Les Etats-Unis et le droit international
En décembre 2001, dans une lettre collective au sénateur démocrate Patrick Leahy, président de la Commission judiciaire du Sénat, quelque sept cents professeurs de droit des plus prestigieuses universités américaines dénonçaient en termes véhéments les dispositions de l’« ordre militaire » du 13 novembre 2001, relatif à « la détention, au traitement et au jugement de certains non-ressortissants dans la guerre contre le terrorisme ». Signé du Président Bush, cet acte instituait des « commissions militaires » dotées d’un pouvoir juridictionnel vis-à-vis des combattants d’Al-Qaïda capturés en Afghanistan et ailleurs. Ces institutions, déploraient les signataires, étaient « déficientes sur le plan du droit, superflues et mal inspirées » : l’« ordre » présidentiel violait le principe de la séparation des pouvoirs et autorisait « le pouvoir exécutif à enfreindre les obligations contractées par les États-Unis par voie de traité [1][1]http://www.yale.edu/lawweb/liman/letterleahy.pdf ».
2Sans même parler des juristes européens, les commentaires formulés ces dernières années par nombre d’experts américains du droit international accusent les États-Unis de prendre de plus en plus de libertés vis-à-vis de leurs obligations internationales, de bafouer le droit, de l’ignorer ou de le manipuler en fonction de leurs intérêts du jour. Tout en l’invoquant lorsqu’il les sert. Le contraste est plus frappant encore s’agissant d’un pays réputé pour son juridisme sourcilleux en droit interne. Dans un ordre international de plus en plus marqué par la puissance américaine, bouleversé par les répercussions des attentats de septembre 2001 et la guerre d’Irak, il est légitime de s’interroger sur la place et le statut du droit international.
Des manquements au droit
3Les juristes américains ont souvent été les premiers à se plaindre de la réticence de leur pays à appliquer le droit international. En juillet 1998, dix ans après que son prédécesseur à la tête de la rédaction de l’American Journal of International Law (AJIL) eut déploré dans les colonnes du périodique que les États-Unis ne prenaient pas au sérieux les obligations contractées par traité, Detlev Vagts, le rédacteur en chef, constatait dans les mêmes colonnes que la situation n’avait fait que s’aggraver : « l’état d’esprit envers [ces] obligations est, aux États-Unis, devenu nettement négatif […] ce qu’il y a de plus préoccupant est l’aversion observée [à leur endroit] au Congrès et dans d’autres milieux influents, y compris les médias [2][2]Detlev Vagts, « Taking treaties less seriously », American… ». L’illustration la plus flagrante de cette thèse était à l’époque le refus des États-Unis d’acquitter leur quote-part aux budgets des Nations unies – budget de fonctionnement et contributions obligatoires aux opérations de maintien de la paix – pour un montant total de l’ordre de 1,5 milliard de dollars. Alors que les États-Unis avaient en 1962 pris la tête d’une campagne visant à faire retirer, par l’Assemblée générale, leurs droits de vote à la France et à l’Union soviétique, qui n’avaient pas versé leurs contributions, cette attitude était désormais, paradoxalement, celle de ces mêmes États-Unis aux fins d’obtenir, sous la pression du Congrès, des réformes de l’ONU et aussi une révision de la quote-part, jugée trop élevée. Or celle-ci, fixée par traité, ne pouvait être révisée unilatéralement.
4Mais le rédacteur en chef de l’AJIL recensait nombre d’autres manquements à l’esprit ou à la lettre du droit international. L’application de la règle selon laquelle les actes législatifs internes, d’autorité juridique égale à celle des traités internationaux, l’emportent sur ces derniers dès lors qu’ils sont postérieurs aboutissait à faire ignorer, par les États-Unis, des obligations de droit international régulièrement contractées et toujours valides à l’égard des tiers [3][3]En 1986, au grand dam de la CEE, le Congrès adopta des…. En 1992, la Cour suprême avait entériné l’enlèvement par des policiers américains sur le territoire du Mexique d’un ressortissant de ce pays, poursuivi aux États-Unis [4][4]U.S. v. Alvarez-Machain.. Sans mentionner la tradition de dédain à l’endroit de la Cour internationale de justice (CIJ) : après que celle-ci eut, en 1984, condamné les États-Unis pour atteinte à la souveraineté du Nicaragua – par des actions de minage de ports et autres opérations militaires –, l’administration Reagan avait mis fin à son acceptation de la juridiction obligatoire initialement consentie. Et lorsque la CIJ avait en vain demandé le sursis à l’exécution d’un étranger condamné à mort et privé d’assistance consulaire, la Cour suprême avait jugé en 1998 que les lois américaines postérieures l’emportaient sur la Convention de Vienne de 1963 sur les relations consulaires [5][5]Breard v. Greene, 1998.. Detlev Vagts relève également que des États fédérés prennent des mesures de sanctions contre des États dont la politique leur déplaît, comme le Myanmar, le Nigeria ou encore la Suisse, et déplore que l’administration néglige de publier les textes des traités auxquels les États-Unis sont partie et, lorsqu’elle le fait, c’est avec un retard de cinq à dix ans.
5L’inventaire des libertés prises par les États-Unis avec leurs engagements ne se limite pas, cependant, à ces cas, et couvre quatre types de cas de figure :
· les actes liés au recours à la force sont les plus fréquemment cités. Outre le Nicaragua, les exemples d’usage controversé de la force abondent : l’invasion de la Grenade en 1983, le raid d’avril 1986 contre la Libye – en représailles contre un attentat dans une discothèque berlinoise fréquentée par des soldats américains –, l’opération de capture du général Noriega à Panama, l’envoi d’une salve de missiles Tomahawk, en juin 1993, contre le siège des services spéciaux irakiens, mesure de rétorsion après une tentative d’assassinat de l’ex-Président Bush. En août 1998, les attentats contre les ambassades américaines à Nairobi et Dar es-Salam déclenchent une attaque de missiles de croisière contre des camps d’entraînement d’Al-Qaïda en Afghanistan et, au Soudan, contre une usine pharmaceutique soupçonnée – à tort, du reste – de servir à la confection d’armes chimiques. Et c’est à partir de décembre 1998, après le retrait des inspecteurs de l’ONU, qu’Américains et Britanniques, s’autorisant de la résolution 688 du Conseil de sécurité, entreprennent une campagne de frappes aériennes, sans la France, qui s’est retirée d’un dispositif, à la légalité douteuse, d’interdiction de l’espace aérien irakien. Enfin, l’exemple le plus fréquemment cité est celui de la guerre du Kosovo, lancée par l’OTAN, en mars 1999, sur un fondement juridique controversé : les membres de l’Alliance atlantique ont invoqué la nécessité, pour des raisons humanitaires, de l’intervention, mais se sont gardés de solliciter l’autorisation formelle du Conseil de sécurité, menacé d’un veto russe. Le raisonnement casuistique alors conduit avait tiré argument des violations, par les Serbes, de résolutions prises par le Conseil au titre du chapitre VII pour justifier la menace d’emploi de la force vis-à-vis de Belgrade. Le fait que le Conseil ait pris acte avec satisfaction des progrès obtenus grâce à cette menace [6][6]Résolution 1203 du 24 octobre 1998. fondait la mise à exécution de celle-ci, et une nouvelle résolution – 1244, du 10 juin 1999 – venait apporter une caution ex post à une crise gérée en grande partie en dehors du droit international [7][7]Cf. notamment Bruno Simma, « NATO, the UN and the use of…, à l’irritation de nombreux États tiers, qui n’ont pas manqué de protester énergiquement à la session d’automne suivante de l’Assemblée générale ;
