Robert Kaplan, Supremacy by Stealth

Note de lecture

Robert Kaplan, « Supremacy by Stealth”, The Atlantic Monthly, July-August 2003

L’auteur : Robert Kaplan, journaliste de The Atlantic Monthly, est l’auteur de plusieurs livres tirés de ses reportages dans les Balkans, le Caucase et au Proche-Orient. Dans Warrior Politics : Why Leadership Demands a Pagan Ethos (publié en 2001, dont la traduction française est parue en 2003), il se fait, références historiques à l’appui, l’avocat d’une approche plus musclée de l’usage de la force par les Etats-Unis. C’est cet esprit qu’il applique à l’exercice de définition d’une doctrine « civilo-militaire » pour les Etats-Unis dans le monde contemporain, qui fait l’objet de l’article de couverture de la livraison d’été d’Atlantic Monthly.

Bien plus que par sa valeur de préconisation, dont la portée réelle reste à vérifier, cet article est intéressant par les pratiques, qu’il décrit, des militaires américains déployés à l’étranger, que l’auteur recense et érige, pour certaines, en modèle.

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Kaplan estime qu’il n’y a plus lieu de constater que les Etats-Unis sont à la tête d’un Empire mondial - cela relève désormais du « cliché » - mais qu’il faut maintenant concevoir la doctrine, les règles et les instruments qui, sur un plan tactique, permettront à la puissance américaine de maîtriser un monde toujours porté au désordre. Le modèle n’est pas, cependant, l’intervention en Irak, basée sur une forte mobilisation et une grande concentration du risque, mais un ensemble de démarches beaucoup moins visibles, illustrées par le déploiement, dans 65 pays, de détachements des forces spéciales1. Le propos du journaliste porte la marque des entretiens qui lui ont été ménagés avec des représentants militaires des Etats-Unis dans différentes régions du monde2, dont il relaie à l’occasion les revendications.

Les véritables défis futurs pour les Etats-Unis seront moins, postule Kaplan, ceux illustrés par l’Irak ou la Corée du nord que celui que pose la situation en Colombie. Troisième bénéficiaire de l’aide américaine, ce pays revêt « une importance cruciale pour les intérêts américains », par ses réserves pétrolières encore inexploitées et par les trafics de stupéfiants dont il le siège, mais surtout parce qu’il préfigure les conflits militaires auxquels les Etats-Unis seront associés dans le futur : les guérillas, de droite comme de gauche, ont abandonné leurs oripeaux idéologiques pour constituer des maillons de l’internationale terroriste. Des liens sont prouvés avec l’IRA et l’ETA et il est probable que si elles ne sont empêchées de le faire, elles noueront des « liens stratégiques » avec Al Qaida.

Bien que la Colombie soit fort éloignée des préoccupations de l’opinion américaine, ce pays illustre la réalité de la configuration impériale au centre de laquelle se trouvent les Etats-Unis. L’imperium américain, sans certes disposer de colonies, est soumis à la même logique que Rome, dont l’expansion à travers l’espace méditerranéen était davantage motivée par la sécurité du coeur de l’Empire que par un appétit de conquêtes. Pour assurer cette fonction, les Etats-Unis disposent d’un appareil militaire professionnel réparti à la surface du globe, entre les cinq théâtres d’opérations du Pentagone. Ce dispositif était mobilisé bien avant le 11 septembre 20013 et a depuis lors « infiltré profondément les agences de renseignement, les armées et les polices du monde ».

