caméras de reconnaissance faciale déployées dans la capitale. Le président Rafael Correa, populiste de gauche, a aussitôt passé commande à deux entreprises chinoises d’un dispositif intégré de contrôle social, sous prétexte de « lutter contre la criminalité ». Le Venezuela de Maduro lui a emboîté le pas, en intégrant le logiciel de « crédit social » développé par la Chine.
La Malaisie et Singapour (reconnaissance faciale), l'Éthiopie (surveillance des opposants et des journalistes), l'Équateur (traitement des images), le Zimbabwe, l'Angola, le Pakistan, la Serbie ou encore Dubaï (traitement des données)… au total, 18 pays étaient, en 2018, équipés de systèmes chinois [22]. Le Département d’Etat américain estime à une cinquantaine le nombre d’Etats qui ont bénéficié de programmes d’intelligence artificielle installés par Huawei.
Le tableau peut faire froid dans le dos. Ces pratiques sont néanmoins devenues la norme dans les relations internationales contemporaines, ainsi que le rappelait un rapport parlementaire britannique sur les interférences russes au Royaume-Uni [23]. Autant alors s’y préparer et développer des moyens d’y faire face, de sensibiliser les opinions démocratiques, et de répliquer. Les européens y sont-ils prêts ? Et que nous apprennent les premières leçons de la guerre en Ukraine sur ce point ?
La France et l'Europe sont-elles prêtes ?
Les européens de l’ouest n’aiment pas le concept d’influence. peut-être parce qu’ils l’assimilent à celui de propagande, qui rappelle des époques sombres sur le Vieux continent. Peut-être parce qu’il évoque à leurs yeux davantage l’idée de manipulation ou d’intrusion chez l’autre, que la défense de ses intérêts propres. Quelques « bons élèves » européens obtiennent toutefois des résultats honorables dans ce domaine de l’influence. La Grande-Bretagne, avec le poids financier de la City de Londres, l’usage universel de la langue anglaise, le réseau du Commonwealth, des think tanks (Chatham House, International Institute for Strategic Studies, Royal United Services Institute…) des titres de presse (The Economist, le Financial Times…) ou des institutions (British Council, BBC…) célèbres, une culture populaire connue du monde entier (des Beatles à James Bond), sans compter l’image de la Reine, une présence dans les grandes organisations internationales, une diplomatie compétente et une armée aguerrie, peut se targuer d’avoir conservé une forte influence, et entretenu un réel savoir-faire en la matière. l'Allemagne, avec ses grandes fondations qui sont à la fois des think tanks, des centres de formation et d’expertise [24], avec sa force économique, industrielle et commerciale, sa réputation de fiabilité (le fameux « made in Germany »), l’aura de sa démocratie parlementaire, son influence culturelle en Europe centrale et orientale, sait se faire écouter.
Mais l'Union Européenne, en tant qu’entité, peine à être considérée comme un acteur stratégique digne de ce nom, au-delà de l’attractivité que génère son grand marché. Si plusieurs études existent sur les ravages de l’influence russe, chinoise, turque, américaine ou golfique au sein de l'Union Européenne, on ne compte que de rares travaux sur l’influence de l'Europe à l’extérieur. Comme si, au-delà de la perspective d’adhésion qui concerne les potentiels futurs membres de l’UE, les désormais 27 n’avaient, ne voulaient avoir, aucune stratégie d’influence. Les anecdotes rapportant l’absence totale de visibilité d’investissements pourtant majeurs réalisés par l'Union dans des pays tiers (infrastructures, routes, école, soutien à un processus électoral…) sont nombreuses.
L’Europe a des atouts (l’attractivité de sa société, son poids économique, une capacité à produire des normes et à défendre ses intérêts économiques), mais ne les traduit pas en politiques d’influence. A force d’avoir été en retrait dans de nombreux épisodes cruciaux de son environnement stratégique immédiat (processus de paix au Proche-Orient, tensions balkaniques ou méditerranéennes…), l’Europe paie l’absence d’exemple où, quelque part dans le monde, une population aurait pu dire : « heureusement que les européens étaient là ».
