Michael Hardt, Antonio Negri, Empire

Note de lecture

Michael Hardt, Antonio Negri, Empire, Harvard University Press, 2000. Traduit en français sous le même titre aux éditions Exils, 2000.

Les auteurs : Inspirateur de l’extrême-gauche italienne pendant les années 70, Antonio Negri était réfugié en France pendant 14 ans, enseignant à Paris, avant de rentrer volontairement en Italie, où il avait été condamné pour « insurrection armée contre l’Etat » au motif de son implication présumée dans l’action des Brigades Rouges. C’est en prison qu’il a achevé de rédiger l’ouvrage. Acquitté, il continue d’être assigné à résidence. Professeur de littérature à Duke University (Caroline du Nord), Michael Hardt, né en 1960, avait rencontré Antonio Negri à Paris au milieu des années 80 et rédigé sous sa direction une thèse sur l’Italie des années 70. Salué comme une réécriture contemporaine du « manifeste communiste », l’ouvrage a suscité un vif débat aux Etats-Unis et, traduit en une dizaine de langues, dans le monde. Les deux auteurs proposent une lecture marxiste de la mondialisation, fondée sur une nouvelle distribution de la puissance, qui se définit davantage par un processus que par une notion d’état abouti.

I. L’« Empire » : définitions

D’entrée, les auteurs définissent l’« Empire » comme « le sujet politique » qui régule les échanges économiques et culturels, comme « le pouvoir souverain qui gouverne le monde ». L’« Empire » incarne « l’idée d’un pouvoir unique qui surdétermine tous les autres pouvoirs, les structure sur un mode unitaire (...) est fondé sur une notion nouvelle du droit - ou plutôt un nouvel exercice de l’autorité et une nouvelle conception de la production de normes et d’instruments juridiques de coercition qui garantissent les contrats et résolvent les conflits ». Cette définition politique et juridique ne suffit pas, cependant, à rendre compte de l’emprise de l’« Empire », qui dépasse toutes les limites habituellement associées à la notion de souveraineté classique :

    • les limites géographiques : l’« Empire » ne connaît pas de frontières et ses règles s’appliquent à l’ensemble du monde « civilisé » ;
    • les limites temporelles : ne procédant pas d’une conquête, l’« Empire » suspend l’Histoire en présentant son ordre non pas « comme un moment transitoire de l’Histoire, mais comme un régime (...) hors de l’Histoire ou à la fin de l’Histoire » ;
    • les limites internes : l’« Empire » opère dans tous les registres de l’ordre social, ne se bornant pas à gouverner un territoire et une population, mais les forgeant continuellement. Non seulement l’« Empire régule les interactions humaines (...), mais il cherche aussi à régner directement sur la nature humaine ». Et l’objet de ce règne est la vie sociale dans sa totalité - « la vie sociale, où l’économique, le politique et le culturel se chevauchent et s’investissent mutuellement » -, illustrant une notion introduite et décrite par Foucault, avant d’être développée par Deleuze et Guattari, celle de « biopouvoir », ou de « biopolitique ». Il s’agit de « subjectivités » qui façonnent les besoins, les relations sociales, les individus et qui sont le fruit d’une logique de production complémentaire à celle de la production de biens, une logique qui se loge « dans ces nœuds immatériels de production de langage, de communication, de symbolique développés par les industries de la communication ». On a affaire, là, « à la fois à l’effet et à la cause, au produit et au producteur ».
    • Enfin, dernier attribut de l’« Empire », son concept est celui d’une paix perpétuelle et universelle, hors de l’Histoire.

II. Généalogie de l’« Empire »

Ce qui définit la forme politique de l’empire - il s’agit ici de l’Empire romain, à l’origine des civilisations européennes - est l’union qu’elle réalise entre catégories juridiques et valeurs éthiques universelles : l’Empire garantit la justice et la paix pour tous les peuples qui en ressortissent. Il est, pour remplir cette fonction, placé sous l’autorité d’un chef unique, doté des pouvoirs nécessaires pour mener, si besoin est, des « guerres justes » aux frontières contre les Barbares et réduire les séditions internes.

