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CHAPITRE VI

S O L I D A R I T E,

L' U T O P I E D E L A L I B E R T E

( 1 9 8 0 - 1 9 8 1)

I - LA NAISSANCE

Le jour est à peine levé, ce samedi 6 septembre, lorsque Kania se présente à la clinique de la nomenklatura à Anin, dans la banlieue de Varsovie. Passant outre aux objections du médecin de garde, il pousse la porte de la chambre où repose Gierek, entouré d'appareils médicaux. Celui-ci, qui ignore qu'il n'est plus le Premier Secrétaire du PZPR, est très affaibli, mais la scène restera gravée dans son esprit au point qu'il en fera le prologue de ses mémoires. Les traits tirés par une nuit sans sommeil, dissimulant mal sa satisfaction sous un air peiné, le visiteur annonce à Gierek que le Comité Central a décidé de le décharger de ses fonctions pour les lui confier à lui, Kania. Mais il lui promet que, conformément au voeu du Comité Central , il serait, aussitôt après son rétablissement, nommé président du Parti (1).

Mais le sort du chef du Parti à déjà été tranché : " Il nous paraissait évident que Gierek devait partir", observe, méprisant, un de ceux qui ont le plus oeuvré, dans l'ombre, à sa chute, le général Jaruzelski, "son nom, son style, sa politique avaient sombré définitivement dans l'encre des accords de Gdansk" (2). Réuni d'urgence la veille au soir, le plenum du Comité Central n'a fait qu'entériner, en effet, la décision, prise le jour même par le Bureau Politique, de nommer Stanislaw Kania à la tête du Parti. Agé de 63 ans, le corps rond, le visage joufflu percé d'une paire d'yeux malicieux, Kania a plus que le physique de l'apparatchik, il en a aussi le profil : fils d'un paysan du sud-est de la Pologne, entré dès 1945 aux "Jeunesses Socialistes", il a effectué le parcours caractéristique de ces jeunes ruraux auxquels le Parti a offert la chance d'une ascension sociale rapide. Celle-ci l'a conduit, par l'appareil central du PZPR, au Bureau Politique où il entre comme suppléant en 1971 - une récompense pour son rôle dans l'éviction de Gomulka - avant d'en devenir membre à part entière en 1975. A chaque fois, il doit sa promotion à Gierek qui voyait en lui un "homme inoffensif, mais efficace dans le travail du Parti" (3). Cette "efficacité" lui permet de

se bâtir son fief dans l'appareil du Comité Central, où il s'installe dans le poste-clef de secrétaire chargé des "organes", c'est-à-dire de la supervision des services de sécurité et des forces armées. Un domaine qu'il élargira par la suite aux relations avec l'Eglise.

Par ses fonctions, l'homme est peu connu et son élévation passe presque inaperçue dans une Pologne grisée encore de l'euphorie de son août glorieux. Et c'est en vain que l'on cherche dans son premier discours le moindre indice d'une inflexion politique significative : comme Gomulka en 1956, comme Gierek en 1970, il est pour une direction plus collégiale, pour la démocratie socialiste et pour un retour aux normes léninistes.

Une rhétorique à mille lieues des préoccupations d'une société métamorphosée, qui brûle de mettre en place les fameux syndicats libres. Dès le lundi 1er septembre, alors que les grévistes ont repris le travail à Gdansk, Walesa et ses amis ont pris possession du local que le voïvode, Kolodziejski, leur avait promis dans un quartier de Gdansk, à Wrzeszcz. Un drapeau polonais, une banderole manuscrite et un attroupement de militants, de sympathisants et de journalistes indiquent le siège très provisoire du "Comité Inter-entreprises Fondateur de Syndicats Indépendants et Autogérés" (MKZNSZZ)1 de Gdansk. Très provisoire, car le local, un appartement à l'étage d'un immeuble vétuste, est trop exigu pour abriter les quelques dizaines de personnes qui s'y pressent en permanence.

Et dès la fin de la semaine, Walesa se voit offrir quatre étages - une cinquantaine de pièces - d'un hôtel désaffecté, l'hôtel Morski, où la petite troupe va aussitôt s'installer dans une pagaille bon enfant. Mais derrière l'unité de façade, les intrigues vont bon train autour de la direction de cette organisation-phare qu'est le comité de Gdansk : après tout, Walesa, élu à la tête du "comité de grève", est-il le mieux qualifié pour diriger le "comité fondateur de syndicats libres" qui lui a succédé ? Nombreux sont ceux qui, dans le presidium, pensent que Gwiazda ou Borusewicz le seraient davantage : une réunion du presidium tenue, en son absence, dans l'appartement d'un avocat de Gdansk, conclut à la nécessité de déposer Walesa, accusé d'être un "agent" infiltré, mais personne n'ose passer à l'action et le complot fait long feu (4). D'autres projets similaires prendront corps par la suite, mais sans plus de succès : c'est ainsi que Kuron qui, aussitôt après sa sortie de prison, a gagné Gdansk et a été nommé, pour le soustraire aux persécutions de la police, "conseiller" du syndicat futur, a l'idée

1 M.K.Z.N.S.Z.Z.: Miedzyzakladowy Komitet Zalozycielski Niezaleznych Samorzadowych Zwiazkow Zawodowych

de faire coiffer le presidium du comité par un "bureau" que dirigerait un proche du KOR comme Borusewicz (5).

Un autre jour, c'est Anna Walentynowicz, une des principales accusatrices de Walesa, qui lui rend visite dans le nouvel appartement qu'il vient d'étrenner et lui demande de démissionner : "je n'avais pas les épaules assez larges, à ce qu'elle disait", rapporte Walesa dans son autobiographie, "et pour la nouvelle étape, il fallait un type dans le genre d'Andrzej Gwiazda, de Kuron, de Modzelewski, le candidat n'était pas précisé, mais l'intention n'en était pas moins claire. D'après elle, j'étais trop faible, pas assez révolutionnaire dans mes revendications, trop mou avec les autorités" (6). Les uns et les autres finissent par réaliser que, plébiscité par la base, Walesa est inexpugnable.

Dans le reste du pays, la confusion continue de régner. L'information dispensée avec parcimonie par les médias officiels sur les accords signés et l'ambiguïté entretenue par le pouvoir sur leur aire d'application - le territoire national ou les seules régions signataires ? - provoquent de nouvelles grèves dans le pays. Elles ne s'éteindront qu'après que le dernier accord signé avec un "comité inter-entreprises", celui de Huta Katowice, le 11 septembre, lève l'équivoque : les accords s'appliqueront à l'ensemble du territoire. Mais pour ce qui est des syndicats libres, tout reste à inventer par ces "Comités Inter-entreprises Fondateurs de Syndicats Libres" au sigle rébarbatif qui, comme à Gdansk, ont pris la relève des comités de grève : quelles bases juridiques en l'absence de loi ? Quelles structures ? Quelles relations entre les échelons régionaux et les syndicats dans les entreprises ?

Dans l'ensemble, la structure inter-entreprises qui s'est spontanément formée, sur une base locale ou régionale, pendant la grève est reconduite. Le 5 septembre est formé le MKZ Mazowsze (Mazovie) compétent pour Varsovie et sa région, dont la présidence est assurée par un jeune ouvrier de 26 ans, animateur de la grève à l'usine des tracteurs "Ursus", Zbigniew Bujak. A Lodz, c'est un chauffeur d'autobus, membre déçu du Parti, Andrzej Slowik, également président du comité de grève, qui est le 5 septembre reconduit à la tête du MKZ. Le 10 septembre, un MKZ se crée pour la région de Lublin et le 11 à Poznan. Un seul syndicat, qui réunit les métiers de la science, de la technique et de l'enseignement se forme, le 10 septembre, sur une base professionnelle et non pas géographique.

Le 17 septembre, quelque 300 délégués de toute la Pologne se réunissent à Gdansk, représentant soit une région entière, soit une ville, soit une très grande entreprise. Il y a là, outre ceux de Gdansk, Switon, le fondateur du premier syndicat libre, Bujak, Jurczyk, le président du comité de grève de Szczecin en août et Karol

Modzelewski, cet historien médiéviste à qui une "lettre ouverte au Parti", signée en 1965 avec Kuron, avait valu 3 ans de prison et qui était devenu membre du presidium du comité de grève inter-entreprises à Wroclaw, en août. Tous sont venus échanger les premières informations sur la création des syndicats libres, plus qu'encourageantes : les salariés affluent massivement, plus de 50% des effectifs des entreprises, quelquefois 80 ou 90%. Au total au moins 3 millions de personnes, réparties entre 3 500 établissements.

Dans les 5 minutes qui lui sont imparties, chacun raconte comment le choses se passent chez lui. Dans quelques cas, comme à Elblag ou à Lublin, les autorités se montrent très coopératives. Ailleurs, elles se cantonnent dans l'attentisme et la neutralité. Ailleurs encore, elles manifestent une farouche hostilité. Exemples de représailles à l'appui, les délégués réclament une "organisation-parapluie", tandis que la salle applaudit à chaque fois qu'un orateur appelle à l'union, à l'unité, à la constitution d'une fédération (7). Un délégué de Subcarpathie lance un appel pathétique : "si vous ne nous défendez pas, ils nous lamineront" (8).

La question fondamentale de la structure du syndicat est posée, autour de laquelle s'affrontent deux écoles. Les "jacobins", représentés par Modzelewski et Olszewski, un avocat varsovien conseiller de Mazowsze, sont partisans d'une structure nationale. De l'autre côté, Walesa et ses amis, qui se déclarent tièdes à l'égard d'un syndicat centralisé sur le modèle de l'organisation syndicale officielle (CRZZ) et plaident en faveur de syndicats régionaux forts et d'une structure décentralisée : "la décision doit appartenir à la base, toujours et toujours" (9). Puis, devant les protestations des représentants des centres les plus faibles, le compromis se dessine de lui-même : vis-à-vis des autorités, une organisation unique sera mise sur pied qui, sur une proposition de Modzelewski, ajoutera à son sigle N.S.Z.Z. le mot solidarnosc ("solidarité") - sous-titre du bulletin des grévistes aux chantiers "Lénine" - pour éviter toute confusion avec les syndicats "libres" que les autorités sont en train de constituer sur les ruines des anciens syndicats en pleine déconfiture. Sur le plan intérieur, "Solidarité" - car c'est ainsi que tout le monde l'appellera désormais - sera organisé selon un principe d'autonomie sur une base régionale. Pour souligner son indépendance vis-à-vis du pouvoir, l'organisation se démarque du découpage administratif en 49 voïvodies.

Quant à l'organe central, il n'aura qu'une fonction de coordination et pour premier mandat de procéder à l'enregistrement de la nouvelle organisation auprès des

autorités. C'est ainsi qu'une "Commission Nationale de Coordination" (KKP)2 provisoire voit le jour : elle a naturellement pour siège Gdansk, pour président Lech Walesa, élu par acclamation, et pour membres les principaux dirigeants des grèves d'août, Gwiazda, Lis, Jurczyk, Slowik, Bujak, Kosmowski, Kopaczewski, Rozplochowski, Sienkiewicz et Zawada. Il ne reste plus qu'à rédiger les statuts de l'organisation, tâche à laquelle s'attellent aussitôt quelques juristes : Me Olszewski, le Professeur Stelmachowski, Wieslaw Chrzanowski.

Le 22 septembre, la KKP entérine un projet de statut de 44 articles, qui prévoit notamment un congrès tous les deux ans, une commission nationale exécutive, le principe de l'élection des dirigeants ainsi que les conditions et la procédure de déclenchement d'une grève. Mais les élections des organes régionaux ne sont pas prévues avant 10 mois et la "Commission Nationale de Coordination" (KKP) est reconduite dans ses fonctions jusqu'au Congrès. Ces dispositions assurent aux dirigeants historiques des grèves une confortable prorogation de mandat, mais contiennent en germe, également, le risque d'une dissociation entre la base et le sommet sous la forme d'un retour au spontanéisme des années 70 (10).

Deux jours plus tard, le 24 septembre, Walesa se rend à Varsovie pour déposer lui-même au tribunal de voïvodie, sous les ovations de quelques milliers de Varsoviens, y compris les employés du tribunal, les statuts de "Solidarité", conformément à une procédure hâtivement instituée par un décret du Conseil d'Etat le 13 septembre.

Saisie d'une fièvre de la création de syndicats, la Pologne est également en proie à une intense agitation sociale. "Tout bouillonnait", note Walesa dans son autobiographie, "tous les milieux se transformaient sous l'influence des expériences récentes, les gens ôtaient les masques dont ils s'étaient affublés pendant des années et dévoilaient leurs opinions" (11). Les milieux intellectuels au premier chef : tour à tour les écrivains, les historiens, les acteurs, les journalistes provoquent des réunions de leurs "unions", revendiquant le droit à l'indépendance pour eux aussi, réclamant un assouplissement de la censure. Le metteur en scène Andrzej Wajda, qui était présent dans aux chantiers "Lénine" pendant les derniers jours de la grève et y tournait des scènes de son futur film "l'homme de fer", exhorte les cinéastes à "plus de vérité". Les étudiants fédèrent, le 22 septembre, leurs syndicats en une "Union Indépendante des

2 K.K.P.: Krajowa Komisja Porozumiewazcza

Etudiants" (NZS)3 tandis que les paysans privés créent eux aussi, le 21 septembre, leur "comité fondateur" de syndicats libres.

L'appareil de pouvoir, cependant, ne cède pas sans résistance et multiplie, surtout en province, en dehors des grandes villes, les entraves aux efforts, souvent maladroits, d'organisation. L'attentisme des autorités que certains délégués ont signalé, le 17 septembre à Gdansk, est surtout lié à l'absence, toute provisoire, d'instructions d'"en-haut". Mais chicanes, filatures, chantages et gardes à vue ne tardent pas contre les organisateurs, de même que les pressions sur les ouvriers et employés tentés d'adhérer aux nouveaux syndicats : les uns et les autres sont menacés d'être astreints au remboursement anticipé des prêts personnels consentis par les syndicats officiels.

Les médias observent le silence sur l'organisation des syndicats libres et, s'il leur arrive de les mentionner, c'est en général dans le cadre d'une campagne contre les "forces anti-socialistes" - le KOR surtout et la KPN - accusés de les avoir infiltrés. La plupart des membres et des collaborateurs du KOR se sont en effet rapidement engagés dans l'action d'un mouvement dont ils partagent les idéaux : les uns en qualité de conseillers des nouveaux syndicats, comme Kuron et Celinski à Gdansk, Michnik, Wujec, Macierewicz à Varsovie, Litynski à Walbrzych, les autres comme simples membres. L'action du KOR se limite à la mise à disposition des nouveaux syndicats de moyens techniques (impression) et financiers. Que l'engagement des militants du KOR soit individuel ne change rien ; l'étiquette du KOR leur colle à la peau et ne manque pas de provoquer, çà et là, des réactions de rejet dans les syndicats.

Les autorités tentent d'allumer un troisième contre-feu en ressuscitant les syndicats officiels sous l'enseigne usurpée de "syndicat libre" ou encore "autonome", manoeuvre à laquelle la KKP pare en adjoignant au sigle le label "Solidarité". Ou encore en favorisant l'entrisme des membres du Parti dans les nouveaux syndicats. Cette tactique est éventée par "Solidarité", qui diffuse en octobre un enregistrement réalisé clandestinement du discours, le mois précédent, d'un membre du Bureau Politique, Zabinski, devant l'organisation du Parti du ministère de l'Intérieur : l'apparatchik y recommande une adhésion massive des membres du Parti, puis l'exclusion des membres du KOR et, enfin, d'"empêtrer (les syndicalistes) dans des milliers d'affaires (...) de mettre à leur disposition des locaux, de les équiper de la façon la plus luxueuse possible" (12). Enfin, exploitant une clause malheureuse des accords de Gdansk, qui prévoit des "augmentations de salaires par branches et

3 N.Z.S.: Niezalezny Zwiazek Studentow

entreprises" (point n°8), le pouvoir impute le bénéfice des hausses consenties çà et là, après un simulacre de négociation avec les syndicats officiels, à ces derniers. Mais, dans la plupart des cas, les négociations ne sont même pas ouvertes, alors que les accords prévoyaient l'entrée en vigueur des augmentations avant le 30 septembre. Ajouté aux lenteurs de la mise en oeuvre dans les autres domaines - le seul engagement honoré est la retransmission par la radio de la messe, qui a lieu pour la première fois le dimanche 21 septembre - et aux entraves à la création de syndicats, ce fait nourrit une nouvelle vague de mécontentement de la base. Le 29 septembre, la KKP lance un mot d'ordre de grève d'une heure pour le 3 octobre. Jagielski est dépêché à Gdansk pour rassurer "Solidarité" sur la bonne foi du gouvernement, mais il n'a guère d'arguments et le mot d'ordre est maintenu.

Le 3 octobre à 12 heures, des hurlements de sirène annoncent dans tout le pays le débrayage. La grève, qui se termine à 13 heures, est un succès que s'évertue à dissimuler la presse. Même des entreprises où "Solidarité" n'est pas présente se joignent au mouvement ; de nombreuses entreprises qui n'arrêtent pas le travail n'en manifestent pas moins leur sympathie en hissant banderoles et drapeaux nationaux ou en se joignant au concert de sirènes. Pour ceux, nombreux, qui n'ont pas participé aux grèves d'août, c'est un baptême.

Le lendemain 4 octobre, le Comité Central est à nouveau convoqué en plenum, formellement la deuxième partie du VIème plenum, celui où a été destitué Gierek. Le mécontentement gronde alors dans les rangs du Parti, notamment dans les cellules des grandes entreprises industrielles, dont les militants sont en prise directe avec l'insatisfaction qui s'est exprimée en août. Une aspiration confuse à la réforme du système de pouvoir "remonte" de la base du Parti, qui prend la forme de revendications d'un débat de fond sur la crise, d'une épuration de l'appareil, d'une convocation d'un congrès extraordinaire du Parti. Mais en lieu et place du débat de fond attendu, c'est à un règlement de comptes que se livrent les membres du Comité Central, à une critique en règle des errements de l'équipe sortante. Une vieille antienne, déclinée sur tous les modes pendant deux jours et deux nuits de discussions houleuses. Le 6 octobre, à 6 heures 15, à la clôture des travaux, les vaincus sont offerts en pâture au Parti : Babiuch, le Premier Ministre déchu, Lukaszewicz, le chef d'orchestre de la propagande, Szydlak, le président des syndicats officiels, Pyka, qui a échoué à Gdansk, sont, avec quelques autres, exclus du Comité Central pour "avoir toléré des déformations dans la vie intérieure du Parti", pour "erreurs dans la conduite de l'action idéologique" ou encore pour "volontarisme économique". Seul Grudzien, l'ancien homme fort de Silésie, bénéficie d'un traitement plus favorable : il est

autorisé à "démissionner" du Bureau Politique pour raisons de santé. Quant à Gierek, seul son état de santé lui vaut d'être épargné par les vainqueurs, mais le Comité Central se promet de revenir sur son cas.

Cette épuration marque le début d'une vaste campagne de dénigrement contre Gierek et ses proches. Quelques procès-spectacles sont préparés contre des personnalités notoirement corrompues, comme le président de la radio-télévision, Szczepanski, ou le directeur d'une société d'import-export, Tyranski, tandis qu'une propagande outrancière multiplie les fuites, enquêtes et reportages sur les palais de Gierek, les villas-harems, yachts et chasses en Afrique de Szczepanski, jetant davantage encore le discrédit sur un Parti déjà tenu en médiocre estime dans la société.

Sur le fond, au-delà de quelques voeux pieux et formules creuses, aucune ligne d'action claire de la nouvelle direction n'apparaît, pas davantage que l'annonce d'une quelconque réforme du système. Tout au plus retient-on des propos de Kania qu'il est favorable à une "politique d'entente et de coopération, seule chance de ce pays".

Revigoré par le succès de la grève, "Solidarité" attend calmement l'enregistrement - revendiqué par une campagne d'affichage sauvage - et continue de déployer une activité fébrile d'organisation. Il faut en effet informer, conseiller, aider tous ceux qui, dans leur usine, leur ville, leur province, veulent créer un syndicat indépendant. Les comités régionaux de "Solidarité" ressemblent maintenant à des ruches où, dans un joyeux désordre de rames de papier, de verres à thé vides et de cendriers pleins, dans le bourdonnement des sonneries de téléphone et le cliquetis des machines à écrire, s'affairent bénévoles et visiteurs, jeunes barbus en jeans et ouvriers à l'air emprunté dans leur mauvais costume. Le centre nerveux du réseau est naturellement Gdansk, le siège de la "Commission Nationale" à l'hôtel "Morski", vers où convergent toutes les demandes, toutes les questions, toutes les sollicitations. A demi-couché dans un fauteuil, sous l'oeil vigilant de son garde du corps Henryk Mazul, un robuste ouvrier des chantiers, Walesa reçoit les visiteurs qui se pressent. Il est le seul dont la porte soit ouverte en permanence ; "comme si la foule qui transite par son bureau le mobilisait intérieurement", observe une journaliste polonaise (13).

Il est le chef, celui qui fait régulièrement échec aux tentatives de le déposer. Celui qui est solennellement reçu, peu après la grève, par le Primat, lequel lui a d'ailleurs dépêché deux conseillers "primatiaux". Celui que l'on sollicite pour parrainer la création des syndicats ruraux ou présider une réunion avec des acteurs, pour donner une interview, se laisser photographier ou filmer. Celui qui répond avec un à-propos malicieux aux questions des journalistes lors de sa première conférence

de presse à Varsovie, le 23 septembre. Celui qui reçoit aux chantiers "Lénine" Czeslaw Milosz, le poète exilé, pratiquement jamais publié en Pologne et qui vient de se voir décerner le prix Nobel de Littérature. Celui à qui des foules enthousiastes font un triomphe lors de la première tournée des "héros d'août" - Walesa, Gwiazda, Walentynowicz, Jurczyk - dans une dizaine de villes du sud du pays, du 18 au 21 octobre.

C'est à lui encore que quelques milliers de Varsoviens font une ovation le 24 octobre lorsqu'il vient recueillir l'enregistrement de "Solidarité" au tribunal de voïvodie de la capitale. Le syndicat est effectivement enregistré, c'est-à-dire qu'il acquiert la personnalité juridique. Mais le pouvoir, représenté par le juge Koscielniak, a apporté aux statuts quelques amendements de son cru : c'est ainsi que la clause de respect du rôle dirigeant du Parti et des alliances internationales de la Pologne a été inscrite explicitement dans les statuts tandis que le droit de grève doit, selon la rédaction modifiée, s'inscrire dans la législation existante, qui rend son exercice impossible... Walesa est outré par l'affront et la KKP, réunie le 27 octobre, somme le Premier Ministre de venir s'expliquer dès le lendemain aux chantiers "Lénine" puis lance un mot d'ordre de grève générale, en cas d'échec, pour le 12 novembre. Jagielski est à nouveau dépêché à Gdansk pour apaiser la colère de "Solidarité" et proposer une rencontre avec le chef du gouvernement, Pinkowski, à Varsovie. Le vendredi 31 octobre, celui-ci, qui revient d'un voyage-éclair avec Kania, la veille, à Moscou, reçoit la délégation de "Solidarité". Les revendications du syndicat ne portent pas seulement sur l'annulation de l'arrêt du tribunal de Varsovie, mais sur toutes les demandes en souffrance - l'accès aux médias, le relèvement des salaires, etc. - et aussi sur l'enregistrement de "Solidarité Rurale", qui vient d'être refusé. En quittant le siège du gouvernement peu après minuit, la délégation de "Solidarité" n'a obtenu que le principe d'une procédure d'appel, devant la Cour Suprême, de la décision du tribunal, la promesse d'autorisation d'éditer un hebdomadaire et l'exonération des droits sur du matériel d'imprimerie retenu en douane.

Une sorte de veillée d'armes commence alors, où Walesa joue habilement de la mauvaise humeur d'une base indignée par les manoeuvres du pouvoir pour agiter la menace de la grève générale. En même temps s'ouvrent, dans le plus grand secret, des pourparlers entre experts de "Solidarité" et du gouvernement pour aboutir à un compromis acceptable sur la question de l'enregistrement. Le dimanche 9 novembre, la KKP se réunit à Varsovie, au siège du "Club des Intellectuels Catholiques" et c'est Gwiazda, le Saint-Just de la révolution d'août, qui, sans mentionner l'existence des tractations secrètes, suggère de faire un "geste" envers le pouvoir en faisant figurer,

en annexe des statuts inchangés, le texte du premier article de l'accord de Gdansk, avec la référence au "rôle dirigeant du Parti dans l'Etat", et les textes des conventions 87 et 97 de l'O.I.T. (14). Avec une lenteur calculée et un ton dramatique, Modzelewski enfonce le clou : "n'oublions pas que dans nos mains repose le sort de la Pologne, et peut-être pas de la seule Pologne. Il se pourrait qu'il s'agisse du seul cas dans l'histoire d'après-guerre où le statut d'un syndicat soit susceptible de devenir la cause d'événements à l'échelle européenne" (15). Le compromis est adopté à une très forte majorité.

Le lendemain 10 novembre, Walesa sort du bâtiment de la Cour Suprême le sourire aux lèvres et les bras levés en "V" : "nous avons tout ce que nous voulions", lance-t-il à la foule de sympathisants et de journalistes qui l'attend. Offrant une nouvelle illustration de la servilité de la justice, la Cour Suprême a annulé l'arrêt du tribunal de voïvodie et accepté le compromis élaboré par les experts. Le mot d'ordre de grève est retiré.

Si l'accession formelle de "Solidarité" à la personnalité juridique date du 24 octobre, le 10 novembre est la date de naissance du syndicat tel qu'il existera par la suite. "Pour la première fois dans un pays d'Europe de l'Est", note l'historien Henri Bogdan, "un syndicat apolitique, libre de tout lien avec le Parti et l'Etat (...) est reconnu officiellement par le pouvoir communiste" (16).

II - LES PREMIERES CRISES

Ces deux semaines de bras de fer ont trempé la volonté des dirigeants de "Solidarité", qui mesurent l'efficacité de la menace de grève tant vis-à-vis de la base syndicale, dont elle resserre les rangs, que vis-à-vis du pouvoir, qu'elle fait plier. Et comme pour savourer cette victoire, quelque dix mille Varsoviens forment, le lendemain 11 novembre, à la sortie d'une messe pour la célébration du soixante deuxième anniversaire de l'indépendance, un long cortège qui marche en silence de la cathédrale jusqu'à la place de la Victoire toute proche. Là, devant le tombeau du Soldat Inconnu, à la lueur des torches qui éclairent les drapeaux aux couleurs de la Pologne, la foule chante l'hymne national, des gerbes sont déposées et d'une tribune improvisée tombent des discours sur l'indépendance, le massacre de Katyn et les militants nationalistes toujours détenus.

Mais, entre "Solidarité" et le pouvoir, l'heure n'en est pas moins à la détente. Walesa reçoit une invitation impromptue à venir s'entretenir en tête-à-tête, le 14

novembre, avec Kania, qui propose de l'associer à la préparation en cours du projet de loi sur les organisations syndicales. Méfiant, Walesa lui rappelle les revendications de "Solidarité".

Huit jours à peine s'écoulent lorsque survient une nouvelle crise : le 20 novembre, dans l'après-midi, le petit appartement du centre de la capitale qui sert de siège à Mazowsze, branche de "Solidarité" pour la région de Varsovie, est perquisitionné par la police politique, qui recherche un exemplaire - tombé entre les mains du syndicat - d'une circulaire confidentielle adressée par le Procureur général aux procureurs régionaux. Relevant d'un genre hybride, à la fois texte de propagande et instruction administrative, la circulaire du procureur Czubinski invite ses destinataires à retenir plus systématiquement le chef d'inculpation d'"action visant à renverser par la force le système existant en Pologne" et à réunir les preuves en ce sens. "Solidarité" y voit la preuve d'une application abusive du droit.

Le lendemain, les deux auteurs de la fuite sont arrêtés : Jan Narozniak, un mathématicien responsable de NOW-a, le système d'édition clandestin de "Solidarité", et Piotr Sapello, un employé du Parquet sympathisant du syndicat. Pour la première fois, un collaborateur direct du syndicat est arrêté : l'estampille "secret" dont était revêtue la note leur fait encourir une peine de cinq ans de prison pour "diffusion de secrets d'Etat". Mazowsze se mobilise aussitôt : la direction proclame le lundi 24 novembre l'état de préparation à la grève, exige la libération dans les 24 heures de Narozniak et Sapello, et se transporte dans son bastion de l'usine de tracteurs d'Ursus. Là, sans même attendre l'expiration de l'ultimatum, les ouvriers occupent l'usine le jour même. Des grèves d'avertissement éclatent dans d'autres usines de la capitale.