Et la France ? Membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations Unies, puissance militaire respectée et dotée de l’arme nucléaire, puissance économique de premier plan à la culture appréciée et soutenue par bientôt 300 millions de francophones dans le monde, elle n’est pas une puissance négligeable. Mais elle préfère le terme relativement vague de « rayonnement », qui renvoie à la réputation ou à la reconnaissance plus qu’à la capacité à infléchir des comportements, à celui d’influence. Elle considère, sous la Ve République, que le premier vecteur d’influence reste le chef de l'Etat avec sa popularité à l’international, ou que l’influence se décrète : il suffirait donc de créer une direction de l’influence au sein d’un ministère, pour être influent…
Nous savons pourtant, comme les exemples d’autres pays l’ont montré, que l’influence a un prix, qu’elle s’élabore sur le long terme, avec de nombreux acteurs, et pour se mettre au service d’objectifs précis. Elle est un moyen (« l’influence pour quoi faire ? ») et non une fin (« Notre objectif : renforcer l’influence française »). Après la « feuille de route sur l’influence » rendue publique par le ministère de l'Europe et des Affaires Etrangères en décembre 2021, reste donc à établir un ensemble de moyens à mettre en œuvre et d’instruments à créer ou à réformer, pour entrer de plain-pied dans la compétition qui fait rage pour l’influence dans le monde.
Leçons ukrainiennes
En quoi l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022, a-t-elle rendu la question de l’influence plus urgente, ou l’a-t-elle modifiée, en l’éclairant d’un jour nouveau ?
En premier lieu, nous avons constaté que pour un régime autoritaire au moins (mais il est permis de penser qu’à Pékin ou ailleurs, on partage cette approche), l’influence ne se substituait pas à la force, mais permettait de la préparer, puis de l’accompagner. On espérait bien à Moscou que les réseaux tissés de longue date pour s’adjoindre des soutiens et acheter des loyautés, pourraient être mobilisés au moment de « l’opération spéciale » ukrainienne. Le maître du Kremlin espère toujours sans doute, à l’heure où nous écrivons ces lignes, qu’à moyen terme ces soutiens répondront présent, au moins pour atténuer les effets des sanctions occidentales voire, à l’avenir, pour les détricoter (en matière de boycott énergétique, notamment) et diviser l’adversaire. Le fait que trois des quatre candidats arrivés en tête du premier tour de l’élection présidentielle française de 2022 relaient le discours du Kremlin, encourage cette perspective, même si c’est l’autre candidat qui a fini par l’emporter. Le fait qu’une grande partie du Sud refuse de sanctionner la Russie n’est pas non plus négligeable.
Nous avons pu constater en tout cas l’importance de cette bataille des récits, qui ne fait que commencer, et aura pour enjeu dans les mois prochains aussi bien l’avenir des sanctions, que celui des gazoducs, des facilités accordées à la Russie par certains pays, ou du soutien apporté à l’Ukraine par d’autres. Nous avons pu constater aussi que la capacité américaine à livrer encore cette bataille restait forte, au moins dans l’espace transatlantique, malgré quatre années de « post-vérité » trumpienne (mais qu’en serait-il si Donald Trump ou l’un de ses émules revenait au pouvoir à Washington ?). Et que les sociétés européennes, à l’exception de la Hongrie, restaient solides face à une situation internationale grave, malgré des années de stratégie d’influence russe (mais qu’en aurait-il été si l’élection française avait donné un autre résultat ?).
Vu d’Europe et d’Amérique du Nord, Vladimir Poutine, pourtant considéré comme un stratège redoutable, a réduit en cendres, en quelques heures, l’image de son pays, et pour longtemps. Vu du Sud, la bataille des perceptions commence, et Pékin l’observe de très près, qui comme Moscou joue la carte d’un nouvel ordre mondial post-occidental.
