Histoire de la Pologne communiste - Chapitre VIII - le post-communisme

CHAPITRE VIII

EPILOGUE

LE POST-COMMUNISME (1989-1995)

Indifférent aux convulsions terminales de son adversaire politique, nullement entravé dans son action par le Président Jaruzelski - qui, au contraire, bride les velléités séditieuses de l’appareil de pouvoir - le gouvernement Mazowiecki poursuit imperturbablement sa tâche de démantèlement du système communiste. La prudence reste cependant la règle : le souci de ménager l'armée et l'appareil de sécurité, en cette période instable, interdit la précipitation. Ce choix indispose les partisans les plus impatients de « Solidarité ». La lenteur calculée dans les changements de personnes laisse en effet aux responsables de la police politique le temps de détruire des archives compromettantes. Facilitées par le climat nouveau de liberté et d’indétermination juridique, les manœuvres des apparatchiks pour convertir leur position de pouvoir en avantages économiques (acquisition d’actifs sous-évalués dans le cadre de la privatisation, spéculation, corruption) provoquent amertume et ressentiment dans une population en partie paupérisée et qui comprend mal que le gouvernement n’ait pas pour priorité première de s’ériger en justicier - et qu’il n’en a du reste pas les moyens.

La priorité continue d’aller au maintien de la discipline économique, avec l’introduction, le 1er janvier 1990, de l’indexation des taux d’intérêt, d’un régime de pénalisation des hausses excessives de salaires dans les entreprises publiques, d’une dévaluation du zloty et d’une réduction des subventions au carburant et au charbon. Les résultats sont spectaculaires : le taux d’inflation mensuelle, de 76 % encore en janvier, tombe à 6 % en mars, tandis qu’un vrai marché se crée, avec l’apparition d’étals dans les rues, avec la multiplication de magasins privés, aux vitrines avenantes, et de boutiques de luxe. Le prix à payer en est une baisse de la production industrielle - provoquée par le démantèlement des capacités obsolètes ou inutiles - et une montée irrésistible du chômage, qui touchera un million de personnes à la fin de l’année 1990.

Les tensions et frustrations, les espoirs déçus et peurs du lendemain qu’engendre dans la société le rythme - trop rapide pour les uns, trop lent pour les autres - du changement forment, avec les rivalités de personnes, le terreau de la discorde dans le camp de « Solidarité ». Mais, plus profondément, c’est la cohésion même de ce camp qui se délite au fur et à mesure que l’objectif stratégique qui en avait constitué le ciment, le renversement du communisme, s’avère atteint et qu’un retour en arrière apparaît de plus en plus improbable. La polarisation se confirme entre ceux des sympathisants de « Solidarité » qui se reconnaissent dans le gouvernement et ceux qui se sentent exclus de la nouvelle donne. La ligne de clivage est depuis le début le rythme des réformes la complaisance supposée du gouvernement envers les structures anciennes. Critique des accords de la Table Ronde, dont elle estime qu’ils font la part trop belle aux communistes, l’aile la plus radicale de « Solidarité » obtient que le poste du général Jaruzelski soit remis en jeu par une élection présidentielle anticipée. Cette perspective aggrave la fracture dans le camp de

« Solidarité ». Walesa, excédé par ce qu’il ressent comme une mise à l’écart, met à profit la tribune du IIème Congrès de « Solidarité » - qui vient de le réélire à sa tête - pour annoncer, fin avril 1990, sa candidature à l’élection présidentielle. Il confirme son intention en créant le 2 mai un nouveau parti, Porozumienie Centrum (l’entente Centrum). En réaction, les partisans de Mazowiecki fondent à leur tour, le 10 juin, à Cracovie, une formation chargée de préparer l’élection présidentielle. Elle prendra, après une dernière tentative de conciliation, le 24 juin, suivie d’un long entretien infructueux entre Walesa et Mazowiecki, le nom de « Mouvement Civique-Action Démocratique » (ROAD)[1]. La rupture est consommée et la campagne présidentielle est lancée. L’opinion publique manifeste son indifférence à ces querelles intestines et, de façon plus générale, à la politique en ne participant qu’à hauteur de 42 % aux élections locales du 27 mai 1990.