Le lendemain 25 novembre, lors d'une conférence de presse, le président de Mazowsze, Bujak, fait monter les enchères et ajoute de nouvelles revendications à l'exigence de libération des deux détenus : la sanction des auteurs de la circulaire ainsi que des responsables de la répression en 1970 et 1976 - parmi lesquels figure précisément le procureur Czubinski - la création d'une commission d'enquête parlementaire sur les agissements de l'appareil de sécurité et une réduction de son budget. Les autobus de la capitale sont couverts d'affiches : "Libérez Narozniak". Et des milliers de tracts mettent en garde : "aujourd'hui c'est Narozniak, demain Walesa, après-demain ce sera toi".

A la direction nationale de "Solidarité", l'inquiétude perce : pour les conseillers modérés de Walesa, les revendications de Mazowsze vont bien au-delà des accords de l'été et, surtout, elles attaquent de front l'appareil de sécurité. Certains voient même la main du KOR derrière cette flambée de radicalisme. Le mercredi 26 novembre, une

vingtaine d'entreprises de la capitale sont en grève et la direction de Mazowsze lance, depuis Ursus, un appel à la grève générale pour le lendemain 27 à 12 heures. Sous la pression d'une base très mobilisée, la Commission Nationale de "Solidarité", la KKP, réunie à Gdansk, passe outre aux conseils de prudence des experts et appuie le mouvement. Les sidérurgistes de Huta Warszawa occupent leur aciérie-citadelle et se proposent d'éteindre les hauts-fourneaux. "Pour la première fois depuis août", note l'historien Neal Ascherson, "l'odeur âcre de l'insurrection flottait dans l'air" (17).

C'est à ce moment que surgit un médiateur providentiel. Stefan Bratkowski, un communiste réformateur, animateur du club "Expérience et Avenir" (DiP) et qui vient d'être élu à la tête de l'Association des Journalistes Polonais, négocie avec Walesa, depuis le siège du Comité Central, un compromis très polonais. Grâce à un article du Code Pénal prévoyant une possibilité de libération sous garantie d'un tiers, Bratkowski sauve la face du pouvoir et obtient la levée d'écrou immédiate des deux détenus. Il les emmène en pleine nuit à Ursus où ils sont portés en triomphe par les grévistes.

Mazowsze annonce aussitôt l'annulation du mot d'ordre de grève, mais les ouvriers de Huta Warszawa ne l'entendent pas de cette oreille et décident de ne mettre fin à leur grève qu'après qu'auront été satisfaites les autres revendications, malencontreusement formulées par Bujak l'avant-veille. Les exhortations de celui-ci n'y font rien, d'autant qu'une promesse non tenue de déplacement du vice-premier ministre Jagielski, l'homme des accords de Gdansk, à Huta Warszawa, fait encore croître la tension tout au long de la journée du 27 novembre.

Il ne reste plus que Walesa pour éteindre le conflit : la Commission Nationale vient à peine de se séparer lorsqu'il est appelé, recru de fatigue, à Huta Warszawa. Kuron, qu'on a tiré de son lit, est déjà sur place. Les deux hommes parlementent à tour de rôle pendant une partie de la nuit avec les sidérurgistes en colère, tout en maintenant le contact avec les autorités. Ce n'est que vers 4 heures du matin, le 28 novembre, après qu'un journaliste de télévision réquisitionné a annoncé d'une voix ensommeillée l'ouverture de négociations sur l'appareil de sécurité, que les grévistes acceptent de mettre fin à leur mouvement.

Si "Solidarité" connaît une ébullition quasiment permanente, le Parti ne reste pas à l'abri de l'onde de choc provoquée par les événements d'août 1980. Il s'avère que le PZPR ne se réduit pas à un appareil bureaucratique, mais est aussi formé d'une base que les événements d'août ont bouleversée et qui accepte mal son rôle de figuration. Beaucoup de membres du Parti ont pris part aux grèves, quelquefois comme meneurs, et ont ensuite rejoint "Solidarité", voire, comme Bogdan Lis à Gdansk, ont été cooptés

dans les organes dirigeants. Nombre d'entre eux préfèrent quitter un Parti qu'ils jugent irrémédiablement compromis : après septembre, 15 000 cartes sont en moyenne renvoyées chaque mois.

D'autres préfèrent rester au Parti et, selon un schéma classique, oeuvrer de l'intérieur à sa démocratisation et à sa réforme. Moyennant quoi, le PZPR se retrouve en quelques mois dans la situation étrange d'avoir 600 à 700 000 de ses adhérents - soit le quart des effectifs - également membres de "Solidarité", principale force d'opposition au pouvoir communiste. C'est à Torun, sur la Vistule, au nord-ouest de Varsovie, qu'apparaît le premier foyer de ce mouvement de réforme de l'intérieur, et plus précisément à l'usine Towimor : le secrétaire de la cellule du Parti, un ingénieur de 32 ans très engagé dans "Solidarité", Zbigniew Iwanow, s'est allié à un groupe de marxistes réformateurs de l'Université Copernic de Torun pour lancer l'idée de contacts entre les communistes de la base, en court-circuitant l'appareil. Le 27 octobre, il organise sur ce modèle une réunion des communistes de huit entreprises de la ville. Le mouvement des "structures horizontales" est né, affront hérétique au dogme léniniste du centralisme démocratique et de la verticalité des relations internes au Parti.

Une nouvelle réunion a lieu le 17 novembre à Torun, sur une plus grande échelle, tandis que le mouvement s'étend à d'autres régions : Bydgoszcz, Lodz, Poznan... En décembre, des initiatives "horizontales" ont vu le jour dans 17 des 49 voïvodies du pays. Ces "dissidents" ne se bornent pas à enfreindre la discipline du Parti, ils réclament bruyamment l'épuration de l'appareil par le jeu d'élections démocratiques à tous les niveaux, la convocation immédiate d'un congrès extraordinaire, l'adoption d'un programme de réforme, bref, un Parti assaini, rendu à sa pureté originelle.

L'appareil, qui flaire le danger, regimbe : Iwanow est exclu du Parti par le comité de voïvodie - une décision que ses camarades de section rejettent en le maintenant dans ses fonctions. Ailleurs, comme à Lodz, les responsables locaux se montrent habiles à canaliser le mouvement et à le désamorcer. La direction du Parti reste plus placide, d'autant qu'elle est confrontée à d'autres urgences comme la politique à mener envers "Solidarité" ou l'impatience manifestée par les "pays frères".

Depuis le début de l'automne, la nouvelle direction est en effet divisée entre partisans et détracteurs d'une ligne de dialogue et de négociation avec le syndicat. Dans le premier camp, derrière Kania, on trouve Barcikowski, le signataire des accords de Szczecin, Fiszbach, le Premier Secrétaire du Parti à Gdansk, et Mieczyslaw Rakowski, le rédacteur en chef de l'hebdomadaire Polityka, publiciste

brillant à la réputation de réformateur. Dans le second camp, spontanément affublé de l'appellation de "béton", on trouve des responsables du Comité Central, comme Olszowski ou Grabski, et des premiers secrétaires régionaux, comme Kociolek (Varsovie) ou Zabinski (Katowice), l'auteur de la stratégie de l'entrisme dans "Solidarité".

Malgré quelques accrocs, que favorise la position bureaucratique occupée par l'un ou l'autre de ces conservateurs - Olszowski, notamment, qui garde la haute main sur l'appareil de propagande et la censure -, la première faction, renforcée par le poids prépondérant du Premier Secrétaire, l'emporte. Tirant les conséquences d'un rapport défavorable, la direction accepte la logique d'un "contrat social", selon l'expression lancée par Kania au plenum d'octobre. C'est-à-dire une logique de règlement politique des conflits qui surgissent entre des camps porteurs d'intérêts opposés. Le fait que le camp de l'opposition au pouvoir rassemble la majorité des ouvriers du pays apparaît comme un démenti cruel au mythe, qui tient lieu de fondement au régime, de l'unité de la classe ouvrière autour de son avant-garde incarnée par le Parti.

Dicté par la nécessité et avant tout d'ordre tactique, le choix du "contrat social" n'est cependant sanctionné par aucun changement institutionnel ni même par un arbitrage net dans le dosage du personnel politique : le VIIème plenum du PZPR, qui siège les 1er et 2 décembre 1980, fait entrer au Bureau Politique aussi bien Fiszbach, le libéral, que Grabski, l'homme du "béton" et même Moczar, le "partisan" écarté du pouvoir en 1971. Mais, à part une nouvelle volée de règlements de comptes avec la direction déchue et la fixation d'une date de congrès extraordinaire du Parti, ce plenum n'imprime aucune orientation claire et n'annonce aucune ouverture aux partisans des "structures horizontales", accusés de fractionnisme. Troublé par des consignes vagues ou contradictoires, l'appareil continuera avant tout à défendre ses intérêts menacés.

Plus grave, peut-être, les "Partis frères" sont de plus en plus inquiets de la tournure des événements en Pologne et le font savoir bruyamment. Déjà, dès le lendemain des accords d'août, l'appareil de propagande soviétique s'était mis en branle, ouvrant dans les grands journaux des "rubriques polonaises", agitant le spectre du revanchisme allemand. La campagne s'éteint au bout d'un mois, mais le relais est pris par les deux gardiens de l'orthodoxie que sont l'est-allemand Honecker et le tchécoslovaque Husak et par leurs appareils de propagande (18). La préoccupation n'en est pas moins réelle au Kremlin : dès septembre 1980, un groupe de crise a été constitué au Comité Central du PCUS qui réunit, autour du conservateur de l'idéologie, Souslov, tous les membres du Bureau Politique intéressés, à un titre ou un

autre, à la Pologne : Gromyko, bien sûr, et le ministre de la Défense, le maréchal Oustinov, mais aussi Tchernenko, qui dirige alors le secrétariat de Brejnev, Roussakov, le responsable des relations avec les "partis frères", et Andropov, le chef du KGB. Par dérision, les dirigeants de Varsovie appellent cet aréopage le "club polonais". "Ces hommes ne comprenaient rien à la Pologne", lâche mélancoliquement, dans ses mémoires, le général Jaruzelski, qui, à l'appui de son jugement, rapporte qu'en novembre 1980 Brejnev avait écrit à Kania pour proposer une aide financière et matérielle à la Pologne. Sans doute pensait-il que le pays était pris d'un accès de mauvaise humeur lié à des difficultés d'approvisionnement, qu'une aide, même modeste, suffirait à calmer (19).

Mais de plus en plus méfiants vis-à-vis d'un Kania suspect de mollesse, les dirigeants du Kremlin commencent à songer à une équipe de relève. Des conversations à ce sujet auraient eu lieu, d'après un colonel polonais passé à l'ouest, Ryszard Kuklinski, avec le ministre de la Défense de l'époque, le général Jaruzelski (20). Toujours est-il que celui-ci, homme prévoyant par la nature même de sa fonction, échaudé par les événements d'août et assez lucide pour comprendre que "Solidarité" ne sera pas broyée par la seule manoeuvre politique, donne instruction à son chef d'état-major - et compagnon d'armes - le général Florian Siwicki, d'élaborer dans le plus grand secret un plan d'état d'urgence. Un groupe restreint se met au travail le 22 octobre 1980. Au début, composé de six membres seulement, tous des militaires, puis élargi à des représentants du ministère de l'Intérieur et du département de la propagande, le groupe rend une première ébauche en novembre : on y trouve déjà les ingrédients du "coup" du 13 décembre 1981, comme la suspension des libertés publiques, les pouvoirs exceptionnels de l'administration ou la militarisation des entreprises.

Mais Kania reste hostile à toute action de force contre "Solidarité" et entend s'en tenir au primat de la lutte politique. Le projet est enterré. Les Soviétiques ont-ils été informés de ces plans et de leur ajournement ? Toujours est-il que la pression de Moscou se renforce subitement. Le 1er décembre, un adjoint au chef d'état-major polonais, le général Hupalowski, se rend à Moscou où il est reçu par un interlocuteur inhabituel, le chef d'état-major des forces armées soviétiques - et non pas du Pacte de Varsovie, comme le voudrait l'usage - le maréchal Ogarkov. Celui-ci montre aux militaires polonais médusés des plans pour une occupation de la Pologne par les forces du Pacte de Varsovie, qui serait réalisée sous la couverture d'un exercice militaire baptisé "Soyouz 80" : les plans prévoient le déploiement sur le territoire polonais, aux abords des grandes agglomérations et des centres stratégiques, de

quinze divisions soviétiques, deux divisions tchécoslovaques et une division est allemande. Les préparatifs de l'invasion doivent être achevés le 8 décembre. Les deux officiers sont même autorisés à emporter des calques des plans de concentration des troupes. A Varsovie souffle un vent de panique : Jaruzelski, aussitôt informé de ce projet, qui confirme des indices recueillis auparavant, tombe dans un état de prostration, s'enfermant dans son bureau (21). Quant à Kania, il tente en vain d'obtenir une entrevue avec Brejnev avant l'ouverture, le 5 décembre à Moscou, du sommet des chefs de Parti du Pacte de Varsovie.

Pendant ce temps, l'appareil de propagande soviétique distille, à l'intention des observateurs occidentaux, phrases sibyllines et autres signaux annonciateurs de l'imminence d'une intervention militaire en Pologne : le 4 décembre, le journaliste britannique Victor Zorza, le seul occidental qui avait prédit l'invasion de la Tchécoslovaquie en août 1968, écrit dans le Herald Tribune que le Bureau Politique du PCUS vient d'arrêter le principe de l'intervention militaire en Pologne, sans en fixer la date (22). Ces indices sont confirmés par une activité militaire intense aux frontières de la Pologne, qui n'a pas échappé au dispositif de renseignement de l'OTAN : concentration de troupes, déploiement d'hôpitaux de campagne en Ukraine et en Biélorussie, mise en alerte des troupes.

Le 3 décembre, le président Carter fait parvenir un message personnel à Brejnev, suivi le lendemain d'une mise en garde publique. Les membres de la Communauté Européenne font de même. Moscou est menacé, en cas d'intervention, d'une interruption du processus de détente et d'une rupture avec l'Occident beaucoup plus radicale que celle qui avait suivi l'invasion de la Tchécoslovaquie. C'est dans ce climat d'extrême tension que la délégation polonaise prend part, le 5 décembre à Moscou, au sommet du Pacte de Varsovie. Une litanie de remontrances s'abat sur elle, sentencieusement déversée par les chefs des "partis-frères" : les plus virulents sont toujours Honecker et Husak, auxquels Ceausescu, pourtant opposé à l'intervention d'août 1968, prête main forte. Seul Kadar fait preuve d'une certaine indulgence. Les Polonais, sur la défensive, sont paralysés.

Le communiqué final exprime la confiance des participants dans "la capacité du peuple frère polonais à surmonter ses difficultés" et assure celui-ci de la "solidarité fraternelle et du soutien du Pacte de Varsovie". Une phrase sibylline qui ne rassure qu'à moitié les Polonais. Kania, que Brejnev a finalement accepté de recevoir, l'entend grommeler : "bon, on n'entre pas... mais attention, si la situation se complique, nous entrerons, nous entrerons..." (23). De fait, le lendemain 6 décembre, le dispositif militaire autour de la Pologne est allégé - mais pas retiré - et le 8 décembre, en

constatant qu'il ne se passe rien, les dirigeants polonais respirent. Ce qui est longtemps apparu comme une retraite soviétique devant la fermeté occidentale était tout d'abord une formidable mise en scène pour intimider les Polonais. C'est en tout cas ce que le général Jaruzelski affirme avoir appris lors d'un séjour à Moscou, en mars 1992 (24).

Les Polonais de la rue, chez qui l'imminence d'une intervention soviétique fait partie du paysage quotidien, ne sont guère affectés par ces bruits de bottes, mais "Solidarité" y est davantage sensible : la ligne définie par les stratèges du syndicat vise précisément à tout faire pour ne pas provoquer l'intervention. Et "Solidarité" de multiplier gestes et déclarations apaisantes. Le 5 décembre, le porte-parole de la Commission Nationale, Modzelewski, peut déclarer qu'à l'heure où il parle, il n'y a en Pologne aucune grève ou action de protestation en cours ni en préparation. Le 16 décembre, quelque 150 000 Polonais sont les témoins d'un spectacle insolite : sur une tribune, le président du Conseil d'Etat, Jablonski, et le Premier Secrétaire du Parti à Gdansk, Fiszbach, se tiennent debout aux côtés de Walesa et du cardinal Macharski, archevêque de Cracovie, pour l'inauguration du monument érigé à la mémoire des victimes des événements de 1970. A côté du portail n° 2 des chantiers navals "Lénine", trois grandes croix argentées, doublées en leur haut d'une ancre, s'élancent à plusieurs dizaines de mètres de haut pour rappeler les grandes révoltes ouvrières de 1956, 1970 et 1980. Dans l'obscurité glacée et humide, la foule venue par autocars, par trains, en délégations constituées de toutes les régions du pays, assiste la gorge nouée à la cérémonie mise en scène par le cinéaste Andrzej Wajda : un chant, lacrimosa, composé par Penderecki est exécuté par un choeur, puis l'acteur Daniel Olbrychski s'avance et lit un à un les noms des 37 victimes de ce mois de décembre d'il y a dix ans. A chaque nom, la foule psalmodie "il est parmi nous". L'émotion est à son comble. Walesa, qui bafouille un discours qu'il n'a manifestement pas rédigé, et Fiszbach communient dans un même plaidoyer pour l'unité nationale, le compromis et le calme.

L'espoir renaît d'un compromis historique entre "Solidarité" et le pouvoir. N'étaient les queues encore plus longues que les années précédentes devant les magasins et l'apparition des premiers tickets de rationnement pour répartir la pénurie à l'approche des fêtes, la Pologne présenterait presque les apparences de la normalité. Mais la trêve de Noël à peine achevée, de nouveaux nuages s'accumulent à l'horizon. De l'arrêt des grèves le pouvoir tire la conclusion que, le temps aidant, il peut se dégager à bon compte des engagements pris.

Un premier conflit éclate lorsque, le 30 décembre, la Cour Suprême rejette l'appel déposé par "Solidarité Rurale" contre un arrêt refusant son "enregistrement". Sans même attendre cette décision, des militants de "Solidarité Rurale", qui a tenu son congrès fondateur deux semaines plus tôt, le 14 décembre, ont occupé la mairie d'Ustrzyki Dolne, dans les régions montagneuses du sud. Et le 2 janvier, c'est à Rzeszow, près de la frontière avec l'Ukraine, qu'un groupe de quelques dizaines de militants, ouvriers et paysans des deux organisations indépendantes, investit le bâtiment des syndicats officiels. Les portes sont aussitôt cadenassées, une banderole accrochée à la façade - "nous exigeons l'enregistrement de "Solidarité Rurale"" - et une chaîne d'entraide constituée avec la population de la région. La Commission Nationale de "Solidarité" exprime son soutien à la revendication des paysans. En l'absence de heurts, le conflit restera local.

Mais surtout, avant d'avoir eu le temps de faire tache d'huile, il est éclipsé par une autre querelle, celle des samedis libres, provoquée par la décision soudaine du gouvernement de déclarer jour ouvré le samedi 10 janvier. Cette décision contrevient, estime-t-on dans les rangs de "Solidarité", à un engagement qui figurait dans l'un des accords de l'été, celui de Jastrzebie, signé le 3 septembre et qui prévoyait la semaine de cinq jours en 1981. La question est sensible pour des millions de membres du syndicat qui attendent toujours un début de mise en oeuvre tangible des accords de l'été.

Le gouvernement avait certes consulté "Solidarité" sur un projet de loi visant à supprimer les samedis ouvrés, mais au prix d'un rallongement à due concurrence de la journée de travail. Après le rejet de cette formule par le syndicat, un nouveau projet tombe comme un oukase le 7 janvier : il y aura deux samedis ouvrés par mois et ce régime est applicable immédiatement le 10 janvier. La manoeuvre ne manque pas d'habileté. En acceptant le fait accompli, "Solidarité" s'expose au reproche de mollesse de la part de ses mandants; en le refusant, le syndicat s'expose au reproche d'irresponsabilité dans une situation de grave crise économique.

A la direction de "Solidarité", c'est la mobilisation : la Commission Nationale est convoquée le 8 janvier et, en veine de fermeté ce jour-là, décide d'appeler au boycott de ce samedi ouvré. Seul Kuron estime qu'il ne faut pas en faire une question de principe et plaide pour un référendum. Le ton monte avec le pouvoir. Olszowski parle à la télévision de "contre-révolution" et, le 10 janvier, le mot d'ordre de boycott est largement suivi, du moins dans les grandes entreprises. L'annonce de sanctions contre les absents provoque une vague de courtes grèves dans une dizaine de régions.

Mais surtout, l'idée que le pouvoir ne fléchit que sous la menace de la grève fait son chemin dans les esprits. Et devant le nouvel appel du gouvernement à travailler le samedi 24 janvier, la Commission Nationale réunie le 20 janvier reste, malgré une ouverture à la négociation sur la mise en oeuvre de l'accord de Jastrzebie, intraitable et appelle à un nouveau boycott. Des pourparlers sur la question des samedis libres sont ouverts dès le lendemain 21 janvier avec le gouvernement, qui se révèle être d'une totale intransigeance. Dans les régions, à la base, l'attitude du pouvoir est interprétée comme le reniement d'un engagement pris : des grèves spontanées éclatent dans le pays, venant parfois se greffer sur des situations locales explosives. Ainsi à Bielsko-Biala, le centre industriel des Beskides, où la corruption des autorités locales est devenue notoire, la direction du "Solidarité" exige qu'une commission gouvernementale vienne enquêter sur les agissements frauduleux de hauts fonctionnaires locaux. Rien ne se passant, la région entame, le 27 janvier, une grève générale. Un scénario identique touche Jelenia Gora, dans l'ouest du pays, où "Solidarité" réclame notamment l'affectation à l'usage de la population d'un sanatorium et d'un centre de détente réservés aux forces de sécurité. Des grèves d'avertissement éclatent dans les mines de Haute Silésie et du bassin de la Dabrowa, à Walbrzych, à Gorzow, dans la région de Bialystok. Les appels de la Commission Nationale restent sans effet. Un nouveau conflit, qui ne concerne pas directement "Solidarité", éclate : depuis le 21 janvier, les étudiants de Lodz occupent leur Université pour obtenir l'enregistrement de leur organisation, l'"Union Indépendante des Etudiants" (NZS), que les autorités refusent avec la même farouche énergie que pour "Solidarité Rurale".

Devant le risque d'embrasement, Walesa va devoir faire preuve à nouveau, dans un chassé-croisé haletant à travers la Pologne, de ses talents de "pompier". A Rzeszow, tout d'abord, où le bâtiment occupé est devenu un des hauts lieux de la résistance au pouvoir. Après quelques tergiversations, la Commission Nationale a décidé de faire du soutien à "Solidarité Rurale" une des priorités de son action et c'est Lech Walesa en personne qui vient, le 27 janvier, avec Bogdan Lis, apporter son appui aux grévistes retranchés dans le siège des syndicats officiels. Il regagne le jour même Gdansk où siège le 28 janvier la Commission Nationale convoquée d'urgence pour arrêter la ligne de conduite vis-à-vis du pouvoir. L'organe exécutif de "Solidarité" appelle à une grève d'avertissement dans toute la Pologne pour le 3 février. Il s'agit de reprendre barre sur les mouvements spontanés qui se sont multipliés dans le pays et de remobiliser le syndicat autour de trois objectifs précis : les samedis libres, l'accès aux médias et le droit à l'existence d'un syndicalisme

agricole. L'usage de l'arme de la grève est en revanche jugé inacceptable pour obtenir le départ de responsables locaux du Parti ou du gouvernement.

Le lendemain 30 janvier, la Commission Nationale manifeste son soutien à "Solidarité Rurale" en se transportant tout entière à Rzeszow, ce qui y fait venir le ministre chargé des questions syndicales, Stanislaw Ciosek. Rien ne se décide sur-le champ, mais la négociation est lancée avec le gouvernement. Walesa rentre à Varsovie pour ouvrir, sur fond de grèves sauvages dans une dizaine de régions, les pourparlers avec le pouvoir sur les trois revendications avancées le 28 janvier par la Commission Nationale. Face à lui, il trouve le Premier Ministre Pinkowski. Commencées dans l'après-midi du 30 janvier, les tractations se prolongent tard dans la nuit, manquant à plusieurs reprises d'être rompues. Sur la question désormais très symbolique des samedis libres, Walesa arrache un compromis : il n'y aura qu'un samedi ouvré par mois, mais les deux jours boycottés en janvier, à l'appel de "Solidarité", seront rattrapés en février. Sur les deux autres questions, en revanche, le gouvernement reste intransigeant : l'accès du syndicat aux médias est, moyennant quelques vagues promesses, évacué. La question du syndicalisme agricole est carrément traitée par le mépris, Pinkowski se mettant, lorsqu'elle arrive à l'ordre du jour, à lire ostensiblement un journal.

Walesa n'est pas au bout de ses peines. Il doit faire entériner ce piètre accord par la Commission Nationale, réunie le 1er février à Varsovie à l'Ecole Polytechnique. Les négociateurs sont durement accusés d'avoir battu en retraite devant la fermeté du pouvoir, mais l'impératif de la cohésion du syndicat, que Walesa, tacticien habile, sait invoquer au bon moment, triomphe et celui-ci obtient de la KKP l'annulation du mot d'ordre de grève d'avertissement le 3 février.

La tension n'est cependant pas désamorcée dans les points chauds : à Bielsko Biala, 120 000 personnes continuent d'occuper leurs entreprises pour obtenir la venue sur place d'un représentant du gouvernement. Une première délégation arrivée de Varsovie n'est manifestement munie d'aucun pouvoir : elle a la surprise de trouver face à elle Walesa et Gwiazda, venus participer à la négociation. En vain. Le 4 février, les pourparlers sont interrompus. Chacun comprend que l'objet des tractations, la sanction de hauts fonctionnaires accusés de corruption, n'est pas négociable. "Solidarité" en appelle à nouveau au gouvernement et aussi à l'Eglise et, dans la nuit du 5 au 6 février, une nouvelle commission, conduite cette fois-ci par un ministre, se rend à Bielsko-Biala. Le secrétaire de la Conférence Episcopale, Mgr Dabrowski, et deux évêques se joignent à elle. Au petit matin, devant les preuves confondantes de corruption produites par "Solidarité", un compromis est conclu : le voïvode et son

adjoint, les plus gravement mis en cause par les grévistes, démissionneront et leurs successeurs auront mandat d'assainir la situation ; les jours de grève seront payés. A Jelenia Gora, où l'appel de la Commission Nationale à mettre fin à la grève a été scrupuleusement suivi, la délégation gouvernementale venue sur place reste intransigeante sur le point central du contentieux, l'affectation à la population du "sanatorium de la police". Les négociations, dans l'impasse, sont rompues le 4 février et un ordre de grève est lancé pour le lundi 8 février. Ce jour-là, Walesa apparaît à Jelenia Gora et appelle les grévistes a ne pas sacrifier "une grande cause à un particularisme" (25). Le lendemain 9 février, des négociations s'ouvrent avec une nouvelle commission gouvernementale tandis que la grève se poursuit. Les grévistes obtiennent satisfaction sur le sanatorium et mettent fin à leur mouvement le 10 février.

Il ne reste que trois conflits ouverts : à Rzeszow, où les paysans attendent toujours la reconnaissance de leur "Solidarité Rurale", à Lodz, où les étudiants veulent eux aussi une organisation syndicale, et dans les mines de charbon, dont le ministère chicane sur l'application de l'accord sur les samedis libres en cherchant à en réserver le bénéfice aux seuls mineurs de fond.

III - LA TREVE ROMPUE

Le plenum du Comité Central qui s'ouvre le 9 février à Varsovie confirme une rumeur persistante depuis quelques jours dans la capitale : le Premier Ministre Pinkowski, un apparatchik falot, donne sa démission. Le plenum désigne pour lui succéder le ministre de la Défense, le général Wojciech Jaruzelski. L'événement éclipse, dans le traditionnel exercice d'analyse des observateurs occidentaux pour déceler des inflexions politiques nouvelles, les discours et résolutions. La nomination d'un militaire à la tête du gouvernement est chose assez rare, même dans un régime communiste, pour intriguer. Qui plus est, l'homme, peu connu de l'opinion, est une énigme. "Un visage impénétrable et plat", écrit l'historien britannique Timothy Garton-Ash, "de fines lèvres pincées bornant une mâchoire saillante et nette. Une petite tête droite comme une flèche, comme fixée au corps par une tringle d'acier. Un personnage soigné à l'apparence fragile dans son lourd uniforme. Les yeux, peut-être, pourraient trahir une émotion, mais ils sont dissimulés derrière de grandes lunettes noires, rectangulaires, qui donnent à l'ensemble une expression d'absence presque inhumaine, vaguement menaçante" (26).

