Victor Louzon, Le grand récit chinois; l'invention d'un destin mondial, Tallandier, 2023 

Recension dans Politique étrangère, Vol. 88, n° 4, Hiver 2023

En format pdf


Victor Louzon, Le grand récit chinois. L'invention d'un destin mondial

Paris, Tallandier, 2023, 240 pages

 

« Bien raconter au monde l'histoire de la Chine. » C'est là une des tâches qu'en 2017 Xi Jinping avait assignées au Parti communiste chinois (PCC). Si la fabrication d'un « grand récit » national est une constante du PCC depuis les origines, sa teneur a changé au fil du temps. Consubstantiel au maoïsme, le postulat de rupture avec le passé a été abandonné – tout en veillant à ne pas endommager l'icône du Grand Timonier – au profit du postulat inverse de continuité d'une histoire multimillénaire, fondement de cette « grande renaissance de la nation chinoise » dont le PCC se veut l'artisan.

 

C'est cette fabrique de mythes que Victor Louzon s'emploie à démonter dans son premier ouvrage. Il le fait avec méthode et érudition, sans complaisance ni animosité, dans un style relevé d'une ironie subtile.

 

Le lecteur apprend ainsi, en neuf chapitres denses et documentés, comment le régime réconcilie, par l'invocation du confucianisme, l'axiome de la singularité de la civilisation chinoise et une prétention à l'universalisme. Il découvre que c'est un géographe allemand qui a, en 1877, forgé le terme même de « Routes de la soie ». Non seulement celles-ci ont davantage servi de conduit à des idées et croyances qu'à des marchandises, mais leurs principaux acteurs se trouvaient en Asie centrale, pas en Chine. Par ailleurs, la prétention de la Chine à être la matrice civilisationnelle de l'Asie, si elle peut effectivement s'autoriser d'une dimension culturelle, reste perçue en Asie comme le manteau d'une prétention à la prépondérance régionale.

 

Invoquant l'amiral Zheng He, le récit national construit par Pékin est volontiers affiché comme une illustration de l'esprit d'échange bienveillant de la Chine, en contraste avec les pratiques de prédation et de domination propres aux aventures coloniales européennes. La Chine récuse également toute accusation de colonialisme quant à ses conquêtes territoriales conduites par la dynastie Qing, originaire de Mandchourie, qui a conquis Taïwan, la Mongolie, le Xinjiang et le Tibet, faisant de la Chine un empire.

 

Un autre mythe, celui du pacifisme atavique des Chinois, fait l'impasse sur la formation de la Chine par une conquête qui ne fut nullement pacifique, et une militarisation du pays tout au long du XXe siècle, amorcée dès avant la fin de l'empire avec les « nouvelles politiques » (1901-1911), poursuivie par le régime républicain puis par le PCC après 1949.

 

Enfin, Louzon fait litière de la thèse de l'appartenance de Taïwan à la Chine « depuis l'Antiquité ». De peuplement austronésien, l'île n'avait en effet, jusqu'à la fin du XVIe siècle, rien de chinois. C'est grâce à la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, en quête de main-d’œuvre pour en exploiter les ressources, que l'île a progressivement accueilli un peuplement han. Vaguement subordonnée aux empereurs successifs, Taïwan a été cédée au Japon en 1895, et ce n'est qu'après la capitulation, en 1945, que le Kuomintang s'y est installé. Elle reste aujourd'hui, pour le PCC, le symbole d'une restauration nationale inachevée.

 

Servi par le rappel sobre de faits historiques établis, cet ouvrage salutaire et important démystifie, en une ère de relativisme, de manipulation, de réécriture de l'histoire par les autocraties et les dictatures, une entreprise de fabrication des fondements du nationalisme à l'intérieur et, vis-à-vis de l'extérieur, d'un « contrepoint possible au récit eurocentré de la modernité ».