La recomposition qui a affecté « Solidarité » et les communistes touche l’ensemble du spectre politique. Les formations issues de « Solidarité Rurale » tentent laborieusement de reconstituer l’ancien parti agrarien en faisant alliance avec le ZSL débarrassé de Malinowski et de son entourage, compromis par leur collaboration passée avec les communistes, et recréent le 5 mai 1990 le « Parti Paysan Polonais » (PSL)[2]. Plus à droite sur l’échiquier, le courant nationaliste-catholique s’organise en fondant l’« Union Nationale-Catholique » (ZChN)[3], dirigée par Wieslaw Chrzanowski et hostile à la ligne de modernisation du pays incarnée par Mazowiecki ainsi que, plus largement, à l’aile libérale de « Solidarité ». La montée en force du courant catholique coïncide avec une présence de plus en plus ouverte du clergé dans l’arène politique. Portée par un sentiment de victoire, certaine d’être plébiscitée par l’opinion publique, qui à 90% approuve son action, l’Eglise entend bien recueillir les dividendes de sa contribution au renversement du communisme et estime avoir conquis le droit d’inscrire les « valeurs chrétiennes » dans l’ordre politique et juridique du pays. Les prises de position de la hiérarchie épiscopale empiètent de plus en plus sur le terrain politique, tandis que des tractations de coulisse aboutissent à la réintroduction subreptice, en septembre 1990, de l’éducation religieuse dans les établissements scolaires et à l’introduction d’un projet de loi d’interdiction totale de l’avortement. Enfin, un courant ouvriériste et radical, numériquement faible, mais déterminé, se consolide autour des formations dissidentes de « Solidarité », telles que « Solidarité combattante ».

La campagne présidentielle, pendant l’automne 1990, entretient un climat tendu, où la démagogie le dispute aux attaques personnelles, consacrant la rupture entre les deux factions rivales de « Solidarité ». A l’issue du premier tour, le 25 novembre, Walesa, porté par sa légitimité historique, est en tête, mais avec 40 % seulement des voix, loin de la majorité absolue. Plus grave, il se retrouve face à Stanislaw Tyminski, un Polonais émigré qui a fait fortune dans les affaires au Canada, à qui des mots d’ordre populistes et démagogiques ont, malgré l’incohérence de son projet politique, permis de capter, avec 23 % des voix, le vote protestataire d’un électorat désabusé et déboussolé. Populaire, mais dépourvu de charisme, Mazowiecki, qui ne recueille que 18 % des suffrages, subit une défaite cuisante et doit, dans l’amertume, appeler ses électeurs à reporter, au deuxième tour, leurs voix sur Walesa, qui obtient, le 9 décembre, 74 % des suffrages. Le 22 décembre 1990, au Château de Varsovie, le président élu prête serment et c’est Ryszard Kaczorowski, le Président de la République Polonaise maintenue en exil à Londres, qui, dans une cérémonie émouvante, lui remet les insignes du pouvoir de l’Etat polonais d’avant- guerre, marquant symboliquement, de la sorte, la continuité avec celui-ci et la rupture avec les organes du pouvoir communiste. Par cet acte, le gouvernement en exil, dont les partisans avaient souhaité le maintien pendant les décennies d’après-guerre pour incarner l’objectif d’indépendance nationale, met fin, maintenant que ce but est atteint, à son existence.

