Puissance et démographie

La nouvelle donne

Puissance et démographie: la nouvelle donne

Annuaire Français des Relations Internationales, 2004

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PUISSANCE ET DEMOGRAPHIE : LA NOUVELLE DONNE

 

PIERRE BUHLER1

Paru dans l’Annuaire Français de Relations Internationales, Editions Bruylant, 2004

 







 

 

« La démographie, c’est la destinée ». Forgée par les démographes et économistes américains pour décrire le cas des Etats-Unis, cette formule lapidaire prend tout son sens à la lumière de l’expansion de la population de la planète au cours du XXème siècle. Dire qu’elle n’a pas de précédent historique ne donne pas tout la mesure de l’ampleur du phénomène : la population mondiale n’a crû que de l’ordre de 50 % au XVIIIème siècle, de 78 % au XIXème siècle, mais a quasiment quadruplé au siècle suivant (+ 267 %). Un doublement s’est produit en moins de deux générations - de 2,5 à 5 milliards - entre 1950 et 1987, qui fut aussi la période où une courbe de croissance qui paraissait devoir prendre une tournure exponentielle allait amorcer son inflexion.

 

Si la démographie, c’est la destinée, c’est aussi la politique - ou tout au moins un de ses soubassements les plus profonds, et donc d’autant moins visible. « La démographie est une des composantes majeures de ce que l’on appelait autrefois l’arithmétique politique », écrit le démographe français Jean-Claude Chesnais, « elle est aussi une statistique morale car elle permet de mesurer le degré d’intégration ou de







1 Professeur associé à Sciences Po, Paris.


désintégration d’une société. Elle est la biologie des nations ; elle mesure le potentiel de croissance ou de décroissance, d’expansion ou de récession des groupes humains, des civilisations ou des religions »2.

 

Mais de par leur lenteur, les rythmes et les processus démographiques dépassent l’horizon politique immédiat des sociétés et des Etats, qui est celui de la crise, de l’instantané, de la gestion quotidienne. Inaudible dans le brouhaha, imperceptible, la

« tectonique des plaques » démographique façonne notre avenir beaucoup plus profondément que maints débats, mais elle reste largement confinée aux cercles d’experts. Il est vrai que les passerelles entre les deux disciplines que sont la démographie et la science politique sont restées trop peu nombreuses et leurs échanges insuffisants. Le démographe américain Myron Weiner a introduit en 1971 la notion de démographie politique, ouvrant un champ à une branche de littérature scientifique3. En France, dans le sillage d’Alfred Sauvy4, des démographes comme Jean-Claude Chesnais et Emmanuel Todd ont investi cette discipline, de même que les experts des flux migratoires5. Mais leurs travaux sont souvent assourdis par des débats sociaux et politiques plus impérieux, qui gagneraient pourtant à être éclairés par les observations de la démographie.

 

C’est surtout à l’« arithmétique politique » de la démographie et à ses traductions en termes de puissance et de rapports de forces que l’on s’intéressera ici - tout en réservant sa juste place à l’incidence que peut avoir sur ces rapports ce que Jean- Claude Chesnais appelle « la biologie des nations », le degré d’intégration ou de désintégration des sociétés.

 

Par contraste avec le relatif cloisonnement observé entre la science politique et la démographie, les apports de cette dernière à l’histoire, voire à la philosophie politique, ont été en revanche nombreux et substantiels, pour expliquer les révolutions - à commencer par la Révolution Française - ou les convulsions internes de tel ou tel pays par la forte proportion de jeunes portés au radicalisme, mais aussi des mouvements plus lents tels que l’ascension ou le déclin de la puissance. Bien avant que l’on parle de capital humain, Jean Bodin défendait l’idée que la richesse et la force d’une nation reposaient sur la quantité et la qualité des individus qui la formaient et les encyclopédistes  français  du  XVIIIème   siècle   –   Montesquieu   comme  Voltaire   -







Jean-Claude Chesnais, « Démographie et stratégie : le crépuscule de l’Occident », Défense  Nationale

n° 4, 1996, pp. 69-77.