Hormis l'apparence, on sait peu de choses de lui. Pourtant, derrière la sécheresse de la biographie officielle se dissimule un parcours peu ordinaire. Né en 1923 dans une famille d'aristocrates appauvris de ce qui était alors la Pologne centrale, à une centaine de kilomètres à l'est de Varsovie, le petit Wojciech Jaruzelski avait reçu une éducation classique à l'école des frères marianistes de la banlieue de Varsovie. Chassés de leur domaine par l'occupation soviétique en 1939, les Jaruzelski finissent, après deux ans d'errance, par être déportés en Sibérie, dans l'Altaï. Le père y meurt de dysenterie et le jeune Wojciech travaille comme bûcheron dans la taïga, avant d'aller rejoindre l'armée polonaise que Staline crée après le départ de celle d'Anders. Son niveau d'instruction le fait aiguiller vers l'école d'officiers de Riazan et il revient au pays dans les rangs de l'armée Berling, en 1944, avec le grade de lieutenant, participant de bout en bout aux campagnes contre l'Allemagne.

La paix revenue, le choix est presque naturel : le lieutenant Jaruzelski a pris goût au métier des armes ; on lui propose de rester et il reste. Dans la Pologne détruite, il n'y a guère d'alternative : "Je ne savais pas où aller", confie-t-il dans ses mémoires, "je n'avais rien. Je n'avais plus de maison. Mon père était mort, ma mère se trouvait en exil à Biisk. Je n'avais même pas d'endroit où aller, où coucher, où me reposer" (27). Discipliné et loyal, il se prend au jeu de la rhétorique de justice sociale et de reconstruction développée par le régime et adhère au Parti communiste (PPR) en 1947. Son talent professionnel et la pénurie de cadres lui valent une carrière fulgurante : lieutenant-colonel à 26 ans, colonel à 30 ans, général à 33 ans. Il a 37 ans lorsqu'en 1960 lui est confiée la direction politique de l'armée ; une promotion remarquable pour un homme que poursuivent ses origines "suspectes". Mais il a su mettre à profit son sens de la discipline pour épouser l'idéologie en vigueur. En 1965, il devient chef d'état-major des armées et, en 1968, à la faveur de la crise de mars, il succède au maréchal Spychalski à la tête du ministère de la Défense : une tâche, écrit il, qui "relevait surtout de la politique et du délicat équilibre au sommet du pouvoir" (28). Ambitieux, doué, faussement modeste, Wojciech Jaruzelski accède enfin au sérail. Son ascension dans le Parti accompagne une carrière dans l'armée qui a manqué d'être couronnée, en 1979, par une nomination à la dignité de maréchal : il entre au Comité Central en 1964, au Bureau Politique en décembre 1970, comme membre suppléant d'abord, puis, un an plus tard, comme membre titulaire. Au poste sensible qu'il occupe, il inspire confiance aux Soviétiques dont, à la différence de Gierek, il parle parfaitement la langue. Et après la chute de celui-ci, qu'il a contribué à précipiter, il s'avère vite un des hommes forts de la nouvelle constellation du pouvoir.

Le 11 février, le général-premier ministre, qui conserve le portefeuille de la Défense est formellement investi par le Sejm, devant lequel il prononce le lendemain un discours remarqué : non seulement il parle un polonais châtié qui tranche sur la vulgarité habituelle des apparatchiks, mais, relève Lech Walesa, "son langage est inattendu, vivant, différent de celui qu'on a coutume d'entendre" (29). Il y a, certes, les traditionnelles imprécations contre les "ennemis du socialisme" qui tentent de pénétrer "Solidarité", contre les "menées anarchisantes" et l'engagement du "pouvoir populaire" à "barrer la route à la contre-révolution" (30). Mais il y a aussi une main tendue à "Solidarité" : "je demande aux syndicats l'arrêt de toutes les grèves (...), trois mois de travail, quatre-vingt dix jours de calme". Il veut renégocier les engagements de l'été précédent, que la crise économique a rendus irréalisables, et propose un plan anti-crise de facture assez classique, en dix points : contrôle des prix, répression de la spéculation, amélioration de l'approvisionnement en produits de base, assainissement du "front d'investissement", etc.

Autre surprise, une figure haute en couleurs fait son apparition dans l'équipe gouvernementale présentée au Sejm : Mieczyslaw Rakowski, 55 ans. Ce fils d'un paysan de Poméranie, entré au Parti comme officier politique de l'armée en 1945, devenu rédacteur en chef de l'hebdomadaire Polityka à la fin des années 50, est nommé vice-premier ministre chargé des relations avec les syndicats et de la supervision des "ministères de l'intelligentsia" - éducation, culture, science. Visage de gladiateur et coiffure à la Néron, l'homme fait partie de l'establishment communiste, mais passe pour un libéral : c'est lui qui a signé, le mois précédent, un article remarqué - "Respecter le partenaire" -, plaidoyer en faveur de la coopération avec "Solidarité". En le faisant entrer au gouvernement et en le nommant à la tête du comité gouvernemental pour les questions syndicales, dont il vient d'annoncer la création, Jaruzelski veut en faire l'instrument du dialogue avec "Solidarité" et aussi avec l'intelligentsia, où Rakowski est bien introduit (31). Autre geste politique, Jaruzelski nomme au Conseil d'Etat Ryszard Reiff, président de Pax et partisan déclaré des réformes, qui ambitionne de jouer un rôle de médiateur entre le pouvoir et "Solidarité".

Dans les rangs du syndicat, la relève est bien accueillie. L'armée est le seul corps de l'Etat qui, en Pologne, échappe au discrédit du régime : à la base surtout, l'uniforme impressionne, inspire confiance. Jacek Kuron, qui écume les entreprises, observe un "grand enthousiasme" : "on composait des petits poèmes sur le général polonais, des commissions d'usine (de "Solidarité) votaient des résolutions pour dire leur confiance dans le sens de l'honneur de l'officier" (32). A Jastrzebie, les mineurs

proposent de travailler tous les samedis des trois mois de trêve demandés. A la direction de "Solidarité", on entend bien saisir la chance que représente cette nomination. Le 15 février, le porte-parole de la KKP, Karol Modzelewski, déclare que le syndicat n'a pas l'intention d'affaiblir le pouvoir ou de se substituer à lui, mais est prêt à ouvrir le dialogue et à suspendre toutes les actions de grève pendant trois mois, pour peu que le gouvernement mette fin à la répression. Enfin, indique-t-il, "Solidarité" n'exclut pas la renégociation, au nom du réalisme économique, des accords d'août 1980, mais seulement pour ce qui concerne leur volet économique.

Le général-premier ministre hérite d'une situation peu engageante. Le Parti, théoriquement "force dirigeante", est en proie à la division entre une base acquise aux idées de "Solidarité" et un appareil arc-bouté face au changement. L'hémorragie atteint 25 000 membres par mois alors que pratiquement plus aucune adhésion n'est enregistrée. La société rejette ce corps dans lequel elle ne se reconnaît pas : un sondage de l'hebdomadaire "Paris-Match", effectué à l'automne 1980, révèle que 3 % seulement des Polonais voteraient pour le Parti communiste dans le cas d'une élection libre (33). Quant à l'appareil d'Etat, il est, par habitude et par inclination, rétif aux impulsions du sommet : Jaruzelski découvre "rapidement l'étendue de l'abîme qui sépare les deux univers que sont l'armée et l'administration (...) ou à la différence de l'armée, donner un ordre ne signifiait nullement qu'il serait exécuté" (34).

Face à lui, une organisation puissante, forte de près de 10 millions de membres, d'un appareil de quelque 40 000 permanents, semi-permanents et bénévoles, d'un réseau d'éditions clandestines qui s'appuie sur le concours de 40 à 50 000 ouvriers, imprimeurs, membres ou sympathisants (35), d'un chef charismatique, Lech Walesa, et, surtout, d'un idéal. Certes, "Solidarité" n'est pas exempte de faiblesse, soumise en permanence à la poussée d'une base impatiente d'en découdre et d'une aile modérée plus consciente de la réalité du rapport des forces et des risques associés à une intervention soviétique. Les deux courants sont représentés à la Commission Nationale : les dirigeants régionaux, plus proches de leur base, incarnent souvent le courant radical, tandis que Walesa et son groupe de conseillers - les "experts", parmi lesquels un représentant du Primat, des catholiques laïcs comme Mazowiecki et des intellectuels issus de la mouvance dissidente, comme le Professeur Geremek, les avocats Sila-Nowicki et Olszewski - prêchent la retenue. Ils sont rejoints par des dissidents prestigieux comme Kuron, lui aussi désigné "expert", et Michnik, qui dominent le débat sur la stratégie de "Solidarité", défendant la thèse du compromis avec les intérêts de Moscou.

Les deux tendances opposées parviennent à transcender leurs divergences au nom de l'intérêt commun. Mieux, estime Kuron, elles garantissent l'équilibre de "Solidarité" : "l'existence des radicaux était aussi indispensable au mouvement que l'aile modérée : sans la pondération de ces derniers, le pays se serait peut-être rapidement enfoncé dans une guerre fratricide, mais sans la pression des premiers, les communistes nous auraient avalés" (36). L'élément fédérateur est incontestablement Walesa. Après la surcharge des premiers mois, l'ouvrier électricien est maintenant parfaitement à l'aise dans ce rôle de clef de voûte du mouvement et peut suivre, sans craindre pour sa position, son instinct politique, qui le pousse immanquablement au compromis. Figure emblématique du mouvement, il est idolâtré par la base : personne mieux que lui ne sait trouver les mots justes pour la séduire et mettre les rieurs de son côté, faire passer un compromis pour un succès éclatant et faire taire les mécontents d'une phrase bien sentie. Sans doute sa désinvolture vis-à-vis des procédures démocratiques, son goût du secret et des manoeuvres d'appareil, l'influence qu'a sur lui le groupe des "experts" lui valent-ils les critiques quelquefois virulentes des dirigeants régionaux du syndicat, mais leur fronde ne va pas jusqu'à un affrontement ouvert que la popularité de Walesa auprès de la base leur ferait probablement perdre.

Qui plus est, il a été littéralement consacré par une visite triomphale à Rome, le 15 janvier, à la tête d'une délégation de "Solidarité", à l'invitation des syndicats italiens. Jean-Paul II réserve un traitement exceptionnel à son compatriote, le recevant en audience privée puis en audience publique sous les yeux intrigués, les objectifs et les flashes de la presse internationale au grand complet. Les photos de Walesa agenouillé devant le Pape ou en recevant l'accolade font le tour de la Pologne et du monde. Et les propos du souverain pontife sur "la liberté syndicale, droit fondamental de la personne humaine", qui annoncent la future encyclique Laborem exercens, résonnent comme un appui sans équivoque au combat de "Solidarité".

Ce geste, dont Jean-Paul II sait qu'il ne sera pas sans conséquences sur le rapport des forces dans le pays, intervient à un moment où l'Eglise polonaise est traversée par une fracture analogue, quoique plus discrète, à celle de "Solidarité", entre un camp de la fermeté et les partisans de la conciliation avec le pouvoir. Le premier est incarné par les évêques Tokarczuk et Kaczmarek ainsi que par le père Jozef Tischner. Le second camp est formé par un groupe de prélats entourant un Primat vieillissant, un groupe que ses détracteurs appellent la "bande des quatre". On y trouve notamment Mgr Dabrowski et le père Orszulik, secrétaire de la Conférence Episcopale. Ce dernier avait, le 13 décembre 1980, devant un groupe de journalistes étrangers, commis l'imprudence de reprendre un poncif de la propagande du pouvoir en

reprochant au KOR et à Kuron de "manquer de sens des responsabilités et de nourrir des ambitions politiques incompatibles avec la raison d'Etat polonaise", provoquant une tempête de protestations, y compris dans les milieux catholiques, et contraignant l'épiscopat à produire un démenti embarrassé. Les milieux catholiques laïcs, à l'exception du groupe dit "néo-Znak" de Jerzy Ozdowski, penchent en revanche nettement du côté de "Solidarité".

Enfin, l'économie est en état de sinistre. 1980 avait déjà été une mauvaise année, avec une chute de 5 % du revenu national et de 10,7 % de la production agricole. Rien n'annonce, début 1981, une inversion de cette tendance. La chute de 10 à 15 % de l'extraction de charbon, la contraction de la production industrielle font exploser le déficit commercial. Incapable d'assurer le service d'une dette extérieure estimée à 25 milliards de dollars, la Pologne apparaît de plus en plus comme un pays à risques aux yeux des créanciers occidentaux. A l'exception des banquiers allemands, qui, sur l'insistance du chancelier Schmidt, ont accepté d'accorder un prêt de 670 millions de dollars en octobre 1980, les prêteurs se font rares. Or, les goulots d'étranglement se multiplient dans un appareil industriel rendu très dépendant, à l'époque de Gierek, des pièces de rechange et biens intermédiaires occidentaux payables en devises. Le besoin de financement est évalué entre 5 et 10 milliards de dollars pour 1981. Les grèves de l'été 1980 ont joué dans cet effondrement de la production un rôle beaucoup moins important que ne le suggère la propagande, sauf, peut-être, par les hausses de salaires qui, dépourvues de couverture en biens et services, ont été financées par la seule création de monnaie, stimulant la demande et rallongeant les files d'attente.

C'est sur ce sentier semé d'embûches que s'engage le nouveau gouvernement avec, tout d'abord, le souci de détendre une atmosphère envenimée par les conflits du mois de janvier. Les deux conflits pendants - qui, paradoxalement, ne sont pas le fait de "Solidarité" - sont rapidement réglés. A Rzeszow, un début de satisfaction est donné aux syndicalistes paysans le 10 février lorsque la Cour Suprême déclare, dans un arrêt, que la Pologne n'ayant pas signé la convention n° 141 de l'OIT, elle ne peut reconnaître la liberté syndicale aux paysans, mais que ceux-ci sont libres de former une association. Walesa les presse de ne pas s'obstiner et, reçu par Rakowski le 1er février, lui arrache la promesse d'un accord. Dès le surlendemain, une commission gouvernementale dûment instruite se rend à Rzeszow et le 18 février, en présence de Lech Walesa, l'accord est signé. Le gouvernement s'engage à déposer un projet de loi garantissant aux paysans l'inviolabilité des droits de propriété, la levée des obstacles à leur cessibilité, l'égalité de traitement entre secteurs agricoles privés et étatisés. Il s'engage également à améliorer l'approvisionnement en matériel agricole et à relever

le niveau des pensions de retraite. Un conflit de nature plus locale, surgi début janvier à Ustrzyki Dolne, dans les Beskides, est également résolu par un accord. Mais le pouvoir reste intraitable sur l'enregistrement en tant que syndicat de "Solidarité Rurale" : malgré l'avancée que constitue cette véritable charte des relations entre le pouvoir communiste et la paysannerie, la non-reconnaissance d'un syndicat restera plusieurs mois encore une pomme de discorde, y compris entre les paysans et "Solidarité", soupçonnée de tiédeur pour cette cause.

Le second conflit qui trouve rapidement sa solution est celui des étudiants. Le 10 février, alors qu'il est en train de s'étendre à d'autres Universités (académies de médecine de Varsovie, Poznan), le ministre de l'Enseignement Supérieur vient à Lodz négocier avec la "Commission de coordination inter-facultés" créée par quatre étudiants. Les pourparlers achoppant sur la question de l'inscription dans les statuts du syndicat étudiant de clauses relatives au respect de la constitution et au droit de grève, le mouvement fait tache d'huile à Torun, Olsztyn, et à l'Université Jagellone de Cracovie. Le 17 février, Rakowski prend les choses en mains et reçoit une délégation d'étudiants : ils transigent sur la clause de respect de la constitution et le jour même leur "Union Indépendante des Etudiants" (NZS) est enregistrée, cette fois-ci par le ministre de l'Enseignement Supérieur. Le 18 février, un accord est conclu par lequel le gouvernement s'engage à lever l'obligation faite à tous les étudiants de suivre des cours de russe et de marxisme-léninisme, ainsi qu'à déposer un projet de loi prévoyant de réserver aux étudiants un tiers des sièges dans les conseils de faculté et d'Université. En revanche, aucune des revendications politiques qui étaient venues s'accumuler au fil des semaines n'est satisfaite. Et si les étudiants de Lodz mettent fin avec soulagement à une grève avec occupation de quarante jours, l'accord est en revanche accueilli fraîchement à l'Université de Poznan, qui décide de poursuivre le mouvement. Kuron, que Walesa dépêche à Poznan prêcher la modération, n'obtient la fin de la grève qu'au prix de deux jours de discussions quasiment ininterrompues et d'une extinction de voix.

La trêve réclamée par le général Jaruzelski commence le 20 février, huit jours après son entrée en fonctions. Mis à part quelques conflits locaux et très marginaux, toute la Pologne est au travail. L'équipage gouvernemental semble bien parti. Mais deux semaines se sont à peine écoulées que les premières dissonances viennent troubler l'harmonie retrouvée. Si le coup de griffe de Brejnev contre les "ennemis du socialisme" en Pologne, le 23 février, à la tribune du XXVIème Congrès du PCUS, peut passer pour une figure rhétorique obligée, la réception de Kania et Jaruzelski, le 3 mars, à l'issue du Congrès, par le "club polonais", élargi à Brejnev et au Premier

Ministre Tikhonov, est plus inquiétante : un communiqué sibyllin fait état de la "conviction des deux parties que les communistes polonais ont la force et la possibilité de renverser le cours des événements" (37). En fait, c'est devant un véritable tribunal que comparaissent les Polonais, sommés de s'expliquer sur la levée de l'obligation d'apprendre le russe et la garantie de la propriété privée de la terre, prévues par les accords de Lodz et de Rzeszow dont les Soviétiques brandissent des copies (38).

Début mars également sont signalées les premières actions de répression contre des militants syndicaux agricoles et des membres du KOR. Le 5 mars, à l'heure du laitier, Kuron est interpellé à son domicile et s'entend notifier qu'il est soumis à contrôle judiciaire. Le lendemain, Michnik ne doit qu'à l'intervention des ouvriers de Wroclaw, où il se trouve, d'échapper à l'interpellation par la police politique, mais est rattrapé le 12 mars et soumis au même régime de contrôle judiciaire que Kuron. Le 6 mars, quatre militants de la "Confédération pour une Pologne Indépendante" (KPN) - dont Moczulski - en détention provisoire depuis septembre 1980 sont inculpés. Le 10 mars, Antoni Pajdak, un vieil homme de 86 ans, membre du KOR, est agressé à son domicile par des inconnus et précipité du haut d'un escalier. Il s'en tire avec une fracture du bassin. Dans les entreprises civiles dépendant des ministères de la Défense et de l'Intérieur, les membres de "Solidarité" sont sommés de quitter le syndicat : le 2 mars, cinq d'entre eux, réfractaires à la sommation, sont licenciés d'une clinique du ministère de l'Intérieur. Le surlendemain, la direction régionale de "Solidarité" de Lodz proclame l'état de préparation à la grève et le 10 mars a lieu une grève d'avertissement d'une heure. A Radom également, l'état de préparation à la grève est décidé pour protester contre la réticence des autorités à établir les responsabilités des événements de 1976 dans la ville.

Une certaine inquiétude plane donc sur les travaux de la Commission Nationale (KKP) de "Solidarité", le 7 mars. Walesa craint une "perte de contrôle de la KPP sur le cours des choses". Bujak rapporte qu'il a été sondé par le pouvoir pour savoir si "Solidarité" bougerait au cas où il y aurait une dizaine d'arrestations. Les conseillers plaident la retenue.

Le 10 mars a lieu la première rencontre entre Walesa et Jaruzelski. Pour l'occasion, le général s'est fait remettre le dossier du caporal Walesa et a convoqué un colonel qui était son supérieur pendant le service militaire. Après des débuts empesés, "le courant passe", se souvient Walesa, "même s'il serait exagéré de qualifier le climat de chaleureux" (39). Jaruzelski a été frappé par les deux insignes que porte Walesa à son veston, l'un de "Solidarité", l'autre de la vierge noire de Czestochowa, et le trouve

plus "ouvert et conciliant" qu'il ne s'y attendait (40). Quant à Walesa, il déclare éprouver "une certaine estime pour Jaruzelski, probablement liée au port de l'uniforme, mais pas seulement (...). Le ton de la conversation me paraît différent, à cent lieues de la langue de bois, dépourvue de tout lien avec le réel, qu'employait Kania" (41). En tout cas, note Kuron, ce tête-à-tête de près de deux heures exerce une forte impression sur Walesa, qui ressort convaincu que le général a pleuré en évoquant la situation économique catastrophique du pays alors qu'il ne s'agissait que d'une réaction à la lumière de ses yeux affaiblis pendant l'exil en Sibérie (42).

Puis, lors des entretiens élargis avec la participation de Rakowski, on convient de détendre la situation à Radom : le Premier Secrétaire du Parti de la voïvodie, déjà en fonctions en 1976, Prokopiak, "démissionnera" peu après, mais la direction locale de "Solidarité" n'accepte de se satisfaire de rien moins que de l'ouverture d'une négociation en bonne et due forme avec le gouvernement. Il faut finalement l'intervention, le 16 mars, devant 10 000 personnes réunies dans un stade de Radom, de Lech Walesa, Anna Walentynowicz et Kuron, qui déploient tout leur pouvoir de conviction, puis l'ouverture le lendemain d'une négociation avec les autorités pour que l'ordre de préparation à la grève soit levé.

Mais la situation est de plus en plus volatile : le début, le 16 mars, de la manoeuvre de grande échelle Soyouz 81 du Pacte de Varsovie, dans le nord de la Pologne, fait à nouveau planer l'ombre de l'intervention militaire soviétique. Kuron, qui sillonne le pays, ressent une "formidable impatience : les gens ne voulaient plus attendre. D'un côté, ils sentaient leur force, conscients d'être un mouvement organisé (...), de l'autre, la crise révélait des étagères vides (...) s'y ajoutait l'impertinence des autorités" (43).

Une étincelle peut enflammer ce cocktail. C'est de Bydgoszcz, à 200 kilomètres au nord-ouest de Varsovie, qu'elle va partir. Bydgoszcz, chef-lieu d'une région où l'activisme paysan est développé, est le théâtre d'une répétition de l'affaire de Rzeszow : depuis le 16 mars, un groupe de syndicalistes paysans occupe le siège du Parti Paysan (ZSL), inféodé au pouvoir, pour exiger la reconnaissance de "Solidarité Rurale", et se constitue en "comité national de grève". Ils reçoivent le soutien du presidium de la Commission Nationale de "Solidarité" et le président du syndicat pour la région de Bydgoszcz, Jan Rulewski, un militant au tempérament impulsif, vient les rejoindre. En vertu d'un accord antérieur, une délégation mixte de "Solidarité" et des syndicalistes paysans a été invitée à participer à la session du 19 mars du Conseil de Voïvodie, où un point de l'ordre du jour a été réservé à la question de l'agriculture et des paysans. Pour faire pression sur les élus, Rulewski a appelé environ un millier de

sympathisants du syndicat à se réunir aux abords du bâtiment où siège le conseil et s'est porté garant, au nom de "Solidarité", du maintien de l'ordre public. A l'ouverture de la session, alors que 6 invitations seulement avaient été délivrées, c'est une délégation de 25 personnes - parmi lesquelles des syndicalistes paysans - qui se présente et est admise dans la salle des débats. Ceux-ci se déroulent normalement tout d'abord, puis, vers 14 heures, le président lève inopinément la séance sans que le point concernant les questions agricoles ait été discuté. Furieux d'avoir été dupés, les syndicalistes restent dans la salle avec 45 conseillers également interloqués par la manoeuvre. Après de longs conciliabules entre les deux groupes sur la conduite à suivre, l'idée d'une occupation est rejetée et un communiqué commun est préparé condamnant le procédé employé et appelant à une session extraordinaire du conseil de voïvodie. A l'extérieur, la Milice - des unités spéciales de maintien de l'ordre transférées quelques jours plus tôt à Bydgoszcz - prend position autour du bâtiment, désormais fermé, et tient à distance une foule nerveuse qui ignore tout de ce qui se passe à l'intérieur. Rulewski est en contact téléphonique permanent avec le siège de "Solidarité" à Gdansk : Walesa, qui flaire le danger, le somme en vain de se retirer du bâtiment. C'est également ce qu'exigent les autorités vers 19 heures, donnant à "Solidarité" un délai de 10 minutes. A l'issue du délai, 200 miliciens en uniforme et de nombreux civils investissent la salle. Il ne reste plus que les syndicalistes et 5 conseillers membres du syndicat après que les autres ont été éloignés par un subterfuge. Ils demandent et obtiennent un sursis pour achever la rédaction du communiqué commun. Peu après 20 heures, les forces de l'ordre passent à l'action : séparés des conseillers, les militants de "Solidarité" forment un cercle dans la salle des débats, chantant l'hymne national. Evacués un par un par les miliciens, ils sont traînés dans les couloirs avant de subir un "tabassage" en règle par les policiers en civils. Rulewski, particulièrement visé, est frappé au point de perdre connaissance. Deux autres syndicalistes, dont Piotr Bartoszcze, un paysan de 68 ans, le plus mal en point, sont également brutalisés et amenés à l'hôpital.

La nouvelle de l'incident se répand comme une traînée de poudre à Bydgoszcz et dans toute la Pologne. Le presidium de la Commission Nationale, Lech Walesa en tête, arrive sur les lieux vers minuit et déclare rompre toutes les négociations en cours avec les autorités, avant d'appeler à l'état de préparation à la grève en estimant qu'il s'agit d'une "provocation évidente dirigée contre le gouvernement Jaruzelski" (44). Le lendemain 20 mars, une grève de deux heures touche les voïvodies de Bydgoszcz et de Torun, et le samedi 21 mars, une foule en colère manifeste dans les rues de la ville en scandant "Milice-Gestapo". Le 22 mars commencent à circuler et s'afficher les

photos impressionnantes des visages tuméfiés des trois victimes de ce qui est désormais la "provocation de Bydgoszcz".

Quant à la responsabilité de l'incident, tous les regards se tournent vers le "béton" du Parti, Olszowski et Grabski, lequel était venu quelques jours plus tôt à Bydgoszcz. Une voix retentissante s'élève au sein même du Parti pour dénoncer la fraction conservatrice : Stefan Bratkowski, le président de l'"Association des Journalistes Polonais" (SDP), qui s'était illustré dans l'"affaire Narozniak", l'accuse, sans citer de noms, d'entraîner la direction du Parti et le gouvernement dans un affrontement avec toute la société en "provoquant" celle-ci "à des comportements justifiant l'usage de la force". A "Solidarité", on fait observer que l'incident s'est produit alors que Kania était en visite à Budapest et Jaruzelski sur le terrain des manoeuvres Soyouz 81. Tentative de l'appareil de sécurité d'infliger une leçon à "Solidarité" ou complot ourdi au sommet du pouvoir pour déstabiliser Jaruzelski ? Toujours est-il que la "provocation de Bydgoszcz" va plonger le pays dans la plus grave crise politique depuis août 1980 et ébranler sérieusement la cohésion de "Solidarité".