Walesa confie la tâche de constituer le gouvernement à Jan Krzysztof Bielecki, jeune dirigeant du « Congrès Libéral-Démocrate » (KLD)[4], un parti issu des rangs de l’aile libérale de « Solidarité ». Il est investi le 12 janvier 1991 par le Sejm. Bien qu’ouvert à de nouvelles forces politiques telles que l’Union Nationale-Catholique - son dirigeant, Chrzanowski, se voit confier le portefeuille de la justice - le gouvernement Bielecki poursuit la politique de l’équipe précédente, dont le réformateur emblématique, Balcerowicz, est reconduit dans ses fonctions de vice-premier ministre. Les ministres des affaires étrangères et de la défense, Skubiszewski et l’amiral Kolodziejczyk, sont également reconduits dans leurs fonctions.

Mais l’«état de grâce» dont avait bénéficié le gouvernement Mazowiecki pendant ses douze premiers mois est révolu. La récession provoquée par les ajustements structurels, par la rupture des liens commerciaux avec les pays du COMECON, par la guerre contre l’Irak, la montée inexorable du chômage réduisent la marge de manœuvre de la nouvelle équipe. Nourris par le dénuement dans lequel a été précipitée une partie de la population, les scandales qui sont le lot de cette période de transition, le mécontentement et la désillusion croissent. La quatrième visite pontificale en Pologne, fin mai-début juin 1991, loin de galvaniser les esprits comme les précédentes, ne remédie pas à la morosité. Jean-Paul II découvre au contraire la lassitude de ses compatriotes, qui englobent l’Eglise dans le rejet des institutions et des autorités, qui n’apprécient pas de se voir morigéner sur leur morale alors qu’ils aspirent à goûter enfin à la liberté et au confort des biens occidentaux. Sermonnant ses auditoires tout au long des douze étapes de son voyage pastoral, tonnant contre la permissivité, l’utilitarisme, la « civilisation du désir et du plaisir », le Pape reçoit des Polonais un accueil tiède qui laisse de part et d’autre une meurtrissure.

Le gouvernement est également en butte à l’offensive d’une opposition de droite de plus en plus agressive qu’obnubile la thèse, déclinée en différentes variantes - qui font florès, également, dans les autres pays ex-communistes - d’un complot des communistes pour se maintenir au pouvoir sous un couvert démocratique, et qui appelle bruyamment à la « décommunisation ». Le parti de Walesa, Porozumienie Centrum, impatient de convertir en sièges parlementaires la victoire présidentielle, réclame des élections législatives anticipées. Le Sejm s’y refuse et maintient à l’automne 1991 la date de la consultation, adoptant, par peur des conséquences d’un scrutin majoritaire, un régime électoral qui comporte une forte dose de scrutin proportionnel. Il refuse également d’accéder à la demande du Président Walesa de doter le gouvernement de pouvoirs exceptionnels pour mener la réforme économique par décrets-lois. Enfin, les communistes, regroupés sous l’étiquette « social-démocrate », encouragés par l’amertume qu’engendrent les réformes dans une partie de la population, relèvent la tête et renouent les liens avec Moscou.

Le 27 octobre 1991, à l’issue d’une campagne marquée par la confusion d’un affrontement entre une centaine de partis, inconnus pour la plupart, une campagne marquée également par une forte immixtion de l’Eglise, 43 % seulement des électeurs se rendent aux urnes pour élire un nouveau parlement. Le mode de scrutin produit une dispersion des sièges entre 29 formations politiques, dont la première, l’Union Démocratique (UD)[5] de Mazowiecki, ne recueille que 12,3% des suffrages. Elle devance de peu la coalition formée par les ex- communistes sous le nom d’«Alliance de la Gauche Démocratique » (SLD)[6], qui draine 12 % des voix. Le parti du Président, Porozumienie Centrum, partage le sort du KLD de Bielecki, de la ZChN de Chrzanowski, de la KPN de Moczulski et du parti agrarien (PSL), dont les résultats se situent entre 7,5 et 9%. Même si elles reflètent l’instabilité toujours grande du système politique, ces premières élections législatives du post-communisme marquent la fin de la période de transition formelle vers la démocratie. Toutes les institutions représentatives sont désormais en place.

