Ignacy Sachs, pionnier des travaux sur le développement durable

La mort de l’économiste Ignacy Sachs, pionnier des travaux sur le développement durable, Le Monde, 3 août 2023

L’intellectuel franco-polonais, penseur majeur de l’économie du développement, est mort le 2 août, à l’âge de 95 ans.


Ignacy Sachs est né en 1927 à Varsovie, dans une famille juive contrainte de fuir la Pologne envahie par l’Allemagne nazie et l’Union soviétique, pour se réfugier d’abord en France, puis, en 1941, au Brésil. Après son baccalauréat, passé au lycée français de Sao Paulo, il entame dans ce pays des études d’économie avant de rentrer, en 1954, en Pologne, alors au début de la déstalinisation. Ses sympathies de gauche lui ouvrent l’accès au monde académique, avant qu’une affectation en Inde y ajoute l’occasion de préparer un doctorat dans la très réputée Ecole d’économie de Delhi. Il y croise notamment Amartya Sen et Gunnar Myrdal.

Ces deux séjours formeront le socle d’une pensée originale, qui prolonge un domaine déjà exploré, en Argentine, par Raul Prebisch, par Albert Hirschman, aux Etats-Unis, et par Hans Singer, au Royaume-Uni, dans des travaux largement fondés sur l’étude de la dépendance et les échanges inégaux entre économies développées et économies en développement.

Sachs tire de ses expériences de terrain une démarche propre, qui privilégie un développement échappant à la dépendance comme au mimétisme vis-à-vis des économies développées, pour s’appuyer sur les dynamiques endogènes, les coopérations Sud-Sud et le contrôle des technologies et des ressources par chaque pays concerné.

Nouvelle approche

Les violentes purges antisémites du printemps 1968 en Pologne le forcent, avec sa famille, à un nouvel exil, qui l’amène assez naturellement en France. Fernand Braudel l’y accueille à la VIe section de l’Ecole pratique des hautes études (EPHE), qui deviendra en 1975 l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), un cadre propice à la poursuite de ses travaux. Sa réputation internationale et son réseau de relations lui valent des invitations aux plus grandes conférences. Celle de Tokyo, en 1970, sur l’environnement, consécutive à l’empoisonnement au mercure de la baie de Minamata, va imposer cette question au cœur de sa réflexion sur le développement. Elle est également l’objet de la conférence de l’ONU à Stockholm, en 1972, l’année où est publié le rapport Meadows sur les limites de la croissance, commandité par le Club de Rome, qui suscite de vifs débats.

Le concept d’« écodéveloppement » préside à la création par Ignacy Sachs, dès l’année suivante, au sein de l’EPHE, d’un laboratoire, le Centre international de recherche sur l’environnement et le développement (Cired), donnant l’occasion à des chercheurs et doctorants d’investir une thématique encore peu étudiée. Le séminaire qu’il anime à l’EPHE ne désemplit pas, formant des générations d’étudiants à cette nouvelle approche, qui deviendra, à la fin des années 1980, le développement durable.

Récusant la logique malthusienne des réflexions du Club de Rome et les digressions sur la « croissance zéro », Sachs ne voit d’autre option, pour le développement, que la croissance. Mais celle-ci ne peut être une réplique du modèle de « croissance perverse » poursuivi par les économies développées, un modèle défini par le taux de croissance du produit national brut et une croissance par inégalités, soutenue par une demande de biens non essentiels.

Scientifique enraciné dans le concret

Par contraste avec l’« économisme abusif qui n’hésite pas à détruire la nature au nom de profits économiques immédiats », son approche est quasi philosophique : les pays du tiers-monde doivent rechercher des « projets civilisationnels originaux ». Ils doivent consister, pour chaque pays, en un « développement endogène, comptant sur ses propres forces, égalitaire, axé sur la satisfaction des besoins fondamentaux matériels et immatériels, en harmonie avec la nature, et subordonné à l’objectif primordial de l’épanouissement de la personnalité humaine dans la convivialité ».

Si ce but peut sembler, aujourd’hui plus encore qu’à l’époque, utopique, Sachs n’a pas succombé à la facilité de pétitions de principe. Au contraire, il a mis à profit son expérience de terrain pour proposer des solutions, en particulier techniques, adaptées aux conditions locales, parfois grâce à la réhabilitation de savoirs autochtones. Intervenant sur des projets de développement en Amazonie, il préconise ainsi la valorisation de la biomasse. Les études confiées, grâce aux contrats qu’il décroche, au Cired, documentent concrètement, dans tous les domaines (écologie, énergie, alimentation) les enjeux, les possibilités et les risques. Et s’il préconise la planification pour intégrer toutes les variables de l’équation du développement, c’est pour organiser le débat et choisir les objectifs.

Scientifique enraciné dans le concret sans jamais perdre de vue le but à atteindre, Ignacy Sachs aura d’abord été un fondateur précoce du développement durable, qu’il espérait voir s’imposer grâce au multilatéralisme onusien. Il aura également été un précurseur de la pensée écologiste, tout en mettant en garde contre ses dérives, qu’il avait bien entrevues. Comme celles d’un « écologisme outrancier érigeant la conservation de la nature en principe absolu, au point de sacrifier les intérêts de l’humanité » ou d’une logique de décroissance, inacceptable « tant qu’il y aura des pauvres et des inégalités sociales béantes ».

Ignacy Sachs en quelques dates

17 décembre 1927 Naissance à Varsovie

1939 La famille Sachs fuit la Pologne pour se réfugier en France puis au Brésil

1954 Retour en Pologne

1968 Exil en France, à la suite de la purge antisémite du régime de Gomulka

1973 Création du Centre international de recherche sur l’environnement et le développement au sein de l’Ecole pratique des hautes études.

2 août 2023 Mort à Paris