A la tête du Parti et du gouvernement, l'affaire déclenche un branle-bas. L'appareil de propagande, que supervise Olszowski, entre en action pour imputer aux victimes la responsabilité de l'incident, accusant "Solidarité" d'avoir entamé une grève avec occupation des lieux, et pour jeter le discrédit sur Rulewski, tour à tour qualifié de déserteur, d'escroc, de faussaire, de fils de collaborateur et accusé de s'être auto mutilé aux fins de provocation. Le Bureau Politique du PZPR, réuni le 22 mars, estime que la volonté de se substituer au pouvoir a pris le dessus dans "Solidarité" et que "cela crée un état d'anarchie" (45). Au gouvernement, en revanche, la tendance est plutôt à l'apaisement. Dès le 20 mars, une commission d'enquête est dépêchée à Bydgoszcz et Rakowski appelle aussitôt Walesa pour lui proposer de le rencontrer. L'entretien a lieu le 22 mars à Varsovie : "Solidarité" exige la sanction des responsables, Rakowski agite la menace de l'intervention extérieure. Après ce dialogue de sourds, un nouveau rendez-vous est pris pour le 25 mars. Le lundi 23 mars, alors que les entreprises les plus radicales sont en proie à une certaine fébrilité, la Commission Nationale se réunit en fin d'après-midi à Bydgoszcz, dans un atelier de réparation de matériel ferroviaire. Les rumeurs d'une proclamation imminente de l'état d'urgence donnent à la réunion une coloration dramatique. Walesa ne cache pas son irritation et ses griefs à l'encontre de Rulewski, lui reprochant d'avoir amené avec lui une délégation quatre fois plus nombreuse qu'il n'y avait d'invitations et de ne pas avoir quitté le bâtiment au moment où il le lui avait conseillé. Mais, estime-t-il, c'est

le pouvoir qui porte la responsabilité essentielle de l'incident. Que faire maintenant ? Une forte majorité des membres de la KKP se prononce en faveur d'une grève générale sans préavis ni négociation. Walesa et les "experts" - Mazowiecki, Geremek - plaident la prudence : "une grève générale sans durée déterminée est pratiquement une insurrection nationale", avertit Geremek (46). Walesa propose de négocier d'abord avec le gouvernement, de déclencher une grève d'avertissement en cas d'insuccès seulement et de ne recourir à la grève générale qu'en cas d'intransigeance persistante du pouvoir.

Après des débats âpres, épuisants et confus, où le président de la KKP, mis en minorité et pour la première fois apostrophé et interrompu par ses compagnons, menace de quitter la salle, son plan est finalement retenu : une grève d'avertissement le 27 mars et, en cas d'échec des négociations, la grève générale sera déclenchée le 31 mars. Une commission de négociation est constituée - Walesa, Gwiazda, Slowik et Jurczyk - ainsi que la liste des revendications : outre la sanction des responsables des incidents de Bydgoszcz y figurent des garanties de sécurité pour les syndicalistes, un droit de réponse aux accusations lancées par les médias, le droit de créer des syndicats paysans, l'extinction des procédures engagées contre les opposants entre 1976 et 1980 et l'annulation d'une ordonnance de février sur le non-paiement des jours de grève. Sur la proposition de Kuron, la KKP se réserve le droit de suspendre ou rapporter le mot d'ordre de grève et de modifier la liste des revendications. Cette clause de défiance à l'égard des négociateurs est acceptée de mauvaise grâce par Walesa qui en concevra une rancune durable à l'égard de Kuron, mais qui obtient que la Commission Nationale ne siège pas pendant les négociations.

Un comité de grève de dix personnes, dirigé par Walesa, est également désigné et, par mesure de précaution contre un éventuel état d'urgence, la KKP décide de transférer pour la circonstance les directions régionales de "Solidarité" dans les usines, chantiers navals et mines. Le 25 mars, la délégation de "Solidarité" reçue par Rakowski entend celui-ci lui lire un texte de propagande - retransmis le jour même par la télévision - où il prend la défense des auteurs de l'incident de Bydgoszcz, accuse le syndicat de se transformer en parti politique et brandit la menace de l'état d'urgence. Au bout d'une heure de monologue, Rakowski lève la séance sans même qu'ait été discutée aucune revendication. Renvoyées au lendemain, les négociations sont à nouveau reportées par le gouvernement.

Et c'est donc presque naturellement que, le vendredi 27 mars à 8 heures, dans un grand déploiement de banderoles et de couleurs nationales aux façades des bâtiments que les sirènes des usines signalent le début de la grève d'avertissement de 4 heures

décidée par la KKP. Remarquable démonstration d'efficacité du syndicat, la grève se déroule dans le calme et la discipline et prend fin à 12 heures par un nouvel appel des sirènes. La négociation reprend le jour même avec le gouvernement, mais aucun progrès n'est enregistré : tout le monde attend l'échéance du plenum du Comité Central convoqué pour le dimanche 29 mars.

Divisé par le débat politique qui agite le pays, le Parti est en pleine fièvre. Quelque 500 résolutions et motions ont été adressées au Comité Central pour demander une convocation rapide du congrès extraordinaire annoncé en octobre et sans cesse reporté, des élections réellement démocratiques des organes dirigeants, la négociation avec "Solidarité", voire l'éviction du "béton". Malgré les mises en garde du Bureau Politique contre une "grève politique", la base du Parti a largement participé à la grève d'avertissement du 27 mars. Et c'est une véritable volée de bois vert que ceux des représentants de cette base qui prennent la parole le 29 mars à la tribune du IXème plenum administrent à la direction du Parti, reprenant les griefs formulés dans les résolutions des cellules d'entreprise.

L'appareil est ébranlé. Dans la nuit du 29 au 30 mars, les deux représentants les plus en vue du "béton", Olszowski et Grabski, annoncent, à l'issue de discours alarmistes sur le péril de perte du pouvoir qui menace le Parti, leur démission du Bureau Politique. Mais après une série de conciliabules, de manoeuvres de coulisse et de coups de téléphone, avec Moscou notamment, ils finissent par la reprendre. Avant dernier intervenant, Rakowski fait une volte-face et, tout en critiquant "Solidarité", impute clairement la responsabilité des événements de Bydgoszcz à son propre camp, faisant allusion à des commanditaires haut placés, et exprime ses "regrets". Kania, qui prononce le discours de clôture, tire les conclusions de la discussion : il faut désamorcer la grève générale annoncée pour le lendemain par une solution politique.

"Solidarité" est convaincue de l'imminence d'une intervention extérieure et de la proclamation de l'état d'urgence. "On pouvait aisément observer", se souvient Kuron, "que le pouvoir cherchait à gagner du temps comme s'il attendait quelque chose. Il était évident qu'il comptait sur une intervention" (47). Le cardinal Wyszynski, reçu le 26 mars par le général Jaruzelski, s'entremet et, recevant le 30 mars une délégation de "Solidarité", prêche la modération, exhortant le syndicat à "prendre aujourd'hui ce qui est possible et patienter pour obtenir satisfaction sur les autres exigences".

C'est dans ces conditions, alors que le pays entier se prépare à la grève générale, accumulant provisions et sacs de couchage dans les usines, que s'ouvrent, le 30 mars, les négociations entre "Solidarité" et le gouvernement représenté par Rakowski. La délégation du syndicat a été renforcée de quelques "experts" : Geremek, Chrzanowski,

Mazowiecki, les avocats Sila-Nowicki et Olszewski. Avant même le début des pourparlers, ceux-ci ont, semble-t-il, pris la décision de transiger : "ils ne cessaient de répéter", rapporte Kuron qui s'est entretenu le matin même avec eux, "qu'ils faisaient tout pour la Pologne, qu'ils avaient fait ce choix, que certes la faute leur en incomberait, mais qu'ils devaient sauver la patrie et qu'ils porteraient cette croix (...). Ce n'est qu'après être parti que je compris qu'ils avaient décidé de signer un accord et d'annuler la grève" (48). Mais cela, le gouvernement l'ignore ; les tractations se déroulent dans une "atmosphère extraordinairement lourde", selon l'hebdomadaire de "Solidarité", Niezaleznosc (Indépendance), de la menace de grève générale le lendemain, et de proclamation de l'état d'urgence par le gouvernement.

A 19 heures 30, au journal télévisé, apparaît le visage, mangé par la barbe, de Gwiazda. Walesa se tient debout derrière lui, visiblement tendu. Le vice-président de la KKP annonce l'annulation du mot d'ordre de grève pour le lendemain et détaille les termes de l'accord intervenu avec le gouvernement : celui-ci fait amende honorable sur l'affaire de Bydgoszcz, reconnaît que l'interruption de la session du conseil de voïvodie était irrégulière, déclare regretter les brutalités et s'engager à tirer les conséquences vis-à-vis des responsables. Les autres revendications sont traitées en des termes beaucoup plus vagues et subordonnées à des négociations ultérieures : les garanties de sécurité au profit des syndicalistes sont renvoyées à la future loi sur les syndicats et l'accès aux médias proposé à la discussion d'une commission ad hoc du Sejm. Quant aux syndicats paysans, les termes quelque peu confus de l'accord dissimulent la réalité de la concession du pouvoir : ils seront légalisés, mais au prix d'une négociation.

Dans les rangs de la KPP, c'est la consternation : non seulement la délégation s'est affranchie du mandat impératif que lui avait confié la KKP, mais, estime une majorité de celle-ci, Walesa a reculé devant le pouvoir alors que la mobilisation était forte et que le rapport des forces était favorable à "Solidarité". Ailleurs, à la base, dans les régions, l'"accord de Varsovie" est en revanche accueilli avec soulagement tant était élevé le risque associé à l'entreprise, habilement monté en épingle, d'ailleurs, par la propagande.

Dès le lendemain 31 mars, la Commission Nationale se réunit à Gdansk pour trancher le litige et crever l'abcès. Habile, Walesa la convoque aux chantiers navals "Lénine", dont les ouvriers lui sont acquis et dont il sait qu'ils le soutiendront contre une KKP trop frondeuse ou radicale. Malgré une mise en scène adroite - audition de la cassette de l'entretien avec le Primat, lecture de télégrammes de soutien à Walesa -, les débuts de la réunion sont tendus. Depuis son lit d'hôpital, Rulewski a envoyé une

lettre courroucée à la Commission Nationale : "c'est une ignominie pour le syndicat", écrit-il, "qui non seulement n'a pas défendu sa dignité, ceux qui ont été brutalisés, mais a trahi les espoirs d'autres groupes de la société" (49).

D'autres encore critiquent la procédure peu démocratique, secrète et autoritaire, par laquelle Walesa et ses "conseillers" ont imposé leur choix. Deux des négociateurs vont jusqu'à renier l'"accord de Varsovie" : Gwiazda - "plus ressemblant que jamais à un saint d'un tableau du Greco", ironise Garton-Ash (50) - est le premier à faire acte de contrition, regrettant le dépassement du mandat donné par la KKP, et remet sa démission de ses fonctions de vice-président. Plus extrême et plus isolé, Slowik rejette en bloc l'accord, une "farce" produite par l'intimidation et la manipulation du groupe des négociateurs.

Puis, dans un exposé très articulé et brillant, Modzelewski, sans mettre en cause sur le fond le choix des négociateurs - admettant qu'il était "dramatique" et qu'ils l'ont fait en leur âme et conscience - reproche à Walesa et aux experts d'avoir délibérément contourné la KKP pour conjurer le risque qu'elle maintienne le mot d'ordre de grève générale : "il ne s'agit pas du fait que la KKP a été placée devant le fait accompli", déclare-t-il, "mais qu'elle continuera de l'être (...). La clef de tout est un mécanisme de décision qui ne soit pas un mécanisme monarchique. Autour du roi, il y a la cour et à part cela, il y a le parlement. Et comme ce n'est pas un roi de carton-pâte, c'est lui qui gouverne. Et comme il ne peut s'occuper de tout, c'est de facto la cour qui gouverne et non le parlement" (51). Et le porte-parole de la Commission Nationale de proposer à son tour sa démission.

L'annulation du mot d'ordre de grève générale - maintenant difficile à reconduire - est votée par 25 voix contre 4 et 6 abstentions. C'est le secrétaire de la KKP, Andrzej Celinski, incarnation de cet "cour" ouvertement dénoncée, qui fait les frais de la fronde et est démis de ses fonctions. "Solidarité" vient de connaître sa première crise grave et aussi un tournant dans son évolution. "Modzelewski avait dévoilé quelque chose qui apparaissait dans "Solidarité"", observe Kuron, "et qui allait jouer un rôle de plus en plus important : l'appareil commençait à gouverner (...). Il créait l'illusion que Walesa prenait les décisions alors que c'était lui qui les prenait" (52). Garton-Ash voit dans cet épisode l'expression du conflit entre l'idéal de la démocratie et la nécessité de l'unité", un conflit fondamental qui explique une bonne partie de l'histoire de "Solidarité" (53).

Tandis que le pouvoir et "Solidarité" se testent au grand jour, d'autres manoeuvres se poursuivent en coulisse. A l'issue de la crise de décembre avec les Soviétiques, révèle le colonel Kuklinski (54), les préparatifs de la loi martiale ont été

accélérés en vue d'une mise en oeuvre au printemps, lorsque la population sera lasse des tensions et de "Solidarité". Informé par le réseau d'indicateurs qu'il entretient dans les rangs d'un syndicat peu méfiant, le ministère de l'Intérieur dresse la liste des 4 000 personnes à arrêter en priorité - parmi lesquelles 240 sont soumises à une surveillance continue pour pouvoir être arrêtées à tout moment - tandis que le ministère de la Défense prépare les actes juridiques et les plans d'action. Une première simulation en salle à lieu, toujours dans le plus grand secret, le 16 février, quelques jours après la nomination du général Jaruzelski à la tête du gouvernement. Les organisateurs concluent que "Solidarité" ne peut être neutralisé que par la surprise, ce qui exclut que la loi martiale soit soumise pour approbation au Sejm et plaide en faveur d'un jour non ouvré pour sa mise en oeuvre, de préférence une nuit du samedi au dimanche. La réunion permet également d'arrêter le partage des rôles entre la police et l'armée : à la première revient l'action directe, à la seconde un rôle en retrait, d'appui et de contrôle des sites.

Le 20 février, l'opération "Printemps" - c'est ainsi qu'elle a été baptisée - est présentée au général Jaruzelski, qui l'approuve et en emporte les plans à Moscou, où il se rend pour le XXVIème Congrès du PCUS. Le communiqué sibyllin de la rencontre du 3 mars avec le "club polonais" s'explique un peu mieux. Mais, fait valoir Jaruzelski aux Russes, la mise en oeuvre du projet est prématurée : le rapport des forces reste favorable à "Solidarité" alors que le Parti est divisé et l'appareil d'Etat affaibli. Il faut donc temporiser et attendre le moment opportun pour agir.

A vrai dire, la démarche a surtout pour but de montrer aux Soviétiques que les camarades polonais ne restent pas passifs face à la montée en puissance des "forces contre-révolutionnaires". Mais, soit parce qu'ils sont hermétiques aux arguments de politique intérieure polonaise, soit parce qu'ils veulent en finir au plus vite, les Soviétiques font monter la pression, sans grands égards pour les finesses tacticiennes du général Jaruzelski. Décidé quelques jours seulement avant la nomination de celui ci au poste de Premier Ministre, l'exercice Soyouz 81 du Pacte de Varsovie, est maintenu pour le 16 mars. 150 000 hommes sont impliqués, dont 30 000 sur le territoire de la Pologne. La manoeuvre - dont les Soviétiques ne cachent pas à leurs interlocuteurs polonais qu'elle a un rapport direct avec la situation intérieure du pays - a été précédée de gestes d'intimidation : sous le prétexte de préparer l'exercice, un groupe de 18 généraux soviétiques est venu vérifier l'état d'esprit des officiers polonais vis-à-vis de la "contre-révolution", puis, le 14 février, des groupes de militaires ont commencé à essaimer en Pologne pour reconnaître aérodromes, émetteurs de radio et de télévision, grandes usines et aires de déploiement de forces à

proximité des principales agglomérations, tous objectifs habituellement ignorés par les manoeuvres. Non seulement les autorités polonaises, informées, ne s'étonnent pas de ces procédés, mais elles remettent aux Soviétiques les plans de certains édifices publics (55).

Quelques jours après le début de l'exercice interviennent l'incident de Bydgoszcz et le mot d'ordre de grève lancé par "Solidarité". Et le 24 mars, alors que la situation s'envenime en Pologne, le maréchal Koulikov informe les Polonais que la manoeuvre qui devait prendre fin le lendemain est prolongée pour une durée indéterminée. Sans précédent dans les annales du Pacte de Varsovie, cette décision permet à Moscou de faire entrer, en toute légalité, de nouvelles troupes sur le territoire de la Pologne et aussi de soustraire la quasi-totalité des forces terrestres et aériennes polonaises à l'autorité de l'état-major pour les laisser pendant la durée de l'exercice sous celle du commandant du "Front polonais", le général Molczyk, un affidé de Moscou.

Le 27 mars, une trentaine de hauts responsables du KGB, du ministère de la Défense et du Gosplan soviétiques arrivent à Varsovie pour prendre connaissance des plans de la loi martiale. Ils les trouvent insuffisants et proposent des correctifs beaucoup plus expéditifs que les formules polonaises, prévoyant notamment une administration militaire du pays. Et lorsque le plenum du Comité Central tranche, le 30 mars, en faveur d'une solution politique, les Soviétiques sont saisis d'un nouvel accès de colère, refusant obstinément de clore les manoeuvres Soyouz 81. Le maréchal Koulikov, interrogé sur les motifs de leur prolongation, répond de but en blanc : "parce qu'en Pologne il y a la contre-révolution" (56). Le 13 avril, la guerre des nerfs se transporte dans les airs avec le transfert de Tchécoslovaquie en Pologne, sans la moindre notification au contrôle aérien polonais, de 32 hélicoptères de combat qui feront les jours suivants, ignorant toujours les consignes des contrôleurs de l'air, des vols d'intimidation dans la région de Torun.

Ce même 3 avril, Kania appelle Jaruzelski : des émissaires non identifiés de Brejnev souhaitent rencontrer les deux hommes dans un lieu secret. Jaruzelski demande à son chef de cabinet, le général Janiszewski, de prendre soin de sa femme et de sa fille s'il lui arrivait un malheur et passe prendre à son bureau du Comité Central un Kania tout aussi peu rassuré que lui par cette convocation mystérieuse. Ils arrivent à 19 heures à l'aérodrome d'Okecie, où les attend sur le tarmac un TU-154 sans aucune marque distinctive, ni de l'Aeroflot ni de l'armée soviétique. Les deux hommes prennent place, avec l'aide de camp du général, dans l'appareil vide qui décolle aussitôt, prenant d'abord le cap de Legnica, au sud-est de Varsovie, siège de l'état-major soviétique en Pologne, avant de faire demi-tour pour se diriger vers Brest-

Litovsk, en Biélorussie, où il atterrit une heure plus tard. Il est 22 heures, heure locale. Au bas de la passerelle, trois "Volga" noires sans plaque, aux fenêtres fermées par des rideaux, attendent les visiteurs dans l'obscurité. Aucun uniforme n'est visible. Les seules silhouettes discernables sont celles de civils. Les Polonais montent dans la première "Volga", qui démarre en trombe. Ni Kania ni Jaruzelski n'ont la moindre idée de l'endroit où ils se trouvent. A un moment, le cortège quitte la route asphaltée pour emprunter "un chemin en terre battue qui mène à une immense bâtisse en brique rouge, mi-forteresse, mi-prison", se souvient le général Jaruzelski, qui poursuit : "alors, je dois l'avouer, je me dis que ce pourrait être un voyage sans retour. Sans un mot, je me tournai vers Kania. Lui aussi, visiblement, pensait la même chose" (57). Les véhicules traversent la forteresse à moitié en ruines et débouchent sur un terrain vague où trois wagons stationnent sur des voies de chemins de fer envahies par des herbes et arbustes, visiblement abandonnées.

Là, les deux hôtes de cette singulière rencontre descendent d'un des wagons : les Polonais reconnaissent les visages d'Andropov, le chef du KGB, et d'Oustinov, le ministre de la Défense, qui les convient dans le salon aménagé dans le wagon. Aucun interprète n'est présent, la conversation se déroule en russe. De temps à autre, un serveur apporte du thé et des sandwiches. Les deux Soviétiques se lancent dans un véritable réquisitoire contre la direction polonaise, qui tolère les grèves, les attaques contre le socialisme, les actions des agents de l'étranger, comme Kuron et Michnik, et les actes antisoviétiques, qui laisse les coudées franches à l'Eglise et qui, non contente d'admettre l'existence d'une agriculture privée, autorise les paysans à se syndiquer. Les deux Polonais, sommés de passer à l'action et de remettre de l'ordre, se défendent en faisant valoir qu'ils ont la situation en main : "nous avons simplement besoin de temps pour régler nous-mêmes nos problèmes. Par nos propres moyens!" (58). Six heures plus tard, la sinistre mise en scène prend fin. Epuisés et soulagés, Kania et Jaruzelski retrouvent à l'aube les formes rassurantes de l'aéroport d'Okecie.

Les gesticulations ne cessent pas, cependant, après ce coup de semonce. Les incursions d'aéronefs se poursuivent pendant les premiers jours d'avril. Et, dans la nuit du 9 au 10 avril, les Soviétiques annoncent aux Polonais l'arrivée imminente dans leur pays de 50 avions gros porteurs, véritable pont aérien au motif inconnu. L'ordre est suspendu quelques heures après. "Solidarité" signale l'apparition, en province, de nouvelles unités soviétiques et même d'un groupe de militaires soviétiques parachuté près de Lublin, qui, à court de vivres, quitte la clandestinité pour s'adresser à l'armée polonaise (59).

Le 8 avril, la délégation venue en mars délivrer ses prescriptions sur la loi martiale revient à Varsovie, conduite par le maréchal Koulikov, pour se faire présenter à nouveau les plans polonais et exiger qu'ils soient signés, ainsi que les actes juridiques dont ils sont assortis, pour pouvoir être mis en oeuvre à tout moment. Quelques jours plus tard, le même maréchal Koulikov revient à Varsovie demander une date précise de proclamation de la loi martiale à un général Jaruzelski qui s'y refuse obstinément.

La menace d'intervention diminuera quelque peu à partir de la mi-avril, mais les Soviétiques continuent de montrer aux Polonais qu'ils se tiennent prêts à toutes les éventualités : le dispositif de commandement mis en place pendant les manoeuvres Soyouz 81 est maintenu et le QG opérationnel d'une éventuelle intervention est déplacé de Moscou à Legnica, où Koulikov s'installe à demeure avec un groupe de 47 officiers, mobilisés pour l'exercice, qui ne sont pas rapatriés. Ils seront rejoints le 25 avril par un nouveau groupe de 60 à 80 officiers des forces armées soviétiques et de quelques "pays frères", chargés de suivre au jour le jour la situation politique en Pologne (60).

IV - LE CONGRES DU PARTI

L'"accord de Varsovie" apporte, après la phase critique de Bydgoszcz, une certaine détente. Le 1er avril se réunit la commission mixte épiscopat-gouvernement et le lendemain 2 avril s'ouvrent, dans un climat de conciliation, les pourparlers préparatoires des négociations prévues par l'accord. L'introduction de cartes de rationnement pour la viande, le 1er avril, puis la farine, le beurre, le riz et le gruau le 22 avril, est même ressentie par "Solidarité" comme une mesure d'équité plus que comme une nouvelle brimade.

Le seul conflit pendant est l'occupation du siège du Parti Paysan (ZSL) à Bydgoszcz par les militants paysans. Moyennant la discrète entremise du Primat et à l'issue de la négociation prévue entre le pouvoir et les milieux paysans, "Solidarité paysanne" accepte de se définir comme une organisation syndicale sans but politique qui reconnaît la vocation du Parti communiste à être la force politique dirigeante de l'Etat, les fondements du système et les acquis historiques du socialisme. Ce qui lui vaut, le 17 avril, un accord avec le gouvernement sur son enregistrement. Le 6 mai, le Sejm votera une loi autorisant les paysans à se syndiquer, et le 12 mai, le "Syndicat indépendant et autogéré des agriculteurs individuels Solidarité" - que par commodité

on continuera d'appeler "Solidarité Paysanne" - est enregistré par le tribunal de voïvodie de Varsovie.

Mais l'embellie est de courte durée. Outrée d'avoir été placée par Rakowski devant le fait accompli, avec l'"accord de Varsovie", la majorité des membres du Bureau Politique harcèle de critiques les artisans du compromis. Jaruzelski, qui cautionne son vice-premier ministre, se défend en faisant valoir que la menace de grève est écartée et en donnant des gages de fermeté : le 10 avril, il demande au Sejm de prononcer la suspension du droit de grève pour deux mois, mais admet que ce soit fait sous la forme d'une résolution sans portée juridique. Un raidissement dans la préparation des négociations entre "Solidarité" et le gouvernement, repoussées à la fin du mois d'avril, trahit également les tiraillements au sommet.

La querelle autour de l'"accord de Varsovie", une fois retombée, c'est la préparation du Congrès extraordinaire qui met la direction du Parti en émoi : les élections des premiers secrétaires des cellules de base, où "Solidarité" est influente et active, ont a vu la victoire de nombreux réformateurs et le phénomène pourrait se répéter lors de l'élection des délégués au Congrès. Entourées d'un parfum d'hérésie, les "structures horizontales" se développent - presque toutes les cellules du Parti dans les Universités se réclament de ce mouvement - et s'organisent : le 15 avril, une douzaine d'entre elles ont convoqué à Torun un "forum d'avant-Congrès", où 750 délégués adoptent une "plate-forme commune pour la réforme du Parti". Plus grave, les apparatchiks redoutent de voir leurs carrières compromises par l'humeur de la base. Mais non contentes de céder à la tentation des règlements de comptes, nombre d'organisations de base du Parti, saisies par la même fièvre démocratique que le reste de la société, manifestent leur intention de ne déléguer au Congrès que des élus de la base et de n'élire les organes centraux que parmi les délégués au Congrès. Un vent de panique souffle sur la direction du Parti qui, sachant le discrédit qui frappe l'appareil, ne se fait guère d'illusions sur son sort : elle serait tout simplement balayée.

C'est dans ce climat que s'ouvre, le 29 avril, le Xème plenum du Comité Central, préparé par une "inspection" de Mikhaïl Souslov, venu à Varsovie le 23 avril "rencontrer le Bureau Politique du PZPR". "Sa venue équivalait en fait à une accusation d'apostasie", note l'un des participants, le général Jaruzelski (61). L'idéologue en titre du Kremlin, fiches détaillées à l'appui, morigène les Polonais, avec le soutien appuyé des conservateurs du Bureau Politique du PZPR. Moins dramatique que le précédent, le Xème plenum est le théâtre d'une offensive contre les "structures horizontales". Kania met en garde contre toute remise en cause des "normes léninistes" par ces structures et parle, à propos de "Solidarité", de "contre-

révolution rampante". Rakowski, vivement pris à partie pendant les débats, défend les "structures horizontales", pour peu qu'elles se conforment aux principes du léninisme. Mais, la partie la plus remarquée de son intervention est celle consacrée à l'URSS : " ce que se disent en secret les dirigeants soviétiques et polonais n'a aucune influence sur la situation politique en Pologne", explique-t-il, "il est temps que l'Union Soviétique définisse publiquement ses intérêts politiques à l'ouest du Bug. Toute la société polonaise, y compris nos adversaires politiques (...) doivent savoir où s'arrête l'intérêt de la Pologne et où commence la voie de l'auto-anéantissement" (62).

Le Comité Central décide également de créer une commission d'enquête sur les "erreurs et abus" des dirigeants de l'ère Gierek. Présidée par Tadeusz Grabski, membre du Bureau Politique et secrétaire du Comité Central, elle n'entendra que les vaincus de septembre 1980, exonérant de ses investigations les puissants du jour, Kania, Jaruzelski, Olszowski, Barcikowski, les hommes qui ont pourtant occupé les fonctions les plus éminentes pendant la décennie écoulée. Deux mois plus tard, la "commission Grabski" rendra des conclusions jugées d'avance. Outre les dates du Congrès extraordinaire - du 14 au 18 juillet 1981 - le plenum arrête également les traditionnelles "thèses", qui comportent cette fois-ci quelques innovations : outre un régime assez libéral pour l'élection des délégués au Congrès, on y trouve la mention d'une promesse de "liberté de choix entre plusieurs candidats" aux élections législatives et locales ainsi qu'une offre à "Solidarité" de rallier le "Front d'Unité Nationale", la machinerie électorale - totalement discréditée - du pouvoir. La proposition est ignorée par le syndicat, de même que celle d'organiser des défilés communs, le 1er mai, avec le Parti. "Solidarité" préfère célébrer la fête sur les lieux de travail, moyennant quoi et les comités locaux du Parti, de peur d'exhiber des effectifs clairsemés, annulent le plus souvent les défilés prévus. Outre celui de Varsovie, il n'y en aura que six dans tout le pays. Le 3 mai, en revanche, pour l'anniversaire de la Constitution de 1791, des dizaines de milliers de sympathisants de "Solidarité" manifestent pacifiquement dans toutes les grandes villes, réclamant l'indépendance de la Pologne.

