L’offensive de Pékin contre les libertés académiques appelle des mesures défensives

Le Monde, 10 juin 2021

« L’offensive de Pékin contre les libertés académiques appelle des mesures défensives »

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Pierre Buhler

Ancien ambassadeur

Les exemples se multiplient de pressions du régime chinois exercées contre des universitaires travaillant sur la Chine ou des publications spécialisées. Cette offensive contre les libertés académiques ne doit pas rester sans réponse, estime, dans une tribune au « Monde », le chercheur et ancien diplomate Pierre Buhler.

Tribune. Deux chercheurs et le principal centre de recherche allemand sur la Chine – le Mercator Institute for China Studies (Merics) – sanctionnés par Pékin, un chercheur français insulté sur le compte Twitter de l’ambassade de Chine à Paris, l’ambassadeur convoqué au Quai d’Orsay… Ces agissements emblématiques de la conception chinoise des libertés académiques ont mis en lumière, ce printemps, une politique inquiétante de Pékin, qui constitue une menace grave pour l’enseignement supérieur et la recherche dans les pays démocratiques. Et celle-ci porte l’empreinte du secrétaire général du Parti communiste chinois (PCC), Xi Jinping.

Le peu de cas fait, par ce parti, des libertés académiques a été illustré, fin 2019, par une action de protestation des étudiants de la prestigieuse université Fudan de Shanghaï contre l’abolition, dans la charte de l’établissement, des références à l’« indépendance académique et [à] la liberté de penser », remplacées par la « pensée de Xi Jinping sur le socialisme à la chinoise dans la nouvelle ère » et un postulat d’adhésion au rôle dirigeant du PCC. D’autres universités ont subi le même sort, mais même s’il ne s’agit guère, au regard de l’expérience maoïste, d’une orientation nouvelle, l’existence de cette chape de plomb doit interpeller tous les établissements d’enseignement supérieur, de France et d’ailleurs, qui ont noué des partenariats en Chine ou y ont ouvert des campus.

Instruments de pression

Plus préoccupante encore est l’offensive engagée par Pékin contre des libertés académiques lorsqu’elles contrarient ses desseins ou lorsqu’il s’agit de promouvoir le « récit » chinois élaboré par le département de propagande du PCC. Un véhicule de cette offensive est le réseau des Instituts Confucius, présentés comme des centres culturels, instruments d’un « soft power » bénin. Ils sont quelque cinq cents à opérer dans le monde, le plus souvent intégrés dans des universités. Mais loin de se contenter de « faire connaître la langue et la culture chinoises », ils se sont livrés à des manœuvres d’entrisme, cherchant à s’insinuer dans les programmes d’enseignement et de recherche de l’université hôte. L’Institut Confucius ouvert au sein de l’université de Lyon a ainsi été fermé en 2013 et les universités libres de Bruxelles (ULB et VUB) ont fait de même en 2019. Les universités américaines ont pris les devants, puisque pas moins de quatre-vingt-quatre instituts ont déjà connu ce sort.

Un autre instrument de pression est la masse de manœuvre que forment les quelque 700 000 étudiants chinois dispersés dans les universités, principalement anglo-saxonnes. Ils représentent un apport de ressources important pour celles-ci, largement financé par les droits de scolarité. Enrôlés dans des associations que supervisent ambassades et consulats chinois, ces étudiants sont mobilisés, contre leur gré parfois, pour défendre l’image de la Chine ou prévenir la tenue, sur les campus, d’événements sur des sujets jugés sensibles (Tibet, Ouïgours, Taïwan…), avec, pour les réfractaires, des pressions sur les familles restées au pays. Nombre de ces universités ont donc dû prendre des mesures de protection, telles que l’anonymisation des travaux des étudiants, pour les préserver des représailles, au titre des lois à portée extraterritoriale qui sanctionnent pénalement l’expression publique à l’étranger.

Censure et poursuites en diffamation

La variété des stratagèmes en usage ne laisse pas d’étonner. Le Musée d’histoire de Nantes a dû, en 2020, renoncer à un projet d’exposition sur Gengis Khan, refusant la censure de la partie chinoise, qui prétendait réécrire le catalogue pour en gommer toute référence à l’Empire mongol, jusqu’au nom même du conquérant de l’Empire chinois. Les Presses universitaires de Cambridge avaient, sous la pression de Pékin, accepté, en 2017, de censurer 315 articles de la version chinoise du China Quarterly, avant de devoir reculer devant le scandale déclenché.

L’université de Cambridge elle-même a suscité la polémique en endossant un rapport sur la réforme de la gouvernance mondiale des communications, presque intégralement financé par Huawei, et qui présentait l’entreprise sous un jour excessivement favorable. La société de service de visioconférence Zoom s’est aussi trouvée sous le feu des critiques, après qu’elle a dû reconnaître, en juin 2020, avoir supprimé des conférences à la demande des autorités chinoises, qui les jugeaient illégales. Paradoxalement, ces agissements bénéficient, dans les démocraties, d’un régime d’ouverture et de liberté encadré par la règle de droit – sans équivalent, naturellement, en Chine – permettant, par exemple, à cette même entreprise, Huawei, de poursuivre pour diffamation la chercheuse française Valérie Niquet.

« Bataille des récits »

Si la Chine n’est pas le seul régime autoritaire à menacer les libertés académiques, sa posture s’inscrit dans le cadre plus large d’une compétition des modèles, ainsi que d’une « bataille des récits », où sont mobilisés d’autres instruments – la communication publique, les réseaux sociaux, mais aussi la propagande et la désinformation. Ces pratiques sont lourdes de conséquences pour les démocraties libérales, dans un contexte où l’interdépendance économique, universitaire, scientifique, avec la Chine, les place, du fait précisément de cette asymétrie, dans une situation de vulnérabilité.

Il ne faut certainement pas s’attendre à ce que Pékin se conforme aux recommandations de l’Unesco sur les libertés académiques. C’est donc à des mesures défensives qu’il faut recourir pour préserver l’intégrité de ces libertés – dans l’enseignement comme dans la recherche. Les Etats-Unis ont commencé à les prendre. L’Union européenne – dont un Etat membre, la Hongrie, vient de mettre 1,5 milliard d’euros sur la table pour offrir à l’université Fudan un campus à Budapest – doit encore inventer sa stratégie face à cette offensive de son « rival systémique ». La présidence française de l’Union européenne ouvre une fenêtre d’opportunité exceptionnelle pour, sur ce terrain-là aussi, sortir du « temps de la naïveté européenne » qu’Emmanuel Macron déclarait, le 22 mars 2019, à Bruxelles, « révolu ».

Pierre Buhler, ancien ambassadeur, chargé d’enseignement à l’Ecole de relations internationales de Sciences Po, auteur de « La Puissance au XXIe siècle. Les nouvelles définitions du monde » (CNRS Editions, 3e éd., 2019).

Pierre Buhler(Ancien ambassadeur)