· les actes législatifs contraires au droit international : c’est le cas des lois à portée extra-territoriale qui enfreignent les règles de la compétence territoriale et personnelle de l’État. La loi Helms-Burton édicte des pénalités contre des entreprises non américaines « coupables » d’utiliser des biens nationalisés par le gouvernement cubain après 1959. La loi d’Amato-Kennedy vise à sanctionner les entreprises, également non américaines, entretenant des relations commerciales d’une certaine intensité avec l’Iran ou la Libye, en particulier en matière d’investissement pétrolier. D’initiative législative, ces lois ont été promulguées – en mars et août 1996 respectivement – par le Président Clinton dans le cadre de ses relations complexes avec le Congrès, instituant de la sorte un boycott secondaire, illégal et condamné en son temps par ce même Congrès et le gouvernement américain lorsqu’il avait été instauré contre Israël par les États arabes près de deux décennies plus tôt. Tous les États visés par ces lois, les Européens, les Canadiens, les Latino-Américains notamment, ont aussitôt protesté avec véhémence contre des mesures gravement contraires au droit international, mais aussi aux règles propres de l’OMC, de l’ALENA et de l’OCDE, conduisant l’UE à adopter des contre-mesures. Parfaitement consciente de l’illégalité que leur application aurait constituée, l’administration Clinton a vite trouvé, avec le Congrès, les dérogations nécessaires pour éviter que les deux lois soient mises en œuvre et déférées, avec la certitude du désaveu, devant l’organe de règlement des différends de l’OMC ;
· la non-application d’accords internationaux conclus en bonne et due forme : outre le cas de l’enlèvement au Mexique d’un ressortissant mexicain alors qu’existe un accord d’extradition entre les deux pays, les cas sont fréquents de refus d’assistance consulaire aux étrangers incarcérés, les États fédérés, qui exercent les compétences de police et de justice, négligeant de prévenir qui que ce soit. C’est ainsi que, par l’arrêt La Grand, la CIJ a condamné en 2001 les États-Unis pour l’exécution en Arizona de deux ressortissants allemands privés de l’assistance consulaire prévue par la Convention de Vienne de 1963. Et au début de l’année 2003, c’est le Mexique qui a plaidé devant la Cour, avec succès, le sursis à l’exécution de cinquante-quatre de ses ressortissants condamnés à mort aux États-Unis et privés d’assistance consulaire ;
· une application relâchée des accords de maîtrise des armements auxquels les États-Unis sont partie. Ce ne sont pas là tant les autres parties que les ONG et advocacy groups qui soulignent cette propension [8][8]Voir notamment Nicole Deller, « Rule of power or rule of law »,…. Ainsi, en rejetant en octobre 1999 la ratification du traité d’interdiction complète des essais nucléaires (CTBT), le Sénat a fait revenir les États-Unis sur un des engagements pris quelques années plus tôt, à la conférence sur la reconduction pour une durée indéterminée du TNP, qui avait été une des conditions décisives de l’acceptation de cette reconduction par un certain nombre d’États. Au nombre des engagements pris à ce titre par les puissances nucléaires figurait également le principe de l’irréversibilité des réductions d’armements nucléaires : cette clause est ignorée par la Nuclear Posture Review de 2002, qui prévoit le maintien en réserve, et non la destruction, des têtes nucléaires retirées du service opérationnel. La même faculté est préservée par le traité bilatéral signé à Moscou le 24 mai 2002, qui ne comporte pas de clause de destruction des armes en surnombre. S’il est impossible de prouver les soupçons de violation par les États-Unis, dans le cadre de leurs programmes de biodéfense, de la Convention d’interdiction des armes biologiques de 1972, les restrictions dont le Sénat a assorti la ratification, en 1997, de la Convention d’interdiction des armes chimiques et qui portent sur le régime de vérification et de transparence n’étaient nullement autorisées par celle-ci et en altèrent la portée, en affaiblissant l’ensemble du dispositif et incitant d’autres parties à la Convention, telles que l’Inde ou la Russie, à prendre de semblables mesures de restriction.
6Tous ces manquements contreviennent à la règle fondamentale du droit international, pacta sunt servanda, qui veut que tout traité lie les parties et doit être exécuté par elles de bonne foi, aucune partie ne pouvant invoquer les dispositions du droit interne pour se dispenser de l’exécution.
L’aversion pour les contraintes
7Cette défiance vis-à-vis des contraintes du droit international se manifeste en des termes plus nets dans ce que Guy de Lacharrière appelait la « politique juridique extérieure [9][9]Guy Ladreit de Lacharrière, La Politique juridique extérieure,… » des États et qui, aux États-Unis, est connu sous l’appellation de legal strategy. La réticence à s’engager dans des régimes multilatéraux – voire bilatéraux – contraignants ne reflète pas une soudaine poussée souverainiste. Ancrée dans une culture politique ancienne, elle n’a cependant cessé de se renforcer au cours des deux dernières décennies pour s’accélérer au milieu des années 90. C’est ainsi que, dès le début des années 80, les États-Unis se sont abstenus de devenir partie à la convention de Montego Bay sur le droit de la mer, malgré les modifications importantes apportées par la suite, à leur demande, au texte.
8Après une phase faste d’élaboration d’un droit du désarmement et de la maîtrise des armements, le reflux a pris la forme de libertés prises vis-à-vis de traités dûment ratifiés, mais aussi de dénonciations de régimes existants et de non-participation ou de retrait de négociations en cours. Les États-Unis sont ainsi restés à l’écart du traité d’Ottawa d’interdiction des mines antipersonnels (1997), ont annoncé en octobre 2001 leur retrait de la négociation d’un protocole de vérification de la Convention d’interdiction des armes biologiques, puis ont, le 13 décembre 2001, dénoncé le traité ABM de 1972, au motif qu’il était techniquement et stratégiquement obsolète. C’est une réévaluation de toute la démarche d’arms control, longtemps un pan majeur de la politique américaine de sécurité, que sanctionnent ces décisions. S’agissant des régimes multilatéraux, elles sont fondées sur la conviction que le manque d’universalité – l’absence des pays « à problèmes » – en réduit singulièrement la portée et que les dispositifs de vérification sont inadaptés, en imposant aux pays « vertueux » des contraintes excessives sans pour autant empêcher la fraude de la part de proliférateurs déterminés – Iran, Irak, Corée du Nord. Des pressions bilatérales sont jugées préférables, pour obtenir le respect des accords, à des régimes d’inspection multilatéraux. S’agissant des accords bilatéraux avec la Russie, le changement du contexte stratégique plus général est évidemment invoqué, notamment pour le retrait du traité ABM, mais la forme qu’ils revêtent est également importante : le modèle des traités soviéto-américains des décennies passées, avec leur formalisme, leur batterie de définitions, leurs mécanismes complexes et coûteux de vérification et leurs lourdes procédures de ratification, est abandonné au profit d’engagements unilatéraux croisés, vérifiés par des « moyens nationaux ». C’est ainsi qu’en novembre 2001, lors du sommet russo-américain de Crawford, le Président Bush avait annoncé que les États-Unis réduiraient leur arsenal stratégique à 1 700-2 000 têtes, laissant à son homologue russe le soin de proposer une réduction de même ampleur.
9Cette aversion ne se limite pas au seul désarmement, mais embrasse tous les domaines du droit international. En mars 2001, le Président Bush a fait connaître son intention de ne pas soumettre le Protocole de Kyoto de 1997 au Sénat pour ratification et a annoncé que les États-Unis contribueraient à la lutte contre le réchauffement climatique par des mesures volontaires de réduction de l’intensité des émissions de gaz à effet de serre. Le Congrès avait, dès après la signature du Protocole par le Président Clinton, fait connaître son hostilité aux normes de réduction des émissions, invoquant le différentiel de traitement entre pays développés et pays en développement ainsi que les coûts excessifs ainsi imposés à l’économie américaine. De nombreux commentateurs américains ont critiqué cette mauvaise manière faite par leur pays à ses partenaires internationaux, et certains d’entre eux ont fait valoir que, là aussi, les États-Unis se soustrayaient à leurs obligations légales, consignées dans la convention-cadre des Nations unies sur le changement climatique (UNFCCC) : celle-ci prescrit aux parties de prendre des « mesures de précaution pour anticiper, prévenir ou réduire les causes du changement climatique ». Or les mesures annoncées en 2001 sont apparemment d’un impact si faible que les émissions américaines de gaz à effet de serre – 25 % des émissions mondiales – continueraient à croître en valeur absolue [10][10]Nicole Deller, art. cité..
