Solidarité, l'utopie de la liberté

Conférence

La France et Solidarność au cours des années 1980 ; Relier, témoigner et agir

Varsovie, 10 décembre 2021


« Solidarité » aura été une de ces utopies humaines qui, certes brisée dans son élan par l'événement dont nous commémorons aujourd'hui les 40 ans, n'a pas été ensevelie dans la répression qui s’est ensuivie. Bien au contraire, le mouvement qu’incarne « Solidarité » deviendra, moins de 10 ans plus tard, l’accoucheur de cette utopie.

C'est avec le recul de ces quatre décennies que je voudrais vous proposer de resituer ce mouvement emblématique dans son contexte historique. Une démarche qui me paraît d'autant plus nécessaire, aujourd'hui, que des efforts sont déployés par les pouvoirs en place, et leurs idéologues, pour réécrire l'histoire, pour l'instrumentaliser à des fins politiques et fabriquer un récit national. Ce sont là des procédés qui étaient monnaie courante dans les régimes communistes, mais qu'on voit refleurir en Russie, en Chine, ainsi qu’ici même, en Pologne.

« Solidarité » a été, donc, une singularité de l'histoire du XXe siècle. Non pas un effet collatéral du jeu des forces géopolitiques, des plaques tectoniques même, qui en ont déterminé le cours, mais en ce que ce mouvement a agi comme, à la fois, un levier et un ferment, qui ont perturbé l'ordonnancement de ce jeu et ont, véritablement, dévié le cours de l’Histoire vers une nouvelle avenue. Cette avenue, qui nous paraît, avec le recul, évidente, c’est celle de l'inéluctable implosion de ce totalitarisme incarné par le bloc soviétique, mais qui, à l'époque, n'avait rien d'une évidence, à vue humaine tout au moins.

Cette singularité, incarnée par « Solidarité », ne relève pas de la contingence historique ni d'ailleurs d'une vocation messianique, comment on pourrait être tenté de l’invoquer ici ou là, mais d'une logique plus profonde.

En effet, lorsque le rideau de fer est tombé sur l'Europe selon les lignes tracées par l'Union soviétique, les États-Unis et le Royaume-Uni à Téhéran en novembre 1943, puis à Yalta et à Potsdam, les régimes installés par Staline se sont enracinés avec plus ou moins de facilité face à la résistance des peuples qui se trouvaient du mauvais côté, une résistance à chaque fois réprimée dans le sang. Tel a été le cas en République démocratique d'Allemagne en juin 1953, à Poznan en juin 1956, en octobre de la même année à Budapest, puis à nouveau en 1968, lorsqu'il s'est agi d'étouffer le Printemps de Prague

À chaque fois, la chape de plomb est retombée, avec des modalités différentes, brutales en RDA et en Tchécoslovaquie, plus accommodantes en Hongrie, ou Kadar s'est ingénié à inventer le « socialisme du goulash », et même en Pologne, où Gomulka, le communiste « national », a pu faire naître un espoir, cependant vite éteint.

Pour autant, ce système totalitaire, en apparence inexpugnable, était en proie à un phénomène de dégradation, tel un système physique soumis à un processus d'entropie. Et le sismographe le plus sensible de cette dégradation était la Pologne, ce peuple polonais immunisé contre la résignation par une longue occupation sous le joug de trois empires et à nouveau durant la IIe guerre mondiale, des occupations émaillées d'épisodes insurrectionnels. Cet esprit de résistance, cette aspiration irrépressible à la liberté et à l’indépendance, on ne cessera de les retrouver par la suite, avec la révolte des étudiants en mars 1968 – suivie par le ressac nationaliste et antisémite organisé par le parti communiste – puis avec les émeutes de la Baltique en décembre 1971.