3 Voir notamment Myron Weiner/Sharon Stanton Russell (dir.), Demography and National Security, Berghahn Books, New York, 2001, David Baldwin, Paradoxes of Power, Basil Blackwell, New York, 1989, Nicholas Eberstadt, « Demography and international Relations », The Washington Quarterly, Vol. 21 n° 2, printemps 1998, pp. 33-52. Sur les flux migratoires, Stephen Castles/Mark Miller (dir.), The Age of migration, 2nd edition, McMillan Press, Londres, 1998

4 Cf. notamment son ouvrage Démographie politique, Ed. de l’APRD, Economica, Paris, 1982.

Voir notamment Jean-Claude Chesnais, La revanche du Tiers Monde, Laffont, Paris, 1987, et Le

crépuscule de l’Occident : dénatalité, condition des femmes et immigration, Laffont, Paris, 1995, Emmanuel Todd, La chute finale, Essai sur la décomposition de la sphère soviétique, Laffont, Paris, 1976, et Après l’Empire, Essai sur la décomposition du système américain, Gallimard, Paris, 2002. Sur les flux migratoires, voir notamment Catherine Wihtol de Wenden, Faut-il ouvrir les frontières ?, Presses de Sciences Po, Paris, 1999, et L’Europe des migrations, La Documentation Française, Paris, 2001, ainsi que Philippe Bernard, Immigration : le défi mondial, Folio actuel, Paris, 2002, Virginie Guiraudon/Christian Joppke, Controlling a new Migration, Routledge, Londres, 2001,  Saskia  Sassen,

« Géo-économie des flux migratoires », Esprit, décembre 2003.


associaient la population à la puissance, par le truchement du commerce, de la prospérité et du nombre dans la manœuvre militaire. Ce qui apparaît comme une évidence n’a cependant pas toujours été accepté comme tel, et a même été cruellement démenti par les famines (Irlande…) et les disettes, qui ont inspiré les thèses de Malthus.

 

Dans cette branche particulière des sciences politiques qu’est l’étude des relations internationales, tous les auteurs classiques, de Morgenthau à Aron6, ont recensé le facteur démographique comme une des composantes majeures de la puissance - en y ajoutant quelquefois l’homogénéité ethnique - mais l’ont l’assorti de nombreux tempéraments, qui font justice à la complexité de la relation de causalité. Sans doute est-il difficile de contester le postulat de Morgenthau lorsqu’il observe qu’on ne peut certes « considérer un pays comme très puissant parce que sa population est supérieure à celle de la plupart des autres pays, mais il reste vrai qu’aucun pays ne peut rester ou devenir une puissance de premier rang s’il ne fait pas partie des nations les plus peuplées de la terre »7. Mais de cette relation l’histoire a produit des illustrations contradictoires.

 

Les historiens comme les démographes ont ainsi fait observer que l’accession de la Grande-Bretagne à son statut inégalé de puissance mondiale au XIXème siècle était étroitement lié à une forte croissance démographique : sa population a été multipliée par plus de trois entre 1800 et 1900, passant de 11 à 37 millions tout en produisant un courant d’émigration de l’ordre de 8 millions d’individus, vers les nouveaux mondes et les colonies. Cette croissance, due à une chute de la mortalité sans chute de la fécondité, a fortement stimulé la Révolution industrielle. Par contraste, la France, trois fois plus peuplée, du temps de Louis XIV, que l’Angleterre, s’est retrouvée affaiblie par une baisse de la fécondité au XVIIIème siècle, prélude à un autre déséquilibre, qui allait se révéler brutalement avec l’achèvement de l’unité allemande : alors que les populations française et allemandes étaient de tailles sensiblement égales au début du XIXème siècle, le rapport s’établira, à la fin de ce siècle, à 15 Allemands pour 10 Français8 - après, il est vrai, l’annexion de l’Alsace-Lorraine. Hantise de la France après 1871, cette croissance démographique reste d’ailleurs constamment en arrière- plan dans la montée en puissance de l’Allemagne, du début du processus d’unification jusqu’à la veille de la Deuxième Guerre Mondiale, servant de prétexte aux revendications de Lebensraum, d’« espace vital », formulées par le régime nazi. C’est également à la poussée démographique observée, dans un contexte de raréfaction des surfaces agricoles utiles, au Japon, entre 1870 et le début de la Deuxième Guerre Mondiale que les historiens attribuent en partie la poussée expansionniste nippone sur le continent asiatique, sous forme d’envoi de colons en Corée et en Mandchourie.

 







6 Raymond Aron, Paix et guerre entre les nations, Calmann-Lévy, Paris, 1962 (notamment le chapitre VIII, pp. 215-246), Hans Morgenthau, Politics among nations : the struggle for power and peace, Knopf, New York, 1985. Sur les travaux plus spécialement consacrés à la relation entre population et puissance militaire, voir Katherine et A.F.K. Organski, Population and World Power, Knopf, New York, 1961, Michael Teitelbaum/Jay Winter, The Fear of Population Decline, Academic Press, Orlando (Floride), 1985.

7 H. Morgenthau, op. cit. p. 142

8 Nicholas Eberstadt, art. cit., p. 50. Le contraste serait encore plus marqué dans une comparaison entre la France et la Prusse de la fin du XVIIIème siècle, trois fois moins peuplée (8,7 millions d’habitants contre 28).


