"L’intérêt national russe est mieux servi par l’absence de règles que par l’ordre de sécurité érigé en 1945"

Tribune, Le Monde, 13 mai 2022

Pierre Buhler : « L’intérêt national russe est mieux servi par l’absence de règles que par l’ordre de sécurité érigé en 1945 »

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Pierre Buhler


Ancien ambassadeur

George Bush père avait évoqué le « nouvel ordre mondial ». C’est finalement Vladimir Poutine qui impose le sien, « le retour à la guerre de tous contre tous » de Hobbes, avertit le chercheur et ancien diplomate dans une tribune au « Monde ».

Publié le 13 mai 2022 à 02h29

George H. W. Bush en avait rêvé. Un « nouvel ordre mondial », avait-il lancé en 1990, après l’invasion du Koweït par l’Irak, pouvait émerger de cette crise, « un monde où la règle de droit l’emporte sur la loi de la jungle, où le puissant respecte les droits du faible ».

L’ordre mondial que Vladimir Poutine a proclamé en ordonnant l’invasion de l’Ukraine est à l’exact opposé de cette utopie. Le président américain d’alors espérait ressusciter l’esprit originel de la Charte des Nations unies, portée sur les fonts baptismaux en 1945 par son prédécesseur, Franklin Roosevelt, et fondée sur la renonciation, par les signataires, à « la menace ou à l’emploi de la force contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout Etat ».

Cet ordre-là a reçu le coup de grâce le 24 février. La guerre froide l’avait certes rendu inopérant. La riposte à l’invasion du Koweït, conforme au droit international, avait semblé présager sa résurrection, mais cet espoir a fait long feu. Les interventions de l’OTAN en Serbie et au Kosovo en 1999, puis des Etats-Unis en Irak en 2003, violaient en effet le droit international, quelles qu’aient été les justifications avancées – la protection des populations albanaises ou la prétendue présence d’armes de destruction massive en Irak.

Tel avait également été le cas lors des précédentes violations, lorsque avaient été invoqués une insurrection anticommuniste et l’appel du chef du Parti communiste à la contrer (Budapest, 1956), la défense du « socialisme » (Prague, 1968), de prétendues demandes du gouvernement communiste (Afghanistan, 1979), un coup d’Etat (Grenade, 1983)… Agir en coalition – pacte de Varsovie, OTAN ou coalition ad hoc – a pu être vu comme apportant un vernis de légitimité à ces infractions.

Avant la guerre d’Irak, et en particulier après les attaques du 11 septembre 2001, quelques juristes américains avaient cherché à justifier une nouvelle doctrine, celle de l’« action préemptive » censée autoriser une intervention militaire sans attendre que soient réunis les critères de la légitime défense, qui rend le recours à la force conforme au droit. Michael Glennon, un des défenseurs de cette thèse, baptisée « école de la désuétude », l’a formulée sans ambages : « Lorsqu’une règle de droit a été, de manière répétée et sur une longue période, enfreinte par un nombre significatif d’Etats, il n’y a plus de raison de penser que les Etats se sentent liés par elle (…). Arrivée à ce stade, la règle est tombée en désuétude, elle n’est plus obligatoire, (…) elle cesse d’être du droit international. »

La guerre déclarée par la Russie à l’Ukraine apporte une amère confirmation à cette théorie, à laquelle la majorité des juristes refusaient de souscrire, considérant à juste titre que le propre de la règle de droit est de garder cette qualité et ce statut, même lorsqu’elle est violée. En se débarrassant des faux-semblants imaginés pour les précédentes violations, le président russe descelle carrément cette clé de voûte du système de sécurité internationale qu’est la règle du non-recours à la force en dehors des cas prévus par la Charte des Nations unies.

« Puissance révisionniste »

Les mobiles invoqués – non-existence de la nation ukrainienne et accusations de nazisme – empruntent au registre de l’absurde et il est difficile de voir dans la complicité servile du régime biélorusse un semblant de coalition. Après l’annexion de la Crimée, en 2014, Vladimir Poutine avait, au forum de Valdaï, brandi la menace d’un monde « sans aucune règle », de conflits impliquant les grandes puissances. L’Ukraine était une illustration de ce type de conflits. Ce ne serait « certainement pas le dernier ».

La guerre déclarée à l’Ukraine n’est autre que la mise à exécution de cette menace. Le message est limpide : pour la « puissance révisionniste » qu’est la Russie, l’intérêt national est mieux servi par l’absence de règles internationales que par l’ordre de sécurité érigé en 1945, qu’elle juge périmé.

Quelles conséquences faut-il en tirer ? Cet ordre est condamné à se déliter dès lors que ses principaux gardiens au sein de l’organe chargé de l’administrer, le Conseil de sécurité avec des membres permanents dotés du droit de veto, n’assurent plus ce rôle. Comme pendant l’entre-deux-guerres, où n’existait aucun arbitre de ce type au sein de la SDN [Société des nations, ancêtre de l’ONU], la force primera sur le droit. L’arme nucléaire, que Vladimir Poutine manie comme instrument de sanctuarisation de ses agissements, enhardira ceux qui aujourd’hui veulent s’en prévaloir pour transgresser le droit international – ou faire triompher ce qu’ils estiment être leurs droits. Les régimes de non-prolifération en seront fragilisés, ainsi que les accords multilatéraux de maîtrise des armements.

Dès lors que ni le droit ni les cadres multilatéraux n’offriront de garanties fiables de sécurité, c’est vers la protection des puissants ou vers des efforts de défense nationaux que, confrontés au « dilemme de sécurité », se tourneront les Etats. Les logiques d’alliance – on le voit déjà à l’œuvre avec l’OTAN – retrouveront de la vigueur, mais aussi de sphères d’influence, voire de « protectorats ». Plus encore qu’avant, l’« ordre européen de sécurité » relèvera du mirage.

Parodie d’Etat de droit

« Là où il n’y a pas de loi, rien n’est injuste », observait le philosophe Thomas Hobbes. Formulé à propos de l’ordre intérieur des Etats, ce constat offre une clé de compréhension des fondements de la règle de droit dans l’ordre politique. Le mépris affiché à cet égard par le régime russe, manifeste dans la barbarie qu’il pratique au quotidien en Ukraine, est aussi le reflet d’une parodie d’« Etat de droit » inspirée de l’héritage soviétique. Cet habillage dissimule mal l’arbitraire, le mensonge, la manipulation, la propagande, l’intimidation et la répression qui sont la règle, quand ce n’est pas l’assassinat.

Face à cette posture mortifère, dont l’histoire du XXe siècle a produit trop d’exemples tragiques, la seule boussole politique du monde occidental – et, plus encore, de l’ensemble européen – est l’Etat de droit, fondement de ces valeurs et principes qui constituent son identité : la démocratie, la liberté, la vérité.

Pierre Buhler est ancien ambassadeur, chargé d’enseignement à l’Ecole de relations internationales de Sciences Po, auteur de « La Puissance au XXIe siècle. Les nouvelles définitions du monde » (CNRS Editions, 3e éd., 2019)