L’avenir de l’usage de la force (à Taïwan sans doute, mais aussi en Asie, au Proche-Orient, peut-être en Afrique) dépendra en partie de la tournure prise par les prochains épisodes de la guerre d’influence.
[1] Pierre Buhler, ancien ambassadeur de France (Varsovie, Singapour…) et président de l’Institut de France, est professeur à Sciences Po et consultant au Centre d’Analyse, de Prévision et de Stratégie du ministère de l'Europe et des Affaires Etrangères.
[2] Frédéric Charillon est professeur des Universités en science politique, enseignant et conseiller à l’ESSEC, ancien directeur de l’Institut de Recherches Stratégiques de l’Ecole militaire.
[3] M. Audinet, Russia Today (RT). Un media d’influence au service de l’Etat russe, INA, 2022
[4] F. Charillon, Guerres d’influence. Les Etats à ola conquête des esprits, Odile Jacob, 2022.
[5] J.S. Nye Jr., The Future of Power, Public Affairs, 2011.
[6] J. Siméant, « Influence », in O. Nay (dir.), Lexique de science politique, Dalloz, 2017 (4e édition).
[7] C-G. Talon, Al Jazeera: liberté d'expression et pétromonarchie, PUF, 2011.
[8] Voir F. Charillon, Guerres d’influence, op. cit.
[9] Chiffres de 2017
[10] P. Charon, J-B. Jeangène-Vilmer, Les opérations d’influence chinoises, un moment machiavélien, IRSEM, Paris, septembre 2021.
[11] Cf. M. Audinet, op. cit.
[12] Rapport CAPS-IRSEM, Les Manipulations de l’information, un défi pour nos démocraties, août 2018, p. 87.
[13] Interview du président de la République à France 5, 23 mars 2021.
[14] R. Albro, “The disjunction of image and word in US and Chinese soft power projection”, International Journal of Cultural Policy, Vol 21 (4), 2015.
[15] Le tabou dit des « 3T » – Tiananmen, Tibet, Taïwan – est désormais élargi aux « cinq poisons » (Ouïgours, Tibet, Falun Gong, indépendantistes taïwanais, militants pour la démocratie).
[16] National Security Presidential Memorandum (NSPM)-33, émis le 14 janvier 2021.
[17] Q. Genaille, “How to evaluate the Chinese interference in the EU: mapping China's influence strategy in Brussels”, Monde chinois, n° 60, 2019.
[18] L’ICANN, l’Internet Engineering Task Force (IETF) ou le World Wide Web Consortium (W3C).
[19] V. Shopov, “Decade of patience: how China became a power in the western Balkans,” ECFR, February 2021.
[20] P. Charon et al., rap. cit.
[21] Le Parlement européen a adopté le 9 mars 2022 une résolution relative à l’« ingérence étrangère dans l’ensemble des processus démocratiques de l’Union européenne », où sont nommément cités d’autres responsables européens dont le recrutement a contribué à cette ingérence : y figurent les anciens Premiers ministres finlandais Paavo Lipponen (Gazprom) et Esko Aho (Sberbank), français François Fillon (Zaroubejneft) et Jean-Pierre Raffarin (intérêts chinois), l’ancienne ministre autrichienne des affaires étrangères Karin Kneissl (Rosneft) et l’ancien ministre français chargé des relations avec le Parlement Jean-Marie Le Guen (Huawei).
[22] A. Polyakova, Ch. Meserole, ‘’Exporting digital Authoritarianism, The Russian and Chinese models’’, Policy Brief Brookings, août 2019.
[23] House of Commons, Intelligence and Security Committee of Parliament, Russia, 21 juillet 2020, p.15.
[24] Dont les deux plus importantes sont la Friedrich Ebert, liée à la SPD, et la Konrad Adenauer, liée à la CDU.