C’est d’ailleurs un des exemples cités par le sociologue français Gaston Bouthoul à l’appui de son explication des guerres par un excédent d’hommes jeunes par rapport aux capacités d’absorption d’une économie9, en un mécanisme de

« relaxation démographique ». Plus souvent, cependant, c’est sous la forme plus pacifique de l’émigration que, dans l’Europe des XIXème et XXème siècles, se produit cette « relaxation ».

 

Les puissances ascendantes qui ont, au XXème siècle, disputé aux puissances européennes la suprématie politique et militaire et qui ont incontestablement dominé ce siècle, s’appuyaient elles aussi sur une forte croissance démographique. De 9,6 millions d’habitants en 1820, la population américaine passe ainsi à 23 millions en 1850, à 76 millions au tournant du siècle pour atteindre les 123 millions en 192010. Quant à la Russie tsariste, elle passe en l’espace de deux siècles, entre Pierre le Grand et Nicolas II, par croissance naturelle et par conquêtes, de 20 à 100 millions de sujets, affichant autour de 1900 le taux de croissance démographique le plus élevé du monde, de l’ordre de 2 % par an.

 

Mais il s’agit là de constats empiriques, formulés ex post et qui ne permettent pas de conclure à une relation de cause à effet mécanique entre potentiel démographique et puissance. « Dans l’Antiquité et même plus généralement à travers les siècles avant les temps modernes », observe Raymond Aron, « il n’existait pas de proportionnalité rigoureuse entre volume des populations et nombre de combattants. Les plus vastes empires ont pu être édifies à partir d’une base étroite, qu’il s’agisse de celui de Rome, des Arabes ou des Mongols »11. De fait, des Normands jusqu’à la création d’Israël, en passant par les conquistadors ou la Prusse du début du XVIIIème siècle, l’histoire montre qu’il n’est pas nécessaire d’être nombreux pour être puissant. Avec une population de 5 millions de Juifs aujourd’hui, Israël tient tête depuis plus d’un demi- siècle - et donc avant de disposer de l’arme nucléaire - à l’Egypte (22 millions en 1950, 68 millions en 2000) et à tous ses voisins arabes. Si le nombre n’est pas une condition nécessaire de la puissance, il n’est pas davantage une condition suffisante : la masse démographique que formait la Chine au XIXème siècle ne l’a pas empêchée d’être mise à genoux par les puissances européennes et le Japon.

 

Quoi qu’il en soit, la population a été traditionnellement perçue, par les gouvernants, comme un enjeu politique, qui commence dès le stade de sa mesure. Des recensements ont été « corrigés » à la hausse pour satisfaire les attentes des dirigeants (Gabon), d’autres ont produit des résultats surévalués par suite des surenchères entre différentes communautés soucieuses d’accroître leur influence en surestimant leurs effectifs (Liban, Egypte). Le biais ainsi introduit peut atteindre de 10 à 15 %. Des cas

 

 

9 Gaston Bouthoul, Traité de sociologie : les guerres, éléments de polémologie, Payot, Paris, 1951, G. Bouthoul, Traité de polémologie : sociologie des guerres, Payot, 1991, Gaston Bouthoul/René Carrère, Le défi de la guerre (1740-1974) ; deux siècles de guerre et de révolution, PUF, Paris, 1976. Le pouvoir explicatif de cette thèse a du reste été contesté par R. Aron, op. cit. pp. 236-242. Voir également Herbert Moller, « Youth as a Force in the Modern World », Comparative Studies in Society and History n° 10, 1968, pp. 238-260, qui porte au premier chef sur la corrélation entre les effectifs d’hommes jeunes et les turbulences internes.

10 D’après le Census Bureau américain

(http://www.census.gov/population/documentation/twps0056/tab01.xls).

11 R. Aron, op. cit. p. 219.


de sous-évaluation (jusqu’à 4%) ont également été signalés, notamment en Chine, où un appareil statistique peu fiable et une incitation à dissimuler les naissances

« illicites » faussent les données. Ce qui, s’agissant d’un pays qui représente un cinquième de l’humanité, n’est pas anodin. Au-delà de sa mesure, la population est aussi un outil politique. Sans même parler des colonies de peuplement des puissances coloniales, les gouvernements ont fréquemment recouru à des démarches volontaristes pour peupler telle ou telle région, jugée stratégique, de leur territoire. La Chine, ainsi, possède une tradition millénaire d’envoi de colons han sur les confins occidentaux de l’empire, énergiquement perpétuée par la jeune République Populaire en direction du Xinjiang, de la Mongolie Intérieure et, à un moindre degré, du Tibet. C’est dans le même esprit que le gouvernement indonésien a encouragé les habitants de Java à s’installer hors de l’île, dans le reste de l’archipel12. C’est à l’immigration européenne que les Etats-Unis ont fait appel, durant la phase de conquête du continent, mais aussi de façon constante par la suite, pour peupler l’immensité de leur territoire, et c’est cette même logique qui a longtemps poussé le Brésil à s’opposer à toute politique de contrôle des naissances.

