L'insurrection de Varsovie

Stéphane Meylac

La tragique insurrection de Varsovie en 1944

Après soixante-trois jours de résistance désespérée, la capitale polonaise capitule. Les Soviétiques ont passivement assisté au massacre de près de deux cent mille civils.

Le Monde, 30 juillet 1994

Lech Walesa a invité Allemands et Russes aux cérémonies anniversaire, lundi 1 août. Le soulèvement de 1944 était dirigé militairement contre Hitler et politiquement contre Staline. Mais la Pologne voulait avant tout montrer son refus de l'asservissement et du diktat étranger.

Mardi 1 août 1944 en fin d'après-midi, le soleil vient de chasser les lourds nuages du ciel de Varsovie. A 17 heures, paraissant surgies de nulle part, des milliers de silhouettes, le bras entouré d'un brassard blanc et rouge, l'arme au poing, envahissent les rues de la capitale occupée.

Dans les crépitements des armes automatiques et les détonations sourdes des cocktails Mototov, les insurgés donnent l'assaut aux objectifs qui leur ont été assignés : les sièges de l'état-major allemand, du commandement de la garnison, de la Gestapo, les gares, les centraux téléphoniques, les ponts sur la Vistule, les centrales électriques et les dépôts de carburant... Les assauts se prolongent jusqu'aux premières heures du matin : l'insurrection de Varsovie a commencé.

La veille, le 31 juillet, le général Bor-Komorowski, commandant en chef de l'armée polonaise clandestine (AK, anticommuniste), prend la décision de déclencher le soulèvement, dont le projet a longtemps divisé le gouvernement en exil à Londres et la résistance. Le débarquement allié en Normandie, l'avance de l'armée rouge à l'est _ 400 kilomètres en trois semaines, _ ont accrédité l'idée, confortée par l'attentat manqué contre Hitler le 20 juillet, que le Reich est au bord de l'effondrement. Et le 22 juillet, Staline a installé en Pologne libérée un comité de libération nationale, formé de communistes à sa dévotion, qui s'est érigé en autorité politique provisoire rivale du gouvernement légitime de Londres.

Offensive décisive de l'armée rouge

Celui-ci, le premier ministre Mikolajczyk en tête, est en majorité favorable à une libération de la capitale par la résistance polonaise qui accueillerait ensuite en " maître des lieux ", l'armée rouge. Minoritaires, les adversaires du déclenchement de l'insurrection, qui se comptent surtout dans les rangs des militaires, y voient un acte de désespoir condamné par avance, en l'absence d'un accord de coopération avec les Soviétiques.

A Varsovie, les indices se multiplient, tout au long de la dernière semaine de juillet, de l'imminence d'un départ précipité des Allemands et d'une offensive décisive de l'armée rouge, dont les avions bombardent les positions allemandes et dont on entend au loin tonner le canon. La propagande soviétique lance, de son côté, des appels à l'insurrection.

Après une première nuit de combats, les insurgés se rendent maîtres de la moitié de la ville. Les points stratégiques restent cependant aux mains des Allemands. Le nombre des combattants est, certes, relativement élevé _ de 32 000 à 45 000, selon les estimations _, mais l'armement est plus que modeste : un combattant seulement sur dix est équipé d'une arme à feu. A vrai dire, il s'agit avant tout de tenir jusqu'à l'arrivée des Soviétiques. Mais l'armée rouge ne donne pas signe de vie : les canons se sont tus et la chasse soviétique a disparu du ciel de Varsovie.

Après avoir pris le temps de réunir cinq divisions, les Allemands, qui ont déjà écrasé en avril 1943 l'insurrection du ghetto de Varsovie, lancent leur contre-offensive le 5 août. Hitler a ordonné de réduire le soulèvement quel qu'en soit le prix, de n'épargner ni les prisonniers ni les civils, puis de raser la ville " pour l'exemple ". Quarante mille civils sont, dès les premiers jours, purement et simplement exécutés par les SS dans des conditions atroces.

Les insurgés se replient, en empruntant les égouts, sur des positions plus faciles à défendre. Mais l'espoir s'amenuise de jour en jour. A une vingtaine de kilomètres à l'est de Varsovie, les forces soviétiques refusent tout contact avec les insurgés. Le 13 août, Moscou déclenche une campagne de propagande contre les " criminels de guerre " qui mènent l'insurrection. Staline rejette une demande d'autorisation d'escale pour des avions alliés dans la zone d'opérations soviétique. Quelques parachutages de matériel, opérés à grands risques depuis l'Italie par des équipages polonais aux commandes d'appareils de la RAF, entretiennent cependant la flamme.

La ville rasée

Mais le rapport des forces est implacable. Les Allemands, armés de lance-flammes, de grenades et de " goliath " _ petits robots bourrés d'explosifs _, reprennent méthodiquement un immeuble après l'autre. Les conditions de survie deviennent intenables : des dizaines de milliers de civils, sept mille à huit mille blessés, s'entassent avec les défenseurs dans les caves, privés de soins, de ravitaillement, d'eau et d'hygiène.

Le 7 septembre, les Allemands proposent la capitulation : le général Bor-Komorowski est sur le point d'accepter, puis se ravise devant les indices manifestes de relance des activités de l'armée rouge. L'espoir renaît à Varsovie, mais il s'agit d'une entreprise de diversion : " Les Russes, note Churchill dans ses Mémoires, voulaient voir massacrer jusqu'au dernier les non-communistes polonais, mais aussi entretenir l'idée qu'ils se portaient à leur secours. "

Le 2 octobre, après soixante-trois jours de résistance héroïque, les insurgés signent l'acte de capitulation qui prévoit l'évacuation des civils et l'octroi du statut de belligérants aux combattants. L'insurrection se solde par vingt-deux mille morts ou disparus dans les rangs de l'AK, cinq mille blessés et seize mille prisonniers. Dans la population civile, le nombre des victimes défie l'imagination : entre cent quatre-vingt mille et deux cent vingt mille morts. Les quatre cinquièmes de la ville sont détruits, dont la plupart des monuments historiques.

Le prix démesuré payé pour cet échec provoquera, après la guerre, un débat nourri sur les responsabilités du désastre. Au-delà des erreurs d'analyse de la situation militaire, c'est par l'appréciation de la situation politique que les dirigeants polonais à Londres comme à Varsovie ont le plus péché. Comment croire que Staline prêterait son concours à l'installation d'un pouvoir indépendant à Varsovie ?

Dans la Pensée captive, l'écrivain polonais Czeslaw Milosz, prix Nobel de littérature, répond mieux que quiconque : " On ne voit pas pour quelle raison logique les Russes auraient aidé Varsovie. Les gens qui mouraient dans les combats de rue étaient précisément ceux qui pouvaient le plus gêner les nouveaux maîtres du pays, la jeune intelligentsia mûrie par la lutte clandestine et fanatisée par son patriotisme. Cette capitale traditionnelle des révoltes et des insurrections risquait d'être la ville la plus insoumise du territoire qui allait se trouver sous l'influence du Centre (...). Il n'y a pas de place pour la pitié lorsque l'Histoire parle. "

STEPHANE

MEYLAC