La Cour pénale internationale
10C’est cependant la Cour pénale internationale (CPI) qui, avant même de devenir une des cibles préférées de l’administration Bush, a cristallisé les oppositions à cette atteinte potentielle à la souveraineté américaine. Le Président Clinton avait, dans les derniers jours de son mandat, fait signer par les États-Unis le Statut de Rome de juillet 1998, tout en indiquant qu’il ne le transmettrait pas au Sénat et ne recommanderait pas à son successeur d’engager la procédure de ratification du texte. En mai 2002, créant un précédent de « retrait » de signature au bas d’un traité des Nations unies, l’administration Bush faisait connaître son intention de n’être pas partie au traité, et faisait valoir qu’en tout état de cause, le statut de la CPI emportait des conséquences inacceptables pour la souveraineté et les intérêts nationaux américains. Les États-Unis, qui participaient à tout moment à des opérations de maintien de la paix ou humanitaires dans près d’une centaine de pays, ne pouvaient en effet accepter de voir leurs ressortissants ou leurs militaires engagés dans ces opérations soumis à des règles, des procédures, des procureurs et des juges d’une juridiction qu’ils ne reconnaissaient pas et qui ne rendait de comptes à personne. Dans une critique circonstanciée de ce mécanisme [11][11]John Bolton, « The United States and the International Criminal…, John Bolton, sous-secrétaire d’État pour le contrôle des armements et la sécurité internationale, a souligné que la juridiction de la Cour n’était nullement limitée puisque l’un des quatre chefs d’accusation possibles était le « crime d’agression », non défini, et que des incriminations nouvelles pouvaient être ajoutées ultérieurement à celles prévues par le Statut de Rome. Paradoxalement d’ailleurs, les États parties au traité avaient la faculté de refuser l’application de ces nouvelles incriminations, alors que celles-ci s’appliqueraient ipso facto aux non-membres. Ce régime faisait peser un risque juridique non seulement sur le « soldat américain isolé […] accusé de crime de guerre », mais sur les « dirigeants civils et militaires de notre pays, responsables de la défense et de la politique étrangère », soumis à l’arbitraire et aux pouvoirs considérables d’un procureur que les rédacteurs du traité avaient, dans le souci de garantir son « indépendance », soustrait à toute responsabilité, notamment celle du Conseil de sécurité. Or, fait valoir Bolton, les organes réputés « indépendants » dans le système des Nations unies se sont souvent avérés plus politisés que certains des organes explicitement politiques. La marginalisation du Conseil de sécurité dans les procédures de la Cour est « un problème fondamental nouveau […] qui aura un impact tangible et hautement préjudiciable sur la conduite de la politique étrangère américaine », s’ajoutant aux risques d’interférence de cette instance avec la mission du Conseil. Dernier grief articulé, l’efficacité de la CPI est sujette à caution : il est douteux en effet que ce mécanisme ait le moindre effet dissuasif vis-à-vis de personnages de la trempe de Pol Pot, par exemple.
11Considérant comme « illégitime toute tentative de soumettre des citoyens américains à la juridiction » de la CPI, les États-Unis, tout en se défendant de vouloir miner l’institution, ont pris des mesures de sauvegarde. Sur le plan interne, à l’initiative du sénateur Helms, ont ainsi été adoptées par le Congrès, en novembre 2001, des résolutions interdisant au gouvernement toute coopération avec la CPI, autorisant le Président à user de tout moyen approprié pour faire libérer un ressortissant américain qui viendrait à être détenu par la Cour et tendant à subordonner la participation à une opération de maintien de la paix à l’obtention préalable d’une immunité contre toutes poursuites de la CPI. C’est ainsi qu’en menaçant d’opposer leur veto au renouvellement de toutes les opérations de maintien de la paix des Nations unies, les États-Unis avaient, en juillet 2002, obtenu du Conseil de sécurité une immunité de poursuites, pendant une année renouvelable [12][12]Le Conseil de sécurité a, le 12 juin 2003, reconduit le…, au bénéfice des personnels participant à de telles opérations et ressortissants de pays n’ayant pas ratifié le traité. Et sur un plan bilatéral, l’administration américaine a entrepris, sur la base de l’article 98 du Statut de Rome, une série de démarches visant à conclure avec nombre d’États parties à celui-ci des accords garantissant que des citoyens américains ne seront pas remis à la Cour. Des démarches assorties de menaces de retrait de l’assistance militaire, pénalisant pour certains pays pauvres. Fin juin 2003, quarante-neuf accords de ce type avaient été signés, dont dix-neuf avec des pays parties au Statut de la CPI, souvent confrontés à des choix difficiles : c’est ainsi que la Roumanie s’y est, malgré les objurgations de l’Union européenne, résignée, quelques semaines avant le sommet de Prague appelé à se prononcer sur l’admission de nouveaux membres à l’????. Les autres candidats à l’adhésion à l’Union ont résisté – vivement incités dans ce sens par les Quinze, au prix d’un nouvel épisode de tension euro-américaine – aux demandes pressantes de Washington, et seules l’Albanie et la Bosnie ont suivi l’exemple de la Roumanie.
12L’absence des États-Unis des grands régimes multilatéraux négociés pendant les années 90 – le Protocole de Kyoto, le CTBT, la CPI – mine naturellement leur portée et leur crédibilité.
Plusieurs traditions superposées
13Cette posture de défiance peut légitimement étonner, venant d’un pays qui fut l’un des grands fondateurs du droit international, et qui a produit, avec l’apport du Président Wilson, une philosophie des relations internationales faisant appel à des notions comme la paix par le droit, la démocratie et la coopération. D’un pays qui fut l’architecte du système international d’après-guerre – la Charte et l’Organisation des nations unies – lui aussi fondé sur la règle de droit. D’un pays qui fut, avec le concept de self executing treaty, le pionnier de la transposition directe du droit international dans le droit interne. Faut-il en conclure que les États-Unis sont devenus le mauvais joueur d’un jeu dont ils ont largement fixé les règles ? Sans chercher à instruire ce procès, on s’efforcera de décrire et d’expliquer sans parti pris l’évolution d’une position enracinée dans l’histoire américaine et qui, comme les autres paramètres de la politique du pays, a été affectée par le traumatisme du 11 septembre 2001.
