La doctrine de défense soviétique et la "suffisance raisonnable"
Revue Défense Nationale, mars 1990
Lien vers le texte de la revue
LA DOCTRINE DE DÉFENSE SOVIÉTIQUE ET LA «SUFFISANCE RAISONNABLE »
par Stéphane MEYLAC
Dans l'article qui suit, l'auteur nous explique d'une façon particulièrement intéressante les inflexions doctrinales de M. Gorbatchev dans ce domaine majeur qu'est la défense de l'URSS. Toutefois, si on peut se féliciter de cette conversion à la « suffisance raisonnable » - expression qui a séduit bien des Occidentaux ! -, il est indispensable de rester vigilant et de ne pas oublier qu'une des arrière-pensées fondamentales des Soviétiques est d'obtenir à terme une dénucléarisation de l'Europe. D'ailleurs, pour le moment, le volume de leurs forces n'a pas été ajusté à la doctrine !
L'IMPASSE STRATÉGIQUE
En arrivant aux responsabilités, en mars 1985, M. Gorbatchev trouve une configuration diplomatique et stratégique bloquée dans un rapport défavorable à l'URSS.
A l'échelon régional, l'avantage attendu du déploiement des SS 20 est annulé par les contre-mesures décidées par l'OTAN, mises en œuvre avec fermeté malgré l'intense campagne de propagande pacifiste orchestrée par Moscou. C'est sur l'Union Soviétique, de surcroît enferrée en Afghanistan, que retombe finalement l'image de fauteur de tension.
A l'échelon stratégique, l'équilibre obtenu avec les traités SALT et ABM est rendu incertain par la non-ratification du traité SALT II et surtout les projets de défense spatiale amorcés par les Etats Unis avec le lancement, en 1983, de l'IDS.
Sur un plan militaire, la sophistication des armes rend de plus en plus coûteuse la course aux armements, qui revêt un caractère davantage technologique que quantitatif. Or l'économie soviétique, déjà lourdement ponctionnée par l'effort militaire, ne permet pas de dégager les ressources nécessaires à une compétition accrue avec l'Ouest, d'autant plus que d'importants retards ont été accumulés en de nombreux domaines. L'URSS a ainsi, au fil du temps, perdu sa capacité de remporter un conflit armé, même classique, avec l'OTAN.
Enfin, plus généralement, l'orientation clairement offensive de la stratégie soviétique, telle qu'elle peut être observée par la production d'armement, les déploiements, les exercices, etc., rend bien peu convaincantes aux Occidentaux les déclarations sur le caractère défensif de cette doctrine.
LA REDÉFINITION DES MOYENS DE LA STRATÉGIE
C'est sur la base de ce constat que M. Gorbatchev et la direction soviétique ont, au fil des années et des discours, infléchi, parallèlement à la politique extérieure de l'URSS, la doctrine de défense. Le secrétaire général du PCUS a, dès février 1986, depuis la tribune du 27ème Congrès, renversé la relation entre ces deux aspects de la démarche stratégique : alors qu'auparavant la diplomatie et la propagande étaient au service de la puissance militaire soviétique, ce rapport est aujourd'hui inversé. En d'autres termes, les moyens politiques et diplomatiques priment sur les moyens militaires de la sécurité et de la puissance.
M. Gorbatchev le confirme très clairement dans une phrase clef de son ouvrage Perestroika : « La formule, classique en son temps, de Clausewitz selon laquelle la guerre est la poursuite de la politique par d'autres moyens est désespérément périmée. Sa place est dans les bibliothèques ». Ce propos ne signifie nullement que les objectifs stratégiques de l'URSS aient changé, mais qu'ils seront recherchés par des moyens politiques de préférence à l'ombre portée de la force.
La diplomatie gorbatchévienne illustre bien cette réorientation : avec l'accord FNI, par exemple, l'URSS ne perd guère sur le plan stratégique, puisque l'avantage tiré du déploiement des SS 20 avait été plus qu'annulé par l'installation en Europe de missiles américains de portée intermédiaire. Elle a certes fait deux concessions qui ont une valeur de précédent - un régime d'inspection intrusif et le principe de réductions asymétriques, mais a gagné une dynamique de désarmement en Europe qui joue nettement en sa faveur. Toutes les autres grandes orientations de la politique extérieure de l'URSS, qu'il s'agisse de la « maison commune européenne », de la relation soviéto-américaine, de la maîtrise des armements ou du retrait d'Afghanistan, ressortissent peu ou prou à la même logique : substituer à la politique de force la politique tout court.
