La loi martiale en Pologne

Stéphane Meylac

Dates

Il y a dix ans ; La loi martiale en Pologne

Le Monde, 15 décembre 1991

ES Polonais qui branchent, ce dimanche 13 décembre 1981 au matin, leur radio ou leur téléviseur entendent, stupéfaits, le général Jaruzelski, premier secrétaire du Parti communiste (POUP), chef du gouvernement et ministre de la défense, annoncer d'une voix grave et monocorde que le pays, régi par la loi martiale, est désormais gouverné par un " conseil militaire de salut national ", dont il est le président. Les incrédules peuvent, s'ils sont citadins, s'en convaincre d'un coup d'oeil par la fenêtre : çà et là, les masses sombres des blindés de transport de troupes se détachent sur le manteau de neige. Les téléphones restent désespérément muets.

Inlassablement rediffusée sur les ondes, l'adresse aux accents lourdement patriotiques du général Jaruzelski alterne en cours de journée avec des communiqués lus par des speakers en uniforme, qui déclinent les règles du nouvel ordre juridique : les libertés de réunion, d'association, de manifestation sont suspendues, de même que l'inviolabilité du domicile ou de la correspondance et le droit de grève. Une législation d'exception instaure une procédure pénale sommaire et permet à l'autorité administrative d'interner tout citoyen de plus de dix-sept ans soupçonné de " mener une activité dangereuse pour les intérêts de la sécurité de l'Etat ". Les frontières sont fermées, les déplacements soumis à des règles draconiennes, un couvre-feu proclamé ; les administrations et les grandes entreprises sont placées sous régime militaire.

Hormis les organisateurs et exécutants de l'opération, seuls quelques milliers de Polonais se partagent le " privilège " d'avoir été prévenus pendant la nuit : les dirigeants et sympathisants de Solidarité, tirés du sommeil par la police politique, regroupés sans ménagement dans les commissariats puis acheminés, la nuit même, vers de lointains camps d'internement. Le général Kiszczak, ministre de l'intérieur, a donné lui-même le signal de la rafle peu après minuit, dès que ses services eurent constaté la fin de la réunion, aux chantiers navals Lénine de Gdansk, de la commission nationale de Solidarité. Il ne reste alors aux forces de l'ordre qu'à investir les trois hôtels de la ville que viennent de regagner les quelque cent délégués nationaux du syndicat, et à les cueillir dans leur lit.

La pression des Soviétiques

Vers 1 heure, cette même nuit, dans ce palais du Belweder qu'occupe aujourd'hui le président Walesa, le P Jablonski ouvre une session extraordinaire du Conseil d'Etat dont il est le président, un organe-paravent auquel la Constitution assigne la fonction de présidence collégiale de la République. Convoqués sans préavis, les membres du Conseil d'Etat apprennent de la bouche d'un général que l'armée a pris en charge la direction du pays et qu'il leur incombe d'autoriser la loi martiale et ses décrets d'application en signant le jeu de textes qu'ils trouvent devant eux et dont la plupart ignorent la teneur. Formé de personnalités falotes nommées par le pouvoir communiste, le Conseil d'Etat s'exécute docilement ; seul le président du groupement catholique progouvernemental (Pax), Ryszard Reiff, refuse de signer des actes inconstitutionnels. La Constitution réserve en effet à la seule Diète, dès lors qu'elle siège, le droit de proclamer la loi martiale. Or la Diète est en session et, travaillée par le ferment de Solidarité, a rejeté peu avant la demande du gouvernement de lui accorder des pouvoirs exceptionnels. Pour couvrir les actions entreprises la veille au soir, les décrets sont antidatés du 12 décembre. Mais l'heure n'est pas aux subtilités juridiques.

La décision du général Jaruzelski tourne une page dans l'histoire de la Pologne et clôt _ provisoirement _ le chapitre d'une aventure extraordinaire, celle de Solidarité, ce corps étranger qui, à partir des grèves d'août 1980 et des accords de Gdansk, a prospéré dans le périmètre du " socialisme réel ".

Poussé par une irrésistible pression populaire, dirigé d'une main habile alliant, en la personne de Lech Walesa, pragmatisme et audace, Solidarité bouscule un jeu politique jusque-là figé, infligeant au pouvoir défaite sur défaite, défiant son monopole syndical, contaminant, avec ses idéaux affichés de démocratie et de liberté, le propre appareil administratif et politique du régime, jusques et y compris le Parti communiste, dont des centaines de milliers de membres adhèrent au syndicat. Au point que les Soviétiques manifestent de plus en plus souvent et ouvertement leur irritation. Brejnev n'a-t-il pas appelé Gierek, au plus fort des grèves du mois d'août, pour le mettre en garde devant la " kontra " _ la contre-révolution ? Le remplacement de celui-ci, en septembre 1980, par Stanislaw Kania n'a pas apaisé leurs préventions : Solidarité continue de tenir, sans entraves, le haut du pavé.