Ouvertes sans tapage le 25 avril, les négociations entre le gouvernement et "Solidarité" se poursuivent en groupes de travail créés autour des principales revendications de mars : accès aux médias, garanties de sécurité pour les syndicalistes, régime particulier des mineurs, application des conventions collectives. D'autres thèmes y ont été ajoutés, comme le régime des prisonniers politiques, la création d'un Etat de droit, la participation de "Solidarité" à la prochaine session de l'Organisation Internationale du Travail. Certains groupes concluent leurs travaux par

un accord ; dans d'autres, les pourparlers sont rapidement rompus. Le 12 mai, à la demande du général Jaruzelski, l'équipe des négociateurs gouvernementaux vient rendre compte des pourparlers devant le Bureau Politique, recensant les points d'achoppement : l'indépendance de la justice et l'accès des citoyens aux documents administratifs - "inacceptable", tranche Ciosek -, le droit de regard sur les médias, le droit demandé par "Solidarité" de créer des syndicats dans l'armée et la police. Le plus préoccupant est cependant, reconnaît Rakowski, "qu'à différents niveaux de "Solidarité" se renforce une tendance qui vise à lui donner un caractère de parti d'opposition" (63). Il s'entend rétorquer avec ironie par Olszowski que cette "tendance" était déjà évidente en octobre 1980. La plupart des revendications pendantes sont catégoriquement rejetées.

Dans la société, après la détente d'avril, l'impatience et la tension recommencent à croître. Aux pénuries existantes vient s'ajouter une pénurie de tabac qui, en provoquant un incident de l'ordre du fait divers, manque de déclencher une nouvelle crise politique. Le 7 mai en effet, à la gare d'Otwock, deux miliciens qui resquillent dans une file d'attente devant un kiosque à cigarettes sont pris à partie par deux ivrognes, aussitôt interpellés et battus. La file d'attente prend fait et cause pour ces derniers et, renforcée par le flux des passants qui regagnent, en fin d'après-midi, cette banlieue de Varsovie, commence à attaquer le poste de la Milice, une modeste baraque en bois en face de la gare. Réclamant la libération des deux ivrognes, entre temps transférés à Varsovie, la foule, forte d'un millier d'individus, menace les miliciens, détestés pour avoir la matraque facile, de lynchage, voire de les brûler vifs dans leur baraque.

Alertés par des militants locaux de "Solidarité", plusieurs dirigeants du syndicat se rendent aussitôt sur place. Parmi eux, Michnik, qui hurle dans un mégaphone : "je m'appelle Adam Michnik. Je suis une force anti-socialiste". Il est salué par une salve d'applaudissements, puis promet la libération des deux ivrognes et la sanction des coupables. La foule exige des garanties. "Il n'y en a pas", répond Michnik, "la seule garantie c'est nous, peut-être pouvez-vous faire confiance à une force anti-socialiste" (64). La foule finit par se disperser. Michnik savoure comme une revanche la poignée de main reconnaissante du capitaine de la Milice. Les troubles ne cesseront que trois jours plus tard, après que l'organisation locale de "Solidarité" aura fourni des patrouilles de bénévoles, une initiative que certains dans le Parti interprètent comme l'indice de la constitution d'une administration de substitution (65).

A Bialystok, où la Milice a, le 2 mai, brutalisé un invalide, un mot d'ordre de préparation à la grève est lancé le 13 mai par la direction régionale de "Solidarité",

qui n'est levé qu'après l'annonce de négociations et d'une enquête. Le 15 mai, à Katowice, un groupe de jeunes gens se livre à des actes d'agression contre des passants et de vandalisme, sous l'oeil passif de la Milice. "Solidarité" conclut à une provocation, de même que pour les attentats contre les monuments aux morts soviétiques et les profanations de tombes de soldats de l'Armée rouge, qui se multiplient.

A ces quelques incidents près, le mois de mai est relativement calme et laisse à Walesa le loisir de repartir à l'étranger : du 10 au 16 mai, il fait une tournée triomphale au Japon, à l'invitation des syndicats nippons, puis en Suède et, en juin, il figure avec plusieurs syndicalistes de "Solidarité" dans la délégation officielle polonaise à la session de l'Assemblée Générale de l'OIT. Surmontant son aversion et bravant les réactions grinçantes des "pays frères", le pouvoir a finalement accédé à cette requête de "Solidarité".

L'attentat contre Jean-Paul II, le 13 mai 1981, bouleverse les Polonais qui, pour bon nombre d'entre eux, y voient la main du KGB. A peine les inquiétudes sur l'état de santé du souverain pontife se sont-elles dissipées que, le 28 mai, meurt le cardinal Wyszynski, âgé de 79 ans. Peu avant sa mort, le Primat avait appelé le Pape dans sa clinique romaine pour lui demander de nommer à la tête de l'Eglise de Pologne celui qu'il considérait comme son dauphin, l'archevêque Jozef Glemp. Jean-Paul II a une nette préférence pour le cardinal Macharski, archevêque métropolite de Cracovie, mais respecte la volonté du mourant. A l'issue de la période de deuil, Mgr Glemp devient, le 7 juillet, Primat de Pologne : né en 1929 en Pologne centrale, il avait été le secrétaire particulier du cardinal Wyszynski, avant de devenir évêque de Warmie. Ce choix satisfait les autorités, d'autant plus que le frère du nouveau Primat est un cadre local du Parti.

L'enlisement de l'enquête promise sur l'incident de Bydgoszcz irrite les responsables locaux de "Solidarité" qui, à l'issue d'une rencontre le 1er juin avec les dirigeants de trois régions voisines - Torun, Plock et Wloclawek - lancent un mot d'ordre de grève d'avertissement de deux heures pour les 10 et 11 juin. Il s'agit du premier appel à la grève depuis l'"accord de Varsovie". Malgré la mise en garde de l'épiscopat, la Commission Nationale de "Solidarité", d'humeur également pugnace, approuve, à l'issue de sa réunion du 4 juin, le mot d'ordre.

C'est sur ces entrefaites que, le vendredi 5 juin, en fin d'après-midi, l'ambassadeur d'Union Soviétique, Aristov, vient remettre à Kania une lettre du Comité Central du PCUS au Comité Central du PZPR, insistant pour qu'un exemplaire en soit remis à chaque membre, titulaire ou suppléant, du Comité Central .

La première phrase donne le ton : les camarades soviétiques éprouvent "une vive inquiétude pour le sort du socialisme en Pologne, pour la Pologne en tant qu'Etat libre et indépendant". "Les acquis révolutionnaires du peuple polonais", poursuit la missive, "sont exposés à un péril mortel (...). Les avertissements amicaux (de la direction soviétique) comme les prises de position critiques au sein même du PZPR ont été ignorés (...), le PZPR a cédé pas à pas à la pression de la contre-révolution intérieure, appuyée par les centres de subversion impérialiste étrangers". La lettre fait l'inventaire des domaines où le Parti polonais faillit à sa tâche : la presse, l'appareil de sécurité, l'armée, l'antisoviétisme, l'entrée d'"ennemis du socialisme" et d'"opportunistes" dans l'appareil et le futur Congrès du PZPR et, enfin, les "structures horizontales", "instrument du démantèlement du Parti". Kania et Jaruzelski sont nommément pris à partie : "ils ont exprimé leur accord avec nos vues. Mais, dans les faits, tout est resté dans l'état et aucun correctif n'a été apporté à la politique de concessions et de compromis. Une position est abandonnée après l'autre". Comme elle a commencé, la lettre se conclut par des menaces à peine voilées : "l'offensive des forces antisociales hostiles, en Pologne, met en péril toute notre communauté, sa cohésion, son intégrité et la sécurité des frontières". Et le Comité Central du PCUS, après avoir appelé la direction polonaise à un sursaut décisif pour éviter la catastrophe, de rappeler les propos de Brejnev le 3 mars : "nous n'abandonnerons pas la Pologne socialiste, la Pologne fraternelle dans le malheur et nous ne la laisserons pas offenser" (66).

Précédé de lourds signes avant-coureurs, l'accès de colère de Moscou n'est pas une véritable surprise. Trois semaines plus tôt, une opposition intégriste a fait son apparition avec le "Forum du Parti de Katowice", fondé le 15 mai dans cette ville de Haute Silésie par un petit groupe de communistes orthodoxes, membres d'un obscur institut de marxisme-léninisme, avec l'aide de l'appareil local du Parti. L'initiative serait passée presque inaperçue si un quotidien national, le Sztandar Mlodych (l'étendard des jeunes), n'avait publié le 28 mai 1981 une déclaration politique du Forum et surtout si la propagande soviétique ne s'était emparée de l'affaire pour critiquer la direction du Parti polonais. La déclaration était en effet un véritable réquisitoire contre celle-ci, accusée de tolérer les influences de "l'opportunisme de droite et du libéralisme bourgeois", mais aussi "des idées trotskisto-sionistes, le nationalisme, l'agrarianisme, le cléricalisme (...) et des humeurs anti-soviétiques". Cette démarche avait suscité d'autant plus d'émoi au Comité Central qu'elle fut aussitôt couverte d'éloges dans la presse soviétique. Et le 2 juin, Zabinski, ancien chef du Parti à Katowice, avait informé le Bureau Politique que la Fondation du Forum

visait à créer un "Parti Communiste de Pologne". Le Bureau Politique ayant publiquement condamné cette initiative en la renvoyant dos à dos avec les "structures horizontales", le Forum avait certes décidé, le 4 juin, de suspendre ses activités. Mais ses thèses continueront à être propagées par une autre faction conservatrice, l'"Union Patriotique Grünwald"4, qui s'était manifestée pour la première fois en mars, en organisant, pour l'anniversaire des événements de 1968, une cérémonie de commémoration des "Polonais victimes de la terreur sioniste" à l'époque stalinienne. Critiquant la "mafia libérale" qui dirige le Parti, l'"Union Patriotique Grünwald" développe, dans les colonnes de l'hebdomadaire Rzeczywistosc ("la réalité"') en particulier, un discours véhément à base d'antisémitisme, de nationalisme et de bolchevisme.

Dès réception du coup de semonce de Moscou, Kania convoque le Bureau Politique pour le lendemain 6 juin. La démarche de la direction soviétique est sans précédent et, dans les rangs de la direction polonaise, l'inquiétude le dispute au désarroi. Personne n'ose contester les thèses soviétiques et les conservateurs - Olszowski, Grabski, Zabinski et Kociolek, lequel n'est pas membre du Bureau Politique, mais y participe régulièrement en tant qu'"invité" - cachent mal leur satisfaction d'être confortés dans leurs positions. Le général Jaruzelski, mis en cause dans la lettre, estime que c'est "le dernier avertissement adressé à la direction du Parti", mais se justifie devant ses pairs : "la ligne adoptée est non pas celle de la confrontation, mais celle d'une volonté de préserver le pays, le Parti, le peuple du discrédit qui résulterait d'une défense du socialisme, après 36 ans, par la force (...). La période qui s'ouvre et l'Histoire diront si nous avions raison ou non" (67). Et, comme pour souligner son impuissance, il ajoute : "l'état catastrophique de l'économie, qui depuis la mi-mars se dégrade de jour en jour, me pèse particulièrement. Il faut s'attendre à l'échec des négociations avec les Occidentaux sur le rééchelonnement de la dette et des nouveaux crédits. Cela nous tient en échec, nous prend à la gorge. L'adversaire exploite brutalement la situation (...). Dans le domaine de l'économie, je n'arrive pas à faire mieux (...). Peut-être quelqu'un d'autre réussira-t-il à s'occuper plus efficacement de l'économie, que je vois sous les auspices les plus sombres". Kania, l'autre accusé, constate froidement que la "sécurité du socialisme est une question internationale et non pas simplement nationale" (68). Il sait qu'il risque gros : "souviens-toi, Stanislaw", lui a rappelé Brejnev à la fin d'une conversation le 1er juin, "de ta responsabilité personnelle pour tout ce qui se passe en Pologne" (69). Puis, à

4 la bataille de Grünwald (15 juillet 1410) s'est soldée par la victoire des Polono-Lituaniens contre les chevaliers teutoniques

court d'imagination, le Bureau Politique décide de convoquer le Comité Central en plenum pour le mardi 9 juin, en prenant soin de faire précéder la réunion par des conversations pour "préparer" les membres du Comité Central à l'échéance et aussi les sonder sur leur état d'esprit.

Le lundi 8 juin, Rakowski en personne vient au groupe de travail sur l'incident de Bydgoszcz. Rulewski dirige la délégation de "Solidarité". L'échange est bref, le vice-premier ministre informe les syndicalistes de la teneur de la lettre de Moscou, de la convocation pour le lendemain d'un plenum exceptionnel du Comité Central et déclare que le gouvernement prend sur lui, de façon indivise, la responsabilité des événements de mars et que l'affaire est de la sorte close. Rulewski persiste à exiger que soient "dévoilés tous les mécanismes de la décision". C'est l'impasse, avec un mot d'ordre de grève régionale maintenu pour le surlendemain 10 juin.

Walesa et ses conseillers, réunis à l'hôtel Solec, mesurant les risques d'une nouvelle crise politique dans la passe difficile où se trouve le pouvoir et alertés, semble-t-il, par une intervention discrète du général Jaruzelski, prennent les choses en main. Un nouveau groupe de travail est constitué à l'insu de Rulewski, autour de son adjoint Gotowski, avec Mazowiecki et deux représentants de l'épiscopat, réveillés dans la nuit, l'évêque Miziolek et le père Orszulik, et se rend au siège du gouvernement pour rencontrer Rakowski. Les tractations sont brèves : l'affaire de Bydgoszcz est renvoyée devant une commission du Sejm et le mot d'ordre de grève annulé.

Mardi 9 juin à 14 heures, s'ouvre le XIème plenum du Comité Central. Le seul point à l'ordre du jour est la lettre de la direction soviétique dont tous les membres du Comité Central ont reçu copie et qui sera d'ailleurs publiée dans la presse polonaise le surlendemain. Kania, qui prononce le rapport du Bureau Politique, accepte quelques uns des griefs de Moscou, mais s'en tient à sa ligne antérieure : surmonter la crise par des moyens politiques, par "nos propres forces". Il fait face à un feu roulant de critiques de la part des conservateurs, galvanisés par le message de Moscou. Rakowski leur donne la réplique le 10 juin, deuxième jour du plenum, mettant en garde le Comité Central contre l'usage de la force, qui "dans nos conditions se conclurait par un drame national" (70), et rappelant la responsabilité du Parti dans les morts d'hommes de Poznan et du littoral. Il est sifflé et hué par une partie de l'auditoire. Puis Grabski reprend l'offensive : "le Bureau Politique ne constitue plus, depuis quelques mois, un collège uni de direction. Trop de décisions lui échappent ou sont contraires à ses positions : l'accord avec les étudiants, les accords de Rzeszow et de Varsovie (...), la légalisation de "Solidarité paysanne", la libération des dirigeants

de la KPN". Et Grabski de poser la question décisive : "le Bureau Politique est-il capable de mener le pays hors de la crise politique dans sa composition actuelle, sous la direction du Premier Secrétaire, le camarade Kania. Je ne vois pas une telle possibilité" (71). Il s'agit ni plus ni moins de soumettre l'instance dirigeante du Parti à un vote de confiance du Comité Central. La séance est levée pour que le Bureau puisse prendre position sur la motion de Grabski.

Commence alors un de ces psychodrames de direction de parti communiste, dont il a fallu attendre l'ouverture des archives, après la chute du communisme, pour connaître le secret. Kania ouvre la session extraordinaire du Bureau politique : "sortir le pays de la crise requiert une direction unie. La division de celle-ci est aujourd'hui un fait réel. Je suis conscient de mes responsabilités. L'affaire me concerne personnellement. C'est pourquoi je remets mon mandat (de Premier Secrétaire) sans attendre le résultat du vote". Grabski ne cherche pas à le retenir : "cette fonction, camarade Kania, ne peut être exercée sans la confiance des Alliés (les Soviétiques). S'il n'y a pas de changements de personnes, tout continuera à empirer. Vous n'avez pas la confiance des Alliés et sans cela vous ne ferez rien. C'est ça la question de fond". Puis, à l'exemple de Barcikowski, qui a annoncé devant le plenum sa démission des fonctions de secrétaire du Comité Central et de membre du Bureau Politique, Jaruzelski, Moczar et Jagielski annoncent tour à tour leur démission du Bureau Politique.

Olszowski seul prend la défense de Kania : "l'Union Soviétique décide du sort de la Pologne, mais c'est le peuple qui décide du sort du Parti. Nous devons le conduire au Congrès (...). Ou nous y allons ensemble, ou nous volons en éclats à un mois du Congrès". Mais Zabinski reprend l'offensive : "vos concessions ininterrompues vous ont aliéné, camarade Kania, la confiance de l'appareil du Parti".

Puis, après que plusieurs participants se sont prononcés contre les démissions individuelles, qui pourraient être "interprétées comme un geste de protestation contre la lettre du PCUS" (Jablonski), les membres du Bureau Politique assistent au spectacle étonnant de l'effondrement du général Jaruzelski, nerveusement épuisé : "je suis devenu Premier Ministre dans une situation bien déterminée. Je n'ai pas été à la hauteur de la tâche. Ces quatre mois effacent quarante années de services dans l'armée. J'exerce en même temps les fonctions de ministre de la Défense. C'est physiquement intenable. C'est pourquoi je ne me vois pas dans la fonction de Premier Ministre. Et il y a autre chose, c'est la confiance des Alliés. Je sens que cette confiance nous a été pratiquement retirée, il ne s'agit pas seulement de la mention de mon nom dans la lettre, mais il y a d'autres indices. Je puis seulement reprendre ma

démission du Bureau Politique et demander qu'on me confie un poste modeste dans l'armée". Kurowski, un apparatchik de second rang, résume la situation avec justesse : "nous sommes dans l'impasse. C'est vrai que nous sommes une direction dépourvue du soutien de la société, des Alliés et d'une partie du Parti" (72).

Au terme d'une discussion orageuse de près de deux heures, le Bureau Politique se range à la suggestion avancée par Fiszbach : "le camarade Kania dira au plenum qu'il a remis sa démission, mais que le Bureau Politique l'a rejetée. Que le Comité Central prenne maintenant position". Après la reprise du plenum, celui-ci repousse la motion de Grabski par 89 voix contre 24. Le vote de confiance n'aura pas lieu. Le résultat du scrutin constitue en fait une approbation du tandem Kania-Jaruzelski, à laquelle ont fortement contribué, d'après le communiqué officiel, les militaires membres du Comité Central.

La lettre de Moscou a surpris le Parti polonais en pleine campagne pour l'élection des délégués du Congrès de juillet et, une fois l'émotion retombée, le Comité Central déploie une intense activité pour contrôler ces élections, déjouer l'entrisme de "Solidarité" et faire figurer les responsables de l'appareil central, sur les listes arrêtées par des "conférences de voïvodie" à raison d'un mandat pour 1 700 membres. L'entreprise est ardue, tant l'appareil est honni et discrédité. Il a déjà été sanctionné par les élections aux postes de responsabilité, qui ont précédé celles des délégués au Congrès : en l'espace d'un an, entre juillet 1980 et juillet 1981, 43 premiers secrétaires de voïvodie sur 49 ont été remplacés (73). Dans la région de Katowice, se plaint Zabinski devant le Bureau Politique le 18 juin, 120 fonctionnaires de l'appareil local n'ont pas été réélus et il faut leur retrouver du travail (74). Ce même Zabinski, d'abord récusé par la "conférence" régionale, ne doit son élection, de justesse, qu'à un déplacement à Katowice de Kania et Jaruzelski. Grabski, qui avait failli être le tombeur de Kania, n'est élu délégué à Poznan qu'après une intervention téléphonique de celui-ci (75). Moczar, qui vient d'assister à deux "conférences de voïvodie", résume on ne peut mieux, le 18 juin, devant le Bureau Politique, cet état d'esprit : "l'appareil est universellement haï" (76). Cette agitation interne au Parti vaut au pays une atmosphère de calme relatif. Après plusieurs déplacements à l'étranger, Walesa reprend ses tournées en province, dans les usines, prêchant toujours la modération, réclamant une amélioration de l'approvisionnement. Celui-ci ne cesse de se dégrader, au point que Zabinski déclare à ses collègues du Bureau Politique, le 18 juin, que "la Silésie n'a jamais connu une telle famine, même après la guerre (...). Les mineurs veulent retenir les livraisons de charbon et les échanger contre des aliments. Des voix s'élèvent pour demander l'autonomie de la Silésie. Les denrées alimentaires

de première nécessité font défaut, il n'est pas question d'honorer les cartes de rationnement de la viande, on ne trouve ni savon, ni lessive, ni cigarettes" (77). Le 13 juin, à Lublin, Walesa qualifie de provocation et condamne la déprédation du monument aux morts soviétiques. Une équipe de "Solidarité" ira même nettoyer le monument maculé de peinture. A chacun des meetings organisés par "Solidarité" à Chorzow, Jastrzebie, Opole, Wroclaw, Poznan, le président de la Commission Nationale du syndicat est ovationné par des foules de dizaines de milliers de personnes. A Poznan, le 28 juin, sa présence aux côtés d'une délégation des autorités locales et centrales pour l'inauguration d'un monument aux victimes des émeutes de 1956, devant 100 000 personnes, fait croire que l'harmonie est retrouvée, que le compromis reste possible.

Ce n'est qu'une apparence. Le dialogue au sommet est de plus en plus stérile : les projets de loi sur les syndicats, bien qu'établis avec "Solidarité", ont été amendés dans un sens restrictif sans consultation du syndicat. D'autres textes ont été préparés sur les organes d'autogestion ou les entreprises d'Etat, et dont "Solidarité" conteste la teneur. Le presidium de la KKP, réuni le 19 juin, accuse le gouvernement de mettre à profit la trêve décidée par le syndicat pendant la période de préparation du Congrès pour faire adopter subrepticement par le Sejm des lois limitant son activité. Aucun mouvement social significatif ne s'est produit depuis fin mars, mais la détérioration ininterrompue des conditions de vie rend, en cette fin du mois de juin, la trêve de plus en plus précaire : le 1er juillet, les mineurs de "Solidarité" motivent leur refus de travailler davantage par le mauvais approvisionnement alimentaire. La même raison provoque des mouvements de protestation et des grèves sporadiques d'avertissement, pendant la première quinzaine de juillet, dans la région de Kutno. Le 8 juillet, le gouvernement informe "Solidarité", qui proteste, que la ration théorique de viande sera réduite de 20 % à partir du mois d'août. Et ce même jour éclate la première grande grève depuis plus de trois mois : après l'échec de leurs négociations avec le gouvernement, une dizaine de milliers d'employés des ports du littoral déclenchent une grève d'avertissement. Un accord sera finalement signé le 22 juillet.

Une autre grève d'avertissement de quatre heures se produit le 9 juillet à la compagnie aérienne LOT, provoquée par le refus du ministère de tutelle de nommer un nouveau directeur que le personnel avait choisi, en mai, par voie de concours. Le conflit sera réglé après le Congrès du Parti, à l'issue d'une médiation de Bratkowski, moyennant la promesse du gouvernement de préparer un projet de loi sur le statut de la LOT, mais le pouvoir ne cédera pas sur la nomination du directeur. Enfin, le 9

juillet, les employés des transports urbains de Bydgoszcz débrayent pendant deux heures pour exiger le départ du directeur.

C'est dans ce climat de regain de tension que s'ouvre, mardi 14 juillet, dans le Palais de la Culture et de la Science, à Varsovie, le IXème Congrès du PZPR. Au prix d'un "travail" laborieux, l'appareil central est parvenu à endiguer l'entrisme des sympathisants de "Solidarité" et à éviter d'être éliminé dans les élections internes les plus démocratiques que le Parti ait jamais connues. Les candidats des "structures horizontales" ne sont pas parvenus à investir massivement le Congrès : passant pour des intellectuels un peu utopistes, éloignés des préoccupations du quotidien, ils sont boudés par la base comme ils sont d'ailleurs ignorés par la population. Même à Gdansk, Torun et Cracovie, où le Parti est le plus sensible aux idées de réforme, leur succès est mitigé. Les tenants des "structures horizontales" ne parviennent à infliger une défaite à l'appareil qu'à Poznan, où ils emportent le poste de premier secrétaire du comité de voïvodie du Parti. A Gdansk, par exemple, 30 % des délégués tout de même sont membres de "Solidarité", mais pour l'ensemble du Congrès, la moyenne n'est que de 21 %. Au bout du compte, ces élections ont abouti à éliminer à la fois les réformateurs les plus engagés et les représentants du "béton", envoyant au Congrès des délégués de rang modeste, peu connus et peu expérimentés, un "marais" politique sans véritable ossature, facile à manipuler. Ils sont 1 964, dont seulement 393 ouvriers, qui représentent 2 870 000 membres du Parti, regroupés en 500 000 organisations de base. Moyennant quoi deux membres sur trois du Comité Central sortant ne sont pas élus délégués. Varsovie, où votent les membres du Parti employés dans l'appareil central et dans les ministères, fait exception et élit sans trop de difficultés des conservateurs tels que, Kociolek, Olszowski ou Albin Siwak, un contremaître du bâtiment. Les "partis frères" manifestent leur humeur boudeuse en n'envoyant que des délégations de second rang.

Kania prononce le discours introductif : "Solidarité", déclare-t-il, est acceptable à condition de séparer le bon grain - "le courant syndical" - de l'ivraie - "le courant visant à créer un parti politique d'opposition". Mais le rapport reste vague sur les réformes annoncées du Parti et de l'Etat. Rakowski, qui intervient mercredi 15 juillet, répond implicitement à la lettre de Moscou : il n'y a pas d'autre alternative à l'entente que le conflit, nécessairement sanglant, martèle-t-il sous les applaudissements, avant de reconnaître que le pouvoir n'a pas de stratégie et agit sous la pression des événements. Lui-même n'a d'ailleurs pas grand-chose à proposer. Une ovation tout aussi sonore est réservée à Albin Siwak, le contremaître du bâtiment qui, écrit Timothy Garton-Ash, "semblait tout droit sorti du bas-relief stalinien des travailleurs-

héros géants qui ornait le boulevard Marszalkowska à Varsovie" (78). Succédant à Rakowski à la tribune, il se livre, dans un discours aux accents populistes et égalitaristes, à une attaque en règle contre celui-ci et Bratkowski.

L'élection du nouveau Comité Central vient mettre un terme à une succession d'interventions sans guère de relief. Le scrutin est pour la première fois démocratique, c'est-à-dire secret et avec pluralité de candidatures, et débouche sur une véritable hécatombe : 18 membres seulement de l'ancien Comité Central sont reconduits, soit un huitième, et quatre membres du Bureau Politique sur les 11 sortants y figurent. Le Congrès sanctionne les conservateurs - Grabski, Zabinski, Kociolek, Moczar - comme les réformateurs - Fiszbach, Jagielski - mais élit tout de même 36 membres de "Solidarité" au Comité Central (79). Olszowski et Rakowski ne passent que de justesse. Le nombre de voix obtenues permet de mesurer la popularité des uns et des autres : la palme revient au général Jaruzelski, avec 1 615 sur 1 909, loin devant Kania (1 335) et Barcikowski (1269), les mieux élus de l'ancienne direction, ce qui est interprété comme l'expression d'un soutien à leur ligne centriste d'"entente". Les gros bataillons du Comité Central sont cependant formés de nouveaux venus, sans expérience politique significative.

Puis, autre innovation, le Congrès élit le Premier Secrétaire du Comité Central : Kania est élu avec les deux tiers des voix contre la candidature purement symbolique de Barcikowski. La dernière étape a lieu le 19 juillet, avant la clôture du Congrès, avec l'élection, par le nouveau Comité Central, d'un Bureau Politique aussi peu homogène que le précédent, dont les quatre survivants - Kania, Jaruzelski, Barcikowski et Olszowski - sont réélus. Il se forme à nouveau un bloc conservateur autour d'Olszowski et de Siwak, un bloc réformateur autour des sympathisants des "structures horizontales", conduits par Kubiak, un professeur de l'Université de Cracovie, et Labecki, le Premier Secrétaire du Parti dans les chantiers "Lénine" de Gdansk. Olszowski et Kubiak sont nommés secrétaires du Comité Central , de même que le ministre des Affaires Etrangères, Czyrek, et le ministre de l'Intérieur, Milewski - ce qui permettra à Jaruzelski de nommer à ce poste stratégique, le 31 juillet, l'un de ses hommes de confiance, le général Czeslaw Kiszczak, chef du contre-espionnage et du renseignement militaires. Enfin, une inconnue, Zofia Grzyb, fait son entrée au Bureau Politique. Elle présente le triple intérêt d'être à la fois la première femme dans ce cénacle, d'être une ouvrière - dans une usine de Radom - et surtout d'être membre de "Solidarité".