Une semblable démarche ne pouvant évidemment s'accommoder de la persistance de l'image d'une Union Soviétique agressive et offensive, la doctrine militaire proprement dite devait être ajustée au discours de politique extérieure : d'où la naissance du thème de la « suffisance raisonnable ».
Introduite dans le langage officiel dès 1985 par M. Gorbatchev, cette expression réapparaît lors du 27ème Congrès du PCUS, dans le rapport du secrétaire général prononcé le 25 février 1986. Exposant les éléments d'un « système mondial de sécurité internationale », M. Gorbatchev avait alors mentionné une « réduction strictement contrôlée des potentiels militaires des Etats à des niveaux de suffisance raisonnable ». Mais cette notion demeurait, en l'absence de définition précise, désincarnée et frappée des mêmes suspicions que la nature « fondamentalement défensive » de la doctrine militaire — dans ses dimensions politique et idéologique — de l'URSS. Exposée pour la première fois dans un document officiel de l'organisation — déclaration de Berlin, mai 1987 – la « doctrine défensive » du Pacte de Varsovie n'a, en effet, pas convaincu grand monde de la réalité du changement.
C'est donc précisément pour donner de la substance à cette suffisance raisonnable qu'un débat public a été suscité : dans la livraison de mai 1987 du mensuel théorique Kommounist, M. Aleksandr Iakovlev, membre du bureau politique et très proche collaborateur de M. Gorbatchev, invitait les civils à entrer dans ce débat et à rompre un monopole détenu depuis des décennies par les militaires de l'état-major.
Les jalons
Un certain nombre de points d'ancrage ont été appliqués à ce débat par le pouvoir politique.
Le postulat selon lequel une guerre nucléaire ne peut être gagnée n'a pas été posé par M. Gorbatchev, mais remonte à Brejnev (discours de Toula, en 1977). Mais ce postulat est devenu un leitmotiv de la diplomatie soviétique, fondement de toute la rhétorique antinucléaire déployée peu après l'accession de M. Gorbatchev aux responsabilités (moratoire sur les essais nucléaires en 1985, plan de désarmement nucléaire général de juillet 1986, etc.). Il cadre bien, également, avec la conversion de l'URSS aux valeurs « humanistes » (interdépendance des Etats, destin unique de l'humanité...).
L'idée de prévention de la guerre par des moyens politiques est, elle aussi, on l'a vu, une des idées forces du nouveau secrétaire général. Elle doit se substituer, estime-t-il, à la prévention par la préparation à la guerre inspirée du vieil adage : « Si vis pacem, para bellum »
Le principe de la « sécurité égale », autre fondement traditionnel de la politique de défense soviétique, est abandonné par M. Gorbatchev, qui estime dès 1986[1] « inconsistante l'idée, ancrée dans l'opinion et qui sous-tend les actes de certains stratèges, selon laquelle l'URSS pourrait être aussi puissante que toute coalition qui lui serait opposée ». Cette thèse est réaffirmée par la conférence du parti en juin 1988, puis, en août, par M. Chevardnadze.
C'est également en juillet 1988 qu'est abandonné le dogme de la lutte des classes dans les relations internationales[2], ouvrant la voie à ce que Moscou appelle aujourd'hui leur « désidéologisation ». C'est sur ces repères que se développe, à partir de 1987, un vaste débat public qui mobilise civils et militaires.
Les civils dans le débat sur la défense
Les principaux pourvoyeurs d'idées sont localisés dans deux instituts, l'Institut de l'économie mondiale et des relations internationales (Imemo) et l'Institut des Etats-Unis et du Canada, qui se posent en équivalents des « think tanks » américains : les noms de Jourkine, Sagdeev, Karaganov, Kortounov, Kokochine et A. Arbatov sont ceux qui reviennent le plus souvent.