Vers la fin de l'automne, manoeuvres d'intimidation et préparatifs militaires se multiplient à la frontière orientale de la Pologne. Les Occidentaux, qui surveillent de près ces gesticulations, sont convaincus de l'imminence d'une intervention soviétique, suffisamment en tout cas pour que le président Carter lance, le 3 décembre 1980, par la " ligne rouge ", une ferme mise en garde à Brejnev. Bluff ou détermination ? On ignore à ce jour jusqu'à quel point le Kremlin était réellement décidé à réitérer alors l'opération de Prague d'août 1968, mais on sait, par les révélations du colonel Kuklinski, un officier polonais qui avait fait défection (1), que les Soviétiques étaient parvenus à persuader la direction polonaise de leur résolution à écraser la contre-révolution par une opération d'invasion menée sous couvert de manoeuvres militaires, avec quinze divisions soviétiques, deux divisions tchécoslovaques et deux divisions est-allemandes.

A Varsovie, ces projets jettent le désarroi. Le général Jaruzelski, qui n'est alors que ministre de la défense et a constitué dès octobre 1980 un petit groupe de travail sur la loi martiale, est pris de court ; déchiré entre son sentiment patriotique et sa loyauté envers Moscou, il tombe dans un état de quasi-prostration pendant deux jours, puis se ressaisit et présente, lors du sommet du pacte de Varsovie à Moscou, le 5 décembre 1980, des gages aux Soviétiques.

Ceux-ci acceptent, mais ne relâcheront plus leur pression : mesures d'intimidation, messages comminatoires, manoeuvres militaires inopinées, incursions dans l'espace aérien polonais formeront l'ordinaire de l'année 1981. Des groupes militaires soviétiques viennent, avec le consentement de Varsovie, reconnaître les objectifs stratégiques du pays, aéroports et centres industriels. Une délégation de dix-huit généraux soviétiques vient, sous prétexte de vérifier l'état de préparation aux manoeuvres du pacte de Varsovie, s'assurer de ladétermination de la hiérarchie militaire polonaise à en découdre avec la contre-révolution, les militaires soviétiques s'enquièrent régulièrement de l'état d'avancement des préparatifs de la loi martiale et réussissent à s'arroger le contrôle de facto de l'espace aérien de la Pologne.

Retarder les échéances

Le 24 mars, alors que le pays entier bouillonne d'indignation à la suite d'une provocation policière contre Solidarité à Bydgoszcz, le chef d'état-major des forces armées du pacte de Varsovie, le maréchal Koulikov, annonce la prolongation inopinée de l'exercice militaire " Soyouz 81 ", sans même dissimuler les mobiles d'une décision aussi inhabituelle : " Parce qu'en Pologne il y a la contre-révolution. "

Impuissante à résister à ces procédés humiliants, la direction polonaise retarde les échéances, faisant valoir que la situation n'est pas mûre : Kania, le premier secrétaire du POUP, préconise le " dialogue ", c'est-à-dire l'anéantissement de Solidarité par des moyens politiques, une ligne confirmée par le congrès extraordinaire du parti, tenu du 14 au 20 juillet 1981 avec force scrutins secrets. Jaruzelski, nommé chef du gouvernement en février, continue de superviser patiemment les préparatifs de la loi martiale et se fait, en silence, le comptable de l'échec de plus en plus évident de la " ligne Kania " : les tentatives d'infiltrer le syndicat ont fait long feu, de même que les manoeuvres de division de celui-ci entre modérés et " extrémistes ". En août, les pourparlers entre le gouvernement et Solidarité, qui visaient à faire endosser au syndicat des mesures d'austérité sur la définition desquelles il n'avait pas la moindre prise, sont suspendus.

La situation économique revêt déjà des dimensions catastrophiques : c'est l'époque des magasins désespérément vides, dont l'étalage se résume à de longues rangées de bouteilles de vinaigre, des marches de la faim, des grèves sauvages que les dirigeants de Solidarité, sillonnant le pays, s'efforcent d'éteindre.