 

Mais au-delà de ces entreprises d’« ingénierie démographique », c’est avant tout une composante indispensable du renforcement ou de la préservation de la puissance que les gouvernants voient dans la population. « Si ce pays veut préserver sa position éminente dans la direction du monde, et survivre comme une grande puissance capable de résister aux pressions extérieures, notre peuple doit être encouragé à tout prix à avoir des familles plus nombreuses » déclarait Winston Churchill, en pleine guerre, à la BBC13. Ce n’est pas à d’autres mobiles qu’obéissait la politique nataliste d’un de Gaulle qui voyait dans la vitalité de la démographie un élément-clef de la grandeur de la France. C’est pour des raisons analogues que Mao était hostile à toute politique de maîtrise de la croissance démographique14 - comme du reste les dirigeants vietnamiens, confrontés à la menace chinoise. Ou que l’Iran de Khomeiny a rapidement abandonné la politique existante de planning familial au profit d’une politique nataliste qui fera partie intégrante de l’effort de résistance dans la guerre avec l’Irak. Ou encore que les Palestiniens recourent, dans leur lutte contre Israël, à ce qui est quelquefois appelé l’« arme démographique » : une « fécondité de combat », selon l’expression d’Emmanuel Todd, « qui a d’ailleurs sa contrepartie dans la forte natalité des Juifs d’Israël, déviante pour une  population  occidentale  de  niveau  élevé »15. Et qui explique la priorité accordée à l’immigration par les gouvernements israéliens successifs.

 

 







12 Les Hollandais n’avaient, avant l’indépendance, pas fait autre chose, pour des raisons avant tout économiques.

13 Adresse radiodiffusée du 22 mars 1943, citée par H. Morgenthau, op. cit. p. 146.

14 Avant d’y être forcé, sous la pression de Zhu-En-Laï, suite à la famine causée par le « Grand Bond en avant » et de verser dans un malthusianisme accentué, à partir de 1979, par la « politique de l’enfant unique ».

15 E. Todd, Après l’Empire..., op. cit., p. 43. L’indice de fécondité est de 5,9 enfants par femme pour les

Palestiniens et de 2,7 pour la population juive d’Israël, avec des taux très différents selon la pratique religieuse : 2,4 enfants par femme pour les « laïcs » et les « religieux modérés », 5 enfants par femme pour les « orthodoxes » et « ultra-orthodoxes » (dont l’indice est de 7, mais qui sont peu nombreux). Voir notamment Youssef Courbage, « Israël et Palestine : combien d’hommes demain ? », Populations et sociétés n° 362, novembre


Ce sont là des raisonnements qui reflètent une logique politique, articulés le plus souvent par des Etats anciens et bien établis. D’une tout autre nature est la croissance démographique spectaculaire observée dans les pays en développement, souvent avant même la décolonisation. Le constat, tôt dressé par les démographes, d’une baisse rapide de la mortalité (grâce aux progrès de la médecine, qui permettent de juguler les maladies infectieuses, les plus meurtrières) et d’un maintien de niveaux élevés de fécondité provoque, dans les pays développés, une mobilisation pour comprendre et mesurer les implications de ce phénomène. C’est, ainsi, au début des années 30 que le concept de « révolution démographique » fait son apparition aux Etats-Unis et en Europe pour expliquer le comportement des sociétés avancées vis-à-vis de la maîtrise de la natalité, avant de changer d’appellation pour devenir la « transition démographique » (cf. infra). Si le démographe américain Franck Notestein prédit que ce comportement - baisse de la fécondité après celle de la mortalité - embrassera l’ensemble de la planète, on n’en perçoit cependant guère les prodromes dans ce qui ne s’appelle pas encore le Tiers-Monde. Et les réflexions prospectives des experts américains mêlent à des raisonnements malthusiens – fondés sur l’incapacité physique de la Terre à absorber une quantité sans cesse croissante d’humains - des considérations beaucoup plus politiques quant aux risques que feraient peser des emballements démographiques sur les rapports de force mondiaux. C’est ainsi que Notestein s’inquiète en 1944 du risque que « les propres peuples (des puissances dominantes) deviennent des minorités de plus en plus petites et possèdent une proportion de plus en plus petite de la richesse et de la puissance mondiale »16.