Tout empire « libéral », parce qu’il suscite le changement dans son périmètre, porte en germe son propre affaiblissement : la démocratie, propagée par les Etats-Unis, réduit leur influence sur des gouvernements jusque-là « dociles », déplore l’auteur en soulignant « le refus entêté de la Turquie ou du Mexique de soutenir la position américaine sur l’Irak ». Et les alternatives à l’imperium américain - « un monde régi par les Chinois, par une Union Européenne sous domination franco-allemande et liée à la Russie ou encore les Nations Unies » - seraient « infiniment pires que le monde que nous avons aujourd’hui ». Le seul système qui réponde aux exigences de « la plus haute morale » est celui organisé autour de la puissance américaine, qui doit être préservée, voire, avec prudence, renforcée. La finalité n’est d’ailleurs pas la puissance en elle-même, mais la préservation des paramètres libéraux d’un monde ordonné et stable : la liberté, politique et économique, le respect de la propriété, la représentativité des gouvernements. Seule la puissance américaine est à même de garantir le développement d’une société libérale mondiale, d’abord parce que les Etats-Unis ont acquis cette responsabilité en mettant fin à la Guerre Froide, ensuite parce que toutes les puissances et institutions susceptibles de produire de la stabilité, à l’échelle régionale ou mondiale, soit sont trop fragiles soit ne sont pas libérales. Pendant les deux à trois décennies nécessaires pour permettre l’émergence d’un système stable, c’est aux Etats-Unis qu’incombe la tâche de maintenir un ordre raisonnable, tout en restant conscients que leur puissance « impériale » doit rester éphémère. Pour remplir cette tâche, les Etats-Unis devront, sans cesser de promouvoir la démocratie, agir dans la discrétion, à l’abri des regards, selon des modalités bien différentes de celles retenues pour l’Irak.

Soucieux d’aller au-delà des discussions théoriques sur l’« empire américain », Kaplan s’attache à définir en 10 règles une sorte de « mode d’emploi » de la puissance impériale, inspiré à la fois de références historiques (tirées de l’Empire romain, de la Deuxième Guerre Mondiale...) et de ses observations sur le terrain :

1. Produire des officiers chargés des affaires civiles capables de nouer et d’entretenir des relations fortes avec les autorités et les populations locales, de gagner et de conserver leur respect. Rapidement adaptables à des milieux culturels très différents, ces officiers doivent bénéficier d’une large liberté d’action.

2. Rester constamment en mouvement : loin de s’implanter durablement et de s’impliquer profondément dans le sort de tel ou tel pays, comme le faisaient les colonisateurs britannique ou français, les militaires américains doivent préférer nouer des relations personnelles, grâce aux services qu’ils peuvent rendre à leurs homologues locaux. C’est en particulier aux niveaux de l’encadrement moyen, jusqu’au grade de colonel, que ces relations sont ensuite les plus productives, en termes d’accès aux niveaux de décision et d’influence sur les appareils militaires. C’est en partie grâce à un travail de terrain de ce type que des pays comme la Roumanie, la Bulgarie ou la Mongolie ont, estime Kaplan, soutenu les Etats-Unis dans leur politique vis-à-vis de l’Irak.

3. Prendre exemple sur la Rome du second siècle, celle de l’apogée de l’Empire, lorsque Rome était devenue une société internationale. Les Etats-Unis doivent eux aussi mettre à profit la présence en leur sein de nombreux citoyens originaires de pays étrangers, connaissant leurs langues et leurs cultures et leur proposer de servir, comme spécialistes dans les forces spéciales et d’opérer sur le terrain. Et cela même s’ils ne sont pas d’accord avec la politique poursuivie par l’administration : bien au contraire, ajoute l’auteur, cela les crédibilisera auprès de leurs interlocuteurs, sans porter préjudice à l’exécution de la mission.

4. Utiliser les liens militaires pour promouvoir la démocratie: dans les pays où l’enracinement de la démocratie est encore fragile, les appareils de sécurité - militaires, renseignement... - tiennent souvent lieu de pôle de stabilité, et sont même parfois plus « libéraux » que les autorités civiles. Les Etats-Unis doivent peser de l’influence dont ils jouissent à travers leurs représentants militaires sur place pour favoriser les transitions démocratiques. Du reste les distinctions s’estompent entre les actions strictement militaires et les actions civiles, diplomatiques ou politiques, et ce qui est aujourd’hui la garantie du succès est une véritable « stratégie inter-agences ».

5. Rester léger et éviter de s’engager en nombre, pour ne pas risquer l’imperial overstretch. Le modèle est en l’occurrence l’action entreprise, avec des moyens somme toute modestes, en Amérique Latine, pendant les années de lutte contre le communisme. Malgré des résultats controversés, estime Kaplan, les Etats « conseillés » par les Etats-Unis ont finalement pris le chemin des transitions démocratiques et de l’économie de marché. Une des règles respectées fut précisément celle de l’économie de moyens, et leur concentration sur des « cibles » soigneusement choisies (coopération avec les unités d’élite d’une armée, création de polices des frontières maritimes sur le modèle des Coast Guards américains dans certains pays comme la Colombie ou le Yémen...).