Les arguments avancés dans ce débat s'articulent autour de trois idées.
La course aux armements avec l'Ouest, que l'URSS a voulu soutenir pendant des décennies, sur les plans quantitatif et qualitatif, était non seulement ruineuse mais inefficace. En effet, en voulant « reproduire » toutes les mesures d'armement des Etats Unis[3], l'URSS s'est épuisée économiquement tout en laissant en permanence l'initiative technologique à l'adversaire.
Cette manie du défi est démontrée avec talent par A. Arbatov (Imemo) qui relève (4) qu'à presque chaque nouveau système d'arme mis en place par le Pentagone, l'état-major soviétique a répliqué en mettant au point deux systèmes équivalents : les missiles SS 24 et SS 25 en réponse au MX, les bombardiers TU 160 (Blackjack) et TU 95 en réponse au B1B, les missiles de croisière SS N 21 et SS N 24 au Tomahawk, les sous-marins de classe Typhoon et Delta 4, équipés des missiles SS N 20 et SS N 23 en réponse à la mise en service des sous-marins Ohio porteurs de missiles Trident 1[4]. Seul le domaine des missiles de croisière aéroportés a échappé à cette règle.
Compte tenu des coûts fixes élevés afférents à chaque nouveau modèle, cette redondance est excessivement coûteuse. Elle ne concerne pas seulement, poursuit A. Arbatov, les systèmes d'armes, mais aussi leur nombre et leur déploiement : la défense stratégique antiaérienne du territoire justifie-t-elle l'existence de 8 600 missiles sol-air et 2 300 avions intercepteurs, alors que les Etats-Unis ne déploient aucun missile sol-air et seulement 290 intercepteurs ? Quant à la défense conventionnelle, l'URSS a toujours multiplié à l'envi les modèles de blindés : 50 % du parc blindé est formé de modèles obsolètes datant des années 50 et 60 (T 54/55 et T 62). Sont-ils vraiment adaptés aux conditions contemporaines du combat ?
Un autre auteur, A. Kokochine, estime quant à lui que la parité stratégique et militaire reste le fondement de la sécurité de l'URSS, mais que, toujours comprise dans un sens étroitement mécanique et arithmétique et nullement « qualitatif », elle s'est avérée excessivement coûteuse[5]. Et de conclure que la surabondance de moyens ne garantit pas une plus grande sécurité : employés à mauvais escient, ces moyens peuvent au contraire la menacer.
Le niveau de « suffisance » doit être évalué en fonction de la menace, c'est-à-dire du risque réel de guerre. Les quelques auteurs qui se sont livrés à cet exercice rejettent le postulat, jusqu'alors pratiquement érigé en dogme, d'une posture agressive de l'Ouest. Les Occidentaux, arguent-ils, sont bien conscients des risques liés à un enchaînement nucléaire. « La perte de la supériorité nucléaire de l'OTAN », estime Karaganov, « a neutralisé toute possibilité rationnelle de première frappe nucléaire »[6]. « Nous tous, renchérit Jourkine, commentateurs politiques, scientifiques, ainsi que la presse militaire, avons contribué à surévaluer la menace contre l'Union Soviétique »[7].
Un autre auteur, Blagovoline, considère que pour toutes sortes de raisons (densités démographique et industrielle, contrôle parlementaire, absence d'« esprit expansionniste »), les pays occidentaux n'ont pas d'intentions belliqueuses : « Par leur nature, les démocraties ne constituent pas une menace pour l'URSS »[8].
Une orientation trop exclusivement offensive de la doctrine de défense se traduit par un affaiblissement des capacités défensives, insiste Kokochine[9], qui voit là la principale raison de la défaite de l'armée soviétique, en 1941, après l'attaque allemande. Un schéma défensif peut donner de bien meilleurs résultats qu'un schéma offensif, estime encore l'auteur, qui cite volontiers l'exemple de la bataille de Koursk, en 1943, gagnée grâce à des défenses antichars.