Et lorsque le monde s’engage, avec la Guerre Froide, dans une lutte sans merci entre deux systèmes politiques et idéologiques, c’est par le prisme de leurs conséquences dans les régions stratégiques pour les Etats-Unis, comme l’Amérique Latine et l’Asie, que sont examinées les tendances démographiques. C’est ainsi que voit le jour le « groupe population »17, aréopage de démographes et d’experts d’abord soutenus par des fondations et ONG américaines, avant de trouver l’appui des administrations américaines successives. Très en avance sur ce qui se fait ailleurs, le

« groupe population » exerce une forte influence sur les travaux de la Division de la Population créée dès 1946 au sein du Secrétariat Général de l’ONU. Constatant que les mécanismes spontanés des transitions démographiques échouent à déclencher à temps la baisse de la fécondité et considérant qu’il faut agir directement sur cette dernière, les membres du groupe plaident vigoureusement, tout au long des années 50, en faveur de politiques volontaristes de limitation des naissances dans les pays en développement, se heurtant, à l’ONU, à l’URSS et ses satellites, mais aussi à la France, prompte à déceler derrière ces programmes une volonté de préservation de l’hégémonie américaine.

 

C’est aussi l’époque        où    la        pensée        économique        voit  dans        les   lourds

« investissements démographiques » requis par une croissance débridée de la population un handicap grave au décollage économique. C’est parce qu’elle partage







16 Franck Notestein, Demographic studies of selected areas of rapid population growth, The Milbank Memorial Fund, New York, 1944.

17 Population movement, en anglais. La traduction est celle retenue par Jean-Claude Chesnais/Jean- Claude Chasteland, La population du monde, Géants démographiques et défis internationaux, Les cahiers de l’INED, Paris, 2002, qui est l’ouvrage de référence en ce domaine et dans lequel le présent article puise nombre de données et d’observations.


cette analyse que l’Inde est le premier pays qui mette en œuvre, dès 1952, une politique de limitation des naissances, avec l’appui des Nations Unies et aussi de quelques pays riches, comme la Suède. Le mouvement fait tache d’huile et un nombre croissant de pays en développement s’y rallie18, au grand dam du camp socialiste et de nombreux jeunes Etats récemment devenus indépendants et de tendance radicale. Les uns et les autres proclament que le sous-développement est imputable non pas à une croissance démographique excessive, mais à l’héritage colonial et à la domination du Sud par le Nord. Prompts à voir dans les cohortes de « damnés de la terre » une masse de manœuvre prometteuse pour renverser le rapport des forces entre le Sud - allié à l’Est - et le Nord, ils sont farouchement opposés à la limitation des naissances.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 







18 De 3 en 1954, le nombre de pays disposant de programmes de planification familiale passe à 23 en 1965.


LA TRANSITION DEMOGRAPHIQUE

 

Si le XXème siècle a été celui du quadruplement de la population mondiale, il aura aussi été celui de la transition démographique. « Dans les sociétés traditionnelles, la fécondité et la mortalité sont élevées. Dans les sociétés modernes, la fécondité et la mortalité sont basses. Entre les deux, il y a la transition démographique », telle est la définition volontairement sommaire, mais parlante proposée par le démographe Paul Demeny. L’équilibre initial est d’abord suivi d’un recul de la mortalité, sans décrue parallèle de la fécondité, produisant une accélération de la croissance démographique. Lorsque la fécondité finit par décroître enfin, la croissance se ralentit, avant d’atteindre un nouvel équilibre autour d’une mortalité et d’une fécondité basses. Un équilibre qui peut du reste s’avérer être un déséquilibre, sous forme d’un déficit démographique, c'est-à-dire un excédent de décès sur les naissances - un schéma suivi aujourd’hui par un nombre croissant de pays. Les transitions démographiques ont embrassé dès le XVIIIème siècle les pays les plus avancés d’Europe, produisant par exemple la remarquable croissance démographique de l’Angleterre, avant de se propager à d’autres pays, comme la Russie.