C’est cette unité que l’Europe de la Renaissance et du triomphe du sécularisme a rompue en développant les concepts de l’ordre par le droit (thèses de Grotius, Puffendorf...) et de l’ordre par la raison - avec les utopies de « paix perpétuelle ». Cette division a traversé toute l’histoire de la modernité européenne, illustrée notamment par les deux idéologies de sa phase de maturité : le libéralisme et le socialisme. C’est sur ce terreau intellectuel que s’est forgé le concept, très spécifiquement européen, de souveraineté, grâce aux apports de penseurs comme Spinoza, Hobbes, Descartes, puis Kant et Hegel. C’est aussi le terreau qui a nourri la colonisation sauvage des Amériques et l’eurocentrisme, puis le capitalisme, inséparable - dans une relation qu’a explicitée Adam Smith - de la modernité européenne et de la souveraineté. Autre produit de cette modernité, le concept d’Etat-nation a prospéré sur le terrain de l’Etat patrimonial - c'est-à-dire « propriété » du monarque - et absolutiste, en se chargeant au passage de contenus idéologiques et politiques.

Loin de résoudre la crise de la modernité, l’Etat-nation, investi d’abord par la gauche européenne comme arme politique puis par les mouvements de libération nationale comme outil de lutte contre l’oppression coloniale, a dégénéré en une « série de barbarismes », qu’il s’agisse des massacres des deux guerres mondiales ou des entreprises impérialistes des Etats-nations européens.

C’est du reste pour remédier à cette crise de l’ordre international moderne - que certains auteurs font remonter aux guerres napoléoniennes - que les Etats ont cherché, avec la Société des Nations, à instituer un ordre juridique international. La création des Nations Unies a réitéré et systématisé cet effort et, tout en restant résolument ancrée dans un système international fondé sur la souveraineté des Etats, a servi de creuset d’un système mondial - ou plutôt de « véritable levier historique qui a produit la transition vers un tel système ». Certes les Nations Unies n’ont pas réalisé l’utopie kantienne poursuivie par leur père spirituel, Hans Kelsen, qui ne voyait se réaliser l’idée de droit universel que dans l’effacement de l’Etat-nation. L’ONU, avec toutes ses faiblesses, n’en a pas moins incarné l’idée de construction d’un ordre international : « c’est dans les expériences ambiguës des Nations Unies que le concept d’Empire a commencé à prendre forme ». Mais les modèles théoriques proposés pendant ces années de Guerre Froide étaient imprégnés des concepts forgés pour expliquer la naissance de l’Etat souverain, des concepts totalement inadéquats :

- soit qu’ils empruntent à Hobbes, par une « analogie interne », l’idée d’un pouvoir supranational fondé sur un arrangement contractuel entre Etats existants, seul moyen d’assurer la sécurité et de surmonter l’anarchie que produit nécessairement la cohabitation d’Etats souverains ;

- soit qu’ils empruntent à Locke l’idée d’une « société civile transposée » à l’échelle mondiale, qui agirait comme contre-pouvoir appuyant et équilibrant le pouvoir supranational.

Ces approches ne permettent pas, en effet, d’appréhender le concept de souveraineté impériale. Paradoxalement, c’est Kelsen, concluent sur ce point les deux auteurs, qui pose le vrai problème en demandant « quel pouvoir politique existe ou peut être créé, qui soit adéquat à une globalisation des relations économiques et sociales. Quelle source de droit, quelle norme fondamentale et quel mécanisme exécutif peuvent porter un nouvel ordre et éviter la dérive, qui menace, vers un désordre mondial ?

La forme politique qui répond à ces besoins se constitue, observent Hardt et Negri, par un ensemble de phénomènes :

- l’« Empire » ne se forme pas par une volonté propre, mais est littéralement « appelé » à se constituer, au titre de sa capacité à résoudre les conflits. Comme l’empire antique décrit par Tacite ou Machiavel, il est fondé non pas sur la force brute, mais « sur sa capacité à présenter la force comme mise au service du droit et de la paix » ;

- comme dans le schéma ancien de « guerre juste », récusé par le modèle de la modernité, la coercition redevient un instrument du droit et de la justice et l’intervention de l’« Empire » acquiert sa légitimité dès lors qu’elle s’inscrit dans la chaîne du consensus international visant à résoudre les conflits ou à imposer la paix. C’est ainsi que naît ce qui n’est autre qu’un « droit de police » : d’une part la capacité de créer et de maintenir l’ordre est une source implicite du « droit impérial » et lui confère sa légitimité, d’autre part les interventions de l’« Empire » en ce domaine démontrent la réalité et l’efficacité de son ordre. Ces interventions peuvent revêtir différentes formes, morale, juridique ou militaire. L’intervention morale est le fait de diverses organisations (medias, organisations religieuses, ONG...). Les ONG humanitaires, en particulier, véritables « ordres mendiants de l’Empire », figurent parmi les armes pacifiques les plus puissantes du nouvel ordre mondial. L’intervention morale tient souvent lieu de prélude à l’intervention militaire, généralement tributaire d’une décision unilatérale des Etats-Unis, « qui prennent en charge la mission première avant de demander à leurs alliés de mettre en œuvre un processus de containment armé et/ou de répression des ennemis de l’Empire. Ceux-ci sont le plus souvent appelés terroristes, une réduction conceptuelle et terminologique radicale, ancrée dans une mentalité de police » ;