14La politique juridique extérieure des États-Unis porte la marque de plusieurs traditions superposées :
· celle de l’isolationnisme du xixe siècle (le terme d’« exceptionnalisme » serait plus juste) fondé sur l’aversion pour les « empêtrements étrangers » (foreign entanglements), conformément à l’exhortation de George Washington lors de son discours d’adieu en 1796 et sur l’exercice d’une influence vers l’extérieur par le seul exemple de la vertu. Ce précepte s’applique surtout aux jeux des puissances européennes et ce n’est qu’à la faveur de la perspective du retrait des puissances coloniales espagnole et portugaise – et pour l’accélérer – qu’est formulée la « doctrine Monroe », qui inclut dans la sphère d’influence américaine l’ensemble de l’hémisphère occidental. L’isolationnisme est du reste très relatif si l’on songe qu’entre 1801 et 1904 les États-Unis ont fait intervenir leur Navy et leurs Marines cent une fois dans le monde pour prévenir ou punir des atteintes aux citoyens ou aux biens américains [13][13]Pierre Hassner, « États-Unis : l’empire de la force ou la force…. Le terreau conceptuel est de la sorte préparé pour la phase suivante ;
· celle du réalisme froid d’un Theodore Roosevelt, qui a tous les attributs de cet impérialisme réputé être l’apanage des Européens. Le Président traduit en actes et en doctrine les potentiels industriel et financier des États-Unis pour en faire la grande puissance qui reprendra des mains de la Grande-Bretagne le flambeau du rôle impérial. Partisan de l’équilibre des puissances et de la force militaire pour le garantir, il tient le droit international en piètre estime : ce que les nations ne peuvent protéger par leur propre force ne peut être sauvegardé par d’autres, estime-t-il [14][14]Henry Kissinger, Does America need a Foreign Policy ?, New…, sans pour autant le répudier lorsqu’il conforte la puissance américaine, en particulier dans la sphère d’influence définie par la doctrine Monroe. C’est ainsi que se construit un « droit hégémonique » dont le traité américano-cubain de 1903 offre l’illustration la plus accomplie, en autorisant les États-Unis à « intervenir en vue de la préservation de l’indépendance de Cuba ». Le « corollaire Roosevelt » de la doctrine Monroe se façonne de la sorte, légitimant un droit d’intervention, exercé tour à tour à Haïti, en Colombie, indirectement, pour en séparer ce qui est aujourd’hui le Panama, et à Cuba. C’est du reste de ce « droit hégémonique » que s’inspirera par la suite Carl Schmitt, qui se vantait d’être le conseiller juridique de Hitler, pour justifier l’ordre nazi en Europe [15][15]Detlev Vagts, « Hegemonic international law », AJIL, vol. 95,… ;
· celle des thèses de Woodrow Wilson, qui, par contraste, apparaissent comme une transposition à l’ordre international des principes qui ont gouverné avec succès la formation de l’ordre politique interne américain tout au long du xixe siècle : supériorité des valeurs morales, démocratie et son corollaire, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, le règne de la règle de droit, l’inadmissibilité des changements par la force. La vision de Wilson, qui voulait faire « du monde un endroit plus sûr pour la démocratie », sera rejetée en 1919-1920 par le refus du Congrès de ratifier le traité d’adhésion des États-Unis à la SDN, orchestré par une alliance entre les partisans du big stick de Roosevelt et ceux de l’isolationnisme ; [16][16]Walter Russell Mead, senior fellow au Council on Foreign…
· la synthèse entre l’idéalisme wilsonien et cet esprit « jacksonien » est le tour de force réalisé par le Président Franklin Roosevelt pour bâtir l’ordre international d’après-guerre, un alliage savamment dosé d’idéalisme et de réalisme, de multilatéralisme et d’hégémonie partagée entre les vainqueurs. Un ordre certes fondé sur l’égalité souveraine des États, mais aussi des statuts spécifiques ménagés aux grandes puissances – qu’il s’agisse de privilèges des membres permanents du Conseil de sécurité ou de la prépondérance des États-Unis au sein des institutions financières internationales. Un ordre qui – de la liberté du commerce à celle des mers – permet aux États-Unis d’imprimer leur marque à la formation d’un droit international largement d’inspiration européenne. C’est cet ordre qui est peu à peu érodé par l’évolution du système international, au fur et à mesure de l’émergence d’un Tiers-Monde politiquement revendicatif, qui fait fondre les majorités automatiques pro-occidentales aux Nations unies, et apparaître des logiques autonomes compliquant le jeu de la bipolarité. Avec le développement du droit international – les États-Unis sont, comme la France ou le Royaume-Uni, partie à 8 à 10 000 traités bi- ou multilatéraux – s’accumulent des contraintes de plus en plus mal supportées. La fin de la guerre froide, en libérant les États-Unis de l’exigence de discipline et de retenue stratégique dictée par l’impératif de la cohésion du camp occidental, sonne aussi le glas de ce modèle-là ;
· le basculement de 1994 clôt ce chapitre et en ouvre un nouveau, qui est en train de s’écrire. Lors des midterm elections de novembre 1994, le Sénat, dont le rôle est prééminent vis-à-vis du droit international puisqu’il autorise la ratification des traités, bascule dans les mains des Républicains. La Chambre des représentants enregistre un raz-de-marée républicain, incarné par la personnalité tonitruante du nouveau speaker, Newt Gingrich, un élu de Géorgie. La consultation fait apparaître un déplacement vers le sud et l’ouest, au détriment du nord-est et du Midwest, du centre de gravité politique du pays, un phénomène amplifié – ou, plutôt, enfin révélé – par des effets de seuil, dans la composition des deux chambres. La proportion d’élus souverainistes et nationalistes s’y est considérablement renforcée : au Sénat, ce sont deux élus du Sud profond, Jessie Helms et Strom Thurmond, qui accèdent, à l’ancienneté, aux présidences des commissions, respectivement, des Affaires étrangères et des Forces armées. Alors que le Sénat s’était, au fil des présidences, plutôt posé en gardien vigilant des traités face à des administrations – Nixon et Reagan notamment – enclines à jouer les jeux de la Realpolitik, les fronts sont désormais renversés. Non seulement les sénateurs sont majoritairement réticents à l’idée que le droit international, coutumier ou contractuel, puisse lier les mains des États-Unis, mais ils entendent bousculer un ordre des choses jugé par trop défavorable aux intérêts américains, et notamment la prédominance supposée des Nations unies, érigée en véritable « bête noire » des souverainistes du Congrès. Il appartient désormais à l’exécutif, aux mains des Démocrates, de refréner l’activisme du Congrès et sa propension à faire sortir les États-Unis du cadre de la légalité internationale. Harcelée par les Républicains et plus particulièrement le chef de leur majorité au Sénat, Bob Dole, l’administration Clinton aura les plus grandes peines du monde à résister, en 1995, aux pressions en faveur d’une levée unilatérale, par les États-Unis, de l’embargo sur les armes à destination de la Bosnie. Mais le Président est impuissant face aux pouvoirs budgétaires d’un Congrès décidé à faire obstruction au règlement des contributions obligatoires des États-Unis aux Nations unies.
15C’est dans ce contexte que le Sénat devient l’incubateur des lois Helms-Burton et Kennedy-D’Amato, auxquelles les initiateurs républicains ont pris soin d’adjoindre un co-parrainage démocrate, et que le Président n’a d’autre option que de promulguer en négociant une clause de dérogation pour déjouer une application lourde de conséquences dans les relations avec les partenaires des États-Unis. Il n’est évidemment pas question de remédier à la fragilisation du droit international en s’attaquant à la règle de l’égale autorité des traités et des lois, la postériorité définissant la prévalence. Quant aux efforts du Président Clinton pour amener le pays dans les grands régimes multilatéraux négociés pendant les années 90, ils sont, on l’a vu, voués à l’échec.
16Lorsqu’en novembre 2000 les Républicains remportent l’élection présidentielle, l’ensemble des leviers politiques du pays tombe entre leurs mains – même si le Sénat revient brièvement, suite à une défection, sous contrôle démocrate. À l’aversion épidermique de nombreux élus du Congrès pour les Nations unies et le droit international succède une réflexion construite sur les engagements internationaux et les contraintes du droit. Condoleezza Rice, principale conseillère de politique étrangère du candidat George Bush, a, au début de l’année, dans un article de la revue Foreign Affairs, ouvert la charge contre les pratiques multilatéralistes de l’administration sortante, en appelant à un retour à la priorité de l’intérêt national : « les accords et institutions multilatéraux ne devraient pas être des fins en soi […] l’administration Clinton s’est souvent montrée si encline à trouver des solutions multilatérales aux problèmes qu’elle a signé des accords qui ne sont pas dans l’intérêt de l’Amérique […] [son] attachement à des accords largement symboliques et sa quête de normes, au mieux illusoires, de conduite internationale ont revêtu un caractère de manie. Le leadership, ce n’est pas cela [17][17]Condolezza Rice, « Promoting the national interest », Foreign… ».
17Plus incisif, John Bolton, rompu aux raisonnements juridiques et à l’époque vice-président de l’American Enterprise Institute, professe depuis la fin des années 90, dans diverses enceintes, une vision plus radicale du droit international : invoquant d’anciens arrêts de la Cour suprême [18][18]Edve v. Robertson (« the head money case »), 1884, et Missouri…, il fait valoir que « les traités n’ont valeur de loi que pour l’ordre juridique interne aux États-Unis […] ils sont “politiques” et juridiquement non contraignants pour ce qui est de leur incidence sur les relations entre gouvernements […]. Il peut y avoir de bonnes raisons pour respecter les dispositions d’un traité – et dans la plupart des cas, c’est ce à quoi il faut s’attendre du fait de la réciprocité des bénéfices dispensés par les traités, mais non pas parce que les États-Unis seraient “légalement” obligés d’agir ainsi [19][19]Intervention de John Bolton lors d’un débat coorganisé par… ». Cet argumentaire, qui en 1997 servait à cautionner le refus américain de payer les contributions aux Nations unies, avait provoqué l’émoi de nombreux juristes qui réfutaient cette thèse et rétorquaient, arguments juridiques à l’appui, que les traités avaient également valeur légale dans leurs effets internationaux et que telle était la position officielle des États-Unis depuis des décennies [20][20]Lettre de réponse à J. Bolton, dans le Wall Street Journal, en…. Entre-temps, John Bolton est devenu le « numéro 3 » du Département d’État et le principal inspirateur de la nouvelle ligne, pour ce qui touche au droit international, de l’administration.
