Peter Peterson, Running on Empty

Note de lecture

Peter Peterson, Running on Empty : How the Democratic and Republican parties are Bankrupting our Future and what Americans can do about it, Farrar, Strauss & Giroux, New York, 2004

L’auteur : Peter Peterson, Secrétaire au Commerce de l’Administration Nixon (1972-73), banquier d’affaires (il est président de Blackstone Group) est le Président du Council of Foreign Relations et un auteur régulier de la revue Foreign Affairs, où il avait notamment été l’un des premiers à attirer l’attention sur les conséquences économiques du vieillissement démographique. Il est aussi, depuis une décennie, un critique inlassable de la propension des administrations successives à gouverner avec des déficits structurels et le recours à l’emprunt. Paru pendant l’été, son dernier ouvrage figure parmi les best-sellers aux Etats-Unis.

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Dans cet essai, M. Peterson s’interroge - et interroge des experts1 - sur la capacité des Etats-Unis à poursuivre durablement le rythme actuel de croissance des dépenses publiques sans perturber gravement les équilibres financiers mondiaux. Il renvoie dos à dos les deux grands partis américains, les Démocrates pour leur inclination à la dépense, les Républicains pour leur propension à toujours baisser les impôts.

Mais en combinant trois baisses de l’impôt et des dépenses non couvertes, l’Administration Bush occupe, dans ce tableau, une place à part : ignorant les préventions traditionnelles des Républicains vis-à-vis du big government, dédaignant le couple « impôt-dépense » cher aux Démocrates, elle a choisi son modèle, le couple « emprunt-dépense ». Moyennant quoi, écrit Peterson, « cette Administration et le Congrès Républicain ont présidé à la détérioration la plus importante et la plus inconséquente des finances dans l’histoire de l’Amérique ». Encore ne s’agit-il que de flux courants, mais qu’on y ajoute les charges futures non comptabilisées - ce que les entreprises sont tenues, depuis la loi Sarbanes-Oxley, de mentionner intégralement à leur passif - et on obtient des montants démesurés : il faudrait inscrire au budget des provisions de l’ordre de 1500 milliards de dollars par an (15 % du PIB).

C’est dans ce contexte qu’est menée la « guerre au terrorisme » - pendant des décennies, comme s’y est engagé le Président Bush. Si les Américains souscrivent à cet objectif et sont prêts à en payer le prix, la question reste ouverte, avertit l’auteur, de savoir quel est ce prix et si l’Amérique est capable de le supporter. La question ne concerne du reste pas la seule Amérique, mais aussi le reste du monde, plutôt, tant la relation de dépendance est étroite.

Ce fil directeur conduit M. Peterson à identifier trois termes de l’équation :

- le coût de la « guerre au terrorisme » dans toutes ses dimensions ;

- la dépendance financière croissante des Etats-Unis vis-à-vis du reste du monde ;

- les conséquences du vieillissement démographique du monde développé.

1. War on terrorism : un gouffre financier

La rallonge budgétaire de 87 milliards de dollars sollicitée en septembre 2003 par l’Administration Bush pour financer les opérations en Irak a donné la mesure du coût d’une entreprise qui mobilise abondamment les technologies les plus avancées : ainsi le simple entretien des hélicoptères d’attaque Apache déployés en Irak atteint-il 1,3 milliards de dollars par an. Qu’on y ajoute l’effort de recherche et développement ainsi que les acquisitions d’équipements décidés dans le sillage du 11 septembre, et on a là un socle de 100 à 200 milliards de dépenses de défense qui font l’objet d’une sous-estimation systématique dans les prévisions de l’administration. Une étude récente du Congressional Budget Office, qui se fonde sur l’hypothèse officielle d’une décroissance de l’engagement en Irak et en Afghanistan et sur les coefficients traditionnels de sous-estimation budgétaire des programmes nouveaux d’armement, conclut à un niveau de dépenses de défense supérieur de 18 %, sur les 10 années à venir, aux prévisions officielles, soit un surcoût total de plus de 1000 milliards de dollars. L’éventualité de nouveaux engagements dans le monde serait évidemment synonyme de coûts additionnels, imposant un accroissement des effectifs militaires, aujourd’hui sollicités au maximum de leur capacité.

Mais l’effort strictement militaire n’est qu’une mesure approchée du fardeau de la « guerre au terrorisme » : s’y ajoutent les dépenses de défense civile, négligées à ce jour par l’administration, mais qu’une résurgence de la menace terroriste mettrait immanquablement à l’ordre du jour. M. Peterson recense, en les chiffrant lorsque c’est possible, les différentes actions : mise à niveau des services de protection civile et des services médicaux (respectivement 62 et 36 milliards de dollars sur 5 ans), mesures de sécurité vis-à-vis des conteneurs arrivant dans les ports américains (20 milliards de dollars d’investissement initial), refonte du système d’immigration (coût non estimé). Sans doute la nécessité de ces dépenses sera-t-elle perçue avec plus ou moins d’acuité selon que la menace terroriste se matérialisera, mais quand bien même ce ne serait pas le cas, les dépenses de sécurité intérieure sont appelées à croître - en suivant, regrette l’auteur, la règle habituelle de « partage du gâteau » en fonction du poids des Etats fédérés bien plus que des besoins réels.

Au total, tous les grands postes du budget fédéral sont à l’avenir voués à croître aussi vite - ou plus vite - que l’économie, qu’il s’agisse de dépenses liées ou de dépenses discrétionnaires. Au nombre des dépenses incontournables appelées à croître plus vite figure la prise en charge, par la Sécurité Sociale, de la génération des baby-boomers nés après 1945 en passe de quitter progressivement la vie active et de faire valoir ses droits à pension, ainsi que celles des dépenses de santé par le système Medicare.