- l’« Empire » est aussi un mécanisme mondial de production de normes, un mécanisme de « gouvernance sans gouvernement », selon l’expression de James Rosenau, une « machine qui impose des procédures continuelles de contractualisation » ;

- c’est un mécanisme d’intégration des acteurs, au fil des conflits, des crises, des dissensions, et d’intégration des différences. Celles-ci, exacerbées par les formes binaires de la société moderne, sont récusées par la pensée post-moderne, qui souligne, par exemple, la force des flux incontrôlés frontaliers. De même, le marché mondialisé prospère sur les différences - entre les biens, entre les populations, les cultures... - et n’« attaque rien avec davantage de violence que les frontières fixes : il déborde toute division binaire par ses ramifications infinies ». Car c’est l’essence même de l’« Empire » que d’inclure les différences, de les « intégrer dans son ordre pacifique, comme un puissant vortex ». Evacuées sur le plan juridique, elles sont en revanche « célébrées sur le plan culturel ». Ces différences revêtent même une fonction vitale dans l’équilibre du système, qui en joue pour désamorcer les conflits : la souveraineté impériale est en effet organisée autour d’un réseau flexible de micro-conflits, de contradictions, qui sont la condition de sa « respiration».

III. Les Etats-Unis et la généalogie de l’« Empire »

Les auteurs réservent une place particulière au cheminement constitutionnel des Etats-Unis dans la généalogie du concept d’« Empire », en soulignant la valeur de rupture et d’innovation qu’avait porté la Révolution Américaine. La notion de souveraineté invoquée dans la lutte pour l’indépendance a affiché dès l’origine une singularité par rapport aux schémas européens, inspirés de Hobbes et Rousseau : les constituants américains ont d’entrée considéré que l’ordre ne pouvait procéder d’un transfert du titre de pouvoir (schéma dit de la « transcendance »), mais seulement d’un arrangement interne au peuple, d’une interaction de pouvoirs démocratiques qui s’équilibreraient en un réseau de checks and balances. C’était là la condition pour que le pouvoir reste dans les mains du peuple. A la transcendance du pouvoir, référence du modèle européen de souveraineté, Hardt et Negri opposent l’« immanence » du concept forgé par les pères fondateurs des Etats-Unis : « l’émancipation de l’humanité vis-à-vis de tout pouvoir transcendant est fondée sur le pouvoir du peuple de construire ses propres institutions politiques et de constituer sa société ».

Ce modèle présente une similitude fondamentale avec celle de la Rome impériale : il est ouvert à l’expansion, mais sur le mode inclusif - par contraste avec le mode exclusif, qui est la marque de l’expansion impérialiste. En d’autres termes, « lorsqu’elle s’étend, cette nouvelle souveraineté n’annexe ni ne détruit les autres pouvoirs qu’elle rencontre, mais au contraire s’ouvre à eux, les incluant dans son réseau ». Grâce au jeu des pouvoirs et contre-pouvoirs, l’ensemble du « corps souverain » est continuellement réformé : « de par sa tendance expansive, précisément, ce nouveau concept de souveraineté est profondément réformiste ».

Un autre trait distinctif de la souveraineté impériale est que son espace est toujours ouvert, par contraste avec la souveraineté moderne européenne, qui conçoit l’espace comme délimité par des frontières. Les Etats-Unis ont suivi un long processus de mûrissement de cette « souveraineté impériale », agencé en quatre phases :

1) la première phase, délimitée par les présidences Jefferson (1801-1809) et Jackson (1829-1837), fut celle de l’espace ouvert et de l’affirmation de la liberté comme principe de souveraineté ;

2) la seconde phase fut celle de l’espace fini, avec la clôture de la Frontier, une phase qui, avec le Président Théodore Roosevelt, a failli faire succomber la République américaine à la tentation de l’impérialisme à l’européenne, mais qui fut aussi celle d’une lutte des classes exacerbée, des législations antitrust et du projet wilsonien d’exportation du pouvoir en réseau de la constitution américaine ;

