Les émeutes en Pologne

Stéphane Meylac

Dates

Il y a quinze ans ; Les émeutes en Pologne

Le Monde, 30 juin 1991

ONTRAINT d'annuler, en février 1971, les hausses de prix alimentaires qui l'ont porté au pouvoir (le Monde des 16-17 décembre 1990), Gierek, le premier secrétaire du Parti communiste polonais, tente d'assainir l'économie de son pays par la " méthode Kadar " : le débridement de la consommation, financée en grande partie par des emprunts discrètement contractés à l'Ouest, et présumée améliorer la productivité de l'économie. Mais le cercle vertueux escompté ne s'amorce pas, et seule la " propagande du succès " orchestrée par le régime peut laisser croire que l'entreprise de Gierek est en train de réussir.

Ignorés par le pouvoir et dissumulés à la population, les indices de la dégradation s'accumulent : le déficit commercial se creuse de mois en mois, la dette ne cesse d'enfler, l'appareil industriel est à nouveau saisi par la fièvre de l'investissement, la progression des salaires est sans rapport avec celle de la productivité et la masse monétaire en circulation croît de 140 % entre 1971 et 1975. Les prix de détail restent, quant à eux, gelés.

Moyennant quoi les étagères se vident et les files d'attente s'allongent devant les magasins : au printemps 1975, à Varsovie, l'un d'entre eux est incendié par des ménagères en colère. Mais, par crainte de troubles, l'inévitable hausse des prix est sans cesse différée : après d'interminables conciliabules, le pouvoir finit pourtant par s'y résigner, tablant sur des " compensations " pour la rendre politiquement acceptable. Le 24 juin 1976, le premier ministre, Jaroszewicz, en présente le projet devant la Diète : la hausse porte sur les seuls produits alimentaires, mais revêt une ampleur beaucoup plus grande encore qu'en 1970 : 69 % pour la viande et le poisson, 30 % pour la volaille, plus de 50 % pour les laitages et plus de 100 % pour le sucre. Seuls les prix des pommes de terre et des légumes restent fixes. Pour un budget alimentaire moyen, la hausse est de 46 % alors que les compensations accordées sont de l'ordre de 10 % pour un salaire moyen. Asservie au pouvoir, la Diète adopte à l'unanimité le projet gouvernemental, qui par prudence, a prévu une " consultation " dans les entreprises et dans les communes. Une formule qui ajoute l'insulte à l'outrage car les hausses doivent entrer en vigueur le lundi 28 juin, au lendemain de la pause dominicale, dans un délai qui ne laisse évidemment pas la place à la moindre consultation. Dans ses Mémoires, Gierek reconnaît d'ailleurs sans ambages qu'il fallait faire vite pour éviter des achats de précaution massifs.

Le vendredi 25 juin, dès l'embauche, les ouvriers débrayent dans de très nombreuses usines du pays. Les principaux centres industriels _ Varsovie, Gdansk, Lodz, Wroclaw, Szczecin et Poznan _ sont touchés, mais aussi des villes moins connues comme Grudzias, Elblag et Plock dans le Nord, Radom et Ursus au sud de Varsovie. Un peu partout, les meetings s'achèvent dans le calme. Sauf à Plock, à Radom et à Ursus.

Contre les hausses de prix

Depuis l'usine de moissonneuses-batteuses et le complexe pétrochimique de Plock, des cortèges de grévistes se déversent dans la ville, mais quelques vitres fracassées au comité local du parti sont les seuls incidents jusqu'au soir, lorsque les unités anti-émeutes de la police, les ZOMO, interviennent pour disperser les derniers manifestants. C'est une tout autre dimension que revêt la protestation à Radom : parti du complexe métallurgique Général-Walter, le mouvement de grève est propagé par des émissaires dépêchés dans les autres usines de la ville. Vers 10 heures, quelques milliers d'ouvriers quittent l'usine Walter et marchent, comme leurs prédécesseurs à Poznan en 1956, à Gdansk et Szczecin en 1970, sur le siège local du pouvoir, le comité de voïvodie du parti.

Grossie par les ouvriers des autres usines, la foule exige l'annulation des hausses de prix : des tractations s'engagent avec les apparatchiks présents, qui, incapables de prendre le moindre engagement, finissent par s'éclipser. Vers midi, les ouvriers, dépités, commencent à investir le bâtiment du parti. La découverte, au buffet, de denrées introuvables dans les magasins _ jambon et charcuterie _ provoque une bouffée de colère, et le scénario de 1970 se répète : les manifestants défenestrent téléviseurs, bureaux, fauteuils et dossiers. Vers 15 heures, le bâtiment est incendié et des barricades sont élevées pour en interdire l'accès aux pompiers. Deux manifestants sont tués, écrasés lors de la manipulation d'une remorque.