 

La prédiction de Notestein, annonçant l’extension de ce modèle à tous les pays du monde, n’a cessé de se confirmer, même si le mouvement est loin d’être linéaire. Et c’est un fait que tous les pays du monde, même les plus pauvres, ont quitté le stade initial, celui de la mortalité élevée - encore que l’épidémie du SIDA fasse revenir en arrière, de ce point de vue, plusieurs Etats africains, comme le Botswana, le Swaziland et l’Afrique du sud. Et la plupart des pays du monde ont franchi l’étape suivante, celle de la fécondité élevée, pour se rapprocher du seuil de remplacement des générations, qui est de 2,1 enfants par femme, ou tomber en deçà de ce taux. Décennie après décennie, pays après pays, des régions entières sont entrées dans le mouvement : les Caraïbes dans les années 50, l’Asie du sud-est pendant les années 50-60, l’Amérique Latine pendant les années 60- 70, la Chine et l’Inde pendant les années 70. Le mouvement n’épargne ni les pays de tradition catholique ni ceux de tradition musulmane, qu’on aurait pu croire réfractaires à des pratiques de limitation des naissances - celles-ci finissent par faire irruption dans la sphère privée comme dans les politiques publiques. C’est ainsi que le Mexique, qui ploie sous le poids d’un taux de croissance de sa population de 3,5 % par an - le plus élevé du monde - emprunte au milieu des années 70 cette voie et affiche rapidement une baisse spectaculaire du taux de fécondité - qui passe de 7 à 4,4 enfants par femme en l’espace de 15 ans, entre 1965 en 1980. Dans le monde musulman, le Bangladesh et l’Indonésie amorcent le mouvement de baisse au cours des années 70-80. Même au Pakistan, où le taux de fécondité reste élevé, la descente est en cours.

 

Trois zones seulement restent encore à l’écart de cette seconde phase de la transition démographique qu’est la décrue des taux de fécondité, en se maintenant  près du niveau

« naturel », soit 6 à 7 enfants par femme : quelques pays enclavés d’Asie, comme le Laos, le Cambodge ou l’Afghanistan, les pays de la péninsule arabique (Arabie Saoudite, Yémen, Oman) et la plupart des pays d’Afrique Noire tropicale (Ethiopie, Congo, Angola...). Ce groupe ne représente plus aujourd’hui, au total, que quelque 750 millions d’habitants, soit 12 % de la population mondiale totale, et les démographes prévoient l’achèvement de la transition vers 2025, sous l’impulsion de ces mêmes facteurs qui ont œuvré ailleurs : la révolution sanitaire et son corollaire, la révolution contraceptive, la satisfaction des besoins essentiels, mais aussi l’alphabétisation. « Lorsque les femmes


 

 

Mais ce ne sont pas tant les agrégats mondiaux que la distribution de ces évolutions entre les pays, les régions, les civilisations qui affectent la puissance :

-             en bouleversant les rapports démographiques entre les pays et entre les continents ;

-      en affectant les ressorts du dynamisme économique et moral ;

-      en entretenant des flux migratoires fournis ;

-      en altérant les équilibres entre les grandes aires de civilisation.

 

La nouvelle géographie des populations

 

Se conjuguant à des niveaux de départ déjà élevés dans de nombreuses régions du monde, le décalage dans les calendriers des transitions démographiques a déjà bouleversé - et continuera de bouleverser - la distribution des masses humaines, déterminant une nouvelle hiérarchie démographique. D’abord entre les grandes régions du monde : l’Asie n’est pas tant affectée dans son poids démographique mondial que dans la pondération interne de ses grandes régions. Alors que 55 % de l’humanité vivait sur le continent asiatique en 1955, cette proportion d’élève à 61 % en 2000 et est destinée à retomber à 58 % en 205020. Mais la relative stabilité de ce taux cache un basculement interne entre l’Extrême-Orient, dont la part dans la population mondiale ne cesse de baisser (de 27 à 18 % entre 1950 et 2050) et l’Asie







19 Emmanuel Todd, Après l’Empire..., op. cit. p. 39.

20 Variante moyenne des projections des Nations Unies, reprises dans J.-C. Chesnais/ J.-C. Chasteland, op. cit. p. 45.


du sud, qui progresse, elle, de 28 à 40 % sur la même période. L’Afrique, où les transitions démographiques sont les plus tardives, a connu la croissance la plus forte du dernier quart de siècle (de 406 à 794 millions entre 1975 et 2000) et devrait connaître une progression de même ampleur entre 2000 et 2025 (de 794 à 1358 millions), passant de 9 à 22 % de la population mondiale entre 1950 et 2050 et atteignant alors le seuil des 2 milliards d’habitants.

 

Le bouleversement le plus marqué est cependant celui du monde européen, c'est-à- dire du continent européen et de ses projections dans le nouveau monde - les Amériques et l’Océanie - passant du sixième au tiers du peuplement de la planète entre les grandes découvertes et 1930, où cette proportion a atteint son apogée, avant d’amorcer une décrue lente et inexorable. Mais il n’y pas lieu de fondre en un seul agrégat l’ensemble des populations d’origine européenne : la ventilation entre les trois grandes régions de peuplement montre que si l’Amérique latine fournit une part sensiblement constante de la population mondiale (7 % en 1950, 9 % en 2000 et 2050), tel n’est pas le cas de l’Amérique du Nord (7% en 1950, 5 % en 2000, et 4 % en 2050) ni de l’Europe, qui, avec la Russie, formait 22 % de l’humanité en 1950, mais 12 % seulement en 2000 et 7 % en 2050. L’Europe est d’ailleurs la seule région du monde qui verra, sauf inflexion radicale, sa population décliner en valeur absolue à partir du début du XXIème siècle.