3) la phase suivante a commencé avec le New Deal et s’est achevée avec le point d’inflexion que fut, pour la guerre du Vietnam, l’année 1968. Seul pays au monde à vouloir transformer radicalement le capitalisme en crise, les Etats-Unis ont, avec le New Deal, à la fois régénéré la société américaine et lancé le processus visant à dépasser l’impérialisme. C’est ce modèle qui, une fois les Etats-Unis entrés en guerre, s’est offert comme le seul chemin d’une reconstruction mondiale - définition de l’Etat-Providence moderne, politiques keynésiennes, architecture économique de l’après-Guerre (système de Bretton Woods, plan Marshall, hégémonie du dollar et stabilité des parités) - l’ordre de la sphère capitaliste étant assuré par la garantie ultime de la puissance militaire américaine. Cet ordre a présidé aux transformations profondes d’après-guerre : recomposition du marché mondial à la faveur de la décolonisation, selon un schéma hiérarchique convergeant vers les Etats-Unis, délocalisation des flux et des sites de production à l’initiative des entreprises multinationales américaines, exportation du modèle « disciplinaire » de production à base de fordisme, de taylorisme et d’Etat-Providence. Même si ces processus ne se sont déroulés que de façon fragmentaire et imparfaite, ils ont contribué à détruire le vieil ordre impérialiste européen, illustrant la force de transformation « impériale » du New Deal. En même temps, soulignent les auteurs, les Etats-Unis, favorables à la décolonisation, ont été contraints par la Guerre Froide à « assumer l’héritage ambigu des puissances coloniales, dont la guerre du Vietnam fut l’épisode final ». C’est pendant cette phase que les Etats-Unis, loin d’être cette nation démocratique, cet « Empire de la liberté » imaginé par les pères fondateurs, furent responsables d’entreprises impérialistes brutales à l’extérieur et d’actes de répression interne, retardant d’autant « la maturation du nouveau concept impérial à bâtir sur les cendres des vieux impérialismes » ;

4) la quatrième et dernière phase a été ouverte par les mouvements de contestation des années 70 et a ramené les Etats-Unis à la trame du projet impérial inscrit dans leur ordre politique. Sur le plan économique, le marché mondial s’est organisé, « détruisant les frontières fixées et les procédures hiérarchiques des impérialismes européens ». Sur le plan politique, « l’achèvement du processus de décolonisation a marqué le point d’arrivée d’une nouvelle hiérarchie des relations de domination - dont toutes les clefs sont fermement tenues dans les mains des Etats-Unis ». Et c’est la Guerre du Golfe qui aura été la première mise à l’épreuve de ce nouveau schéma, en érigeant les Etats-Unis en « seule puissance capable d’administrer la justice internationale, non pas en fonction de ses propres mobiles nationaux, mais au nom du droit mondial ».

Concluant leur raisonnement, Hardt et Negri font observer que la légitimation de l’ordre impérial ne peut être fondée sur la seule existence d’une sanction juridique et de la puissance militaire nécessaire pour la mettre en œuvre. Elle doit être générée par la production de normes juridiques internationales qui habilitent durablement l’acteur hégémonique : c’est ainsi que les Etats-Unis ont été invités à intervenir dans tous les conflits régionaux des années 901.

IV. Pouvoir et constitution de l’« Empire »

A première vue, l’ordre de l’« Empire » apparaît comme un désordre de mécanismes de contrôle et de représentation distribués entre différents acteurs - Etats-nations, organisations internationales de toutes natures, gouvernementales ou non - et différentes fonctionnalités. Mais derrière ce désordre apparent, une relative cohérence est introduite par une architecture pyramidale à trois niveaux principaux :