Ce chapitre nouveau s’ouvre à un moment où, à Moscou, le régime communiste est à son tour en proie aux convulsions de l’agonie. Le Centre autrefois terrifiant et redouté n’est plus que l’ombre de lui-même. Affaiblie par la chute des « partis-frères » dans les pays du camp socialiste, paralysée par la perte de ses leviers d’action dans ces pays, dépourvue de projet politique, l’Union Soviétique n’a eu d’autre choix que d’accepter la prudente démarche du gouvernement Mazowiecki, qui a entrepris de dégager progressivement la Pologne de l’étreinte de Moscou. C’est ainsi que Varsovie a obtenu dès le printemps 1990 l’ouverture de négociations sur le retrait des troupes soviétiques stationnées en Pologne. Se rangeant habilement dans le sillage du processus de réunification de l’Allemagne, la Pologne a négocié avec celle-ci un traité, signé le 14 novembre 1990, confirmant la reconnaissance de la frontière sur l’Oder et la Neisse. Enfin, la diplomatie polonaise s’est rapprochée peu à peu de l’Europe occidentale et de ses structures politiques et économiques : le Conseil de l’Europe, où la Pologne sera admise le 26 novembre 1991, et la Communauté Economique Européenne, avec laquelle la Pologne signe un traité d’association le 22 novembre 1991, 20 mois seulement après que Mazowiecki en a formulé la demande. La Pologne s’est également rapprochée d’Israël, avec qui les relations diplomatiques ont été rétablies en 1990, ainsi qu’avec les deux autres pays ex-communistes les plus proches, la Hongrie et la Tchécoslovaquie, consacrant cette relation nouvelle par une réunion au sommet des chefs d’Etats et de gouvernements, à Visegrad le 15 février 1991. Peu après, à Budapest fin février, le Pacte de Varsovie, privé de sa finalité première d’instrument d’action de la doctrine de la « souveraineté limitée », prononce sa dissolution ainsi que la cessation des accords militaires conclus sous son égide.

Mais après la dislocation de l’empire extérieur, de nombreux craquements de l’ordre intérieur ont annoncé des événements plus dramatiques : assaut, en janvier 1991, de bâtiments publics à Vilnius et Riga, occupés par les partisans de l’indépendance, boycott, par plusieurs républiques soviétiques du référendum sur l’Union en mars, élection de Boris Eltsine à la présidence de la Fédération de Russie en juin. La tentative de coup d’Etat contre Gorbatchev, du 19 au 21 août 1991, déclenche le processus formel de désintégration de l’Union Soviétique, qui commence aussitôt après par les proclamations d’indépendance de nombreuses républiques et se parachève le 25 décembre par la dissolution formelle de l’Etat fondé par Lénine en 1922.