18Celle-ci trouve du renfort auprès de certains intellectuels néo-conservateurs comme William Kristol ou Robert Kagan, ou encore des éditorialistes du même bord, comme Charles Krauthammer. Pour Robert Kagan, le droit international et le multilatéralisme en général sont des armes des faibles pour se protéger contre la brutalité des rapports de forces et brider la tendance à l’unilatéralisme des puissants [21][21]Robert Kagan, « Puissance et faiblesse », Commentaire, n° 99,…. Les États-Unis, eux-mêmes en état d’infériorité après la Déclaration d’indépendance et pendant les premières décennies du xixe siècle, avaient voulu user de la même stratégie, en faisant reconnaître par le droit la liberté des mers, mais l’Europe, alors au faîte de la puissance, n’avait pas voulu en entendre parler. C’est là une réalité que les Européens, tout à la construction de leur ensemble postmoderne régi par le droit, sont enclins à oublier, comme ils sont enclins à oublier qu’ils doivent leur sécurité – et la prospérité qu’elle a permise – à la protection de l’Amérique contre tous les périls qui planent sur le monde. Ces mêmes Européens sont portés à considérer l’ordre supérieur qu’ils sont parvenus à bâtir entre eux comme un ordre immanent et universel, préfiguration du modèle kantien de paix perpétuelle. Là réside, toujours selon Robert Kagan, la principale divergence d’approche philosophique entre l’Amérique et l’Europe : dans la mission qu’ils remplissent au bénéfice de l’ensemble de la communauté internationale, les États-Unis ne peuvent se laisser lier les mains par le droit et encore moins s’abandonner à l’illusion qu’il régit le monde. Car, en dehors du périmètre du monde « postmoderne », le reste de la planète demeure fondamentalement gouverné par l’anarchie. Et c’est à l’Amérique qu’incombe « la tâche difficile de naviguer entre ces deux mondes, essayant de respecter, défendre et promouvoir les lois de la société civilisée avancée, tout en recourant à la force militaire contre ceux qui refusent de se plier à ces règles […]. Les dirigeants américains pensent que la sécurité mondiale et l’ordre libéral ne peuvent longtemps, pas davantage que le paradis postmoderne européen, survivre si les États-Unis n’utilisent pas leur puissance dans le monde dangereux hobbesien qui continue de prospérer en dehors de l’Europe [22][22]Ibid. ».
19Une sorte de paradoxe s’esquisse ainsi, qui définit cet aspect de l’« exceptionnalisme » américain : d’une part, ceux qui, aux États-Unis, sont responsables de la conduite de la politique étrangère sont bien conscients, même dans l’aile la plus conservatrice du camp républicain, de la valeur de bien public international que revêt le droit international. Que l’immense majorité des États respectent un corps de règles de droit définies par ou avec les États-Unis constitue pour la fonction mondiale de maintien de l’ordre dont parle Kagan un socle indispensable. Mais, sceptique vis-à-vis d’un droit dépourvu de moyens d’exécution en cas de transgression, l’ultimate enforcer que sont ces mêmes États-Unis doit s’affranchir de ce corps de règles pour précisément le préserver et l’empêcher de se désintégrer. Moyennant quoi, observe Pierre Hassner, les États-Unis « s’arrogent le droit absolu de juger souverainement du bien et du mal, notamment en ce qui concerne l’emploi de la force, et de s’exempter avec une bonne conscience totale des règles qu’ils proclament et appliquent pour les autres [23][23]Pierre Hassner, art. cité. p. 46-47. ». Ce qui légitime le droit, selon le raisonnement des néo-conservateurs américains, est sa valeur intrinsèque et non pas sa validation par un aréopage où siègent des États aux régimes corrompus ou dictatoriaux [24][24]La non-réélection, en mai 2001, des États-Unis à la Commission… : l’Amérique a gagné la guerre froide en étant le benign hegemon fort du respect qu’inspiraient sa puissance et ses vertus. Rien, à leurs yeux, n’invalide ce modèle dans l’après-guerre froide [25][25]Pour les débats récents aux États-Unis sur leur rôle dans le….
20Mais cette posture ne se limite pas au seul recours à la force. Elle couvre toute la production de droit international et de régimes multilatéraux de ces dernières décennies, où se manifeste fréquemment le même paradoxe : les États-Unis participent activement à la négociation et influent, à raison de leur poids, sur ses résultats pour ensuite faire défaut, au stade de la ratification, voire de la signature, en invoquant des impératifs de sécurité, de souveraineté ou d’intérêt national. C’est ce qui s’est produit avec la Convention de Montego Bay sur le droit de la mer, avec le Protocole de Kyoto et le CTBT, minant à chaque fois la crédibilité de ces régimes et leur intérêt pour de nombreux États, enclins à prendre eux aussi leurs distances.
Les répercussions des attentats
21Ce paradigme de l’« exceptionnalisme » américain s’est confirmé avec force après les attentats du 11 septembre 2001, perçus comme une déclaration de guerre. L’Amérique et le monde ont été presque instantanément renvoyés aux chapitres jus ad bellum – le droit du recours à la force – et jus in bello – le droit applicable à la conduite des hostilités – des manuels de droit international. L’élan de sympathie à l’égard de la nation frappée, la résolution 1368 du Conseil de sécurité, les déclarations de l’OTAN (12 septembre) et de l’??? (21 septembre) ne laissaient guère de place au doute quant à la validité, en l’occurrence, de la notion de légitime défense. Lorsque s’est précisée, après les vains ultimatums au régime taliban, l’hypothèse d’une guerre en Afghanistan, la légalité de celle-ci n’a fait l’objet d’aucune contestation significative de la part de la communauté des États : seuls l’Irak, le Soudan, la Corée du Nord et, sur un mode plus nuancé, l’Iran, la Malaisie et Cuba ont émis des critiques.
22Et dans ce contexte peu classique, où les États-Unis affrontaient, par alliés interposés, un ennemi formé de combattants sans uniforme, en partie étrangers – y compris quelques-uns de leurs propres ressortissants –, la première question à être posée sur la place publique a été celle du traitement au regard du droit international des combattants capturés par les forces américaines ou remis à elles par leurs alliés afghans. Elle l’a été avec acuité à partir de leur transfert vers la base navale de Guantanamo, dont le statut d’exterritorialité permet, en vertu d’une jurisprudence contestée, de faire échapper les détenus au droit commun américain, mais aussi aux obligations découlant des accords consulaires entre les États-Unis et les pays d’origine des intéressés [26][26]Marc Perrin de Brichambaut, Jean-François Dobelle, Marie-Reine…. On se souvient des images saisissantes de ces personnages barbus, vêtus de combinaisons orange, menottés, filmés et photographiés derrière des barbelés ou des cages grillagées. Des images qui avaient alerté les consciences, en Europe, mais aussi aux États-Unis, sur le traitement de ces « prisonniers de guerre » d’un genre aussi nouveau que la guerre elle-même.
23La question avait été provisoirement couverte par l’« ordre militaire » présidentiel du 13 novembre 2001, autorisant la création de « commissions militaires » habilitées à juger les terroristes coupables de violations des lois de la guerre et d’« autres lois applicables ». Cette procédure qu’autorisent les pouvoirs de guerre conférés par le Congrès au Président, avait été employée pendant la Seconde Guerre mondiale pour juger des catégories de combattants (saboteurs, espions…) non éligibles à la procédure de la cour martiale. Le caractère expéditif de la méthode avait, on l’a vu, provoqué un tollé non seulement dans la communauté des juristes et des ONG américains, mais aussi en Europe, où la France et le Royaume-Uni avaient laissé discrètement entendre qu’ils pourraient renoncer, dans ces conditions, à extrader vers les États-Unis des personnes qu’ils viendraient à détenir en relation avec les attentats. Le CICR, gardien institutionnel des conventions de Genève sur les prisonniers de guerre, avait fait part de son inquiétude à l’administration américaine, de même que Mary Robinson, haut-commissaire des Nations unies pour les droits de l’homme.