Comment traduire, au vu de ce constat, le concept de « suffisance raisonnable » dans la théorie et la réalité militaires ? S'agissant de la doctrine militaire proprement dite, le critère de base devrait être l'abandon de l'idée de « victoire » et de l'objectif d'« écrasement total de l'agresseur », qui demeurent la doctrine officielle. Ce sont là, estiment les experts civils[10], des concepts qui, dans quelque conflit que ce soit entre l'OTAN et le Pacte de Varsovie, conduiraient nécessairement au franchissement du seuil nucléaire, c'est-à-dire à l'entrée dans un schéma de guerre sans vainqueur. L'objectif de part et d'autre devrait donc se limiter à la seule restauration du statu quo ante bellum[11].
S'agissant de la stratégie nucléaire, en jetant littéralement aux orties le dogme de la parité nucléaire comme seule garantie de la sécurité, certains experts civils amorcent, en lui substituant l'idée de « dissuasion minimale », une révolution copernicienne dans la pensée stratégique soviétique. C'est ainsi que l'académicien Sagdeev et Kokochine estiment qu'une réduction graduelle de 95 % des arsenaux, laissant 500 à 600 têtes sur missiles mobiles, serait une solution intérimaire acceptable[12].
Dans un article plus récent[13] Kortounov et Bogdanov vont plus loin dans ce sens : il suffirait de conserver 500 têtes – de puissances différentes — montées sur des SS 25 (un missile mobile monotête) et des sous-marins Delta 4, soit moins de 5 % du potentiel nucléaire actuel de l'URSS, pour bénéficier de l'effet de dissuasion nucléaire. En supposant que 90 % du potentiel soit détruit par une frappe préemptive américaine et que 90 % des 50 missiles survivants soient interceptés par les défenses stratégiques, les 5 missiles restants seraient capables de rayer de la carte les conurbations de Boston-Washington ou de San Diego-San Fran cisco.
Les missiles en surnombre pourraient être détruits à titre unilatéral par l'Union Soviétique sans mettre en péril sa sécurité. Les deux auteurs réfutent l'objection qui viendrait à l'esprit des détracteurs de cette formule : l'URSS ne serait pas placée devant un dilemme du « tout ou rien » par une agression nucléaire de bas niveau, mais pourrait ménager, grâce à la diversité de son potentiel, une option de « riposte sélective » limitée, sans réellement entamer les moyens de représailles massives.
Tout au long de leur article, les auteurs se livrent à un plaidoyer en faveur de la « dissuasion nucléaire minimale » : « Elle relève le seuil nucléaire, lit-on, et rend bien visible la ligne de partage entre la guerre et la paix, alors qu'une stratégie antiforces rabaisse virtuellement le seuil nucléaire, engendrant des illusions sur la faisabilité d'une guerre »[14].
Ces vues sont certes contradictoires avec l'objectif soviétique d'un monde sans armes nucléaires, mais, estiment en substance les deux chercheurs, celui-ci reste pour l'heure irréaliste et la « dissuasion minimale » serait une étape dans ce sens.
A. Arbatov développe des thèses analogues : tant du moins que l'arme nucléaire n'aura pas été éliminée, la réponse à une attaque nucléaire ne peut être une frappe d'anéantissement des forces de l'agresseur, mais seulement une frappe de représailles contre les centres vitaux de celui-ci. Ce schéma implique une capacité crédible de riposte nucléaire dévastatrice : il suffirait de 400 têtes nucléaires d'une puissance d'une mégatonne pour détruire à coup sûr de 30 à 70 % du potentiel industriel des Etats-Unis. Ce choix implique de privilégier les qualités de mobilité et de survivabilité des vecteurs et non pas de conserver d'importantes capacités de frappe antiforces ou encore un énorme dispositif de défense anti aérienne stratégique. Celui-ci, confronté aujourd'hui, avec l'avènement de la technologie de furtivité, à une coûteuse modernisation, assure en fait une protection illusoire, dès lors que les 10 ou 20 % de bombardiers qu'il ne pourrait arrêter seraient capables, avec leurs charges nucléaires, d'infliger à l'URSS un dommage considérable. La même réflexion vaut pour les 100 missiles du réseau Galosh autorisés par le traité ABM. La « suffisance » dans le domaine stratégique, conclut Arbatov, fait donc avant tout appel aux notions de survivabilité, d'efficience et de qualité. Elle implique également que soit garantie l'intangibilité du traité ABM.