C'est dans cette histoire tourmentée, parfois glorieuse, parfois tragique, que plongent les racines de « Solidarité ». Un changement climatique – au sens politique s’entend – a également créé un moment favorable : ce fut la « détente » dans l’affrontement entre les deux blocs opposés, une détente qui s'est notamment traduite par la convocation de la conférence d’Helsinki sur la coopération et la sécurité en Europe. En contrepartie d'une reconnaissance par l'Occident du statu quo territorial de l'après-guerre, le secrétaire général du PCUS, Brejnev, avait fini par accepter en 1975 de souscrire, dans l'Acte Final de cette conférence, à quelques règles de conduite des Etats dans l'ordre intérieur, notamment en matière de droits civiques et de droits de l'homme, persuadé qu'il était que ces dispositions pourraient être vidées de leur sens dans la pratique. En fait, le document s'avèrera une arme redoutable dans les mains de dissidents, pour harceler les pouvoirs dans l'ensemble du camp socialiste, où apparaissent des groupes de surveillance de l'application de l'accord d'Helsinki.

La Pologne de Gierek offre à ses dissidents une occasion en or de tester cette nouvelle configuration, avec une tentative maladroite de réformer la constitution – en y inscrivant la mention du « lien fraternel indissoluble » avec l'URSS – tentative qui signe, en 1975, l'acte de naissance de l'opposition au régime, qui réussira à forcer celui-ci à reculer. Six mois plus tard, le pouvoir, incapable de maîtriser les tensions provoquées par ses choix économiques, offre à cette opposition le baptême du feu en provoquant, par une forte hausse des prix en juin 1976, une nouvelle explosion de colère ouvrière. A Ursus et à Radom, les manifestations sont réprimées brutalement, et les intellectuels se mobilisent en faveur des ouvriers arrêtés et traduits en justice, en créant le « Comité de Défense des Ouvriers », le KOR, qui parvient à obtenir leur libération.

Pour la première fois dans l'histoire de la Pologne communiste, une alliance se noue entre deux mondes qui s’ignoraient jusque-là, le monde ouvrier et le monde intellectuel. C'est sur ce terreau qu’apparaissent, à Gdansk notamment, les premiers syndicats libres, aussitôt réprimés par le régime. S’y ajoute l'élection, en 1978, au Saint-Siège du cardinal Wojtyla, qui soutient, d'une voix forte, cette aspiration à la liberté, notamment lors de sa première visite pastorale en Pologne, l’année suivante.

Les éléments sont réunis de l’alchimie qui produira cet objet singulier qu’est « Solidarité ». L'enchaînement des circonstances, ces pénuries et grèves qui sont le pain quotidien de la population polonaise, produira cette étincelle qui met des individus en situation d'agir, de transformer, et finalement de renverser un ordre apparemment immuable.

Et pourtant, ce qui peut apparaître ex post comme une évidence, voire un conte de fées, aurait aussi bien pu mal tourner, comme les épisodes précédents, et se terminer par une répression brutale et un nouvel échec. Certes, le terrain sur lequel a émergé « Solidarité » - les étals vides des magasins d'État, une hausse des prix et les grèves sauvages qui éclatent un peu partout – avait tous les aspects de la banalité et de la routine dans la Pologne communiste de l'époque.

Ce qui en revanche est sorti de l'ordinaire est le cours des événements aux Chantiers navals Lénine de Gdansk, où un ouvrier licencié quelques années plus tôt, Lech Walesa, est revenu et a pris la tête d'une grève avec occupation. Élu président du comité de grève des chantiers d'abord, puis de l'ensemble des comités de grève de toute la Pologne, il parvient, malgré la contestation et les turbulences, à contraindre le pouvoir communiste à signer, le 30 août 1981, les accords de Gdansk. Un accord en 21 points, parmi lesquels le droit de créer des syndicats libres. Un peu plus tard sera créé le syndicat, baptisé « Solidarité », sur une proposition de l’historien Karol Modzelewski, un des experts auprès de Walesa.

Cette épopée a fasciné le monde entier – le monde libre en tout cas – et la France en particulier. Les syndicats réformistes, la CFDT en premier lieu, se sentiront en communion étroite avec leurs camarades polonais. Et Alain Touraine, entouré d’une équipe de sociologues, en fera un précieux objet d'étude sur le terrain. Vous aurez l’occasion tout au long de notre conférence de revenir sur cette passion, et les mille manières dont elle s’exprimera.