En Pologne, au lendemain des élections, l’émiettement du parlement rend très difficile la constitution d’une majorité gouvernementale et il faut deux mois pour la trouver à Jan Olszewski, ancien avocat de « Solidarité » et conseiller de Walesa, un représentant de l’aile droite de Porozumienie Centrum. Le gouvernement est finalement investi, mais l’entreprise sombre rapidement dans une brouille entre le Président et le parti dont il avait pourtant suscité la création. Les récriminations se multiplient autour des thèmes de la « décommunisation » - qui est l’obsession du nouveau gouvernement, très marqué à droite - du partage entre le chef de l’Etat et le gouvernement de l’autorité sur les forces armées, de l’autoritarisme prêté à Walesa, offrant à l’intérieur comme à l’étranger une image peu flatteuse de la jeune démocratie polonaise. Désavoué par le Président, le gouvernement est renversé, le 4 juin 1992, par un vote de défiance du Sejm. Le chef du parti agrarien (PSL), Waldemar Pawlak, est chargé de constituer un nouveau cabinet, mais rajoute à la confusion en désignant des ministres de la défense et de l’intérieur sans disposer d’une majorité parlementaire, et s’exposant aux accusations de tentative de coup d’Etat. Confrontés à cette situation de crise, aggravée par une marche sur Varsovie de paysans radicaux, huit partis, issus pour la plupart de la mouvance de « Solidarité » et qui reflètent aussi bien, paradoxalement, la sensibilité libérale-démocrate que la tendance nationale-catholique, se ressaisissent pour convenir de confier la direction du gouvernement à une militante du mouvement, Hanna Suchocka, pondérée et énergique. Investie le 11 juillet, elle parvient à grand- peine à désamorcer la vague de mécontentement social qui agite notamment les bassins miniers, une vague encouragée par une coalition inattendue des radicaux de « Solidarité » avec les syndicalistes communistes de l’OPZZ et le parti « social-démocrate »(ex-communiste), qui se présentent volontiers comme les défenseurs des couches les plus défavorisées de la population. Malgré les attaques contre les privatisations, le nouveau cabinet poursuit les réformes économiques engagées par les gouvernements Mazowiecki et Bielecki. Les réformes politiques sont également poursuivies : le 1er août, le Sejm adopte une constitution provisoire, appelée « petite constitution » - elle sera promulguée le 17 novembre - qui définit l’équilibre des pouvoirs entre les institutions, accordant au Président le droit de dissoudre la Diète, de nommer le premier ministre et le gouvernement, mais élargissant l’obligation de contreseing pour les actes présidentiels.

Mais le gouvernement Suchocka est entraîné sur le terrain peu favorable de la morale avec d’une part la polémique déclenchée par l’Eglise autour d’une codification des « valeurs chrétiennes » dans une loi sur l’audiovisuel, d’autre part la volonté largement partagée, dans l’opinion, d’assouplir une législation qui prohibe strictement l’avortement. Par ailleurs, les attaques des formations radicales issues du camp de « Solidarité » prennent au printemps 1993 une tournure de plus en plus agressive : la KPN et Porozumienie Centrum s’en prennent surtout au Président, accusé de couvrir des « agents » dans son entourage, et bénéficient du ralliement de députés de la coalition gouvernementale, entraînés par la pression syndicale à formuler des revendications que le gouvernement ne peut satisfaire. Le 28 mai 1993, le Sejm vote à une voix de majorité une motion de défiance, introduite par un élu de « Solidarité », contre le gouvernement, qui tombe, victime d’une alliance contre nature entre la droite radicale et les héritiers du communisme. Le Président Walesa en tire les conséquences et prononce dès le lendemain 29 mai la dissolution du Sejm.

La campagne pour les élections législatives est ouverte. Walesa suscite la création d’une nouvelle formation politique, le « Bloc des Sans-parti pour le Soutien aux Réformes » (BBWR)[7], qui se veut, selon un schéma emprunté à Pilsudski, un rassemblement au-dessus des clivages partisans, mais qui est surtout une machine de guerre contre les ex-communistes et leurs alliés agrariens. Portés par le mécontentement d’une partie de la population, ceux-ci ont en effet le vent en poupe. Persuadés qu’ils dépasseront sans peine le seuil de 5 % désormais fixé par la loi électorale, tous les partis de la coalition gouvernementale passée de même que ceux qui, issus de « Solidarité », sont restés dans l’opposition, se présentent séparément au suffrage. Le 19 septembre, ils sont laminés dans une élection que remportent les héritiers du régime ancien : alors que le SLD recueille 20 % des voix et le PSL 15 %, l’Union Démocratique (UD) de Mazowiecki plafonne à 10,5 %, l’Union du Travail (UP)[8] dépasse de peu les 7 %, tandis que la KPN et le BBWR parviennent à grand-peine à se hisser au-dessus de la barre fatidique des 5%, dans une élection au taux d’abstention élevé, marquée par la désillusion des sympathisants traditionnels de « Solidarité » et la lassitude des électeurs devant les jeux politiciens stériles. Moyennant quoi le SLD et le PSL, pourtant minoritaires en voix, obtiennent respectivement 171 et 132 sièges, contre 74 à l’UD et 41 à l’UP. Premier parti au Sejm, le SLD voit retomber sur lui l’initiative de la formation du gouvernement et entreprend aussitôt des tractations avec les partis de l’ancienne majorité, pour éviter de créer l’impression d’une résurrection de la vieille alliance entre le PZPR et le ZSL. Mais toutes les formations pressenties déclinent et il ne reste plus que le PSL comme partenaire de coalition. Au terme de quelques tractations en coulisses, la présidence du Sejm est attribuée à Jozef Oleksy, un des dirigeants du SLD, tandis que la direction du gouvernement revient au chef du parti agrarien, Pawlak. Investi le 26 octobre 1993, le gouvernement est formé de personnalités des deux partis, mais Walesa obtient de nommer les ministres du « domaine réservé présidentiel », ceux de l’intérieur, de la défense et des affaires étrangères.