Ces réflexions renvoient, peut-on observer, à la doctrine McNamara de « destruction mutuelle assurée » d'il y a 30 ans, allant même jusqu'à lui emprunter la norme de 400 têtes de l'ordre de la mégatonne, suffisantes pour infliger à l'adversaire, en toute certitude, un dommage inacceptable en frappe de représailles.
S'agissant, enfin de la stratégie conventionnelle, l'auteur le plus précis est encore une fois Arbatov, pour qui une posture de « suffisance raisonnable » impliquerait, sur le plan des opérations aéroterrestres : un resserrement des effectifs pour former une « armée compacte, bien équipée et bien entraînée » ; il y aurait donc lieu de démanteler les divisions incomplètes — la moitié des quelque 180 divisions soviétiques —, d'éliminer les matériels obsolètes — la moitié du parc de chars —, ou encore d'abolir le lourd système de mobilisation de l'industrie ; un redéploiement des forces: au lieu d'entretenir de coûteuses « grandes murailles », Arbatov propose de réduire les concentrations de forces à proximité des fronts potentiels et de renforcer l'infrastructure (dépôts, communications) sur les arrières. Les forces stationnées en Extrême-Orient et face à la frontière chinoise pourraient être ainsi « radicalement réduites », tandis que la protection de la zone centre-européenne du Pacte de Varsovie pourrait être assurée par 50 à 60 divisions, soit la moitié du potentiel existant.
Un autre groupe d'experts abonde dans le même sens, estimant que la « suffisance raisonnable » doit être mise en œuvre également à l'échelon régional en prévenant les « possibilités de Blitz krieg local »[15]. Une réorganisation de la structure des forces armées est à faire ; mais sur ce point, le propos d'Arbatov devient beaucoup moins précis et les suggestions des autres experts civils ne sont guère plus éclairantes.
Quant à la stratégie navale, une posture de « suffisance raisonnable » doit se borner, estime Arbatov, à la protection des abords maritimes ainsi que des sous-marins lanceurs d'engins (SNLE) de l'URSS. Mais elle implique l'abandon de missions telles que l'interruption des communications dans l'Atlantique et surtout la destruction des SNLE de l'adversaire : à une époque où les missiles balistiques de la famille des Trident peuvent être tirés à une distance de plus de 10 000 kilomètres, une telle mission est coûteuse et peu efficace. Au regard des tâches purement défensives ainsi définies, le potentiel existant est largement suffisant. L'URSS, en effet, n'a aucun intérêt à soutenir une ruineuse course aux armements navals avec les Etats-Unis qui, pour différentes raisons (accès aux mers, bases à l'étranger...), jouissent d'un avantage inégalable. Elle devrait au contraire disposer d'une flotte de sous-marins polyvalents et efficaces.
Les militaires dans le débat sur la défense
C'est une tout autre tonalité que l'on trouve chez les quelques hauts responsables militaires autorisés à s'exprimer sur les questions de doctrine militaire : en dehors du cercle étroit formé par le général lazov, ministre de la Défense, le maréchal Akhromeev, conseiller de M. Gorbatchev pour les affaires de sécurité et ancien chef d'état-major, et son successeur à ce dernier poste, le général Moïsseev, seuls de rares généraux ont, ès qualités (commandant de l'exercice Droujba, commandant en chef des forces aériennes soviétiques), eu voix au chapitre. De leurs déclarations se dégage un tableau beaucoup plus prudent, où les thèses des civils — voire leur compétence pour s'exprimer sur ces questions — sont plus ou moins explicitement contestées.