24À l’issue d’un vif débat interne à l’administration Bush, où le Département de la Défense, sensible à des considérations de réciprocité, avait pesé dans le sens du résultat final, contre l’avis des juristes du Département de la Justice et de la Maison-Blanche, celle-ci a finalement annoncé le 7 février 2002 que la IIIe Convention de Genève de 1949 sur le traitement des prisonniers de guerre, dont les États-Unis et l’Afghanistan étaient parties, était applicable aux seuls talibans, mais pas aux combattants d’Al-Qaïda, qui n’étaient pas sous l’autorité d’un État signataire de la Convention. Cette concession, destinée à apaiser les critiques, était cependant aussitôt vidée de son sens par la décision du Président, toujours en vertu de ses pouvoirs de guerre, de ne pas reconnaître aux talibans la qualité de combattants réguliers au motif qu’ils ne remplissaient pas deux des quatre conditions fixées par la Convention (art. 4, § 2) pour bénéficier des privilèges et immunités des prisonniers de guerre : le port d’un « signe distinctif fixe et reconnaissable à distance », le respect des « lois et coutumes de la guerre ».
25Par ailleurs, sans revenir sur le principe des « commissions militaires », le Département de la Défense avait édicté, en mars 2002, des règles plus proches des procédures pénales civiles et militaires.
Guantanamo et le droit international
26Si la décision de ne pas appliquer la IIIe Convention de Genève aux combattants d’Al-Qaïda, organisation criminelle qui n’est pas un sujet du droit international, n’a guère été contestée, la qualification de « combattants irréguliers » (unlawful combatants) réservée collectivement à tous les talibans capturés est mise en cause par les juristes américains au regard de plusieurs considérations :
l’absence de preuves quant au fait que les critères de l’article 4 § 2 n’étaient pas remplis [27][27]George Aldrich, « Editorial comments : the determination of… ;
la non-application de la procédure prévue par la Convention, dans son article 5, en cas de doute sur la qualification de prisonnier. Cette disposition de la Convention permet à un détenu de bénéficier du statut de prisonnier de guerre jusqu’à ce qu’un tribunal compétent ait tranché, sur la base d’un examen individuel de sa situation. Ce tribunal doit être formé d’au moins trois officiers. Les États-Unis ont fait largement usage de cette procédure [28][28]Elle est même explicitée dans le Field Manual 27-10. pendant la guerre du Vietnam. Elle a été réaffirmée dans le Protocole additionnel I de 1977, à la demande des États-Unis, soucieux d’éviter la répétition des pratiques observées pendant les guerres de Corée et du Vietnam, où le statut de prisonnier de guerre avait été refusé à des soldats américains sous le prétexte qu’ils étaient des « criminels [29][29]Ni les États-Unis ni l’Afghanistan ne sont cependant… ». Or, fait valoir un juriste, le Président des États-Unis, qui a procédé, par délégation, à la qualification des détenus, « n’est pas un tribunal [30][30]George Aldrich, art. cité, p. 897. Voir également Steven… » ;
la non-application des instruments juridiques de protection des droits de l’homme auxquels les États-Unis sont partie, et au premier chef le Pacte des Nations unies de 1966 sur les droits civils et politiques, entré en vigueur en 1992 après sa ratification. Ce Pacte prévoit (art. 14) un certain nombre de principes relatifs à l’administration de la justice : le droit à une audience publique devant un tribunal compétent, indépendant, impartial et créé par la loi, la présomption d’innocence, le droit du prévenu à être informé des charges retenues contre lui, le droit de faire appel. Talibans ou Al-Qaïda, les « combattants irréguliers » détenus à Guantanamo – quelque 680 encore en juin 2003 – bénéficiaient toutefois, a fait valoir l’administration, d’un « traitement humain et, dans la mesure où cela est compatible avec la nécessité militaire, conforme aux principes de la IIIe Convention de Genève ». Un droit de visite « privée » est accordé au CICR et le pays d’origine de chaque détenu a été informé de la détention de ses ressortissants. Ces assurances n’ont cependant pas désarmé les critiques formulées par les organisations de défense des droits de l’homme, les organisations internationales, le Parlement européen et plusieurs gouvernements alliés des États-Unis, qui ont dénoncé la privation de ces droits élémentaires, voire les conditions de détention [31][31]Plusieurs dizaines de tentatives de suicide avaient au…. Sur la défensive, l’administration a dû assurer le 26 juin 2003, par une déclaration du Président Bush, que « ni la torture, ni des traitements cruels ou inhabituels » ne seraient employés à l’encontre des détenus suspectés de terrorisme. Même si l’on accepte la thèse de l’exterritorialité juridique de Guantanamo, les pratiques de l’administration sur le propre territoire des États-Unis et en relation avec la lutte contre le terrorisme ont fait l’objet de vives critiques : quelque 1 200 étrangers séjournant plus ou moins régulièrement aux États-Unis ont été arrêtés dans les six semaines suivant les attentats pour différents motifs, maintenus en détention et soumis à « un traitement abominable », selon Amnesty International. Des organisations de défense des droits civiques ont régulièrement protesté contre des pratiques de privation des droits élémentaires (défaut d’information sur les charges retenues, refus du droit d’assistance par un avocat, mauvais traitements…) ainsi que de discrimination contre des « suspects originaires du Moyen-Orient et d’Asie du Sud ». Des pratiques contestables ont du reste été reconnues début juin 2003 par l’Inspecteur général du Département de la Justice, dans un rapport relativement sévère pour le FBI et l’administration pénitentiaire [32][32]Voir le site www.usdoj.gov/oig. et salué par Amnesty comme « une évaluation honnête » à une époque où le simple fait de « mettre en cause le gouvernement peut passer pour un manquement au patriotisme [33][33]Communiqué du 2 juin 2003 d’Amnesty International USA. ». Enfin, suite à plusieurs incidents, les États-Unis se sont également retrouvés sur la sellette en juin 2003, accusés d’avoir maltraité des détenus en Afghanistan et en Irak.
27Quoi que l’on pense de cette situation et même si on la considère comme inacceptable, le droit international produit dans le sillage de la Deuxième Guerre mondiale s’applique à des contextes de guerre classique et ignore la nouveauté et la singularité des problèmes posés par la « guerre » contre le terrorisme que les États-Unis ont choisi de mener. La décision de l’administration de refuser le statut de prisonnier de guerre aux combattants s’explique par les garanties dont la IIIe Convention de Genève entoure les procès faits à des prisonniers de guerre. Dans son article 84, elle prévoit que les procès ne peuvent être conduits que devant un tribunal militaire et en application des lois auxquelles sont soumis les propres militaires de la puissance qui détient les prisonniers. Par ailleurs, les interrogatoires ne peuvent porter que sur l’identité des prisonniers. Conçues pour traiter et sanctionner des écarts dans un contexte classique de guerre, ces dispositions sont manifestement inadaptées aux conditions d’une offensive à grande échelle contre le terrorisme. En même temps, la mise en garde adressée par Donald Rumsfeld aux Irakiens pendant les opérations militaires pour qu’ils respectent la Convention de Genève dans le traitement des soldats américains capturés a valu au Secrétaire à la Défense quelques rappels acides des risques qu’il pouvait y avoir à ignorer soi-même ces règles.
Un nouveau paradigme
28À côté du jus in bello, qui pourrait être en train de changer, le jus ad bellum est beaucoup plus certainement en cours de mutation dans le contexte de l’après-11 septembre. Sans doute les États-Unis n’ont-ils jamais eu, vis-à-vis du recours à la force, les mêmes inhibitions que la plupart des autres États, davantage attachés à la Charte des Nations unies. Et s’ils pouvaient en avoir, elles ne pesaient guère face aux considérations de sécurité nationale : de l’opération de la baie des Cochons en 1961 à l’invasion de la République dominicaine en 1965 ou de la Grenade en 1983, du raid sur Tripoli en 1986 et de la capture de Noriega à Panama en 1989 aux raids en Irak, au Soudan et en Afghanistan pendant les années 90, et sans même parler des opérations clandestines, les États-Unis n’ont jamais hésité – quel que soit le parti occupant la Maison-Blanche – à faire usage de la force lorsqu’ils jugeaient que leurs intérêts de sécurité étaient en jeu. Même si chacune de ces occurrences faisait l’objet d’un effort d’habillage juridique, aucune d’entre elles n’entrait dans un cas de figure prévu par la Charte des Nations unies.