2. Atterrissage en douceur ou brutal ?

Les Etats-Unis empruntent aujourd’hui 540 milliards de dollars par an au reste du monde pour couvrir leur déficit courant, soit 5,4 % du PIB - à comparer au record de 3,5 % qui avait été atteint en 1987, lorsque le système financier mondial avait été secoué par le krach boursier et la chute du dollar. Causé par le déclin à long terme du taux d’épargne aux Etats-Unis et des déficits publics croissants, ce déficit est appelé à se gonfler davantage encore jusqu’à ce que la courbe en soit inversée par le jeu d’une hausse des taux d’intérêts et d’une baisse du dollar, stabilisant la part des actifs détenus par des non-résidents dans l’économie américaine - et réduisant le taux de croissance de celle-ci.

Ce scénario du soft landing est la meilleure hypothèse possible, mais nombre d’économistes considèrent que cet ajustement graduel peut se transformer en une chute plus brutale, un hard landing associant une perte de confiance, un dévissage du cours du dollar et une plongée des marchés financiers, avec des répercussions graves sur l’« économie réelle ». Dès lors que les conditions en sont réunies, l’enchaînement peut être déclenché par tout événement, même le plus anodin. Certes les partenaires des Etats-Unis trouvent un intérêt à ce que leurs économies soient stimulées par la croissance américaine et pourraient donc être enclins à intervenir massivement pour soutenir le dollar. Mais quand bien même ils accepteraient de fournir ce coûteux effort, ils seraient rapidement débordés par les effets de la perte de confiance des opérateurs privés, qui contrôlent la plus grande partie des liquidités et des actifs échangeables (la capitalisation mondiale des marchés financiers est aujourd’hui de l’ordre de 30 000 milliards de dollars).

En tout cas, estime Peterson en s’autorisant d’un large consensus des économistes, la voie du réajustement passe par un accroissement de l’épargne et des exportations pour les Etats-Unis, des importations et de la consommation pour le reste du monde. Cet ajustement peut être brutal ou trop lent, avec des inconvénients différents, mais à chaque fois graves, et il doit se produire dans un contexte politique dorénavant marqué par un risque d’acte terroriste majeur, déstabilisant pour les marchés. Un contexte marqué également par un pouvoir d’influence économique amoindri d’une Amérique qui, en situation de premier prêteur mondial il y a 25 ans, se retrouve aujourd’hui dans une position d’emprunteur net vis-à-vis du reste du monde à hauteur de 3000 milliards de dollars (solde des créances et des dettes).

3. Le vieillissement démographique du monde développé.

Non seulement les Etats-Unis ressentiront prochainement les effets économiques et budgétaires du vieillissement de la population, mais le financement du même phénomène dans le reste du monde développé absorbera, de plus en plus, les ressources de leurs principaux partenaires, érodant l’appui dont ils ont bénéficié dans le passé de leur part. Alors que le taux de fécondité américain se maintient au niveau de remplacement des générations (2,1 enfants par femme), tel n’est pas le cas en Europe et au Japon, où ces taux sont respectivement de 1,52 et 1,4. S’ajoutant à une baisse plus rapide de l’âge réel de départ de la vie active et à des pensions de retraite plus généreuses, en proportion des salaires d’activité, cette donnée est de nature à réduire la marge de manoeuvre des gouvernements, qui ne pourront par ailleurs ni augmenter des prélèvements déjà à des niveaux élevés, ni, compte tenu de la résistance politique, baisser les prestations.

La pression portera sur la réduction des dépenses de défense - entraînant une réticence accrue à toute participation aux entreprises militaires des Etats-Unis dans le monde - et sur l’accroissement des déficits. Par ailleurs, le taux d’épargne des ménages est appelé à fondre avec le changement du rapport entre retraités et actifs, notamment dans un pays comme le Japon, qui comble le quart du déficit courant américain.

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Au total, conclut Peterson, si l’équilibre économique mondial parvient à échapper, à court terme, aux corrections et ajustements, l’effet de ciseau démographique opérera, lentement, mais inexorablement. Et la perspective démographique ne laisse entrevoir d’alternative, dans le monde, au rôle planétaire des Etats-Unis. Mais une puissance mondiale ne peut emprunter massivement et indéfiniment au reste du monde et le leadership ne peut être assumé au rabais. Ni les Républicains ni les Démocrates ne sont prêts à reconnaître l’ampleur du coût d’un tel rôle, à en prendre la mesure et à en tirer les conséquences en termes d’arbitrages budgétaires, tant internes que dans la relation avec le reste du monde.

L’auteur prend les devants en formulant un ensemble de propositions de réforme à même d’assainir la situation en relevant le taux d’épargne nationale et en réduisant les déficits publics : abandon de l’indexation sur les salaires des prestations de Sécurité Sociale - au profit d’une indexation sur le taux d’inflation-, abrogation des baisses d’impôt promulguées par l’administration Bush, instauration de formules d’épargne obligatoire, rationalisation des dépenses médicales, relèvement du paiement à l’acte par le patient...

1. parmi lesquels Paul Volcker, ancien Président de la Réserve Fédérale, Robert Rubin, secrétaire au Trésor du Président Clinton, et Haruhiko Kuroda, conseiller de M. Koizumi et ancine vice-minsitre des finances.

2. avec des taux inférieurs, de l’ordre de 1,2, dans des pays comme l’Italie ou l’Espagne.