    • au sommet se trouve une superpuissance, les Etats-Unis, qui contrôlent l’usage de la force dans le monde. La pyramide s’élargit ensuite à un groupe d’Etats-nations, réunis dans différentes enceintes comme le G7 ou le Club de Paris, qui contrôlent les instruments monétaires mondiaux et peuvent réguler les échanges internationaux. Cet ensemble s’élargit à un ensemble composite d’associations pour « déployer un pouvoir culturel et biopolitique à l’échelle de la planète ». Ce premier niveau est celui du « commandement unifié » ;
    • le second niveau, qui privilégie l’articulation sur l’unification, est formé par les réseaux que les entreprises multinationales ont tissés à travers le monde, animant les flux financiers, les flux de technologies et de populations. Opérant sous la protection du niveau de « commandement », le marché mondial homogénéise les territoires en même temps qu’il les différencie, redessinant la géographie du globe. C’est à ce second niveau que l’on trouve, également, les Etats-nations qui ne participent pas à la fonction de commandement et qui, quelquefois subalternes par rapport aux multinationales, remplissent une fonction de négociation avec les puissances hégémoniques et les multinationales relativement à la distribution de la richesse ;
    • le troisième niveau est le plus large et le plus nombreux, représentant les intérêts du « peuple » dans l’ordre impérial. Cette fonction de représentation est assurée par un ensemble hétérogène formé de : 1) ces mêmes Etats-nations « subordonnés » du niveau précédent lorsqu’il remplissent un rôle tribunitien symbolique à la tribune des Nations Unies ; 2) des organisations indépendantes, en théorie du moins, des gouvernements et du capital, qui constituent la « société civile mondiale » : médias, institutions religieuses et ONG, en particulier ces ONG qui, comme Amnesty International, Oxfam ou Médecins sans Frontières, « représentent ceux qui ne peuvent se représenter eux-mêmes ».

Cette distribution des pouvoirs et des responsabilités correspond, observent Hardt et Negri, à celle que l’historien Polybe définissait comme les trois « bonnes » formes d’exercice du pouvoir, dont l’Empire romain était la synthèse aboutie : la monarchie, incarnée par l’empereur (le premier niveau, celui du « commandement », dans l’« Empire » contemporain), l’aristocratie, représentée dans le Sénat impérial (les multinationales aujourd’hui), et la démocratie, confiée aux comitiae populaires (le troisième niveau de la pyramide). Mais à l’époque contemporaine, ce ne sont pas tant les vertus que Polybe prêtait à cette forme achevée de l’équilibre des pouvoirs qui sont reconnues que ses aspects les plus négatifs : la monarchie est vue comme une « police mondiale et une forme de tyrannie », l’« aristocratie » des multinationales, suspecte de spéculation financière, apparaît comme un oligarchie parasite, tandis que la démocratie est dépeinte comme une force corporatiste ou un ensemble de fondamentalismes.

Chacun de ces niveaux, chacune de ces fonctions définissent les trois « moyens absolus » du contrôle et du commandement de l’« Empire » :

- à la disposition du monarque, l’arme nucléaire a limité le droit de faire la guerre, attribut classique de la souveraineté, le confinant dans les mains d’un nombre réduit d’Etats et, surtout, a renvoyé toute guerre au rang de conflit limité ou de guerre civile, une catégorie relevant du « pouvoir de police » de l’« Empire » ;

- instrument du pouvoir aristocratique des multinationales, l’argent est l’« arbitre impérial » : articulé aux fonctions productives au sein de l’« Empire «, et aux fonctions de mesure et de redistribution de la valeur, l’argent a déjà unifié le marché mondial, dissolvant les mécanismes nationaux ou régionaux de régulation monétaire, redessinant une nouvelle territorialisation, ordonnée autour des centres politico-financiers du monde ;

- l’« éther » est le troisième « médium fondamental du contrôle impérial », qui, par la circulation continuelle et illimitée des signes, se joue des souverainetés. Des fonctions qui paraissent relever de la prérogative de l’Etat souverain, comme la gestion de la communication, le système éducatif ou la régulation de la culture « se dissolvent dans l’éther ». La communication illustre à l’extrême la disjonction entre un ordre et un espace : son espace, ainsi, est totalement déterritorialisé et son ordre est celui de la production capitaliste, en un domaine où le capitalisme a réussi à « soumettre la société entièrement et totalement à son régime, supprimant tous les chemins alternatifs ».

Pour chacun de ces instruments, il apparaît que les rênes sont tenues par les Etats-Unis, en trois centres de pouvoir distincts : Washington, New York, et Los Angeles. Mais Hardt et Negri mettent en garde contre toute idée de définition territoriale de l’espace impérial, continuellement déstabilisé par la flexibilité et la mobilité à l’œuvre au cœur de l’appareil impérial.