Curieusement, les unités de ZOMO, amenées le matin même par une trentaine d'avions et de camions de différentes casernes du pays, attendent passivement depuis 12 heures, à l'aéroport de Radom. De même, lorsqu'une dizaine d'hommes armés de bâtons descendent la rue Zeromski, l'artère commerçante de la ville, fracassant une à une les vitrines des magasins et jetant les marchandises sur les trottoirs, la police reste encore impassible. Ce n'est que vers 17 heures, après les premières scènes de pillage, que les ZOMO entrent en action, chargeant les manifestants avec une brutalité sans retenue. Un véritable combat de rue s'engage alors, où les pavés, briques et autres projectiles de fortune accueillent les assauts des miliciens dans la fumée des grenades lacrymogènes. Des manifestants arrêtés sont contraints de ramasser un objet devant les magasins dévastés et photographiés avant d'être jetés dans un véhicule.

En l'espace de deux heures, les ZOMO se rendent maîtres de la ville, mais la chasse à l'homme se prolonge tard dans la nuit, jusque dans les appartements, perquisitionnés sans ménagement. Un calvaire attend les quelque 2 000 ouvriers arrêtés : les fameux " parcours de santé ", déjà infligés aux manifestants du littoral en 1970, un supplice qui consiste à faire passer lentement la victime entre deux haies de miliciens armés de matraques.

Chemins de fer bloqués

A Ursus, c'est de l'usine de tracteurs du même nom, un complexe où travaillent plus de 10 000 ouvriers, que part le mouvement de grève. Après avoir essuyé auprès de la direction de l'usine une fin de non-recevoir de leur revendication d'annulation de la hausse des prix, les grévistes veulent faire connaître à l'extérieur leur geste de protestation, qui risquerait de ne pas dépasser les limites de la petite ville qu'est Ursus, et décident d'arrêter le trafic sur les lignes ferroviaires Varsovie-Paris et Varsovie-Vienne, qui passent à proximité de l'agglomération. Les rails sont décollés à l'aide de chalumeaux à acétylène, une locomotive est bloquée, tandis qu'un hélicoptère de la police survole sans cesse, en les filmant et les photographiant, les manifestants.

A Varsovie, dans les centres du pouvoir, c'est le branle-bas : un état-major de crise est constitué, et Gierek veut agir vite, ne pas tergiverser comme en 1970. Il fait aussitôt approuver l'annulation des hausses pour que la nouvelle puisse être annoncée le soir même. C'est au premier ministre, Jaroszewicz qu'incombe la tâche d'expliquer dans une allocution télévisée, à 20 heures, ce soudain revirement de la position du gouvernement. Sans dire un mot des événements d'Ursus et de Radom, ilexplique que le projet de hausses n'était " pas une décision définitive, mais une proposition ", que la " consultation " qui s'est déroulée le jour même a démontré la " grande compréhension " des ouvriers, mais aussi que " les très nombreuses observations concrètes recueillies méritent un examen approfondi (...) et une nouvelle analyse d'ensemble de la question, requérant un délai de plusieurs mois ". Avec ces explications tortueuses, le projet est retiré et ajourné sine die. A Ursus, heureux d'avoir obtenu satisfaction, les manifestants retournent chez eux ; c'est le moment que la police choisit pour intervenir et opérer une rafle dans les rues de la ville. Quelque 300 ouvriers sont interpellés, mais la bestialité de la répression de Radom leur est épargnée.

La réaction en chaîne est interrompue à temps, mais cette défaite en rase campagne bouleverse l'équilibre entre les factions qui cohabitent à la tête du parti. Jaroszewicz, bouc émissaire désigné, propose sa démission à Gierek, qui la refuse. Il s'avère que l'intervention de la police a été délibérément retardée par les hauts responsables de l'appareil de sécurité pour que les manifestants aient le temps de se livrer à des déprédations. " Marqué " par une opposition interne de plus en plus forte et sournoise, Gierek est trop affaibli pour crever l'abcès. A défaut d'un changement d'équipe, comme en 1970, pour évacuer la tension, le pouvoir s'en remet à la propagande et à la répression pour retrouver son aplomb. Tandis que la presse lève peu à peu le voile sur les " agissements des vandales et des hooligans " de Radom et d'Ursus, le parti déclenche à travers tout le pays une campagne de meetings, de résolutions, de lettres, de télégrammes condamnant les excès et assurant la direction du parti du " soutien des travailleurs ".