S'agissant de l'évaluation de la menace, les militaires soviétiques se montrent très sceptiques. Tout récemment encore, le général lazov dénonçait l'« augmentation du budget militaire américain », la « doctrine offensive du bloc occidental » et son « intense préparation militaire »[16]. Plusieurs arguments reviennent fréquemment à l'appui de cette thèse : l'encerclement de l'URSS par des centaines de bases militaires américaines, dont les effectifs totaux dépassent 500 000 hommes[17] ; la doctrine, en vigueur dans l'OTAN, de l'usage en premier de l'arme nucléaire ainsi que le maintien de concepts offensifs (AirLand Battle) ; l'accroissement prétendu des manoeuvres de l'OTAN à proximité des frontières soviétiques[18] ; le risque de déclenchement fortuit d'une attaque nucléaire, compte tenu du volume des arsenaux stratégiques accumulés ; la recherche continue de la supériorité militaire par l'Ouest : programme IDS, développement d'armes stratégiques offensives par les Etats-Unis.
Cette unanimité est quelque peu tempérée par des voix dissidentes, dont celle du maréchal Akhromeev : « Ni les Etats-Unis, ni leurs alliés n'ont aujourd'hui l'intention de mener une guerre contre l'URSS et ses alliés », déclarait-il récemment à Washington[19], pour ajouter aussitôt que le danger de guerre demeurait du fait de la « politique de position de force de l'OTAN (...) et de la dissuasion nucléaire ». Un autre militaire de haut rang, le général Starodoubov, responsable des questions militaires au comité central, pense également qu'« il n'y a pas de risque réel d'attaque en Europe, de la part de l'une ou l'autre alliance », mais que le danger réside surtout dans l'accumulation des armements sur le continent. Ce genre d'analyse reste cependant isolé dans les milieux militaires.
S'agissant des potentiels, les militaires — qui répugnent à parler de « suffisance raisonnable » et préfèrent l'expression de « suffisance défensive » — professent un attachement marqué au principe de parité, une notion que le général Moïsseev a encore clairement rappelée lors de son récent passage à Paris, en juillet 1989 : « Le principe de suffisance, a-t-il expliqué, implique l'équilibre des armements stratégiques entre l'URSS et les Etats-Unis ». Même si les structures des arsenaux pouvaient être différentes, « leurs capacités potentielles devraient être équivalentes en termes d'efficacité d'emploi ». Sur le plan conventionnel, la revendication est moins nette, mais elle est implicite dans le postulat d'une parité approximative entre l'Est et l'Ouest, dès lors qu'est pris en compte l'ensemble des moyens, incluant notamment les forces navales.
Cette position des militaires soviétiques nie implicitement l'idée de redondance des armements, avancée par les civils, et explique leur hostilité, ouverte au début, plus feutrée maintenant, aux mesures de réductions unilatérales. Il y a quelques années déjà, ils avaient souligné à mots couverts le préjudice subi du fait du moratoire unilatéral de l'URSS sur les explosions nucléaires. En août 1988, le général lazov ne voyait encore d'autre forme d'évolution vers la « suffisance raisonnable » que la « réduction mutuelle »[20], Cette position ayant été désavouée depuis lors – avec le plan de réductions unilatérales du 7 décembre 1988 –, le ministre de la Défense doit se contenter d'exhorter les Occidentaux à faire des gestes en retour aux mesures unilatérales soviétiques.
Mais les militaires n'ont nullement baissé pavillon et tout récemment encore, le maréchal Akhromeev et le général Tchervov ont fait valoir avec amertume que la position stratégique de l'URSS se dégraderait si l'on entrait dans des réductions nucléaires et conventionnelles sans remédier au déséquilibre des forces navales, très favorable aux Etats-Unis.
Ces prémisses posées, les responsables, tout en restant évasifs sur les conséquences de la « suffisance raisonnable » en termes de niveaux des forces, en détaillent volontiers les implications en termes de « science militaire », ainsi que les mesures qui sont actuellement mises en œuvre en ce domaine. Elles peuvent se classer en 6 catégories selon ce qu'elles concernent.
Le rapport entre offensive et défensive : la structure des forces doit être « non offensive », ce qui n'implique en aucun cas, cependant, l'abandon d'une capacité offensive. La nécessité d'un potentiel de contre-offensive, clairement affirmée il y a deux ans encore par les militaires[21], n'est plus soulignée, mais reste implicite dans les propos du général Moïsseev à Paris, lorsqu'il évoque la « limitation du nombre de systèmes d'armes offensifs ». L'idée n'a en soi rien d'illégitime, tant il est vrai qu'une configuration exclusivement défensive est aujourd'hui impraticable, mais les propos des militaires soviétiques n'éclairent guère quant à l'articulation nouvelle entre les volets défensif et offensif. A défaut, on retiendra la séquence chronologique entre ceux-ci, retenue pour les exercices et exposée par le maréchal Akhromeev : l'URSS attendrait 3 à 4 semaines, pour permettre de mettre fin à une agression par des moyens politiques, avant de passer à la contre-offensive[22].