V. Corruption et déclin de l’« Empire »

Postulant qu’une théorie de la constitution de l’« Empire » est aussi une théorie de son déclin, les deux auteurs règlent d’abord leurs comptes avec l’Europe, qui n’a cessé de discourir sur le déclin de son hégémonie, alors que, rappellent-ils, les formes politiques développées sur le Vieux Continent étaient « non pas impériales, mais impérialistes ». L’épuisement des modèles culturels et productifs de l’Europe, de ses projets impérialistes, les conflits entre les nations européennes sur des questions de rareté des ressources, de pauvreté et de lutte des classes ont été autant de signes irréversibles du déclin, de même que le nihilisme résumé dans le diagnostic lapidaire de Nietzsche - « l’Europe est malade » - ou encore la fuite d’intellectuels européens vers les Etats-Unis. Les penseurs les plus clairvoyants du XIXème siècle, comme Hegel ou Tocqueville, avaient du reste vu dans la crise de la démocratie une cause de l’inévitable déclin de l’Europe, tandis qu’au siècle suivant, l’utopie américaine s’imposait comme point de référence central, autour duquel l’américanisme comme l’anti-américanisme européens exprimaient la difficile relation entre une Europe en crise et le projet impérial américain.

Pour Hardt et Negri, le fait qu’un nouvel « Empire » se soit formé contre les vieux pouvoirs de l’Europe est bienvenu, car « qui veut encore voir davantage de cette classe dirigeant européenne pâle et parasite, qui a conduit directement de l’Ancien Régime au nationalisme, du populisme au fascisme et pousse maintenant à un néo-libéralisme généralisé ? Qui veut encore voir davantage de ces idéologies et appareils bureaucratiques qui ont nourri la collusion des élites européennes en décomposition ? «

Dans son incapacité à reconnaître et comprendre son déclin, la conscience européenne a souvent projeté sa crise sur l’utopie américaine. Mais là aussi, l’« idée d’un Empire américain comme un rédemption de l’utopie est illusoire (...) Car l’Empire à venir n’est pas américain et les Etats-Unis ne sont pas son centre (...) son pouvoir n’a pas de terrain ni de centre localisable. Le pouvoir impérial est distribué en réseaux ». Sans doute les Etats-Unis occupent-ils une position privilégiée dans les segmentations et hiérarchies de l’« Empire ». Mais dès lors que les pouvoirs et les frontières des Etats-nations s’affaiblissent, les distinctions entre territoires deviennent de plus en plus relatives. Ce constat condamne sans appel toutes les tentatives de résister, en élevant des barrières nationales ou régionales aux flux de capitaux, à la mondialisation et à l’« Empire », observent les auteurs à l’adresse de leurs compagnons de gauche, en soulignant qu’une telle démarche revient à ignorer le potentiel de libération qui existe dans l’« Empire ».

L’opposition à l’« Empire » - et l’alternative à celui-ci - ne peut être que globale. Car cette formation historique nouvelle n’élimine pas l’exploitation. Car des résistances au commandement apparaissent continuellement dans l’« Empire », générant des crises à travers tout le réseau. La crise est consubstantielle à la production capitaliste post-moderne et donc à l’« Empire ». Celui-ci, en même temps qu’il se forme, est aussi en proie à un processus de déclin : la génération de l’« Empire » est concomitante avec sa « corruption », notion entendue dans son acception ancienne de « métamorphose qui libère potentiellement de l’espace pour le changement ». Et dans l’« Empire », la corruption est partout. Les manifestations en sont innombrables, mais une des plus significatives est la corruption de l’ordre productif, qui définit l’exploitation, dans laquelle le capitalisme est totalement impliqué : lorsque celui-ci perd son rapport à la valeur dans un fonctionnement de plus en plus abstrait (accumulation de plus-value, spéculation monétaire et financière), il sombre dans la corruption.

Si les germes du dépassement de l’« Empire » sont contenus dans son ordre même, ses modalités restent à décrire, et les auteurs ne s’y sont pas risqués, si ce n’est en renvoyant à une série de questions : « comment l’action de la multitude devient-elle politique ? Comment la multitude peut-elle s’organiser et concentrer ses forces contre la répression et les segmentations territoriales incessantes de l’Empire ? » Tout au plus Hardt et Negri postulent-ils que « l’action de la multitude devient politique au premier chef lorsqu’elle commence à faire face directement et avec une conscience adéquate aux opérations répressives centrales de l’Empire ». Sans se prononcer sur les modalités concrètes du projet politique pour mener ce combat, les auteurs estiment qu’une première revendication politique devrait porter sur l’acquisition d’une citoyenneté mondiale./.

1. NB : cette grille d’analyse paraît difficilement applicable, cependant, à la guerre d’Irak.