Quant à la répression, elle prend les formes à la fois d'une leçon administrée aux ouvriers et d'une vengeance, mobilisant tout le registre de l'arbitraire policier. Le licenciement disciplinaire est la mesure la plus appliquée : à Grudziadz, ce sont 43 ouvriers d'une fonderie qui sont licenciés ; à Gdansk, 300 ouvriers doivent quitter le chantier Lénine ; à Varsovie, à Lodz, à Nowy-Targ aussi, les licenciés se comptent par centaines, le total dépassant sans doute la dizaine de milliers. A Radom et à Ursus, sur les quelque 2 300 ouvriers arrêtés, 373 passent en " kolegium ", un organe administratif tenu par l'appareil policier et habilité à infliger des peines de prison jusqu'à trois mois et des amendes jusqu'à 5 000 zlotys, tandis qu'une procédure pénale est engagée contre 500 autres.

Du KOR à Solidarité

Dans les milieux intellectuels de Varsovie, au fur et à mesure qu'est connue la vérité, c'est l'émotion et l'indignation. Les prises de position se multiplient, et lorsque, le 17 juillet, s'ouvre, à Leszno, près de Varsovie, le premier procès des ouvriers d'Ursus, une quinzaine d'intellectuels sont là, réunis autour de Jacek Kuron et de Jan Jozef Lipski, déterminés à tout faire pour que " cette fois-ci l'intelligentsia ne dorme pas alors que l'on tabasse les ouvriers ". Dans les couloirs du tribunal quadrillés par des policiers en tenue, ils parviennent à nouer des relations avec les familles apeurées des prévenus.

Au vu de l'ampleur de la tâche _ il faut trouver de l'argent, des médecins, des avocats, des bénévoles nouveaux, il faut contacter les familles de Radom où les procès auront lieu en septembre, _ l'idée se fait jour d'une organisation informelle qui prendrait en charge l'assistance aux ouvriers : le 23 septembre 1976 est fondé le Comité de défense des ouvriers (KOR), qui exige la réintégration des ouvriers licenciés, l'amnistie sans conditions pour tous ceux qui ont été arrêtés ou condamnés, la sanction des auteurs des tortures, matraquages et autres abus.

Réunissant toutes les générations, toutes les sensibilités de l'opposition démocratique, depuis les anciens membres du Parti communiste jusqu'aux chrétiens-démocrates, le KOR organisera, avec une efficacité remarquable malgré les harcèlements de la police, le soutien financier, politique, moral aux ouvriers poursuivis. Les plus grands intellectuels occidentaux, Sartre, Ionesco, Grass, Bll, Bellow, se mobiliseront en faveur des ouvriers de Radom et d'Ursus. Certains d'entre eux verseront au KOR les droits d'auteur des traductions en polonais de leurs oeuvres. Un " Appel en faveur des ouvriers polonais " recueille des signatures prestigieuses : l'écrivain Milosz et le philosophe Kolakowski, bien sûr, mais aussi le mathématicien français Laurent Schwartz, Golo Mann, Pierre Emmanuel, l'historien Robert Conquest. Des comités de solidarité avec les ouvriers de Pologne sont créés en France, en RFA, au Royaume-Uni, à l'initiative de l'émigration polonaise, et, en Suisse, Amnesty International est saisi ; des syndicats proposent leur aide en Scandinavie, en France et en Italie.

A l'issue de parodies de justice, les verdicts sont très sévères : jusqu'à dix ans de détention à Radom. L'image " libérale " que Gierek, grand consommateur de crédits occidentaux, s'applique à entretenir à l'extérieur risque d'en être ternie : après une " grâce " partielle et conditionnelle en février 1977, le pouvoir finira, le 23 juillet 1977, par faire prononcer l'amnistie de toutes les peines et sanctions infligées aux ouvriers.

Le KOR perd sa raison d'être, mais personne ne peut se résoudre à la dissolution de ce qui est devenu le premier mouvement structuré d'opposition démocratique derrière le " rideau de fer ". Le 29 septembre 1977, soit un an après sa fondation, le KOR se transformera en un Comité d'auto-défense sociale (KSS-KOR), creuset de cette étonnante alchimie entre le monde des ouvriers et celui des intellectuels qui mènera à la création du syndicat Solidarité et à l'ébranlement du système communiste.

STEPHANE MEYLAC