La nouvelle équipe gouvernementale veille surtout à ne pas laisser s ’accréditer l’idée qu’il s’agit d’un retour au communisme. La ligne suivie constitue un compromis entre les inclinations dépensières et démagogiques du PSL et une plus grande rigueur budgétaire du SLD qui, davantage lié aux milieux d’affaires, où se sont reconvertis nombre d’anciens apparatchiks, a intérêt à la stabilité monétaire et financière. Le gouvernement ne revient donc pas sur les réformes déjà réalisées, ni même sur le principe de leur poursuite, se bornant à en freiner le rythme ou l’application. Mais la pratique quotidienne reste marquée par la complaisance envers les « camarades » et la résurgence de réflexes anciens : abandon des poursuites lancées contre le général Jaruzelski pour avoir ordonné la destruction des protocoles des sessions du Bureau Politique des années 1982 à 1988, acquittement des deux généraux, Ciaston et Platek, accusés de complicité dans le meurtre du père Popieluszko, tentatives de faire voter par le parlement un loi sur le secret d’Etat, attentatoire à la liberté de presse, octroi aux fonctionnaires de l’ancienne police politique des droits et privilèges accordés aux anciens combattants, nomination à des postes importants de l’Etat de cadres à la carrière liée au régime communiste. Le Président, pour sa part, se voit comme le rempart contre un retour rampant des communistes aux affaires, usant de son droit de veto sur les lois votées et de ses prérogatives, notamment en matière de nominations, pour contrer le gouvernement, au point que la tension entre les deux centres de pouvoir atteint un point critique : un armistice est conclu le 20 avril 1994. Mais la « cohabitation » n’en devient pas harmonieuse pour autant. L’attelage exécutif s’enfonce dans la confusion, les attaques personnelles, le reniement par Walesa d’anciens proches, les accusations de tentations dictatoriales à son encontre, les révocations arbitraires, le tout sur fond de scandales et de mécontentement social. Aucune direction claire ne se dessine.

La situation s’aggrave lorsque, fin 1994, l’armistice d’avril est rompu à la faveur d’un contentieux entre le chef du gouvernement et le Président sur la loi de finances, qui se surajoute à la révocation par Pawlak du ministre de la défense nommé par Walesa, Kolodziejczyk, et à une campagne contre le ministre des affaires étrangères, Olechowski, également nommé par le Président. Celui-ci décide de crever l’abcès en menaçant de dissoudre le Sejm - une mesure qu’une majorité écrasante de députés, y compris parmi ses amis politiques, juge inconstitutionnelle. Pour sortir de la crise politique, les dirigeants des deux partis majoritaires et le Président finissent par s’accorder sur le nom d’Oleksy pour succéder à Pawlak. Derrière son allure de chanoine, cet apparatchik de 49 ans, affable, vif, rusé, tranche sur le personnage crispé et immature de Pawlak. Le nouveau gouvernement est investi le 4 mars 1995 par la Diète.