29Ce schéma a revêtu une dimension nouvelle dans le contexte post-11 septembre, qui a vu se cristalliser une doctrine de l’usage préemptif de la force, consignée dans la National Security Strategy rendue publique le 17 septembre 2002. Partant du constat que le terrorisme de masse, à l’intersection « du radicalisme et de la technologie », qui cherche ouvertement à se doter d’armes de destruction massive, fait peser un péril grave sur les États-Unis et le monde, cette doctrine observe qu’une telle menace, qui n’opère pas à découvert, à partir d’un territoire bien identifié, n’est justiciable ni de la démarche classique de containment ni, dès lors qu’il intègre dans ses méthodes l’attentat-suicide, celle de la dissuasion. La gravité et la nature de cette menace justifient une révision du concept de légitime défense en vigueur dans le droit international : il n’est pas acceptable d’attendre, pour réagir, que la menace soit réalisée. Le critère de l’imminence, qui définit la légitimité, doit être ajusté en conséquence. Par ailleurs, ce terrorisme est apparenté à un petit nombre d’États « sans foi ni loi » (rogue States) en quête d’armes de destruction massive et donc également dangereux. Pour déjouer cette menace, l’action préemptive est donc légitime et les États-Unis y recourront en tant que de besoin, en recherchant le soutien de la communauté internationale, mais en se réservant le droit d’agir seuls, affirme encore la National Security Strategy, dans laquelle on chercherait en vain une référence à la Charte des Nations unies [34][34]Pierre Buhler, « La guerre d’Irak : paysage après la….
30Quelles qu’aient pu être les autres motivations de l’administration américaine, sa décision de désarmer par la force l’Irak soupçonné de disposer d’armes de destruction massive est la première application de cette doctrine. Faut-il en conclure que l’ordre international fondé sur la Charte est définitivement brisé ? A l’issue d’un débat interne, en septembre 2002, sur l’opportunité d’une approche multilatérale, les États-Unis ont choisi cette voie et se sont abstenus d’invoquer la légitime défense. Même si, devant la perspective d’échouer à obtenir une autorisation du Conseil de sécurité, elle a abandonné l’approche multilatérale, l’administration Bush a pris soin d’invoquer les résolutions existantes du Conseil – 678, 687 et 1441 – pour faire valoir qu’elles constituaient une base légale suffisante.
31Nombre de juristes ont cependant jugé insuffisant le fondement en droit de la guerre d’Irak. Thomas Franck, professeur émérite à New York University et ancien président de l’ASIL, y a vu « une violation grave des dispositions les plus fondamentales de la Charte des Nations unies [35][35]« La Charte des Nations unies est-elle devenue un chiffon de… ». Les autres juristes américains sont plus discrets et réservent, par prudence ou par patriotisme, leur désapprobation à l’intimité de leurs rencontres professionnelles. La seule autre autorité qui se soit exprimée est Anne-Marie Slaughter, doyenne de la Woodrow Wilson School of Public and International Affairs à l’université de Princeton et actuelle présidente de l’American Society of International Law. La voie choisie était, a-t-elle estimé, dans une tribune dans le New York Times [36][36]Reprise dans l’International Herald Tribune, 19 mars 2003., « illégale, mais légitime », l’approbation des Nations unies ne venant qu’a posteriori, avec les armes de destruction massive que les soldats ne manqueraient pas de trouver et l’accueil favorable que leur réserverait la population irakienne. Ce « détour » avait eu un précédent en 1999 lorsque l’OTAN avait déclenché son intervention militaire au Kosovo sans l’aval du Conseil de sécurité – menacé d’un veto russe – avant de trouver dans son succès la légitimité aux yeux de la communauté internationale. Cette flexibilité, conclut Mme Slaughter, avait été voulue par les rédacteurs de la Charte, qui avaient voulu faire de l’ONU une institution autant politique que juridique : « les pratiques doivent évoluer sans amendements formels […] afin que ce qui est légitime soit également légal » et l’organisation mondiale doit rentrer dans le jeu [37][37]C’est la thèse défendue par Anne-Marie Slaughter et William….
32Certains juristes n’hésitent pas, cependant, à franchir le pas. Avec une vingtaine d’opérations de force qui ne pouvaient ni de près ni de loin être justifiées par des motifs de légitime défense, la pratique suivie en matière de recours à la force en près de six décennies d’existence des Nations unies, font-ils valoir, montre que le cadre juridique fixé par la Charte ne guide pas la conduite des États et ne reflète donc pas le droit international en vigueur. « La pratique des États ne confirme tout simplement pas la thèse selon laquelle la règle fixée par la Charte des Nations unies peut être considérée comme une règle de droit coutumier », estime Mark Weisburd, professeur de droit international à l’Université de Caroline du Nord à Chapel Hill [38][38]Mark Weisburd, Use of Force : the Practice of States since…. « Dans la pratique, le cadre de la Charte des Nations unies est mort », tranche Anthony Clark Arend, directeur de l’Institut de droit international et de politique de l’Université de Georgetown, avant d’ajouter que, dans ce cas, « la doctrine Bush de préemption n’enfreint pas le droit international puisque le cadre fixé par la Charte ne se reflète plus dans la pratique des États [39][39]Anthony Clark Arend, « International law and the preemptive use… ». « La Charte a subi le sort du Pacte Briand-Kellogg », renchérit, plus brutal encore, Michael Glennon, professeur de droit international à la Fletcher School of Law and Diplomacy de Tufts University, « et ce n’aurait dû être une surprise pour personne qu’en septembre 2002 les États-Unis se sentent libres d’annoncer dans le document sur la sécurité nationale qu’ils n’étaient plus tenus par les règles de la Charte relatives à l’usage de la force. Ces règles se sont désintégrées. “Légal” et “illégal” sont des termes vides de sens lorsqu’ils sont appliqués à l’emploi de la force [40][40]Michael J. Glennon, « Why the Security Council failed », in… ».
33Sans doute ces coups de boutoir répétés au principe de non-recours à la force en dehors des cas prévus par la Charte ne peuvent-ils, en l’absence de consensus, fonder un droit nouveau, mais ils contribuent à entretenir une incertitude juridique. Une incertitude dont une majorité des membres des Nations unies devra se satisfaire, préférant se retrouver autour d’un ordre international raccommodé plutôt que de se résigner à en prononcer la faillite, alors que ne se présente aucun régime de substitution satisfaisant. Ou plutôt que la seule alternative est celle d’un droit hégémonique de sinistre mémoire. C’est pourtant bien un nouvel équilibre du droit international qu’il s’agit de trouver aujourd’hui, un équilibre qui reflète la réalité des rapports de forces entre les États et la pratique qui en découle. C’est dans les périodes de crise que ces rapports se révèlent dans toute leur brutalité. « On ne juge pas du droit international sur les périodes calmes et les problèmes secondaires », observait Raymond Aron il y a quatre décennies, avant d’ajouter : « les rivalités de puissance, les contradictions d’intérêt, les incompatibilités idéologiques sont des faits […] les grands États ne s’engageront pas à obéir à la majorité d’une assemblée […] le veto est un symbole, non une cause. Un Grand n’accepte pas d’ordre et ne se laisse pas contraindre [41][41]Raymond Aron, Paix et guerre entre les nations, Calmann-Lévy,… ». Écrites en pleine guerre froide, ces lignes conservent toute leur pertinence à la lumière de la guerre d’Irak et annoncent l’économie des rapports internationaux dans l’ère unipolaire dont cette guerre a confirmé l’avènement.