La structure des forces armées : diminution du nombre d'armées et du nombre de régions militaires, réduction de près de moitié du nombre de divisions de combat (blindées, mécanisées ou aéroportées), liquidation des « groupes de manoeuvre opérationnels », réorganisation des unités stationnées (diminution de 20 % des chars dans les divisions blindées et de 40 % dans les divisions mécanisées), mise en place d'une structure défensive des divisions[23] notamment avec le renforcement des moyens antichars[24]. Au total, « le potentiel d'attaque par surprise des troupes soviétiques est considérablement réduit », estime le général Moïsseev.
La nature des exercices : après avoir depuis 45 ans privilégié des schémas offensifs, ils sont désormais davantage défensifs — surtout lorsque y assistent des observateurs étrangers — et prévoient des postures passives (positions renforcées le long des coupures, puissance de feu le long des couloirs d'accès, opérations de minage) aussi bien qu'actives (escarmouches, contre-attaques, locales ou en profondeur). Avec l'idée de contre-attaque, le concept d'offensive retrouve sa place traditionnelle.
La formation : les officiers sont formés aux concepts nouveaux.
Le déploiement : les lieux de stationnement des unités sont modifiés pour tenir compte de leurs missions défensives[25]
L'effort de défense : la réduction des dépenses (de 14,2 % en 1989-1990) et de la production d'armement est régulièrement citée comme preuve de la réorientation défensive des forces armées soviétiques, de même, bien entendu, que les mesures de réductions unilatérales entreprises par l'URSS.
UN DISCOURS ET DES ACTES COHÉRENTS
La très réelle évolution du discours soviétique sur la doctrine de défense procède au premier chef de la nécessité de le rendre cohérent avec le discours de politique étrangère : le facteur militaire est en effet si prépondérant dans les relations extérieures de l'URSS qu'il eût été illusoire de vouloir insuffler la « nouvelle pensée » à ces dernières sans en réviser la dimension militaire. La politique de désarmement engagée par M. Gorbatchev est l'un des aspects de cette révision, et elle n'a pas manqué, on l'a vu, de renverser des positions fermement établies (avec l'accord FNI notamment). Le secrétaire général du PCUS ne pouvait cependant s'en tenir là et laisser persister à l'Ouest une image offensive et agressive du potentiel militaire soviétique.
La décision inattendue, s'agissant d'une matière aussi sensible, d'inviter des civils à prendre part à un débat public sur la sécurité est révélatrice de l'inertie de l'énorme appareil militaire : en effet, M. Gorbatchev a dû briser le monopole de celui-ci dans la réflexion stratégique et doctrinale ainsi que dans la programmation militaire, pour imposer dans des délais raisonnables la nouvelle ligne. Il ne s'agissait nullement de faire définir celle-ci par quelques chercheurs, mais surtout d'ébranler, en ouvrant la discussion, des réflexes, des convictions et des dogmes périmés et de restituer, là aussi, le pouvoir de décision réel à son détenteur légitime, la direction politique du parti. Le petit nombre de personnes — assez proches, dans l'ensemble, du secrétaire général — impliquées dans le débat permettait de le contrôler sans difficulté, précaution nullement superflue lorsqu'on connaît la sensibilité de l'appareil militaire à l'impératif de sécurité du pays.
On peut d'ores et déjà constater les premiers effets de ce débat : en juillet dernier, devant l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, à Strasbourg, M. Gorbatchev a proposé une réunion d'experts pour définir en commun la « dissuasion nucléaire minimale ». Même si celle-ci ne doit être qu'une étape transitoire vers l'élimination totale des armes nucléaires, c'est la première fois que les Soviétiques reconnaissent la légitimité de ce concept redécouvert par leurs experts civils.