En septembre, le général Jaruzelski, allié à une haute hiérarchie militaire et policière qui piaffe d'impatience, est résolu à proclamer au plus vite la loi martiale, dont les préparatifs sont maintenant quasiment achevés. Le seul obstacle est Kania, qui s'obstine à vouloir se mesurer à Solidarité sur le seul terrain politique. Ecarté dès septembre de la réalité du pouvoir, il est évincé le 18 octobre par le général Jaruzelski lui-même, qui ajoute ce nouveau joyau à sa couronne. Il ne reste plus qu'à déterminer la date propice, un week-end avant le 15 décembre, date à laquelle la moitié du contingent, déjà prolongé de deux mois en octobre, devra être renvoyée dans ses foyers. Tout en parachevant en secret ses préparatifs, le pouvoir fait diversion en continuant de mener un semblant de dialogue avec le syndicat : la rencontre, le 4 novembre, entre le général Jaruzelski, Lech Walesa et Mgr Glemp reste sans suite.

Porté par l'ivresse de quinze mois de succès, blasé peut-être par de trop nombreuses alertes et rumeurs, persuadé de la déliquescence du régime, le syndicat ignore les signes annonciateurs de l'épreuve de force, interprète mal les indices de militarisation du pouvoir et néglige les dispositions à prendre pour une éventuelle résistance, ouverte ou clandestine. L'effet de surprise recherché par le pouvoir n'en est que plus dévastateur.

A l'Ouest aussi, la stupeur domine. Et l'improvisation. " Bien entendu, nous ne ferons rien ", lâche le ministre français des relations extérieures, Claude Cheysson. Le chancelier Schmidt, en visite en RDA, ne songe pas le moins du monde à interrompre son séjour ; se retranchant derrière le principe de non-ingérence, il ne veut pas condamner le recours à la loi martiale et se préoccupe avant tout du sort de son ami Gierek, lui aussi interné, pour faire bonne mesure, avec une trentaine d'anciens responsables. Les Américains, avertis par le colonel Kuklinski des plans du général Jaruzelski, dissimulent mal leur soulagement de ce que les Soviétiques ne sont pas directement impliqués. Il s'agit d'une " affaire intérieure polonaise ". Il faudra attendre la mobilisation des opinions publiques par les syndicats et de nombreuses consciences révoltées pour que les gouvernements occidentaux mesurent la signification de l'événement et en tirent les conséquences en prenant des sanctions contre le régime de Varsovie puis contre l'Union soviétique.

En Pologne, après un dimanche de désarroi où aucune communication privée n'est possible, où le déploiement des forces dissuade toute velléité de manifestation, où le couvre-feu est en vigueur dès 18 heures, où le primat a, dans une homélie malencontreuse abondamment exploitée par la propagande, appelé à la résignation, il faudra attendre le lundi 14 décembre pour observer les premières réactions. Des grèves éclatent dans les grandes usines, mais, isolés, privés des dirigeants internés, réprimés sans ménagement, ces mouvements sont des gestes de désespoir, sans lendemain. Les pricipaux foyers de résistance sont Gdansk, Wroclaw, Nowa-Huta et les mines de Silésie : dans l'une d'elles, la mine Wujek, l'assaut des forces de l'ordre, le 16 décembre, laisse sept tués par balle et des dizaines de blessés. Le dernier point de résistance, la mine Piast capitule le 28 décembre, après neuf jours de privation de ravitaillement des mille trois cents mineurs retranchés au fond.

Le général Jaruzelski a remporté une brillante victoire tactique, mais le succès politique se fait attendre. Solidarité se reconstitue dans la clandestinité, toutes les tentatives de " réconciliation " ou de débauchage des modérés du syndicat se heurtent à un mur de défiance, la réforme économique annoncée reste un voeu pieux et le pays continue de végéter dans la quarantaine politique et financière où le confinent les Occidentaux.

Seul l'abandon de la " doctrine Brejnev " par Gorbatchev en 1988 change suffisamment le rapport de forces pour contraindre le régime à céder le pouvoir à l'organisation véritablement représentative qu'est restée Solidarité. Quant au général Jaruzelski, redevenu simple citoyen, il voue l'essentiel de son énergie à effacer ce que le professeur Geremek nomme les " stigmates de l'échec politique de l'état de guerre " (2) en s'attribuant le mérite historique d'avoir évité à la Pologne un " malheur plus grand " et d'avoir permis la transition démocratique. Dix ans après le coup d'Etat, la question de la responsabilité de son auteur est toujours sans réponse : patriote sincère, partisan de la solution du moindre mal, jouet d'une guerre des nerfs orchestrée par les Soviétiques ou exécutant docile des instructions du Kremlin ? Jan Olszewski, le nouveau premier ministre, a promis d'ouvrir une enquête sur l'introduction de la loi martiale et d'en poursuivre les auteurs en justice s'il n'est pas établi qu'elle répondait à une " impérieuse nécessité ".

STEPHANE MEYLAC