Ce changement d’équipe gouvernementale, qui laisse toujours au Président le choix des trois ministres de son « domaine réservé », prélude à une relation moins conflictuelle entre les deux branches du pouvoir exécutif, mais ne marque aucune innovation ni quant à la politique ni quant aux pratiques suivies. En fait, les uns et les autres se mettent sur les rangs en vue de l’élection présidentielle. Dès le printemps, les principales forces politiques préparent leur candidat et leur stratégie. L’Union de la Liberté (UW)[9], constituée en avril 1994 par la fusion de l’Union Démocratique (UD) et du Congrès Libéral-Démocrate (KLD), et dirigée par Mazowiecki, se donne en avril 1995 Kuron pour candidat. Le 5 mai, le SdRP (ex-communiste), réuni en convention, désigne son candidat : Aleksander Kwasniewski, qui, acteur efficace, dans l’ombre, de la reconstitution du parti, a choisi de rester à l’écart des responsabilités gouvernementales pour préparer sa stratégie présidentielle. Quant à Walesa, il tarde à se porter candidat à sa succession, conscient qu’il est de sa faible popularité, et table sur sa capacité à l’emporter dans la dernière ligne droite, en faisant monter les enchères face au candidat communiste. En septembre, deux mois avant le scrutin, les sondages n’accordent au président sortant que 7 % des suffrages, contre 20 % à Kwasniewski, qui mène une campagne à l’américaine, faisant l’économie des débats de fond, gomme son passé communiste et, à 41 ans, cultive une image de jeunesse et de modernité, lisse et ambiguë.

Le 5 novembre, avec 35 % des voix, Kwasniewski devance son adversaire de 2 points. Le 19 novembre, le second tour confirme l’écart du premier. Kwasniewski est élu président par près de 52 % des votants. Le 21 décembre, deux jours avant de céder la place à son successeur, Walesa lance une dernière bombe en faisant accuser par le ministre de l‘intérieur, preuves à l’appui, Oleksy d’intelligence avec une puissance étrangère, l’URSS, en l’occurrence, puis la Russie. Tout en niant les accusations portées contre lui, Oleksy sera contraint à la démission un mois plus tard. Le 23 décembre Kwasniewski prête serment devant le Sejm. Les deux chambres du parlement et la totalité du pouvoir exécutif sont détenus par les partis issus de la dictature communiste.

Comme la plupart des autres pays communistes qui se sont affranchis de la dictature communiste, à l’exception de la République Tchèque, la Pologne, par une pirouette de l’Histoire qui n’est paradoxale qu’en apparence, a remis au pouvoir les héritiers du régime qui l’a asservie. Aux yeux des Polonais attachés aux valeurs de « Solidarité », ce vote offre aux communistes une réhabilitation morale imméritée. Mais le suffrage universel a tranché : la situation procède cette fois-ci non pas de la coercition et de la fraude, mais d’un affrontement démocratique et honnête.

Le premier chapitre du post-communisme se referme sur un bilan remarquable et irréversible, un bilan fondateur pour l’avenir de la nation polonaise. Profitant pleinement d’une conjoncture qu’elle n’a pas peu contribué à susciter, l’opposition parvenue au pouvoir en août 1989 a négocié avec doigté la restitution à la nation d’une souveraineté confisquée un demi-siècle plus tôt par la puissance impériale soviétique. Elle a su rendre au peuple le droit de choisir et de répudier non seulement ceux qui exercent en son nom le pouvoir, mais aussi le système politique et économique sous lequel il souhaite vivre. Après avoir neutralisé, en dévoilant par le suffrage universel l’étendue de son imposture, un pouvoir communiste discrédité, « Solidarité » est parvenu, en l’espace de quelques années, à instituer un Etat de droit démocratique, à établir les procédures et règles de l’exercice du pouvoir, à instaurer les garanties de l’exercice des libertés publiques, tous acquis acceptés par la suite par presque toutes les forces politiques comme le cadre institutionnel légitime de la lutte pour le pouvoir. Un accord signé le 22 mai 1992 entre les présidents Eltsine et Walesa a permis de garantir l’irréversibilité de ces changements par le départ de toutes les troupes russes stationnées en Pologne, effectif le 17 septembre 1993.