Le dernier jour est consacré à l'adoption de textes : le nouveau statut du Parti, qui prévoit l'élection des dirigeants au scrutin secret et pluraliste, et limite à deux fois

cinq ans la durée maximale de leur mandat, mais ne touche pas au centralisme démocratique ; la décision d'exclusion du Parti, sans précédent dans ses annales, de Gierek et de cinq de ses proches collaborateurs ; un appel au peuple et une résolution finale sans grande consistance.

Le Congrès, dont beaucoup, tant dans le Parti que dans "Solidarité", attendaient une clarification des choix et des enjeux, laisse un pouvoir impuissant et paralysé, sans capacité de rebond ni d'initiative. Le général exprime clairement ce sentiment dans ses mémoires : "le déroulement du Congrès trahissait avant tout le désarroi des communistes polonais (...). La lutte interne entre les "réformateurs" et le "béton" n'échappait pas aux délégués, mais faute d'explication sur le fond, de véritable débat idéologique, d'affrontement entre des programmes clairs, elle n'eut pratiquement pas de résultats précis" (80).

Le Congrès à peine clos, les réalités se rappellent brutalement à la nouvelle direction : à Lodz ont éclaté les jours précédents des grèves sauvages pour protester contre les étalages vides, contre les queues qui se forment, le soir devant les boucheries, pour le lendemain matin, contre les coupons de rationnement non honorés. Inquiets de la multiplication de ces conflits qui échappent au contrôle de "Solidarité", les représentants de quinze directions régionales se réunissent le 17 juillet à Lodz et décident qu'il faut "réfléchir à des formes de protestation qui permettraient de canaliser le mécontentement populaire" : non pas la grève, mais des manifestations de rue et des marches de la faim. C'est à Kutno, un bourg oublié à une centaine de kilomètres à l'ouest de Varsovie, que cette idée est d'abord mise en pratique : le 25 juillet, plusieurs milliers de manifestants défilent pacifiquement dans la ville, les femmes brandissant symboliquement des casseroles vides. Les banderoles donnent le ton : "nous sommes fatiguées de faire la queue", "nous sommes fatiguées d'avoir faim".

Au même moment siège à Gdansk, depuis le 24 juillet, la Commission Nationale de "Solidarité". A l'ordre du jour figurent deux projets de loi du gouvernement : sur la censure tout d'abord, un texte à l'élaboration duquel "Solidarité" avait été associé. La KKP accepte un projet qui a pris en compte les observations de "Solidarité", tout en émettant des réserves sur la censure des bulletins syndicaux. Le Sejm adoptera le 31 juillet à la quasi-unanimité la loi sur la censure, premier texte législatif pris en application de l'accord de Gdansk. C'est la première fois aussi, dans tout le bloc socialiste, que la fonction politiquement essentielle qu'est la censure est soumise à la règle de droit : la loi définit ce qui lui est soumis et ce qui ne l'est pas - les discours prononcés au Sejm par exemple - et institue une procédure de recours contre les

décisions des censeurs. Le second projet de loi, qui porte sur les syndicats, également préparé en concertation avec "Solidarité", mais fortement altéré par la suite, est en revanche rejeté dans sa nouvelle version par la Commission Nationale.

Mais l'essentiel de la discussion porte sur la relation avec le pouvoir, au lendemain du Congrès du Parti, et sur la stratégie du syndicat. La tonalité est pessimiste. Bujak compare la situation de "Solidarité" à celle d'"un syndicat de matelots sur un navire en train de sombrer". Celinski, qui bien qu'évincé en mars du secrétariat de la KKP continue d'assumer ses fonctions de facto, dresse un tableau sombre de la situation, critiquant le "radicalisme hystérique" dans le syndicat, l'absence de stratégie et le recours abusif à l'arme de plus en plus inefficace de la grève. Les forces de "Solidarité" s'épuisent, la société s'impatiente, déclare-t-il, il faut mobiliser le syndicat derrière un plan d'action : l'autogestion ouvrière, l'approvisionnement en biens de première nécessité, les prix et salaires, le mode de scrutin aux élections locales prévues en décembre 1981.

La discussion s'anime lorsque Kuron évoque la question du pouvoir : "Le système d'exercice du pouvoir a cessé d'exister. Certes, il y a un Comité Central, certes il y a un gouvernement, un Bureau Politique, mais ils ne remplissent pas leur office car ils ne peuvent le faire (...). Ainsi le programme anti-crise du gouvernement est une lettre adressée à personne car pour sortir de la crise, pour stabiliser l'économie, il faut absolument une mobilisation massive de la société (...). La situation où nous nous trouvons aujourd'hui - et là est le plus dramatique - se singularise par le fait que l'ordre ancien a été renversé et qu'on n'a pas même tenté d'en créer un nouveau". Et si nouvel ordre il doit y avoir, quels en seraient les termes? Kuron plaide pour que "cette révolution continue de s'autolimiter pour ne pas provoquer l'Union Soviétique à intervenir" et se déclare donc opposé à des élections libres (81). Il faut avant tout, estime-t-il, recréer un nouveau système de pouvoir par le bas en formant, par l'action syndicale, un tissu dense d'organes d'autogestion prenant le contrôle des entreprises. L'institution, à vrai dire, existe depuis l'"Octobre Polonais", mais avait été alors récupérée et neutralisée par le pouvoir. Une tentative de la ressusciter est d'ailleurs en cours depuis le début du printemps : ayant investi les conseils d'autogestion (samorzad), des sympathisants et militants de "Solidarité" ont tissé sous le nom de Siec (le réseau) un réseau de relations horizontales qui s'est doté de structures régionales distinctes de celles du syndicat.

Les thèses de Kuron sont soutenues par son ami Modzelewski, par les experts - Geremek, Wielowieyski, Strzelecki - mais aussi par des syndicalistes plus proches de la base, comme Bujak et Frasyniuk. Rulewski, en revanche, prend violemment le

contre-pied de ces idées, derrière lesquelles il voit des relents de léninisme et de bolchevisme, et de celles de Celinski. "Solidarité" "n'est pas un syndicat, mais un mouvement socio-politique d'opposition" et ce n'est pas dans l'autogestion, une idée "soufflée par Trybuna Ludu", que se trouve la clef de la souveraineté, mais dans les "institutions représentatives comme le Sejm, comme les conseils locaux". D'ailleurs, conclut-il, "il est faux de dire que les Russes entreront en Pologne ou feront comme à Budapest" (82). Kopaczewski renchérit : "il est contradictoire d'affirmer que le Parti s'affaiblit et que nous ne voulons pas le pouvoir. Si le Parti s'affaiblit et si nous soutenons cela, c'est afin de l'affaiblir suffisamment pour prendre le pouvoir" (83). Dans les coulisses de la réunion, Gwiazda et ses amis - désignés par le sobriquet de Gwiazdozbior (amas d'étoiles) - intriguent pour montrer une offensive concertée contre Walesa, jugé trop complaisant. Kuron et Lipski, invités à participer à l'opération, s'y refusent (84). Le 26 juillet, dernier jour des travaux, la KPP entérine finalement l'idée de Kuron de faire de l'autogestion le cheval de bataille de "Solidarité".

Mais la première préoccupation des Polonais reste la question lancinante du ravitaillement : les magasins sont désespérément vides, n'ayant souvent à présenter sur les étagères que d'interminables rangées, dérisoires et symboliques, de bouteilles de vinaigre. La pénurie est d'autant plus mal supportée que la presse, toujours insoumise aux consignes du pouvoir, fait chaque jour état des gâchis et pertes provoqués par l'incurie des administrations.

Après Kutno, c'est à Lodz qu'est lancée, le 27 juillet, une campagne de protestation de quatre jours contre les pénuries. Chaque jour, un cortège de quelques dizaines d'autobus et de camions défile pas d'homme, tous phares allumés, à travers la principale artère de la ville. Un mot est inscrit sur les affiches arborées par les véhicules : "GLOD", la faim. Le 30 juillet, ce sont les femmes, ménagères et mères de famille, qui investissent le cortège, tenant leur progéniture par la main. Au nombre de 10 000 au début, elles finissent à 50 000, défilant devant les caméras avec des banderoles plus explicites : "Le gouvernement gouverne, le Parti dirige et le peuple a faim", "De quoi nourrirons-nous nos enfants ? De cartes de rationnement ?", "Nous marchons vers le communisme : prière de ne pas manger en marchant".

Des rumeurs circulent sur le départ vers l'URSS de trains entiers de denrées alimentaires, sur la dissimulation de stocks pour briser la capacité de résistance de la population. Le mouvement gagne rapidement une dizaine d'autres villes, des villes moyennes tout d'abord - à l'exception de Szczecin -,où la main-d'oeuvre féminine est nombreuse, puis, le 3 août, Varsovie. Moins touchée que la province par les pénuries,

la capitale veut exprimer sa solidarité avec le mouvement des marches de la faim : dès le matin, à l'appel de Mazowsze, la branche régionale de "Solidarité", se forme sur la principale avenue de la ville, l'avenue Marszalkowska, un cortège de taxis, autobus et camions, qui tente de se diriger vers les bâtiments proches du Comité Central, mais en est empêché par les forces de l'ordre. Commence alors un long sit in qui durera 50 heures. Une banderole menace : "Une nation affamée peut dévorer ses maîtres", mais l'atmosphère est plutôt bon enfant.

Le pouvoir a dès le début pris la mesure du risque assorti aux "marches de la faim" : "elles peuvent ouvrir la voie à un affrontement sanglant. On ne peut les tolérer dans toute la Pologne dans des conditions de tension sociale (...). L'aventure en Pologne cesserait (alors) d'être une aventure polonaise", déclare Kania, le 1er août devant le Bureau Politique (85). Jaruzelski surenchérit : "nous avons affaire au péril le plus grave depuis les événements de Bydgoszcz en mars et la marge de manoeuvre est étroite. Nous n'avons nulle part où reculer et plus rien à concéder" (86). Un des nouveaux membres du Bureau Politique, Glowczyk, auparavant rédacteur en chef d'un hebdomadaire économique, décèle dans l'évolution de "Solidarité" les indices d'une stratégie de prise de pouvoir définie par Bakounine dans "l'Etat et l'anarchie" et habilement mise en oeuvre par "un petit groupe d'idéologues" : "le thème de la faim est un mot d'ordre de prise de pouvoir", comme l'est la thèse de Kuron sur les initiatives de la base.

Mais le pouvoir n'a rien à proposer. La veille de cette réunion, le 31 juillet, Rakowski a pris contact avec "Solidarité" pour proposer une nouvelle session de négociations, mais sans ordre du jour déterminé. Walesa est rappelé d'urgence d'une de ses célèbres parties de pêche à la ligne et le lundi 3 août, à 11 heures, la délégation de "Solidarité" écoute, médusée, Rakowski prononcer une diatribe agressive contre le syndicat, allant jusqu'à commenter les débats internes de celui-ci. Walesa réfute les accusations et fait valoir que "Solidarité" n'est pas un fauteur de troubles, mais au contraire le meilleur gage du contrôle d'une situation volatile. Puis les "négociations", toujours sans ordre du jour sont suspendues jusqu'au 6 août.

En quittant le siège du gouvernement, Walesa rejoint le sit in motorisé qui s'est formé dans la matinée au centre de Varsovie et, devinant l'état d'esprit des participants, prend aussitôt leur parti, acceptant de cautionner, avec la direction de Mazowsze et malgré le scepticisme des "conseillers", un mot d'ordre de grève régionale de deux heures pour le 5 août. Le sit in sera effectivement levé ce jour-là, mais de nouveaux conflits ont éclaté entre-temps : des "marches de la faim" à

Wloclawek et Olsztyn puis, le 6 août, à Cracovie, Nowy Sacz, Przemysl et Torun, des mots d'ordre de grèves d'avertissement à Lublin, Bialystok et Kielce. Le 6 août s'ouvre comme prévu le deuxième round des "négociations" avec le gouvernement. L'atmosphère est d'entrée tendue. "Solidarité" réclame la création d'une commission mixte de contrôle de la production et de la distribution des denrées alimentaires et propose, en contrepartie, de défendre le gouvernement contre les accusations de plus en plus fréquentes dans la population de détournement et de dissimulation du ravitaillement. Rakowski explose : "celui qui contrôle la production alimentaire détient de facto le pouvoir car l'approvisionnement alimentaire est une question politique (...). Votre proposition est un programme de prise de pouvoir" (87). Puis le vice-premier ministre assène à ses interlocuteurs une liste exorbitante d'exigences - abandon de toute activité politique, soutien à la réforme des prix, renonciation à la grève et arrêt des "marches de la faim" - qui, si elles avaient été acceptées, auraient rabaissé "Solidarité" au rang de syndicat-"courroie de transmission" dans la meilleure tradition léniniste. Mais ce qui importe avant tout à Rakowski est la publication d'un communiqué commun endossant ses thèses : un groupe de travail mixte est constitué qui, grâce à l'habileté d'un ex-journaliste devenu conseiller de Jaruzelski, Wieslaw Gornicki, produit un texte très accommodant à l'égard du gouvernement. Mais, trop perfectionnistes, Jaruzelski et Rakowski le corrigent sans consulter la délégation de "Solidarité", qui rejette cette nouvelle version.

Dès le lendemain 7 août, une offensive de propagande est lancée contre "Solidarité", accusée d'avoir "rompu unilatéralement les négociations d'une manière offensante pour le gouvernement", d'avoir démontré "une arrogance sans précédent" et "offert un exemple affligeant d'irresponsabilité". Cette rupture ostentatoire marque la fin du dialogue substantiel entre "Solidarité" et le pouvoir. Les conditions dans lesquelles elle s'est produite laissent à penser qu'elle a été préméditée par le pouvoir.

"Solidarité" essaie, de son côté, de détendre le climat. La KKP, réunie le 10 août pour une session de trois jours, entend faire preuve de civisme face à un pouvoir dont la stratégie est désormais, juge Geremek, d'imputer à "Solidarité" la responsabilité de tous les dysfonctionnements. Elle lance ainsi un "appel aux membres du syndicat et à la société" à travailler huit samedis libres jusqu'à la fin de l'année, le produit de ces jours ouvrés supplémentaires étant alloué aux conseils d'autogestion ou aux comités d'entreprise de "Solidarité". L'appel recevra un accueil mitigé dans les entreprises. La KKP accepte également la hausse prochaine du prix du pain et appelle à renoncer aux grèves et aux manifestations. Cette soudaine sollicitude de la direction du syndicat à

l'égard du pouvoir n'est pas sans rapport avec la traditionnelle "rencontre de Crimée", prévue pour le 14 août, entre Brejnev et les dirigeants polonais qu'il s'agit maintenant de soutenir face aux récriminations de Moscou. Mais "Solidarité" n'entend pas pour autant sacrifier sa revendication d'accès aux médias et c'est pour la rappeler que la Commission Nationale appelle à une grève de deux jours, les 19 et 20 août, des organes de presse et du réseau de distribution. Cette grève sera un succès pour le syndicat; seuls paraîtront, grâce aux imprimeries de l'armée, mais avec un tirage réduit, les quotidiens du Parti -Trybuna Ludu - et de l'armée - Zolnierz Wolnosci.

L'invitation adressée cette année à Kania et Jaruzelski à venir s'entretenir avec Brejnev en Crimée a toutes les allures d'une convocation. Elle a été précédée d'appels téléphoniques à Kania, d'une nouvelle lettre, aux accents alarmistes, du secrétaire général du PCUS au Premier Secrétaire du PZPR, envoyée fin juillet, de visites d'intimidation du maréchal Koulikov. Les deux Polonais trouvent un Brejnev déclinant, à l'élocution pratiquement inintelligible, au point qu'on leur remettra à l'issue de l'entrevue les notes d'entretien que le secrétaire général leur a lues (88). Le compte rendu que Kania et Jaruzelski font de cette rencontre au Bureau Politique, le 18 août, laisse l'impression d'un catalogue de sentences et de conseils décliné sur un ton paternaliste par le secrétaire général du PCUS : "le Congrès avait laissé espérer un retournement de la situation, mais après le Congrès, elle n'est pas bonne. Il ne faut pas laisser l'initiative à l'adversaire, le procès contre la KPN a été mal exploité. Vous êtes parvenus à vous entendre dans l'affaire de la LOT. Il fallait être plus ferme. Ce n'est pas un succès (...). L'ennemi infiltre le ministère de l'Intérieur et l'armée. Nous en avons des indices. L'ennemi veut vous maintenir sous une pression constante : il lutte maintenant pour l'autogestion, après il exigera des élections au Sejm. Il aspire à prendre le pouvoir. Tu écris (s'adressant à Kania) dans ta lettre que vous n'accepterez pas les élections au Sejm, mais ils peuvent agir par surprise (...). Si la situation est extraordinaire, les moyens doivent être également extraordinaires. Ne pensez-vous pas que la situation actuelle exige des moyens d'exception, qu'il faut contre-attaquer ?" Après ce monologue, Brejnev promet à ses deux interlocuteurs une aide matérielle - 100 000 tonnes de céréales, deux milliards de cigarettes et même des boîtes d'allumettes - avant de leur renouveler sa confiance dans leurs efforts pour "maîtriser le danger".

Kania et Jaruzelski se défendent de leur mieux, répétant que la situation est en train de se retourner en leur faveur, mais qu'ils restent fidèles à leur ligne d'action politique : "agir par des méthodes extrêmes (la répression de masse, en langage codé) est une ultima ratio que nous voulons éviter", avertit Kania, "les actions extrêmes

pourraient jouer en faveur des forces impérialistes". Jaruzelski est plus sibyllin : "nous ne changerons pas d'orientation. C'est le calcul froid et non pas la panique qui détermine nos actions. Nous essayons d'agir en sorte que l'Union Soviétique ne soit pas entraînée dans un affrontement. Nous pouvons garantir que lorsque le besoin s'en fera sentir, notre main ne tremblera pas" (89).

Quelques jours après cette entrevue, Moscou annonce que des manoeuvres de grande envergure des forces armées soviétiques auront lieu du 4 au 12 septembre en Biélorussie, dans les républiques baltes et dans la Mer Baltique. Le choix de la date et du lieu de cet exercice est interprété par "Solidarité" comme l'expression de la volonté du Kremlin d'intimider le Congrès du syndicat, qui s'ouvre le 5 septembre à Gdansk. Autre provocation, le pouvoir choisit la date du 2 septembre pour faire classer sans suite, par le procureur de Bydgoszcz, le dossier de l'enquête sur les événements de mars.

V - LE CONGRES DE "SOLIDARITE"

Une messe dite par le Primat de Pologne à la cathédrale d'Oliwa, dans la banlieue nord de Gdansk, prélude, le samedi 5 septembre, à l'ouverture du premier Congrès du syndicat, né un an plus tôt à quelques kilomètres de là. Puis, sous un soleil radieux de fin d'été, les quelque 2 000 délégués et invités gagnent l'immense salle de sport d'Oliwa, louée pour l'occasion. Une tribune surmontée d'une croix et de l'emblème de la Pologne, l'aigle blanc, domine la salle. Au-dessus, un grand tableau électronique où s'inscrivent une seconde croix et la devise nationale Polonia semper fidelis. Des haut-parleurs ont été installés à l'extérieur de la salle devant lesquels se réunira chaque jour une foule de curieux venus suivre les débats.

Les tribunes des hôtes et des journalistes, séparées des travées des délégués, sont remplies de délégations de syndicats du "monde libre" : le DGB5 allemand, le TUC6 britannique, les centrales syndicales françaises - sauf la CGT7 pro-communiste - et italiennes, scandinaves et même yougoslaves. Le chef du syndicat américain AFL CIO8 s'est vu refuser un visa. Quant aux syndicats officiels des "pays frères", ils ont préféré décliner l'invitation. Le gouvernement polonais est, pour sa part, représenté par le ministre chargé des relations avec "Solidarité", Ciosek.

5 DGB : Deutscher GewerkschaftsBund

6 TUC : Trade Union Congress

7 CGT : Confédération Générale du Travail

8 AFL-CIO : American Federation of Labour-Congress of Industrial Organizations

898 délégués sont là, qui représentent une masse de 9 500 000 membres, dont près de 40 000 permanents élus ou salariés du syndicat (90). Elus par la base, les délégués ont souvent été les meneurs des grèves intervenues depuis août 1980 et ont le profil - dynamisme, pugnacité et aussi radicalisme - des dirigeants régionaux de "Solidarité". L'âge moyen est de 35 ans, 22 % seulement sont des ouvriers, 43 % des "cols blancs" et 8 % des femmes. La proportion de membres du Parti est de 9 % en moyenne, mais ce chiffre s'élève à 14 % pour la région de Gdansk. Enfin, les délégués se répartissent entre 38 organisations régionales, au prorata des effectifs, qui varient de 26 000 membres à 1 400 000 (Haute Silésie).

La KKP a décidé de faire siéger le Congrès en deux fois, du 5 au 7 septembre, puis du 25 septembre au 1er octobre - dates sur lesquelles il débordera largement, en fait. L'idée des deux tours revient à Celinski : l'interruption doit permettre de travailler sereinement en commission sur le sujet à la fois passionnel et fondamental qu'est le programme du syndicat.

Une fois expédiées les formalités protocolaires, salutations et congratulations, le Congrès piétine pendant les deux premiers jours. Les procédures, ultra démocratiques, tant est forte l'obsession de la manipulation, sont fastidieuses. Chaque délégation régionale a un microphone sur sa table et chaque délégué a pratiquement le droit d'intervenir à tout moment et sur tous les sujets. Un des premiers votes porte sur l'admission de la télévision dans la salle : pendant les négociations préalables, la radio-télévision d'Etat a exigé qu'en contrepartie de la retransmission des débats "Solidarité" renonce au droit de grève dans les médias tandis que le syndicat, instruit d'expérience, avait réclamé un droit de contrôle sur la retransmission. Le Congrès tranche : il n'y aura pas de caméra dans la salle. Mais les travaux seront abondamment couverts par la presse écrite.

Des motions subalternes sont mises aux voix, comme celle de la délégation de Silésie visant à faire dire une messe tous les matins dans la salle avant le début des travaux, finalement repoussée. La lassitude commence déjà à pointer. Le troisième jour, lundi 7 septembre, la délégation de Lodz, exaspérée par la lenteur des débats, quitte ostensiblement les lieux. Et ce n'est que lorsque la question des statuts et du fonctionnement interne du syndicat vient en discussion que le Congrès s'éveille. L'idée lancée tout d'abord de revenir sur la référence, inscrite dans les statuts provisoires, au rôle dirigeant du Parti est facilement repoussée. Puis deux courants s'affrontent : d'une part, derrière Walesa se rangent les tenants d'un centre unique, sur le modèle existant - une Commission Nationale reformée et d'un presidium de dix à quinze personnes; de l'autre, les partisans d'un pouvoir bicéphale plaident en faveur

d'une Commission Nationale cantonnée dans une fonction exécutive et un organe à créer, investi d'une fonction "législative". Ce second schéma est défendu par Bujak, Iwanow, ainsi que par des "conseillers" de Walesa, Olszewski et Chrzanowski. Walesa, qui ne veut en aucun cas voir les présidents régionaux du syndicat s'ériger en barons et se dresser contre lui dans un autre organe, préfère qu'ils siègent dans celui qu'il contrôle et fait valoir qu'un pouvoir bicéphale pourrait, dans la situation délicate du moment, avoir raison de la cohésion de "Solidarité" : aujourd'hui, confronté à un pouvoir totalitaire, le syndicat a besoin d'un pouvoir central fort, "et c'est pourquoi je suis un dictateur ici", déclare-t-il sous les acclamations. Les délégués tranchent en faveur de la structure existante du syndicat : tous les présidents de région seront membres ès-qualités de la Commission Nationale, seul organe central de "Solidarité".

Mardi 8 septembre, le Congrès adopte, sans attendre le débat sur le programme, une résolution sur l'autogestion des entreprises, réclamant notamment un référendum national. L'examen par le Sejm du projet de loi gouvernemental est en effet imminent et "Solidarité" se doit de prendre clairement position, notamment sur l'enjeu essentiel qu'est la nomination du directeur de l'entreprise : le pouvoir entend conserver cette prérogative que "Solidarité" voudrait voir transférer au conseil d'autogestion.

Ce même jour est également adopté un "appel aux travailleurs d'Europe de l'est", adressé aux travailleurs de tous les Etats membres du Pacte de Varsovie, mais aussi d'Albanie et de toutes les nations de l'Union Soviétique : "nous soutenons ceux d'entre vous qui ont décidé d'emprunter la difficile voie de la lutte pour des syndicats libres. Nous pensons que bientôt nos représentants et les vôtres pourront se rencontrer pour échanger leurs expériences syndicales". L'initiative en revient à une délégation régionale, celle de Kalisz, soucieuse de laisser une trace au Congrès (91) : le texte a été rédigé par Jan Litynski, un ancien du KOR, et la démarche est soutenue par Gwiazda, qui propose que le Congrès l'adopte sans discussion. L'entreprise prend de court les stratèges du syndicat, horrifiés par le caractère provocateur du texte vis-à-vis de l'Union Soviétique, et qui tentent une manoeuvre de repli : quelques voix demandent le renvoi en commission de la motion. Mais il est déjà trop tard : les délégués sont enthousiasmés et réclament un vote immédiat, qui a lieu à main levée et est salué par une interminable ovation. En osant s'attaquer à un tabou, le Congrès a franchi une barrière psychologique. On entendra maintenant, de plus en plus souvent, formuler des revendications politiques, comme celle d'élections libres au Sejm, ou des appels, comme celui lancé par Grzegorz Palka (Lodz), à "renverser, à la faveur d'une confrontation avec le pouvoir, le rapport des forces".

Le 10 septembre, le Congrès suspend ses travaux après avoir élu une commission du programme, placée sous la présidence de Geremek. Euphoriques, gonflés du sentiment de leur puissance, les délégués sont, dans leur majorité, enclins à surévaluer les atouts de "Solidarité" dans son face-à-face avec le pouvoir. L'analyse de Geremek est beaucoup plus pessimiste : le pouvoir a développé, dans les semaines précédant le Congrès, un "scénario de radicalisation" qui a créé "une certaine atmosphère dans laquelle s'est tenu le Congrès (...). Dans notre autolimitation, nous avons franchi certaines barrières. Il en est résulté une certaine menace sur la stabilité du pays" (92).

Cette évolution ne passe pas inaperçue à l'extérieur du Congrès : le jour même de sa clôture, l'agence Tass le qualifie d'"orgie anti-socialiste et anti-soviétique". Le 16 septembre, le Bureau Politique du PZPR rend publique son évaluation : "le déroulement et les résolutions de la première partie du Congrès ont érigé au rang de programme officiel de l'organisation les tendances aventuristes (...) qui ne semblaient pourtant être que des phénomènes marginaux. Les accords conclus à Gdansk, Szczecin et Jastrzebie ont été de la sorte unilatéralement dénoncés et remplacés par un programme d'opposition politique qui nuit aux intérêts vitaux du peuple et de l'Etat polonais et mène à un affrontement qui menace d'être sanglant". Quant à l'"appel aux travailleurs des pays de l'est", il s'agit d'une "provocation insensée envers les alliés de la Pologne" (93).

Le lendemain 17 septembre, l'ambassadeur d'Union Soviétique à Varsovie est reçu par Kania et Jaruzelski et leur remet une "déclaration du Comité Central du PCUS et du gouvernement soviétique" exigeant que la direction polonaise fasse front à la "contre-révolution" et "prenne sans délai des mesures résolues et radicales pour mettre fin à la haineuse propagande anti-soviétique et aux actions hostiles à l'URSS" (94). Cette nouvelle mise en garde a été précédée de l'annonce, le 9 septembre, par les Soviétiques, d'une réduction draconienne des livraisons de matières premières et biens de consommation promises pour 1982.

