La diplomatie culturelle, une pratique très française

Entretien avec Christian Lequesne

La puissance par l'image

Les Etats et leur diplomatie publique

Les presses de Sciences Po

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Diplomate, Pierre Buhler a présidé pendant trois ans (2017-2020) l’Institut français, en charge de la promotion de la culture française à l’étranger. Il a rejoint en septembre 2020 le Centre d’analyse, de prévision et de stratégie du Quai d’Orsay, où il est chargé d’une mission de réflexion sur la diplomatie d’influence de la France.

Christian Lequesne : La diplomatie culturelle est ancienne dans la pratique diplomatique de la France. Dès 1920 était créé au sein du Quai d’Orsay le Service des œuvres françaises à l’étranger, destiné à promouvoir la culture française. En 2021, qu’y a-t-il de nouveau dans la manière qu’a la France de produire de l’influence par la culture par rapport à il y a cinquante ans ?

Pierre Buhler : Au-delà des modalités pratiques, qui n’ont cessé d’évoluer, notamment grâce aux technologies numériques, ce qui a le plus profondément changé, c’est l’esprit même de l’action culturelle. Sans tomber dans la caricature de la mission civilisatrice, il convient de reconnaître que le modèle de la diffusion culturelle a été dominant pendant des décennies. Pour des raisons non seulement budgétaires, mais aussi d’efficacité, une approche partenariale est venue l’enrichir. Elle est illustrée par la pratique des saisons croisées, qui consiste en l’organisation de plusieurs centaines d’événements, pendant un semestre, entre la France et un pays différent chaque année. De cette démarche de partenariat relèvent également les invitations de professionnels étrangers à venir en France découvrir la richesse de notre création, les résidences d’artistes hors de nos frontières ou encore les programmes d’incubation au bénéfice des créateurs des pays du Sud. L’échange et le dialogue font partie intégrante de notre diplomatie culturelle.

Christian Lequesne : La France soutient un réseau exceptionnel d’écoles dans le monde, qui compte 350 000 élèves dans 500 établissements. Le président de la République a fixé l’objectif de doubler cet effectif d’ici 2030. Quel est l’enjeu autour de l’enseignement secondaire en termes d’influence ? N’y a-t-il pas parfois une difficulté à faire en sorte que les élèves étrangers qui suivent les cours dans les écoles du réseau français aillent ensuite à l’université française ?

Pierre Buhler : Si beaucoup d’établissements privés offrent un enseignement en anglais, la France peut s’enorgueillir du réseau le plus complet dans le monde, avec des modalités qui lui permettent de s’adapter aux situations locales tout en apportant la garantie de qualité de notre système éducatif. Il peut accueillir jusqu’à deux tiers d’élèves de nationalités autres que française et permet aux familles de changer de pays sans rupture dans le cursus pédagogique. Pour atteindre l’objectif de doublement des effectifs de ce réseau, il sera sans doute nécessaire de développer les partenariats d’ores et déjà engagés avec le secteur privé, à même d’investir, de recruter des enseignants qualifiés et de gérer les établissements dans la durée. S’agissant de la poursuite des études en France, la politique d’attractivité mise en œuvre par Campus France s’applique naturellement aux bacheliers étrangers des lycées français. Mais ceux-ci orientent de plus en plus leur choix, dans un contexte de mondialisation de l’enseignement supérieur, en fonction des classements internationaux, dans lesquels les universités françaises ne brillent pas.

Christian Lequesne : La diplomatie culturelle est sans nul doute un sujet où les États sont en concurrence pour la promotion de leur puissance. Voyez-vous se dégager des modèles différents de la part des principaux États?