Obéissant désormais à la seule « raison d’Etat » polonaise, le gouvernement de « Solidarité » a su consolider ses frontières, avec l’Allemagne tout d’abord, par le traité du 14 novembre 1990, puis avec tous les voisins de la Pologne. Il a lancé et poursuivi avec succès, fort de la sympathie internationale, une politique d’intégration progressive dans les structures politiques et économiques occidentales. Après l’admission au Conseil de l’Europe, le traité d’association à la CEE, entré en vigueur en 1994, n’était que le prélude à l’adhésion à l’Union Européenne, pour laquelle un acte formel de candidature a été déposé en avril 1994. La négociation d’adhésion devrait s’ouvrir, si le calendrier est respecté, en 1998. C’est le Président Walesa qui, au lendemain d’un voyage en Russie, en août 1993, où le Président Eltsine lui avait déclaré n’avoir rien à redire à une éventuelle adhésion de la Pologne à l’OTAN, a lancé le pavé dans la mare. L’idée a fait son chemin dans une administration américaine encore très pusillanime pour devenir, quelques mois plus tard le « partenariat pour la paix », une formule vague, mais qui loin d’avoir été un point d’aboutissement, a constitué le prélude à un enchaînement inexorable vers l’élargissement de l’OTAN. La Pologne, la République Tchèque et la Hongrie seront, selon toute probabilité, dans la première vague de l’élargissement.

Sur le plan économique, les résultats sont également probants. Au prix d’ajustements douloureux pour nombre de Polonais, frappés par la chute du niveau de vie ou un chômage qui touche près de 3 millions d’individus, les gouvernements issus de « Solidarité » sont parvenus à rapprocher la Pologne des normes de l’économie mondiale : la démonopolisation et la privatisation, le rétablissement de la propriété privée, la liberté des prix, la convertibilité de la monnaie, une fiscalité et un système bancaires modernes... Ils ont obtenu des créanciers occidentaux l’extinction d’une bonne partie de la dette extérieure héritée du régime communiste. N’hésitant pas à braver l’impopularité et acceptant le risque d’être écartés du pouvoir pour ce qu’ils pensaient être le bien de la Pologne, ces gouvernements réformateurs ont réussi à créer les bases saines de la croissance future. Après plusieurs années d’inévitable récession, l’année 1992 a été celle du retournement de la courbe de croissance du produit intérieur brut, qui affiche depuis lors des taux remarquables : 4 % en 1993, 5 % en 1994, 6 % en 1995 - les taux étant de l’ordre du double pour la production industrielle.

Le bilan des quinze premiers mois d’exercice du pouvoir par le Président Kwasniewski et son gouvernement n’indique aucune inflexion ni intention de remettre en cause les réformes politiques ni de dévier par rapport à la voie stratégique de l’économie de marché et de l’intégration européenne.


[1] ROAD : Ruch Obywatelski Akcja Demokratyczna

[2] PSL : Polskie Stronnictwo Ludowe

[3] ZChN : Zjednoczenie Chrzescijansko-Narodowe

[4] KLD : Kongres Liberalno-Demokratyczny

[5] UD : Unia Demokratyczna

[6] SLD : Sojusz Lewicy Demokratycznej

[7] BBWR : Bezpartyjny Blok Wsparcia Reform

[8] UP : Unia Pracy

[9] UW : Unia Wolnosci