Aristov remarque-t-il alors que ses deux interlocuteurs n'ont plus entre eux la même relation de complicité ? Le couple Kania-Jaruzelski, allié pour garder le contrôle du Parti pendant l'épreuve du Congrès du Parti, s'est en effet distendu au fil des semaines. Jaruzelski, persuadé que "Solidarité" se prépare à prendre le pouvoir, doute du succès de la ligne de lutte purement politique à laquelle Kania veut s'en tenir. Tout en se présentant volontiers comme un "centriste", il est devenu l'un des tenants de la ligne dure envers le syndicat. Et le 13 septembre, il convoque dans le

plus grand secret le "Comité de Défense du Pays" (KOK)9, un organe mystérieux aux attributions mal connues, et y invite Kania. La session a été précédée d'une discrète réunion de préparation, le 10 septembre, avec deux fidèles du Premier Ministre, les généraux Kiszczak, ministre de l'Intérieur, et Siwicki, chef d'état-major des armées, qui dirige au quotidien le ministère de la Défense. Ceux-ci vont mener les débats le 13 : Kiszczak produit des "preuves" des intentions contre-révolutionnaires de "Solidarité" ainsi que d'un plan de prise de contrôle des médias et annonce qu'une "taupe" du syndicat s'est introduite dans l'équipe de préparation de la loi martiale. Siwicki défend des thèses identiques et, comme Kiszczak, conclut à la nécessité de proclamer rapidement la loi martiale. Deux variantes, ajoute-t-il, sont possibles : soit le pouvoir attend un préavis de grève de "Solidarité" pour émettre des signaux annonçant l'imminence de mesures d'exception, afin de refroidir les "têtes brûlées" du syndicat, mais il se prive alors de l'effet de surprise, soit il recherche cet effet de surprise, qui permettrait de limiter au maximum le recours à la violence. Le choix est déjà tranché entre ces deux variantes faussement symétriques, d'autant plus que l'entreprise ne présente pas, toujours selon Siwicki, de risques démesurés : "en cas de tournure défavorable des événements, nous pouvons toujours compter sur nos indéfectibles amis" (95).

Tous les membres du KOK se prononcent pour la proclamation sans préavis de la loi martiale. Et si la décision n'est pas formellement prise le 13 septembre, c'est ce jour que la machinerie qui y conduit est mise en mouvement et que le groupe de préparation reçoit instruction d'élaborer les plans d'opération. Réservé vis-à-vis du projet, Kania devient pour Jaruzelski un poids mort politique, un obstacle à sa réalisation.

Pour l'heure, il faut cependant parer au plus pressé, c'est-à-dire à l'activisme de "Solidarité" qui, entre les deux tours de son Congrès, trouve le moyen d'infliger un camouflet au pouvoir avec le projet de loi sur l'autogestion : sons l'influence de ses thèses, une partie des députés a en effet élaboré une contre-proposition au projet gouvernemental. Le 22 septembre, Walesa, encouragé et soutenu par les experts - Kuron et Mazowiecki - emporte l'accord du presidium de la Commission Nationale sur cette contre-proposition, qui ne satisfait pas toutes les exigences du syndicat, certes, mais a le mérite de mettre le pouvoir en difficulté. Le veto du gouvernement provoque un mouvement de fronde des députés des partis alliés au PZPR, qui avaient parrainé le contre-projet. L'événement n'a pas de précédent dans cette enceinte à la

9 K.O.K.: Komitet Obrony Kraju

dévotion du pouvoir et celui-ci préfère renoncer à user de sa majorité arithmétique de députés du Parti, pour ne pas courir le risque d'une division du Sejm par "Solidarité", et accepte le vote de la proposition de compromis. Le texte est adopté le 25 septembre : la question controversée de la nomination des directeurs est éludée par le renvoi à des tractations ultérieures, avec les syndicats, de la liste des entreprises dont le directeur serait nommé par l'Etat.

Lorsque le Congrès de "Solidarité" reprend ses travaux, le samedi 26 septembre, Walesa est pris sous un feu roulant de critiques. Les uns lui reprochent d'avoir cautionné un texte trop éloigné des positions du syndicat sur l'autogestion, les autres d'avoir fait fi, une fois de plus, des procédures démocratiques. Rulewski et la délégation de Lodz sont les plus acharnés. La querelle sur l'"accord de Varsovie" est évoquée, le mot de trahison prononcé. Une résolution est même adoptée pour blâmer le presidium de sa conduite et dénoncer le rôle néfaste des conseillers. Imperceptiblement, le Congrès est entré dans la campagne des élections à la présidence de "Solidarité".

Quelques interventions font vibrer la salle : celle du vieux général Boruta Spiechowicz, héros de la campagne de 1939, cintré dans son uniforme d'avant-guerre, celle de Marek Edelman, le dernier chef militaire et l'un des très rares survivants de l'insurrrection du ghetto de Varsovie, qui sont salués par d'interminables ovations. Puis, le 28 septembre, le doyen du KOR, l'économiste Edward Lipinski, 93 ans, monte à la tribune pour annoncer, constamment interrompu par les applaudissements, la dissolution du KOR. Aspiré par "Solidarité", le mouvement était tombé en léthargie et s'était de surcroît divisé entre la faction formée autour du périodique Glos (nationaliste) et celle formée autour de Biuletyn Informacyjny (gauche laïque). La décision de dissolution avait été prise en juillet, sous la pression de la jeune génération du KOR, totalement engagée dans "Solidarité" et qui ne voulait pas que l'existence formelle de cette organisation haïe du pouvoir prête le flanc à l'accusation d'infiltration du syndicat.

Le soupçon de manipulation du mouvement par le groupe d'intellectuels de gauche trouve prise, en effet, auprès d'une aile populiste, ouvriériste, anti intellectuelle, du syndicat. C'est ainsi que l'initiative de la délégation de Radom - ville où le KOR avait trouvé ses origines - de proposer au Congrès une motion de remerciements à l'adresse du KOR déclenche une grave polémique en suscitant un contre-projet présenté par un délégué de Mazowsze, Niezgodzki. Son texte est un hommage indifférencié à l'ensemble de l'opposition, sans mention du KOR, au motif qu'il n'y a aucune raison de distinguer celui-ci parmi tous les groupes qui se sont

opposés au pouvoir. Désolés de la querelle, les dirigeants du KOR demandent le retrait de la motion de Radom. Dans les péripéties qui suivent, la tension devient telle que l'un des fondateurs du KOR, Lipski, est pris d'un malaise et évacué vers l'hôpital. La polémique sera tranchée le dernier jour du Congrès, le 7 octobre, lorsque les délégués voteront à une très forte majorité la motion de Radom, exprimant les remerciements du Congrès au KOR pour "son dévouement à la défense des intérêts ouvriers et de la cause nationale".

Subalterne par sa substance, l'incident n'en laisse pas moins le goût amer de la division et surtout révèle un nouveau clivage dans "Solidarité", qui se superpose à celui entre radicaux et modérés : les "vrais Polonais" et les autres. Formé autour d'un noyau dur qui se localise dans les délégations de Mazowsze - en opposition à Bujak et à la direction régionale de Mazovie - et de Gdansk, un groupe de délégués avait, dès le premier tour du Congrès, organisé des réunions restreintes aux seuls "vrais Polonais", selon l'expression d'un des participants. Davantage qu'un courant politique organisé, ce regroupement par affinité révèle, dans "Solidarité", une sensibilité nationaliste teintée d'antisémitisme, qui prétend représenter les intérêts de la "Pologne authentique" face à un "cosmopolitisme" incarné par le KOR, la "gauche laïque" et "les Juifs". Quelques semaines plus tard, en novembre, un dirigeant aussi prestigieux que Marian Jurczyk, le président de "Solidarité" pour la région de Szczecin tiendra, dans un meeting, des propos ouvertement antisémites, en appelant à régler leur compte aux dirigeants communistes et aux Juifs qui gouvernent (96).

C'est de cette mouvance nationaliste et populiste que proviennent, sans nécessairement en reprendre les outrances et les formulations démagogiques, les sympathisants de la KPN et aussi les fondateurs des "Clubs du Service de l'Indépendance" (KSN)10, une organisation crée le 27 septembre dans les couloirs du Congrès. Parmi ces derniers on trouve les noms d'Antoni Macierewicz, ancien du KOR, d'Aleksander Hall, du "Mouvement de la Jeune Pologne" (RMP)11, de Seweryn Jaworski, un des dirigeants de Mazowsze, de l'économiste Stefan Kurowski, ainsi que de Niezgodzki. Ces "Clubs" se veulent un mouvement civique, prélude à la création d'un parti politique, dont l'objectif est l'indépendance nationale de la Pologne.

Cet enjeu, éminemment politique, pèse de plus en plus sur la campagne pour l'élection des organes dirigeants du syndicat, prévue pour le 20 octobre. Trois candidats disputent à Walesa la présidence : Jurczyk, Gwiazda et Rulewski. Jurczyk,

10 K.S.N.: Kluby Sluzby Niepodleglosci

11 R.M.P.: Ruch Mlodej Polski

dans un discours électoral clair et pondéré, mais inflexible sur le fond, estime que le Parti n'a pas changé, demande des élections libres, plaide pour une ligne de fermeté. Gwiazda se présente, lui, en partisan du compromis, mais estime que "Solidarité" a déjà fait trop de concessions. Rulewski est le plus intransigeant : "Solidarité" a eu tort de s'"auto-limiter" sous le prétexte d'une possible intervention de l'URSS, le syndicat ne doit pas craindre de prendre position sur la politique étrangère du pays et de demander l'allocation aux besoins sociaux des dépenses militaires excessives.

L'allocution que prononce un Walesa irrité et épuisé apparaît par contraste terne et précautionneuse : "ce qui m'inquiète, c'est que nous sous-évaluons notre partenaire. Nous avons trop confiance en nous (...), nous ne faisons pas attention aux méthodes par lesquelles nous pouvons être vaincus (...), le pouvoir peut nous affamer. C'est pourquoi nous ne devons pas le dédaigner (97). Ce rappel aux réalités est plutôt mal accueilli par la salle, son auteur ne recueillant que 55 % des voix contre 24 % à Jurczyk, 9 % à Gwiazda et 6 % à Rulewski, 6 % des délégués s'abstenant.

Alors que crépitent les flashes, la salle entonne Sto lat ("cent ans, qu'il vive cent ans"). Mais, se souvient Kuron, "les résultats du scrutin ébranlèrent Lech. Il lui était difficile de le cacher. Mais très vite il se secoua, comme un chien sorti de l'eau" (98). Puis vient l'élection des membres de la Commission Nationale : il faut 6 tours de scrutin répartis sur 5 jours pour élire 69 membres - sur des listes régionales avec proportionnalité du nombre de sièges aux effectifs d'adhérents -, auxquels viennent s'ajouter, ès-qualités, les 39 présidents régionaux. Les membres du Parti sont pratiquement tous éliminés ; même Bogdan Lis, qui y était resté à la demande de "Solidarité", n'est élu que de justesse. Les "vrais Polonais" ne sont pas davantage élus à la KKP, de même que des "experts" comme Geremek ou des pionniers du syndicalisme comme Switon. En revanche, les anciens du KOR sont élus sans difficulté. "Solidarité" a maintenant sa première direction élue.

Le Congrès est en pleine procédure d'élection, le 3 octobre, lorsque le gouvernement annonce un doublement des prix des marques de cigarettes les plus populaires. L'assemblée s'enflamme aussitôt. Walesa envoie immédiatement un télégramme de protestation au Premier Ministre, qui dépêche en retour deux de ses ministres à Gdansk pour expliquer aux délégués courroucés le bien-fondé de cette mesure. Mais, comme ils ne sont munis d'aucun pouvoir de négociation, Walesa les congédie sans façon. La salle exulte et vote une motion demandant un gel de tous les prix jusqu'à ce qu'un programme de réforme économique ait été agréé avec "Solidarité".

Puis le Congrès aborde le dernier point à l'ordre du jour, l'adoption du programme. Accaparé par la mise en place de ses structures et la gestion quotidienne de sa relation avec le pouvoir, le syndicat n'avait pas, depuis sa création, trouvé le temps de débattre au fond sur son programme. Certes, le débat remplissait les colonnes de la presse syndicale, certes un ensemble de "thèses" programmatiques avait été préparé par un groupe d'intellectuels, à la demande de la KKP, et publié au printemps, mais la discussion de fond et l'arbitrage final devaient revenir à la plus haute instance du syndicat, le Congrès. Celui-ci avait, à la fin du premier tour, confié à la "commission du programme" la tâche d'élaborer un projet : une centaine de délégués s'étaient répartis, pendant l'interruption, en 13 groupes de travail pour produire, sous la présidence efficace de Geremek, un document en 8 chapitres et 37 thèses. Il sera discuté et approuvé chapitre après chapitre par les délégués avant d'être adopté, le 7 octobre, à une très forte majorité, dans son intégralité.

Dans le premier chapitre, "Solidarité" se définit comme "une organisation qui allie les attributs d'un syndicat et d'un grand mouvement social (...), la plus large représentation des travailleurs en Pologne". Regroupant de nombreux "courants sociaux et intellectuels, des individus de convictions politiques et religieuses différentes, indépendamment de leur rattachement national", "Solidarité" se réclame des "valeurs chrétiennes, des traditions nationales et de la démocratie". Aucune mention du socialisme n'y figure, ce qui prêtera le flanc aux accusations d'hostilité au socialisme lancées par le pouvoir. Le programme se prononce également pour le "respect de la réalité géopolitique" et l'acceptation des alliances. Mais la relation avec l'Union Soviétique ne saurait être stable que si elle est librement consentie.

Le troisième chapitre est consacré à la réforme économique : deux thèses s'affrontent ici, entre lesquelles le Congrès ne tranche pas ni ne cherche à opérer la synthèse, se bornant à les renvoyer en annexe. La première est celle de l'économiste Ryszard Bugaj, dite de la "variante réaliste" : aménager le système existant pour le rendre plus efficace et le cogérer avec le pouvoir dans un "Conseil Social de l'Economie Nationale", où seraient représentés les syndicats et l'Eglise. La seconde école, dont le chef de file est un autre économiste, Stefan Kurowski, est d'inspiration plus libérale, tout en partageant avec la première le principe d'un secteur public puissant dans l'économie - sauf dans l'agriculture - et celui d'un contrôle de l'économie par la société, depuis le niveau de l'entreprise jusqu'à celui de l'Etat. Mais Kurowski plaide pour une "conversion radicale" de l'appareil de production, grâce à une réallocation à des fins de production de ressources absorbées par des investissements stériles et par un budget militaire excessif, à la cession aux

agriculteurs privés de terres mal exploitées, ainsi qu'à une réforme monétaire et à un emprunt forcé pour sortir rapidement de la crise économique actuelle. Le projet de Bugaj préconise une approche plus graduelle pour juguler la crise.

Les sixième et huitième chapitre définissent le projet politique et social de "Solidarité", esquissant l'utopie d'une "troisième voie" entre le socialisme réel et le capitalisme occidental : l'idée de "république autogérée" ambitionne d'étendre à l'organisation politique de la société les principes de l'autogestion ouvrière, le "contrôle social" des organes exécutifs, la démocratie représentative, les élections libres et les libertés civiques. Mais ce projet reste vague, tout autant que les moyens de sa mise en oeuvre : un "nouvel accord social" avec le pouvoir portant sur la lutte contre la crise, la réforme économique et la démocratisation des institutions politiques. La commission du programme est en effet divisée dans son analyse entre "fondamentalistes" et "pragmatiques". Les premiers s'appuient sur les thèses de Djilas sur la "nouvelle classe", reprises en Pologne par un jeune professeur marxiste de l'Université de Poznan, Leszek Nowak, pour estimer que l'appareil de l'Etat-Parti, qui concentre tous les pouvoirs, ne peut devenir un partenaire crédible de la société et doit donc être renversé. Les seconds, parmi lesquels Lis, Modzelewski et Gwiazda, considèrent que le syndicat ne doit pas chercher à se substituer au pouvoir politique.

Le programme consacre la politisation de "Solidarité", déjà perceptible tout au long du Congrès. Des critères politiques dictent en effet les clivages et reclassements au sein du mouvement, où s'esquissent des alliances entre les partisans - quelquefois de bords opposés : KPN, "fondamentalistes", tenants des thèses de Kurowski - de la rupture et ceux du gradualisme - "gauche laïque", "pragmatiques" et "réalistes économiques".

Le 7 octobre au soir, alors que le Congrès a débordé de plusieurs jours le terme convenu avec l'administrateur de la salle, les délégués sont pressés de conclure par la mise en marche des dispositifs de réfrigération du sol en vue d'un match de hockey sur glace programmé pour le lendemain. A l'issue de 18 jours de "tempête de démocratie", selon l'expression de Garton-Ash (99), les congressistes ont le sourire aux lèvres. Walesa fait entonner l'hymne national. Le tableau électronique affiche : "à bientôt, au prochain Congrès".

VI - LES DERNIERES TENTATIVES DE COMPROMIS

Quelques jours après la fin de son Congrès, le 12 octobre, "Solidarité" se voit proposer par Rakowski de participer, aux côtés des autres syndicats autonomes et officiels, à la formation d'une commission mixte permanente avec le gouvernement, appelée à approuver les décisions sur l'approvisionnement, les prix et le rationnement. La situation en ce domaine revêt des proportions chaque jour plus dramatiques : les cartes de rationnement ne sont plus honorées et l'attente dans les files démesurées s'avère souvent vaine, parce qu'il n'y a plus rien à acheter. Suspendues pendant le Congrès, les grèves sauvages éclatent de plus belle, surtout dans les villes moyennes où l'approvisionnement est le plus négligé : le 13 octobre, les ouvrières du textile de Zyrardow cessent le travail, puis Piotrkow et Tomaszow se mettent en grève, malgré les exhortations lancées par le Congrès à ne pas y recourir. Le mouvement menace de se propager à toute la Pologne.

Par inattention, "Solidarité" interprète la proposition de Rakowski comme une nouvelle offre de négociation bilatérale et s'engage, le 15 octobre, dans la chausse trappe du pouvoir : il n'y a rien à négocier et à l'offre des syndicalistes de créer un "Conseil Social de l'Economie Nationale", Rakowski répond publiquement par une par une violente diatribe : "c'est une attaque contre les structures de l'Etat qui vise (...) à renverser l'ordre constitutionnel existant (...) et l'abandon des changements démocratiques en cours au profit de la dictature totalitaire du syndicat "Solidarité" (100). Les discussions s'achèvent cependant le 18 octobre à l'aube sur un accord minimum : un gel provisoire des prix de détail, l'information du syndicat sur les exportations et importations agro-alimentaires et la levée, par "Solidarité", du blocus des exportations de viande.

Pendant ce temps, un drame se joue derrière les murs de la bâtisse grise du Comité Central, réuni en plenum depuis le 16 octobre. Le IVème plenum a été précédé de l'exclusion du Parti de deux fauteurs de troubles ralliés à "Solidarité", Lis et Bratkowski. Kania, qui ouvre la session en présentant le traditionnel rapport du Bureau Politique, livre une analyse sombre de la situation politique - "l'Etat est menacé au coeur" - et économique, mais réaffirme sa foi dans la "lutte politique", la "réforme" et "une sortie pacifique de la crise". Curieusement, un deuxième rapport, également approuvé par le Bureau Politique, est présenté par Olszowski, qui met lourdement l'accent sur le rôle de l'armée comme "facteur essentiel de la stabilisation dans le pays".

Mais cette fois-ci, au lieu de l'habituel bruit de fond insipide des plenums du Comité Central, un déluge de critiques s'abat sur le Bureau Politique - et le Premier Secrétaire en particulier - coupable d'avoir laissé le pays sombrer dans l'anarchie, de

tolérer la "désintégration idéologique, politique, organisationnelle" d'un Parti miné par les agissements d'une "cinquième colonne".

Le soir même, Kania convoque le Bureau Politique. Un seul point est à l'ordre du jour : "examen de la question du changement du Premier Secrétaire du Comité Central". Kania ouvre les débats : "une bonne partie de la salle est favorable à un changement de Premier Secrétaire". Il propose aussitôt de présenter sa démission au Comité Central. Le Bureau Politique est pris au dépourvu : il n'est pas d'usage que les changements de Premier Secrétaire soient décidés à l'improviste. "Il faut contacter les Alliés", lance Olszowski (101). Plusieurs membres du Bureau Politique estiment, avec Jaruzelski, le changement inopportun. Ils décident de suspendre le plenum le 17 octobre pour consulter individuellement ou par petits groupes les membres du Comité Central. Le sondage révèle que la cote de Kania est chancelante, mais que la cause du rejet de sa démission n'est pas perdue. Le 18 octobre au matin, le Comité Central passe au vote : sur 183 votants, 104 acceptent la démission. Kania, qui nourrissait le secret espoir de voir se répéter le réflexe de rassemblement derrière sa personne constaté au plenum de juin, est effondré. Le Comité Central doit élire maintenant son successeur. Une nouvelle suspension des travaux est décidée, et après quelques heures de conciliabules en coulisse, le Bureau Politique se réunit à nouveau à 14 heures. Barcikowski ouvre la séance en proposant "la candidature du camarade Wojciech Jaruzelski au poste de Premier Secrétaire du Comité Central ". Le Premier Ministre est bien entendu dans la confidence et la surprise dont il fait état dans ses mémoires (102) est feinte. Barcikowski ajoute qu'"il serait bon de ne pas avoir à proposer d'autres candidatures" (103). Le Comité Central accorde, par un nouveau vote à bulletin secret, un soutien écrasant à Jaruzelski : 180 sur 184 se portent sur son nom.

Le nouveau Premier Secrétaire se prononce pour le maintien de la ligne de règlement politique du conflit avec "Solidarité", mais estime que le syndicat sait à quoi s'en tenir quant à la position du Parti : la résolution du plenum demande en effet la renégociation des accords de Gdansk, le travail le samedi, la suspension temporaire du droit de grève et menace en termes à peine voilés "Solidarité" de la mise en oeuvre de mesures d'exception. Il propose également de renvoyer à un autre plenum les changements de personnes au Bureau Politique et rend hommage à son "ami proche et sincère, Stanislaw Kania". L'hommage ne semble pas de commande : "la lutte que nous avions dû mener contre le béton", écrit Jaruzelski dix ans plus tard dans ses mémoires, "tout en tenant tête aux ultimatums des dirigeants soviétiques et aux menaces de leurs alliés, nous avait soudés. Malheureusement, elle avait (...) usé, sapé, démoli Kania. Sa résistance avait été mise à trop rude épreuve et ses nerfs avaient fini

par lâcher. Depuis quelques temps, Stanislaw avait des problèmes de comportement auxquels il cherchait à échapper. En fait, il n'était plus en état de travailler dès la mi journée" (104). Réuni à nouveau, le Bureau Politique approuve le cumul, par Jaruzelski, des fonctions de Premier Secrétaire, de Premier Ministre et de ministre de la défense.

"Solidarité" réagit mollement à la menace de mesures d'exception et proteste surtout contre l'intention du pouvoir de suspendre le droit de grève. Il est vrai que le syndicat est dans une position de plus en plus inconfortable : les difficultés d'approvisionnement, que favorise la passivité presque suspecte du gouvernement, avivent la tension sur le terrain. De nombreuses villes ou régions sont touchées par des mouvements et préavis de grève : Zyrardow, Tarnobrzeg, Piotrkow, Grudziaz, Legnica, Konin, la Basse Silésie. A Zielona Gora, la direction régionale de "Solidarité" a perdu toute influence sur les grévistes, qui suivent les mots d'ordre d'un comité "sauvage". Impuissante à canaliser un mouvement de protestation qui ne cesse de s'étendre, la Commission Nationale, réunie les 22 et 23 octobre, lance un mot d'ordre de grève générale d'avertissement de 1 heure pour le 28 octobre. Est également avancée l'idée de grève active, née dans le sillage du mouvement autogestionnaire, et qui consiste en une prise de contrôle, dans des secteurs choisis, de la production par les ouvriers. Elle s'avérera vite impraticable. Même si quelques revendications sont formulées, comme l'arrêt de la répression ou la création d'un "Conseil Social de l'Economie Nationale", le projet de grève d'avertissement, dépourvu d'enjeu précis, n'est autre qu'une manifestation d'impuissance.

La direction de moins en moins unie de "Solidarité" est en proie à un chaos conceptuel grandissant et, sans désavouer ouvertement le syndicat, l'Eglise prend ses distances : le communiqué commun publié à l'issue de la rencontre, le 21 octobre, entre le général Jaruzelski et Mgr Glemp, de retour du Vatican, traduit un certain rapprochement des positions autour du thème de l'"entente nationale". Le 24 octobre, l'évêque de Zielona Gora, où un conflit local dans une ferme d'Etat a dégénéré en grève générale de toute la région, déclare que l'"extension des grèves porte préjudice aux intérêts vitaux de la société". De fait, le mouvement fait tache d'huile : le 23 octobre, alors que siège encore la Commission Nationale, la région de Sandomierz proclame la grève générale. Le 26 octobre, ce sont les élèves et les enseignants de l'école d'ingénieurs de Radom qui commencent une grève sur le tas pour réclamer le départ du recteur, un apparatchik récemment nommé. Walesa, venu à Zyrardow pour tenter d'éteindre un conflit, est bouleversé par le sort fait aux ouvrières du textile, oubliées dans un décor à la Zola, et prend fait et cause pour elles. Le 28 octobre, la

grève d'avertissement d'une heure se déroule dans le calme, mais n'est suivie que dans les grandes entreprises et agglomérations, par quelque deux millions de personnes. Dans le camp du pouvoir, c'est la satisfaction. Le soutien à "Solidarité" s'érode et la multiplication incontrôlée des foyers de tension vient à point nommé dans sa stratégie, au point que certains mouvements, comme ceux de Zielona Gora et Radom, sont encouragés en sous-main, quand il ne s'agit pas de provocation pure et simple : le 29 octobre, après une agression - jet d'une bouteille de fluide toxique contre un groupe de mineurs -, probablement imputable à la police politique, la mine "Sosnowiec" de Haute Silésie vote la grève, étendant le mouvement à une industrie houillère jusque-là épargnée.

Quelques jours plus tôt, le 26 octobre, des "groupes opérationnels de terrain" (TGO)12 de l'armée ont été dépêchés dans 2 000 communes, villages et petites villes pour "assister les administrations locales et la société", traquer les gaspillages et la corruption. Cette mission étrange n'est en fait que le camouflage d'une vaste opération de reconnaissance du terrain dans le cadre de la préparation de la loi martiale. "Solidarité" n'y prête guère attention, pas davantage qu'à la décision, passée inaperçue, début octobre, d'allonger de deux mois le service militaire du contingent libérable et de reporter d'autant l'incorporation du nouveau contingent, présumé "contaminé" par les idées de "Solidarité". Dans le foisonnement des informations et l'excitation du Congrès, un autre indice a échappé à la vigilance de la direction du syndicat : le 30 septembre, le bulletin de l'agence de presse de "Solidarité" mentionnait une confidence faite peu avant devant des délégués des syndicats officiels par Albin Siwak, le contremaître du bâtiment devenu membre du Bureau Politique : un comité de salut national aurait été constitué sous la présidence du général Jaruzelski, qui, une fois "Solidarité" affaibli, dans deux mois, userait de la force pour rétablir l'ordre. Siwak, esprit fruste, était-il dans la confidence ou a-t-il interprété des propos entendus dans les sphères du pouvoir ? Toujours est-il que personne ne s'alarme de ces informations, renvoyées dans la catégorie de l'intoxication.

Conscient du danger qu'un développement incontrôlé de la situation ferait courir à "Solidarité" et à la Pologne, Walesa déploie une énergie inlassable : le 30 octobre, le presidium, qu'il contrôle mieux que la Commission Nationale, demande l'arrêt immédiat des grèves sauvages, qui "menacent "Solidarité" d'éclatement". Le 2 novembre, Walesa obtient la fin de la grève générale dans la région de Sandomierz et

12 T.G.O.: Terenowe Grupy Operacyjne

le 4 celle du mouvement de grève à Zyrardow. Mais le nombre de grévistes s'élève toujours, début novembre, à 250 000.

L'épiscopat, également inquiet, s'active de son côté : à l'issue de discrètes tractations, une rencontre a lieu le 4 novembre entre le général Jaruzelski, le Primat et Walesa. Jaruzelski y réitère sa proposition de front d'entente nationale et trouve un certain écho auprès de Mgr Glemp, qui désigne cinq représentants de l'épiscopat pour participer aux travaux préliminaires. Walesa reste opposé à l'idée et la "rencontre à trois", qui ne consacre aucun rapprochement des positions, se solde, au-delà de sa portée symbolique, par un échec. L'entreprise tient d'ailleurs davantage de la manoeuvre de diversion du pouvoir pour rassurer "Solidarité" que de l'offre de dialogue. Les jours précédents, deux éléments sont venus renforcer la détermination du général Jaruzelski de proclamer la loi martiale : un groupe de secrétaires du Comité Central et de comités de voïvodies a menacé le Premier Secrétaire-Premier Ministre de prendre les devants s'il tardait à prendre des mesures énergiques. C'est du moins ce dont le petit groupe d'officiers chargés de préparer la loi martiale est informé lors d'une réunion le 2 novembre. Les noms des auteurs de l'initiative ne leur sont pas communiqués, mais Kuklinski pense qu'il s'agit d'Olszowski, de Grabski et de Kociolek, toujours influents malgré leur éviction, pour ces deux derniers, du Comité Central (105). Autre mauvaise nouvelle pour Jaruzelski, les services de renseignement polonais ont acquis la conviction que les Etats-Unis ont une "taupe" au coeur même du dispositif de préparation de la loi martiale et connaissent le projet du pouvoir. Pour peu que les Américains en informent "Solidarité", les autorités perdraient le bénéfice de l'effet de surprise et auraient à affronter les conditions de mise en oeuvre beaucoup plus difficiles.