EVOLUTION DE LA POPULATION MONDIALE PAR GRANDES REGIONS

 

 

1950

(%)

2000

(%)

2025

(%)

2050

(%)

Afrique

221

(9)

794

(13)

1 358

(18)

2 000

(22)

Asie

1 399

(55)

3 672

(61)

4 777

(59)

5 428

(58)

dont: Asie de l’est

673

(27)

1 481

(25)

1 685

(21)

1 665

(18)

dont: Asie du sud

726

(28)

2 191

(36)

3 152

(38)

3 763

(40)

Amérique Latine

167

(7)

519

(9)

695

(9)

806

(9)

Amérique du nord

172

(7)

314

(5)

384

(5)

438

(4)

Europe

548

(22)

727

(12)

683

(9)

603

(7)

Monde

2 520

(100)

6 056

(100)

7 937

(100)

9 322

(100)

Source : tableau établi par Jean-Claude Chesnais21 d’après World Population Prospects. The 2000 Revision. Vol. I.E.01.XIII.8., Nations Unies, New York. Le tableau reprend les variantes moyennes des projections des Nations Unies.

 

 

Ce ne sont pas, cependant, les régions, mais les Etats qui sont le siège de la puissance. Le bouleversement de la hiérarchie démographique est là aussi impressionnant, marqué par « le déclassement des vieilles nations européennes, comme l’Allemagne, la France, l’Italie et le Royaume Uni », selon la formule cruelle de Jean-Claude Chesnais22. Alors qu’en 1950, ces quatre pays figuraient parmi les dix premières « puissances démographiques » du monde, aucun ne figure plus dans un groupe qui ne compte plus désormais que des pays de plus de 100 millions d’habitants. L’Allemagne, dont la puissance a pendant des décennies fait trembler l’Europe, est passée du 5ème au 14 ème rang mondial entre 1950 et 2000. Elle fut le

 

21 J.-C. Chesnais/ J.-C. Chasteland, op. cit. p. 45.

22 Jean-Claude Chesnais, Les grands ensembles transnationaux : cultures, économies, langues et religions, in J.-C. Chesnais/ J.-C. Chasteland, op. cit. p. 436.


premier des pays développés à voir son taux de fécondité tomber en dessous du seuil de remplacement des générations, une situation aggravée par l’apport d’une Allemagne de l’Est qui a battu, avec 0,8 enfant par femme pendant les premières années suivant la réunification, le record du monde d’infécondité. Et l’extrême faiblesse de son taux de fécondité actuel - 1,3 enfant par femme - la voue à connaître, sauf retournement subit ou immigration massive, une diminution sans appel de sa population (de 82 à 71 millions entre 2000 et 2050).

 

Tous les pays d’Europe affichent des taux de fécondité inférieurs au seuil de remplacement, se dispersant autour d’une moyenne de 1, 4 - alors que cette moyenne avoisinait 1,9 au milieu des années 80 - avec des taux de l’ordre de 1,2-1,3 pour, outre l’Allemagne, les pays méditerranéens. Compte tenu du très bas niveau auxquels ces taux sont tombés, une diminution substantielle de population attend ainsi des pays comme l’Italie (de 57,7 à 43 millions entre 2000 et 2050) ou l’Espagne (de 40 à 31,3 millions sur la même période). Sans doute les taux de fécondité un peu meilleurs de la France (1,9 en 2001) et de la Grande-Bretagne (1,7) compensent-ils quelque peu ces creux : avec l’appoint de l’immigration, mais aussi grâce à une pyramide des âges favorable, ces pays, ainsi que les Pays-Bas ou l’Irlande, ne devraient pas voir diminuer leur population. Celle-ci pourrait même augmenter légèrement. Mais ce n’est pas, en tout cas, de l’élargissement à 25 de l’Union Européenne que pourra être attendu un quelconque retournement de tendance : car même s’ils représentent un apport arithmétique de 74 millions d’individus, relevant de 380 à 454 millions la population totale de l’UE, les pays ex-communistes apportent à celle-ci des taux de fécondité inférieurs encore à ceux d’Europe méridionale, considérés comme les plus bas du monde23.