6. Restaurer les « anciennes règles », celles qui étaient en vigueur jusqu’à la guerre du Vietnam, et qui permettaient à des équipes de quiet professionals de déstabiliser sans tapage tel ou tel régime, en fonction des besoins des Etats-Unis. La nature même des menaces, ainsi que les progrès de la technologie rendent plus impraticables et obsolètes les procédures publiques et lourdes du Conseil de Sécurité : les Etats-Unis devront régler la plupart des problèmes très en amont des Nations Unies, grâce à l’action clandestine de leurs forces spéciales et de leurs services de renseignement. Ce type d’action est du reste déjà pratiqué, notamment par les sociétés privées formées de militaires à la retraite comme MPRI, qui avait conseillé avec succès le gouvernement croate. Sans doute ces préceptes peuvent-ils paraître choquants, mais les « anciennes règles », à base de diversion et de basses oeuvres sont, d’un point de vue moral, préférables au déclenchement d’une guerre.

7. Se rappeler les Philippines : il s’agit d’une référence à la lutte livrée par les Etats-Unis à la guérilla philippine dans les années suivant la victoire sur l’Espagne, en 1898, et dont le succès avait été terni par les exactions auxquelles cette guerre avait donné lieu. Celle-ci avait été l’occasion de développer des tactiques faisant appel à la mobilité des unités, à leur autonomie, à l’infiltration des populations locales, à la diversité des approches, etc. Toutes méthodes bien adaptées à la situation anarchique du monde contemporain.

8. Privilégier la mission : en d’autres termes, souligne Kaplan, il ne faut pas laisser des considérations diplomatiques ou politiques interférer avec l’exécution d’une mission. Ces interférences n’affligent pas seulement les missions des Nations Unies, mais aussi celles des Etats-Unis, avec les « plafonds » imposés par le Congrès sur les déploiements de forces dans tel ou tel pays, ou leurs règles d’engagement. Ces contraintes devraient être partout levées, comme elles l’avaient été pendant les opérations en Afghanistan.

9. Combattre sur tous les fronts. Les conflits du XIXème siècle ne se dérouleront pas sur le front des seules opérations militaires, mais pourront revêtir d’autres formes : financière, commerciale, juridique, voire environnementale. Mais ce qui préoccupe en premier lieu l’auteur est la guerre psychologique, sur le front des médias et des opinions publiques. C’est devant des médias cosmopolites, peu enclins à des réflexes patriotiques américains, que les Etats-Unis défendent aujourd’hui leur politique, par ailleurs contestée à travers le monde par des manifestants ignorants du prix de la liberté dont ils font usage. C’est pourquoi il est essentiel de traiter les problèmes en amont, dans la discrétion et à l’abri des caméras - et d’en donner les moyens à ceux qui opèrent sur le terrain. Et lorsqu’un conflit aboutit sur la place publique, sujet à toutes les surenchères, rumeurs et hystéries, les Etats-Unis doivent « vendre leur politique étrangère mieux qu’ils ne le font », en recrutant les « meilleurs communicants pour cet effort de marketing », des Américains originaires des pays concernés, et aussi en rétablissant le rôle de l’US Information Agency, que « l’administration Clinton avait dû éviscérer » sous la pression du sénateur Helms.

10. Parler « victorien », penser « païen ». Par cette formule, Kaplan souligne la contradiction entre l’idéalisme « naturel » des Américains et la tournure païenne que l’exigence de sécurité impose à leur politique étrangère. Cette contradiction doit être assumée au nom de la cause poursuivie par les Etats-Unis, qui est de « définir les termes du système international futur (...) lequel, à l’horizon de quelques décennies, reposera sur de nouvelles institutions internationales et des puissances régionales stables, créant une sorte de société civile mondiale ». La suprématie actuelle des Etats-Unis doit tendre vers ce but, conclut l’auteur, et ne pas constituer une fin en soi./.

1. relevant de l’Army Special Operations Command.

2. les références mentionnées sont situées en Amérique Latine, en Asie et en Afrique.

3. les forces spéciales américaines menaient alors, selon Kaplan, des milliers d’opérations chaque année dans près de 170 pays, avec un effectif moyen de 9 militaires par mission.