Les Américains se bornent à "exfiltrer" aussitôt la "taupe" en question, le colonel Ryszard Kuklinski, et toute sa famille, mais n'informent pas, pour des raisons qui restent à élucider, "Solidarité". A posteriori, Jaruzelski interprète avec empressement ce silence comme un nihil obstat : "à notre grand soulagement", écrit-il dans ses mémoires, "les Américains gardèrent le silence. Ils ne cherchèrent ni à avertir les dirigeants de "Solidarité", ni à nous faire renoncer à notre projet en nous faisant parvenir un signal quelconque (...). Nous interprétâmes le silence de Washington comme une sorte d'approbation tacite" (106).

Dans le camp de "Solidarité", l'annonce de la rencontre à trois, préparée à l'insu des instances dirigeantes du syndicat, provoque une tempête de protestations, d'autant plus vive que la Commission Nationale est réunie depuis le 3 novembre à Gdansk en l'absence de Walesa. A peine rentré de Varsovie, celui-ci est assailli de reproches par

ses pairs : pourquoi ne les a-t-il pas informés ? Quel était l'ordre du jour ? Quelles concessions a-t-il faites au pouvoir ? Le président de "Solidarité" se défend mais, le surlendemain 6 novembre, ses déclarations interprétant dans un sens très modéré le catalogue de revendications maximalistes qu'est la résolution de la KKP provoquent une nouvelle poussée de colère à la tête du syndicat : Walesa désavoue la KKP et s'octroie le droit d'interpréter à sa convenance ses résolutions. Walesa n'en a cure et reprend ses tournées en province pour tenter d'éteindre les grèves. Non sans succès : le 13 novembre, la mine Sosnowiec et Zielona Gora reprennent le travail. Vers la mi novembre, tous les grands mouvements de grève ont pris fin.

Les mouvements qui se poursuivent échappent en général à la sphère d'influence de "Solidarité", se développant surtout dans les milieux rural et étudiant. C'est ainsi que le 5 novembre quelques dizaines de membres de "Solidarité paysanne" occupent un bâtiment officiel à Siedlce pour exiger l'application des accords de Rzeszow et de Bydgoszcz. Le 23 novembre, après qu'une crise a secoué la direction de la très turbulente "Solidarité rurale", un comité national de grève sera fondé, toujours à Siedlce. Les négociations ouvertes avec le pouvoir s'enliseront aussitôt. Dans le milieu étudiant, la grève de l'école d'ingénieurs de Radom s'étend le 12 novembre à d'autres Universités où est observé un mot d'ordre de grève de solidarité de six heures.

Le 17 novembre, Walesa adresse aux "travailleurs et syndicats occidentaux" un appel à l'aide alimentaire, provoquant la colère du gouvernement. Celui-ci ne remet pas en cause, cependant, une nouvelle série de négociations qui s'ouvre le jour même avec "Solidarité". Il est vrai que celles-ci n'ont guère de chances d'aboutir : le pouvoir s'en tient à sa proposition de front d'entente nationale, dont il s'avère de plus en plus clairement qu'il s'agit de noyer "Solidarité" et l'Eglise au milieu d'une multitude d'organisations contrôlées par le Parti. Le syndicat ne rejette pas l'idée même d'entente nationale, mais en a une vision toute différente : droit de regard sur l'administration de l'économie, autogestion, accès de "Solidarité" aux médias. Une revendication nouvelle apparaît également dans le discours du syndicat : pour la première fois, "Solidarité" réclame des élections démocratiques aux conseils locaux. Ce point se heurte à une fin de non-recevoir catégorique du pouvoir, qui ne veut même pas le voir inscrit à l'ordre du jour. La négociation menée par Wadolowski, pour "Solidarité", et Ciosek, pour le gouvernement, tourne rapidement au dialogue de sourds et ne se poursuivra formellement jusqu'au 13 décembre que sous la forme d'un petit groupe de travail.

Après une légère accalmie début novembre, la situation se dégrade à nouveau vers la fin du mois : des cellules d'entreprise du Parti ont été menacées d'expulsion, ce

qui, s'ajoutant à des menaces proférées çà et là - et notamment les propos virulents, devant le Congrès, de Jurczyk - provoque une véritable réaction de paranoïa dans l'appareil et une mise en garde du Comité Central. La revendication d'élections locales démocratiques formulée par "Solidarité" a également touché une corde sensible du Parti : une réunion du Bureau Politique lui est consacrée le 20 novembre. Le protocole de la discussion révèle un total désarroi du collège de direction du Parti. Un de ses membres, un certain Glowczyk, résume sans ambages la situation : "Le report des élections provoquera un conflit et les autorités locales existantes seront cloués au pilori. Mais des élections dans la situation actuelle ne nous laissent pas la moindre chance"(107).

Enfin, si le mouvement de grève de "Solidarité paysanne" reste stationnaire, celui des étudiants connaît un rebondissement le 25 novembre lorsque, à l'initiative du syndicat étudiant NZS, les élèves-officiers de l'école des pompiers de Varsovie proclament la grève avec occupation des locaux. Ils entendent protester contre le projet de loi sur l'enseignement supérieur qui vient d'être rendu public et qui prévoit de retirer la tutelle de l'école au ministère de l'Intérieur pour la confier au ministère de la Défense, lui donnant ainsi un statut militaire qui la rendrait inéligible au bénéfice de l'autonomie de gestion accordée aux autres établissements.

Le mouvement, qui passe inaperçu au début, devient très vite un enjeu politique : pour les autorités, car il s'agit d'un établissement relevant du ministère de l'Intérieur que le pouvoir a constamment cherché à soustraire à l'influence de "Solidarité", pour le syndicat ensuite, car Seweryn Jaworski, vice-président de Mazowsze, va, de sa propre initiative, rejoindre les grévistes. Le 27 novembre le bâtiment est cerné par les unités spéciales de la Milice, les ZOMO, et éclairé, dès la nuit tombée, par des projecteurs. Il devient un lieu de ralliement pour les Varsoviens, qui entonnent des chants religieux avec les élèves-officiers apparaissant aux fenêtre. Le lendemain 28 novembre, le commandant de l'école annonce la dissolution aux étudiants. Malgré les exhortations de Bujak à quitter les lieux, Jaworski reste auprès des grévistes, brandit la menace d'une grève de solidarité de toute la région de Varsovie en cas d'usage de la force et annonce que les élèves-officiers pourraient faire usage des armes entreposées dans l'école pour défendre le bâtiment.

Le pouvoir décide d'exploiter ce cas exemplaire pour une démonstration de force et de tâter la détermination de "Solidarité". Le 2 décembre au matin, un groupe d'assaut héliporté investit le bâtiment et en déloge les occupants. Les élèves-officiers sortent de l'école sous les applaudissements de la foule de Varsoviens présente devant

le bâtiment. Pour la première fois depuis août 1980, des grévistes sont évacués par la force d'un établissement. "Solidarité" ne bronche pas.

Il est vrai que la cohésion du syndicat s'est rapidement érodée au cours des semaines précédentes : "le mouvement semble hésiter entre deux tendances de plus en plus divergentes," note le sociologue Michel Wiewiorka, "la première, incarnée par Lech Walesa, cherche la voie, de plus en plus étroite, d'une négociation constructive avec le pouvoir (...) une seconde tendance croit de moins en moins à la possibilité de solutions négociées, elle est tentée par la rupture" (108). A Gdansk, le groupe de Gwiazda n'a cessé d'accuser Walesa d'abandon du programme de "Solidarité". Le conflit se solde par le départ, le 22 novembre, de Gwiazda et de vingt-deux autres membres de la direction régionale de Gdansk. Ce même jour, dans l'appartement de Kuron, sont fondés les "Clubs de la République Autogérée" (KRS-WSN)13" à l'initiative du courant "social-démocrate" du KOR : outre Kuron, on y trouve Michnik, Litynski et Ludwik Cohn, également ancien membre du PPS, pour marquer la continuité avec ce courant de pensée. Interrompue par l'irruption de la police, la réunion s'achève dans les locaux de Mazwsosze. Les "Clubs" doivent être "l'embryon des futurs partis politiques d'un Etat démocratique". L'objectif est tout à la fois de préserver le syndicat de débats trop étroitement politiques et de faire pièce à l'influence croissante de la mouvance nationaliste, dans "Solidarité" (KSN) et en dehors (KPN). A la base, l'hostilité croît contre les cellules d'entreprise du Parti, menacées d'expulsion, une mesure qui constituerait un casus belli pour le pouvoir.

Un autre degré dans l'escalade est franchi le 27 novembre avec l'ouverture du VIème plenum du Comité Central . Le général Jaruzelski y lance une mise en garde à "Solidarité" : "il faut interrompre le processus de désagrégation, faute de quoi nous serons inévitablement conduits à la confrontation, à une sorte de loi martiale" (109). Et le Premier Secrétaire d'annoncer que le projet de loi sur "les moyens d'action exceptionnels dans l'intérêt de la défense du citoyen et de l'Etat" sera inscrit d'urgence à l'ordre du jour du Sejm.

La Commission Nationale de "Solidarité", réunie le 30 novembre, est troublée, mais pas encore alarmée. L'évacuation par la police de l'école de pompiers déclenche cependant le branle-bas. Le soir même de l'opération, Walesa convoque d'urgence le presidium de la Commission Nationale à l'hôtel Solec de Varsovie. Pour prévenir d'éventuelles réactions spontanées de la base, il a aussitôt envoyé aux directions régionales instruction de déclarer l'"état d'extrême urgence". Mais le désarroi perce.

13 KRS-W.S.N. : Kluby RzeczyPospolitej Samorzadnej-Wolnosc-Sprawiedliwosc-Niepodleglosc (Liberté Justice-Indépendance)

Le presidium décide de ne rien décider et de renvoyer le débat de fond sur la marche à suivre à une réunion des présidents de région convoquée pour le lendemain 3 décembre à Radom. Là, dans une atmosphère fiévreuse, Walesa, placé sur la défensive par les agissements du pouvoir, se départit de sa pondération habituelle et tient un discours agressif. "A Radom", se justifiera-t-il dans ses mémoires, "je deviens le plus radical de les radicaux, je me laisse porter par l'atmosphère de la salle pour ne pas me laisser évincer de la suite des événements" (110). Les autres interventions sont à l'avenant. La réunion de Radom se conclut par une résolution d'une extrême dureté, où le pouvoir est accusé de s'être servi "des négociations comme d'un paravent pour couvrir les attaques contre le syndicat" (111). Le ralliement de "Solidarité" au projet d'"entente nationale" du général Jaruzelski est subordonné à des exigences inacceptables pour le pouvoir - comme celle d'élections libres - et la tactique est arrêtée pour réagir à d'éventuelles mesures d'exception : grèves d'avertissement de vingt-quatre heures si le Sejm vote la loi, grève générale de durée indéterminée si celle-ci est mise en oeuvre.

Samedi 5 décembre, le Bureau Politique se réunit dans une atmosphère alourdie par les rumeurs, dont bruisse Varsovie, de proclamation de la loi martiale dès le lendemain. Une session décisive qui a toutes les apparences d'une mise en scène minutieusement réglée et exécutée par le petit groupe des "initiés", ceux qui sont dans le secret des préparatifs. Les ministres de l'Intérieur et des questions syndicales, Kiszczak et Ciosek, qui ne sont pas membres du Bureau, sont présents, comme c'est fréquemment le cas depuis le début de la crise, en tant qu'"invités". Ciosek ouvre les débats : "Solidarité" avance des revendications exorbitantes qui en font un parti d'opposition visant ouvertement un changement de système et la prise du pouvoir. Kiszczak renchérit, égrenant les "preuves" des intentions de "Solidarité" : les attaques du syndicat contre le pouvoir, la résolution de Radom, la tonalité "agressive" des discours des dirigeants syndicaux, la conviction de ceux-ci que l'URSS n'interviendra pas et que "Solidarité" pourra s'entendre avec elle dans le dos du Parti. Puis c'est Siwicki, vice-ministre de la Défense et chef d'état-major des armées, de retour d'une réunion des ministres de la Défense du Pacte de Varsovie à Moscou qui monte au créneau, agitant le spectre de l'intervention : les ministres "ont souligné que la situation en Pologne affaiblissait la capacité défensive du Pacte de Varsovie (...) et suggéré des formes beaucoup plus radicales de lutte avec la contre-révolution" (112).

Plusieurs participants à la réunion réclament l'usage de la force contre "Solidarité". Pratiquement silencieux jusqu'alors, Jaruzelski prend la parole le dernier et feignant de tirer les conclusions, tranche d'un ton grave : "la crise est entrée dans sa

place culminante. Les forces de la contre-révolution ont dévoilé leurs intentions. Il faut en profiter". Puis, en chef militaire qu'il est resté, le général distribue les missions : la propagande doit "d'urgence exploiter massivement (les enregistrements) des débats du présidium de la KKP à Radom", le Parti doit veiller à la sécurité physique de ses membres, de leurs familles, de ses biens, en se reposant avant tout sur l'"autodéfense", l'armée est invitée à se rapprocher de la population.... "C'est un discrédit monstrueux pour le Parti", déplore le Premier Secrétaire, "que de devoir, après 36 années d'exercice de pouvoir, être défendu par la force policière. Mais devant nous il n'y a déjà plus rien. Il faut être prêt à prendre les décisions qui permettent de sauver ce qui est essentiel". Il met cependant ses pairs en garde : "si nous ne parvenons pas à mobiliser les gens dans les entreprises, alors la loi martiale ne changera rien. Il ne faut donc pas succomber aux mythes". Et conclut : "nous ne prenons pas aujourd'hui de décision définitive. Nous avons simplement examiné un concept. Les travaux d'état-major seront poursuivis et les décisions prises au moment opportun (...) la décision concrète, le moment, le bien et les modes d'action dépendent de nombreuses circonstances, des actions de l'adversaire, du soutien des alliés extérieurs" (113).

Au moment même où siège le Bureau Politique, le Primat, mine sombre et ton grave, reçoit Walesa en tête-à-tête, puis annonce une tentative de relancer le dialogue à trois - l'Eglise, l'Etat et "Solidarité". Le lendemain 6 décembre, Mgr Glemp envoie, dans un geste sans précédent, une lettre individuelle à chaque député du Sejm pour le mettre en garde contre le vote du projet de loi sur les pouvoirs exceptionnels. Le projet sera aussitôt retiré de l'ordre du jour.

Ce même jour dimanche 6 décembre, la radio et la télévision diffusent des extraits de la discussion de Radom, enregistrée clandestinement par un agent de la police politique infiltré dans "Solidarité" : un certain Naszkowski, président du syndicat pour la région de Pila (114). Dans la sélection de fragments soigneusement séparés de leur contexte, les auditeurs peuvent entendre Modzelewski évoquer la "dernière bataille du pouvoir", Kuron parler de "renverser le pouvoir", Palka mentionner des "milices ouvrières", Bujak proposer de "libérer d'abord la radio et la télévision". Puis la voix, reconnaissable entre toutes, de Walesa : "Nous ne devons pas dire : la confrontation est inéluctable (...). Nous nous duperions nous-mêmes. Nous devons leur dire : on vous aime, on aime le socialisme, le Parti et bien sûr l'URSS. En même temps, produire des faits accomplis et attendre" (115). L'objectif avéré de cette offensive de la propagande est d'accréditer dans l'opinion l'idée que "Solidarité" est en train d'ourdir un complot pour prendre le pouvoir.

Puis, au fur et à mesure que s'estompe la campagne de propagande, "Solidarité" entre dans l'oeil du cyclone. La semaine qui précède le 13 décembre est étonnamment calme. Mercredi 9 décembre, le Primat reçoit Walesa à la tête d'une délégation du syndicat et, à la veille de la réunion de la KKP, prévue pour le 11 décembre, adresse au mouvement un appel à la modération lourd de reproche : en avançant des revendications politiques, "Solidarité" sort de son rôle syndical et néglige les "conditions géopolitiques", litote habituelle pour rappeler l'existence de l'URSS.

Ce même 9 décembre, à 23 heures, le général Jaruzelski réunit la haute hiérarchie militaire et lui demande de se tenir prête pour le 12 décembre. Le week-end des 12 et 13 décembre est la dernière date possible avant la libération, la semaine suivante, d'un contingent dont le service a déjà été prolongé de deux mois. Il présente l'avantage supplémentaire de réunir en un lieu unique, à Gdansk, tous les membres de la Commission Nationale. Quant aux menaces soviétiques, généralement invoquées pour justifier la démarche polonaise, on ne trouve, depuis le départ de Kania, aucune trace d'intervention directe du Comité Central du PCUS. Jusqu'à quel point le Kremlin était-il tenu informé des plans du général Jaruzelski ? La relative passivité des Soviétiques semble indiquer qu'ils avaient reçu des assurances de Varsovie. Les allégations du général Jaruzelski selon lesquelles il aurait appris en mars 1992 qu'une intervention soviétique en Pologne était prévue pour le 14 décembre (116) doivent donc être accueillies avec la plus grande circonspection. Tard dans la nuit, après avoir réparti les tâches, Jaruzelski prend congé de ses officiers en donnant à chacun l'accolade.

Vendredi 11 décembre, la Commission Nationale se réunit dans la salle BHP, celle où ont été signés les accords d'août 1980, des chantiers "Lénine" de Gdansk. Au cours des deux jours de discussion qui suivent, le consensus ne se dégage que sur un seul point : "Solidarité" est dans une impasse. Mais sur l'analyse des rapports de force et, plus encore, la conduite à tenir, les lignes de fracture habituelles à la tête du syndicat sont plus accusées que jamais. Pour Walesa, la stratégie du pouvoir est de faire diversion, en agitant la menace d'un état d'exception, pour faire voter en catimini une loi sur les syndicats. Pour Modzelewski, l'état d'exception sera introduit sur un mode rampant, notamment grâce à la loi sur les syndicats, dans un contexte de dégradation économique irrésistible. Un autre groupe, où l'on retrouve Kuron, Olszewski et Sila-Nowicki, estime au contraire que le pouvoir se retrouve dans une situation de pat.

Quant à la tactique de "Solidarité", elle provoque une quasi-altercation entre les partisans de la modération - Walesa et les "conseillers", Bujak, Frasyniuk,

Onyszkiewicz - et les radicaux - Rulewski, Kosmowski, Kopaczewski. Les uns veulent s'en tenir à la démarche réactive et défensive, définie à Radom, les autres ambitionnent de transformer ce qu'ils pensent être l'avantage de "Solidarité" et de déstabiliser le pouvoir avec la perspective d'un référendum.

Dans la fièvre rhétorique, les dirigeants du syndicat, blasés par trop d'alertes restées sans suite, négligent les indices inquiétants qui s'accumulent : des déplacements importants d'unités de la Milice et des mouvements de blindés de l'armée sont signalés pendant la nuit du 11 au 12 décembre et la journée du 12 sans que quiconque s'en alarme. A Varsovie, Jaruzelski, Siwicki et Kiszczak sont tenus informés en permanence du déroulement de la Commission Nationale. A 14 heures, Jaruzelski donne à ses deux fidèles, et principaux exécutants de l'"opération W" (W comme wojna, la guerre), ordre de passer à l'action. Des enveloppes cachetées à n'ouvrir qu'à une certaine heure - entre 15 et 23 heures - sont distribuées à des milliers de gradés de l'armée et de la Milice.

A Gdansk, les membres de la KKP s'acheminent vers un compromis : la résolution finale se réfère aux décisions de Radom, mais demande aussi un référendum sur les modalités de l'exercice du pouvoir avant le 15 février 1992. Autre élément de radicalisme, la KKP cautionne un mot d'ordre de grève et de manifestation pour le 17 décembre à Varsovie, lancé par Mazowsze une semaine plus tôt, à la fois pour protester contre la menace d'usage de la force et pour commémorer les événements de 1970. Par la suite, le pouvoir invoquera souvent pour justifier son action le risque que la manifestation prévue dégénère et se termine dans un bain de sang.

Les membres de la KKP sont encore en train de voter lorsque, peu avant minuit, ils sont informés que les lignes de télex des chantiers Lénine viennent d'être coupées. Des arrestations de militants de "Solidarité" sont également annoncées. Walesa veut n'y voir qu'un nouvel épisode de la guerre des nerfs que le pouvoir livre depuis des mois au syndicat : "c'est peut-être psychologique. Il n'y a pas de quoi déclencher une panique" (117).

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES DE LA SIXIEME PARTIE

1. E. GIEREK. Przerwana..., op. cit. pp. 5-6.

2. W. JARUZELSKI, Les chaînes..., op. cit. p. 288.

3. E. GIEREK, Przerwana..., op. cit. pp.5-6.

4. Témoignage de K. WYSZKOWSKI, participant à la réunion, in G. NAWROCKI, op. cit. p. 102. 5. Ibid., p. 104.

6. L. WALESA, Un chemin..., op. cit. p. 292.

7. Ibid., p. 298 et Ewa BERBERYUSZ, in Tygodnik Powszechny, 19 octobre 1980; cité par Gr. POMIAN, op. cit. p. 131.

8. Ibid., p. 130.

9. Ibid.

10. J STANISZKIS, in. J. F. MARTOS, op. cit. p. 89.

11. L. WALESA, Un chemin..., op. cit. p.300 .

12. Ibid.

13. E. BERBERYUSZ, in. Gr. POMIAN, op. cit. p. 124.

14. Ibid., p. 136.

15. Ibid., p. 137.

16. Henri BOGDAN, De Varsovie à Sofia ; histoire des pays de l'Est, Editions de l'Université et de l'enseignement moderne, Paris, 1982, p.438.

17. Neal ASCHERSON, The Polish August, Penguin Books, London, 1981, p.206.

18. Michel HELLER, Sous le regard de Moscou : Pologne (1980-1982), Calmann-Levy, Paris, 1982, pp. 18-20 et 27-33.

19. W. JARUZELSKI, Les chaînes..., op. cit. pp. 235 et 236.

20. Ryszard KUKLINSKI, Wojna z narodem, Kultura n°4/475, Paris, avril 1987, p. 21. 21. R. KUKLINSKI, op. cit. p. 22 .

22. M. HELLER, Sous le regard..., op. cit. p. 57.

23. W. JARUZELSKI, Les chaînes..., op. cit. p. 240.

24. Ibid.

25. Jerzy HOLZER, "Solidarnosc" ; 1980-1981 ; geneza i historia, Editions Instytut Literacki, p. 179. 26. T. GARTON-ASH, op. cit. p. 143.

27. W. JARUZELSKI, Les chaînes..., op. cit. p. 114.

28. Ibid., p. 171.

29. L. WALESA, Un chemin..., op. cit. p. 339.

30. Wojciech JARUZELSKI, Przemowienia 1981-1982, Editions Ksiazka i Wiedza, Varsovie, 1983, pp.5-20. 31. W. JARUZELSKI, Les chaînes..., op. cit. p. 245.

32. Jacek KURON, Gwiezdny czas, Editions Aneks, Londres, 1991, op. cit. p. 169.

33. Ibid., p. 173.

34. W. JARUZELSKI, Les chaînes..., op. cit. p. 247.

35. T. GARTON-ASH, op. cit. p. 163.

36. J. KURON, Gwiezdny..., op. cit. p. 163.

37. J. HOLZER, op. cit. p. 191.

38. Kevin RUANE, The Polish Challenge, BBC Publications, Londres, 1981, cité par T. GARTON-ASH, op. cit. p. 147.

39. L. WALESA, Un chemin..., op. cit. p. 343.

40. W. JARUZELSKI, Les chaînes..., op. cit. p. 248.

41. L. WALESA, Un chemin..., op. cit. p. 343.

42. J. KURON, Gwiezdny..., op. cit. p. 176.

43. Ibid., p. 179 .

44. J. HOLZER, op. cit. p. 198.

45. Ibid., p. 201.

46. Krzysztof CZABANSKI, Bydgoszcz, in. Gr. POMIAN, op. cit. p. 223.

47. J. KURON, Gwiezdny..., op. cit. p. 185.

48. Ibid., p. 186.

49. J. HOLZER, op. cit. p. 213 .

50. T. GARTON-ASH, op. cit. p. 160.

51. J. HOLZER, op. cit. p. 214 et J. KURON, Gwiezdny..., op. cit. p.188.

52. Ibid. .

53. T. GARTON-ASH, op. cit. p. 161.

54. R. KUKLINSKI. op. cit. p. 26 et sqq.

55. Ibid., p. 32 .

56. Ibid., p. 35.

57. W. JARUZELSKI, Les chaînes..., op. cit. p. 256.

58. Ibid., p. 257.

59. R. KUKLINSKI. op. cit. p. 37 . 60. Ibid., p. 39-40 .

61. W. JARUZELSKI, Les chaînes..., op. cit. p. 258.

62. J. HOLZER, op. cit. p. 222 .

63. Tajne..., op. cit. p. 361.

64. J. HOLZER, op. cit. p. 224 .

65. Intervention de W. Kruk à la session du 12 mai 1981 du Bureau Politique, in Tajne... op. cit. p. 364. 66. Tajne..., op. cit. pp. 392-396.

67. Ibid., p. 389.

68. Ibid., p. 391.

69. Ibid., p. 634.

70. J. HOLZER, op. cit. p. 233.

71. Ibid. p. 234.

72. Tajne... op. cit. p. 401-405.

73. Ibid. p. 409.

74. Kzysztof POMIAN, Wymiary polskiego konfliktu 1956-1981, Editions Aneks, Londres, 1985, p. 185 .

75. Tajne... op. cit. p. 409.

76. T. GARTON-ASH, op. cit. p. 178.

77. Tajne... op. cit. p. 412.

78. T. GARTON-ASH, p. 178.

79. Tajne... op. cit. p. 446.

80. W. JARUZELSKI, Les chaînes..., op. cit. p. 263 .

81. J. HOLZER, op. cit. pp. 254-255. 82. Ibid., p. 256.

83. Ibid.

84. J. KURON, Gwiezdny..., op. cit. p. 204.

85. Tajne... op. cit. p. 435. 86. Ibid., p. 429 .

87. J. HOLZER, op. cit. p. 260 et T. GARTON-ASH, op. cit. p. 197.

88. W. JARUZELSKI, Les chaînes..., op. cit. p. 269 . 89. Tajne... op. cit. p. 448-449.

90. J. STANISZKIS, op. cit. p. 195.

91. J. KURON, Gwiezdny..., op. cit. p.218.

92. J. HOLZER, op. cit. p. 271. 93. Tajne... op. cit. p. 641-642.

94. Ibid. p. 642.

95. J. KUKLINSKI, op. cit. p. 45.

96. M. WIEWIORKA, op. cit. p. 47.

97. J. HOLZER, op. cit. p. 278.

98. J. KURON, Gwiezdny..., op. cit. p. 230 .

99. T. GARTON-ASH, op. cit. p. 223.

100. J. HOLZER, op. cit. p. 308.

101. Tajne... op. cit. p. 496.

102. W. JARUZELSKI, Les chaînes..., op. cit. p. 274 .

103. Tajne... op. cit. p. 504.

104. Ibid., p. 275.

105. R. KUKLINSKI, op. cit. p. 48.

106. W. JARUZELSKI, Les chaînes..., op. cit. p. 283 .

107. Tajne... op. cit. p. 529.

108. M. WIEWIORKA, op. cit. p. 57.

109. W. JARUZELSKI, Les chaînes..., op. cit. p. 201.

110. L. WALESA, Un chemin..., op. cit. p. 362.

111. J. HOLZER, op. cit. p. 338.

112. Tajne... op. cit. p. 555. 113. Ibid., p. 566-569.

114. W. JARUZELSKI, Les chaînes , op. cit. p. 286.

115. J. HOLZER, op. cit. p. 337.

116. W. JARUZELSKI, Les chaînes...., op. cit. p. 290

117. J. KURON, Gwiezdny..., op. cit. p. 251.