Mais au-delà de la stricte adéquation de la doctrine militaire à la pensée politique, qu'en est-il de la posture militaire soviétique ? Car c'est à l'aune de ce critère-là qu'il convient d'évaluer la réalité des changements. Scénario d'emploi des forces en cas de conflit, la doctrine peut, comme les intentions, changer du jour au lendemain.
Quoi qu'il en soit, la conversion à la « suffisance raisonnable » constitue une mutation profonde de la pensée militaire soviétique et il faut comme telle la saluer, même si elle n'est pas encore réellement stabilisée. Certes, elle n'est pas dénuée d'arrière-pensées politiques. Certes, elle est mise au service d'un objectif traditionnel de l'URSS, la dénucléarisation du continent européen.
Certes, la restructuration des forces armées pourrait n'être qu'une modernisation déguisée. Mais il nous faut là aussi, selon l'expression désormais galvaudée, « prendre M. Gorbatchev au mot » : la « suffisance » dont il se réclame n'est autre que celle que nous pratiquons nous-mêmes. Et il est de notre intérêt d'amener les Soviétiques à mettre leurs actes en accord avec leurs déclarations, à ajuster leurs forces à leur doctrine. Les négociations de Vienne et de Genève nous offrent une chance à cet égard.
Stéphane MEYLAC
[1] Ces propos ne seront rendus publics qu'en 1987.
[2] Déclarations de M. Chevardnadze à la conférence du ministère des Affaires étrangères (juillet 1988).
[3] S. Blagovoline, Izvestia du 17 novembre 1988.
[4] Aleksei Arbatov: « Quelle défense est suffisante ? », La vie internationale, no 3, 1989. Tout au long de son article, Arbatov se réfère à des sources occidentales (rapport Military Balance de l'IISS notamment) en regrettant que de telles données ne soient pas publiées en URSS.
[5] A. Kokochine : audition devant le comité des forces armées de la Chambre des représentants des Etats-Unis, 10 mars 1989.
[6] S. Karaganov : conférence à l'« Aspen Institute », 21-22 septembre 1988.
[7] V. Jourkine, dans l'émission télévisée « Studio 9 », le 30 juillet 1988.
[8] Izvestia du 17 novembre 1988.
[9] A. Kokochine, ibid.
[10] A. Arbatov, dans art. cit., et A. Kokochine pendant l'audition à la Chambre des représentants.
[11] A. Kokochine, ibid.
[12] « Après START ? » ; rapport du « comité des scientifiques soviétiques pour la paix et contre la menace nucléaire », University of California, Institute on global conflict and cooperation policy paper, no 7, 1988.
[13] R. Bogdanov, A. Kortounov : « On the balance of power », International affairs, Moscou, août 1989.
[14] Ibid.
[15] V. Jourkine, S. Karaganov, A. Kortounov : « La suffisance raisonnable, ou comment briser le cercle vicieux », Temps nouveaux, 12 octobre 1987.
[16] Discours du général lazov au plénum du comité central du PCUS, Pravda du 22 septembre 1989.
[17] Allocution du général lazov à Chatham House, 28 juillet 1989; conférence du général Moïsseev à l'Ecole militaire, Paris, 5 juillet 1989 (Défense Nationale, octobre 1989).
[18] Général Tretyak, intervenant à la télévision soviétique le 10 avril 1988.
[19] Audition au comité des forces armées de la Chambre des représentants, Washington, 21 juillet 1989; New York Times du 31 juillet 1989.
[20] Krasnaïa Zvezda du 9 août 1989.
[21] Interview du général Gribkov à Krasnaïa Zvezda du 25 septembre 1987, et du général Iazov : « Na straje Sotsialisma i mira », Voïennizdat, Moscou, 1987.
[22] Interview au Figaro, 13 juin 1989.
[23] Allocution du général lazov à Chatham House, 28 juillet 1989.
[24] Déclarations du général Lobov, chef d'état-major des forces armées intégrées du Pacte de Varsovie, séminaire d'Ebenhausen, 21-24 juin 1989.
[25] Interview du général Kalinine, commandant l'exercice « Droujba », Krasnaia Zvezda, avril 1989.