Pierre Buhler : Nombre d’États ont mesuré les avantages qu’ils pouvaient tirer, pour leur projection de puissance, de ce que l’universitaire américain Joseph Nye a appelé le soft power. C’est-à-dire la capacité à obtenir un résultat recherché par la persuasion ou la séduction plutôt que par la pression ou l’intimidation. La diplomatie culturelle comme la diplomatie publique font partie de la panoplie. Mais les modèles sont différents. Forts de leur influence intellectuelle (universités) et artistique (cinéma, etc.), les États-Unis estiment n’en avoir pas besoin. Dictatures et autocraties se servent de la diplomatie culturelle à des fins de propagande ou de création de relais d’opinion. Quant à l’Allemagne, son réseau d’instituts Goethe a été créé après-guerre, en rupture avec l’appareil de propagande nazi, ce qui le conduit, bien qu’il soit financé par l’État, à afficher une distance vis-à-vis du pouvoir central. La France assume pleinement sa diplomatie culturelle comme instrument de sa politique étrangère.

Christian Lequesne : Les théoriciens de la diplomatie publique disent souvent que l’influence réussie est celle qui évite les canaux officiels de l’État, car le citoyen moderne se méfie des messages trop directs en provenance de la puissance publique. Est-ce un point à prendre en compte dans les stratégies de diplomatie culturelle ?

Pierre Buhler : Ce qui est vrai de la diplomatie publique l’est moins de la diplomatie culturelle. Lorsque celle-ci est le faux nez d’une propagande d’État, comme c’est on le voit pour les régimes autoritaires, elle ne fait pas illusion longtemps. Les États démocratiques pratiquent une diplomatie culturelle qui reflète la diversité de tous les courants, artistiques, intellectuels, sociaux, qui traversent et animent leurs sociétés. Cette approche est la meilleure enseigne qui soit pour illustrer les vertus de la liberté, de création, d’expression, de pensée, en particulier dans les pays où ces libertés sont inexistantes ou entravées. Le point soulevé est donc, et de longue date, parfaitement intégré dans les stratégies des démocraties.

Christian Lequesne : En France, nous avons un attachement particulier à la langue. Ceci est lié à notre histoire. La théorie de la diplomatie publique nous dit aussi que toute influence réussie doit éviter les postures défensives. Comment faire en sorte que la promotion du français soit conduite sans nous montrer sur la défensive à l’égard d’autres langues, notamment de l’anglais ?

Pierre Buhler : Le choix fait par le Plan pour le français et le plurilinguisme annoncé par le président de la République le 18 mars 2018 a précisément pour objectif d’en finir avec le complexe obsidional qui a trop longtemps marqué notre politique de promotion du français dans le monde. Inspiré d’une large consultation internationale, ce plan vise également à faire du français une « langue-monde » libérée du carcan hexagonal. L’atteste la référence au plurilinguisme, contenue dans le titre même du plan. Le projet de « fabrique numérique du plurilinguisme », en cours d’expérimentation à Tunis, prévoit de mettre sur pied le premier incubateur dédié à l’apprentissage des langues. La diversité, linguistique et culturelle, est une valeur en soi, qui doit irriguer les organisations internationales, les entreprises, l’enseignement – avec l’apprentissage d’au moins deux langues étrangères – et doit aussi bénéficier aux langues dites vernaculaires.

Christian Lequesne : Pourquoi aujourd’hui en France les praticiens parlent-ils plus volontiers de diplomatie d’influence que de diplomatie publique ?

Pierre Buhler : L’expression diplomatie d’influence, qui s’est imposée dans le discours public depuis une quinzaine d’années, apparaît comme une notion propre à la France. La diplomatie publique est quant à elle beaucoup plus ancienne, et si l’expression a été forgée au cœur de la guerre froide, aux États-Unis, pour marquer la différence avec la propagande déployée par le bloc soviétique, le concept remonte au président Wilson, qui avait à cœur de rompre avec la pratique de la diplomatie secrète. La notion de diplomatie d’influence est ce qui correspond le mieux à celle de soft power, c’est-à-dire la capacité d’un État à façonner, sans se servir de bâton ni de carotte, les préférences des autres acteurs du jeu international, par l’attraction et la séduction. La diplomatie publique, qui relève davantage de la communication – en direction de l’étranger – d’un État sur ses politiques publiques, y contribue naturellement. Mais la diplomatie d’influence recouvre un champ plus large, en s’appuyant sur des moyens comme la diplomatie culturelle ou la création de réseaux.