Ce qu'on peut en dire est que le chapitre ouvert par la création du premier syndicat libre derrière le Rideau de fer est loin d'avoir été un long fleuve tranquille. D'abord parce que cette hérésie a été perçue par les dirigeants du camp communiste comme une menace à leur emprise sur les sociétés dans leurs régimes respectifs. Ensuite, et surtout, parce que ce mouvement, bientôt fort de 10 millions de membres, est traversé de forces diverses qui tirent à hue et à dia. Certes la robustesse de « Solidarité » repose sur l'alliance historique entre les ouvriers, les intellectuels et l’Eglise catholique, là aussi réalisée pour la première fois. Mais c'est la stature charismatique de Lech Walesa, meneur d'hommes, organisateur et bon négociateur, doté d'un instinct tactique sûr, qui permet, en bonne partie, de préserver l'unité du mouvement, en dépit des accusations d’autoritarisme souvent élevées à son endroit. Et la pratique au quotidien de cette « révolution auto-limitée » que préconisent les experts-conseillers permet d’éviter les débordements incontrôlés qui offriraient un prétexte commode à une intervention armée de l’URSS, dont la rumeur ne cesse, telle une basse continue, de bourdonner en Pologne.

Sans rien retirer aux mérites de tous ceux, nombreux, qui ont pris leur part dans cette épopée, il faut le créditer de cette prouesse, qui à elle seule justifie la place éminente que Lech Walesa occupe dans l'Histoire, une place que l'on voit dénigrer aujourd'hui par des tentatives de réécrire cette histoire en inventant un récit national différent.

Préparée dès après la signature des accords de Gdansk par le noyau de militaires et policiers réunis autour du Premier ministre – et bientôt 1er secrétaire du parti communiste – le général Jaruzelski, la loi martiale paraissait à l'époque devoir mettre un terme à cette utopie. Elle n’a, au fond, fait que cristalliser et durcir cette résistance à une imposture, celle d’un régime illégitime, qui prétend représenter la classe ouvrière, alors qu’il n'est guère que l'exécutant des injonctions du Kremlin. Creusant davantage encore le fossé entre une société accablée et un pouvoir acculé à s’appuyer sur l’armée et la police pour se maintenir, ce funeste 13 décembre 1981 marque en fait une nouvelle étape dans la décomposition du régime, désormais sans autre projet que sa survie.

« Solidarité » aura été, dans ce qu’on appelait encore le bloc communiste, cette voix qui, comme dans le conte d'Andersen, énonçait l'évidence – « le roi est nu ». C’est bien ce qu’est également amené à réaliser Mikhaïl Gorbatchev, que le PCUS porte à sa tête en 1985, une aubaine pour le régime du général Jaruzelski, qui voit là une occasion de sortir de l’impasse dans laquelle la loi martiale l’a enferré. C’est en tablant sur le dialogue ouvert avec l’opposition reconstituée autour de « Solidarité » au sein de la Table Ronde, puis en péchant par arrogance que le pouvoir communiste, persuadé de pouvoir conserver les leviers du pouvoir par le subterfuge des 65 % de sièges qu’il se réserve à la Diète finit par mordre la poussière.

L’épreuve des urnes, le 4 juin 1989, est sans appel, le parti communiste ne remporte aucun des sièges aux élections sénatoriales, entièrement libres, où « Solidarité » est en revanche porté en triomphe par un corps électoral qui exerce sa liberté nouvelle au détriment de ceux qui l'en ont privé pendant des décennies. « Le roi est nu », l’évidence du garçonnet du conte d’Andersen résonne avec force en cette nuit de dépouillement du premier scrutin libre, préludant à la nomination, quelques semaines plus tard, sous la direction de Tadeusz Mazowiecki, du premier gouvernement non communiste à l’est du Rideau de fer, un rideau dont la chute, symbolique, quelques mois plus tard, du mur de Berlin signera la fin.

Par une ironie tragique de l’Histoire, ce même 4 juin 1989 où la Pologne se libérait, par le suffrage universel, de ses chaînes, à l’autre bout du continent eurasiatique se consommait le drame de la place Tiananmen avec l’écrasement dans le sang du mouvement en faveur de la démocratie. L’Histoire empruntait deux chemins radicalement différents. Dans cette Europe asservie pendant un demi-siècle, la Pologne aura été la pionnière de l’avènement de la liberté et de la démocratie.