34C’est dans ce contexte nouveau, d’hégémonie – que de plus en plus d’auteurs qualifient d’« impérial », par un glissement sémantique malheureux, mais compréhensible, car il cherche à marquer la différence avec le modèle antérieur –, qu’il faut désormais penser le droit international, voire toute l’organisation du système international. Qu’on s’en félicite ou qu’on le déplore, c’est aux États-Unis que reviendra, selon toute vraisemblance, le soin d’en dessiner l’épure, renouant avec le rôle qui fut le leur au lendemain des deux guerres mondiales. Deux citations peuvent éclairer une entreprise dérangeante. La première est à nouveau due à John Bolton : « le droit coutumier international change quand la pratique des États change, ce qui a conduit l’ancien attorney general Bill Barr à observer : “si je comprends bien […] la seule façon de changer le droit international est de le violer”. Cette remarque édifiante montre l’incohérence qu’il y a à considérer le droit coutumier international comme du droit [42][42]John Bolton, « Is there really “law” in International… ». Plus lapidaire est la réponse faite par Madeleine Albright, alors Secrétaire d’État, à son homologue Robin Cook, qui lui faisait part des difficultés qu’éprouvaient les juristes britanniques à justifier la guerre du Kosovo : « alors changez de juristes [43][43]Rapporté par Michael Glennon et cité par Gerry Simpson,… ».
Notes
[1]http://www.yale.edu/lawweb/liman/letterleahy.pdf[2]Detlev Vagts, « Taking treaties less seriously », American Journal of International Law (AJIL), vol. 92, n° 3, juillet 1998. Ce trimestriel, publié par l’American Society of International Law (ASIL), est la principale revue américaine de droit international. Voir également Tom Farer, « Beyond the Charter frame : unilateralism or condominium ? », AJIL, vol. 96, avril 2002, « Agora : military commissions », AJIL, vol. 96, avril 2002 ; Thomas Franck, « La Charte est-elle devenue un chiffon de papier ? », Le Monde, 2 avril 2003 (T. Franck est professeur émérite de droit international à New York University et ancien Président de l’ASIL).
[3]En 1986, au grand dam de la CEE, le Congrès adopta des dispositions fiscales dont il était spécifié qu’elles l’emporteraient sur les traités, alors que jusque-là, dans les cas similaires, les textes affirmaient la primauté des traités. Dans la sphère juridictionnelle, les tribunaux confirmaient cette doctrine (Dole v. SAA, 1987, et Havana Club Holding SA v. Galleon SA, 1997).
[4]U.S. v. Alvarez-Machain.
[5]Breard v. Greene, 1998.
[6]Résolution 1203 du 24 octobre 1998.
[7]Cf. notamment Bruno Simma, « NATO, the UN and the use of force : legal aspects », in European Journal of International Law, vol. 10, n° 1, 1999.
[8]Voir notamment Nicole Deller, « Rule of power or rule of law », in Bulletin n° 20, International Network of Engineers and Scientists against Proliferation.
[9]Guy Ladreit de Lacharrière, La Politique juridique extérieure, Economica, 1983.
[10]Nicole Deller, art. cité.
[11]John Bolton, « The United States and the International Criminal Court », conférence prononcée à l’Aspen Institute de Berlin, 16 septembre 2002.
[12]Le Conseil de sécurité a, le 12 juin 2003, reconduit le dispositif de la résolution 1422 du 12 juillet 2002, malgré les réticences de plusieurs membres permanents ainsi que du Secrétaire général Kofi Annan. De nombreux représentants d’organisations non gouvernementales ont également fait part de leur désapprobation.
[13]Pierre Hassner, « États-Unis : l’empire de la force ou la force de l’empire ? », Cahiers de Chaillot, n° 54, Institut d’études de sécurité de l’Union européenne, septembre 2002, p. 14.
[14]Henry Kissinger, Does America need a Foreign Policy ?, New York, Simon & Schuster, 2001, p. 241.
[15]Detlev Vagts, « Hegemonic international law », AJIL, vol. 95, 2001, p. 843-848.
[16]Walter Russell Mead, senior fellow au Council on Foreign Relations, définit par cette alliance ce qu’il appelle la tradition « jacksonienne ». Cf. Walter Russell Mead, Special Providence, American Foreign Policy and how it changed the World, New York, Free Press, 2001.
[17]Condolezza Rice, « Promoting the national interest », Foreign Affairs, vol. 79, n° 1, janvier-février 2000, p. 47-48.
[18]Edve v. Robertson (« the head money case »), 1884, et Missouri v. Holland, 1920.
[19]Intervention de John Bolton lors d’un débat coorganisé par l’American Bar Association le 25 septembre 1997. Voir également l’audition de J. Bolton par le Comité des relations internationales de la Chambre des représentants, le 9 avril 1997, et une tribune sous sa signature dans le Wall Street Journal du 17 novembre 1997.
[20]Lettre de réponse à J. Bolton, dans le Wall Street Journal, en date du 15 décembre 1997, de huit anciens directeurs des affaires juridiques (legal adviser) du Département d’État. Voir également Frederic Kirgis, « Treaties as binding international obligations », ASIL Insights, site Internet de l’ASIL, mai 1997.
[21]Robert Kagan, « Puissance et faiblesse », Commentaire, n° 99, automne 2002, p. 517-536.
[22]Ibid.
[23]Pierre Hassner, art. cité. p. 46-47.
[24]La non-réélection, en mai 2001, des États-Unis à la Commission des droits de l’homme des Nations unies, puis l’élection de la Libye à la présidence de cette même Commission, en janvier 2003, ont fortement contribué à accréditer cette thèse.
[25]Pour les débats récents aux États-Unis sur leur rôle dans le monde, voir notamment Michael Reisman, « The United States and international institutions », in Survival, hiver 1999-2000 ; Pierre Mélandri, Justin Vaïsse, L’Empire du milieu, Odile Jacob, 2001 ; Pierre Hassner, Justin Vaïsse, Washington et le monde. Dilemmes d’une superpuissance, Autrement, 2003.
[26]Marc Perrin de Brichambaut, Jean-François Dobelle, Marie-Reine d’Haussy, 18 leçons de droit public international, Dalloz, 2002, p. 308.
[27]George Aldrich, « Editorial comments : the determination of illegal combattants », AJIL, vol. 96, octobre 2002, p. 891-898. En revanche, une autre juriste de renom, Ruth Wedgwood, estime justifiée cette qualification, dans « Al Qaeda, terrorism and military commissions », in AJIL, vol. 96, avril 2002, p. 328-337.
[28]Elle est même explicitée dans le Field Manual 27-10.
[29]Ni les États-Unis ni l’Afghanistan ne sont cependant signataires de ce Protocole additionnel I.
[30]George Aldrich, art. cité, p. 897. Voir également Steven Ratner, « Jus ad bellum and jus in bello after sept. 11 », AJIL, vol. 96, octobre 2002, p. 906-921 ; Daryl Mundis, « The use of military commissions to prosecute individuals accused of terrorist acts », AJIL, vol. 96, avril 2002, p. 320-328.
[31]Plusieurs dizaines de tentatives de suicide avaient au printemps 2003 attiré l’attention sur ces conditions de détention.
[32]Voir le site www.usdoj.gov/oig.
[33]Communiqué du 2 juin 2003 d’Amnesty International USA.
[34]Pierre Buhler, « La guerre d’Irak : paysage après la bataille », in Critique internationale n° 19, avril 2003.
[35]« La Charte des Nations unies est-elle devenue un chiffon de papier ? », Le Monde, 2 avril 2003. Sa tribune ne semble cependant pas avoir été publiée aux États-Unis.
[36]Reprise dans l’International Herald Tribune, 19 mars 2003.
[37]C’est la thèse défendue par Anne-Marie Slaughter et William Burke-White dans une tribune publiée par le Financial Times du 9 avril 2003, « The UN must help bring justice to Iraq ».
[38]Mark Weisburd, Use of Force : the Practice of States since World War II, Pennsylvania University Press, 1997, p. 315.
[39]Anthony Clark Arend, « International law and the preemptive use of military force », in The Washington Quarterly, printemps 2003, p. 101.
[40]Michael J. Glennon, « Why the Security Council failed », in Foreign Affairs, mai-juin 2003.
[41]Raymond Aron, Paix et guerre entre les nations, Calmann-Lévy, 1962.
[42]John Bolton, « Is there really “law” in International affairs ? » in Transnational Law and Contemporary Problems, 1, 48, 2000.
[43]Rapporté par Michael Glennon et cité par Gerry Simpson, « Lawyers grapple with attack on Irak », Alertnet, 31 janvier 2003.