Autre puissance qui a fait trembler l’Europe, la Russie n’est plus, démographiquement, que l’ombre de ce qu’elle était il y encore 15 ans à peine. Amputée d’abord, par l’effondrement de l’URSS, d’une partie de son empire et ramenée à 148 millions d’habitants (contre 288 en 1990), la Russie a amorcé une glissade de diminution en valeur absolue avec, à partir du début des années 90, malgré un solde migratoire positif24, une détérioration subite de la mortalité, notamment masculine25, une diminution corollaire de l’espérance de vie et une chute de la natalité, déprimée par une fécondité de 1,2 enfant par femme en 2001. Les projections des Nations Unies prévoient une contraction de la population de 145 millions en 2000 à 126 en 2025 et 104 en 205026.

 







23 Jean-Claude Chesnais, « Démographie : l’Est ne sauvera pas l’Europe », Sociétal, n° 41, 3ème trimestre 2003, pp. 101-104.

24 De l’ordre de 4 millions d’individus entre 1988 et 1998, engendré par les retours vers la

« métropole » après l’accession à l’indépendance des républiques soviétiques. Cf. Alexandre Avdeev/Alain Blum, L’Empire russe, la Russie soviétique et la Fédération de Russie, in J.-C. Chesnais/ J.-C. Chasteland, op. cit. p. 380.

25 Après avoir atteint un maximum de 65 ans – un niveau relativement peu élevé pour un pays

industrialisé - en 1987, l’espérance de vie masculine est tombée à 57,3 années en 1994 pour remonter ensuite légèrement, dans la zone des 60 ans. Cf. E. Todd, Après l’Empire..., op. cit. p. 173. Voir également Murray Feshbach, Ecocide in the USSR : health and nature under siege, Basic Books, New York, 1992.

26 Variante moyenne de la révision 2000 des prévisions. Cf. J.-C. Chesnais/ J.-C. Chasteland, op. cit. p. 47.


Handicapé par une pyramide des âges également défavorable, le Japon est victime d’une contraction similaire. Passé au-dessous du seuil de remplacement des générations dès le début des années 70, le taux de fécondité japonais est tombé à 1,3 en 2001, figurant, aux côtés de ceux de la Russie, de l’Allemagne et de l’Europe méridionale, parmi les plus bas du monde. Et si la population a pu continuer de croître, c’est grâce à une baisse ininterrompue de la mortalité, rendue possible par une performance sanitaire remarquable, qui permet à ce pays d’afficher la plus grande longévité du monde. Mais ce gisement de croissance démographique est destiné à s’épuiser et les tendances à l’œuvre dessinent la perspective d’une décroissance de la population, vouée à passer de 127 à 109 millions entre 2000 et 2050. Après avoir constitué 3,3 % de l’humanité en 1950, le Japon n’en forme plus que 2,1 % en 2000, un taux qui devrait tomber à 1,15 % en 2050.

 

Pays le plus peuplé des puissances du monde développé, les Etats-Unis sont aussi celui qui maintient le mieux ses positions dans la hiérarchie démographique, grâce à une pyramide des âges favorable et un taux de fécondité revenu, après une baisse entre 1960 et 1985, à un niveau proche du seuil de remplacement des générations27, 2,1 enfants par femme, ce qui n’a pas d’équivalent dans les pays avancés. La population s’accroît aujourd’hui de 2,6 à 2,7 millions d’individus par an, dont un bon tiers est fourni par l’immigration, importante et en croissance. De 8 à 900 000 immigrants légaux sont ainsi arrivés chaque année aux Etats-Unis pendant les années 90, auxquels s’ajoutent les immigrants illégaux, que n’a pas saisis le recensement de 2000, dont le nombre est évalué à quelque 400 000 par an et qui, bénéficiant tôt ou tard d’une régularisation de leur situation, sont destinés à rester aux Etats-Unis. Intégrant les effets conjugués de cette natalité soutenue, d’une immigration robuste et d’un allongement de l’espérance de vie, les prévisions du Census Bureau américain donnent à l’horizon 2020 une population comprise entre 304 et 356 millions d’habitants pour les deux variantes extrêmes (pour 281 millions en 2000) et une fourchette de 314 et 553 millions28.

Concomitamment s’invitent sur la scène mondiale les nouveaux géants démographiques du XXIème siècle. Chacun a à l’esprit la Chine et l’Inde, qui cumulent d’ores et déjà 40 % de la population de la planète - l’Inde étant d’ailleurs vouée à dépasser la Chine vers 2030 - mais qui, surtout, ouvrent une longue liste de pays appelés à dépasser la centaine de millions d’habitants en 2050.

 

 

 

 

 

 

 

 







27 Cette bonne tenue est imputable au taux de fécondité relativement élevé - 2,9 enfants par femme - de la population d’origine hispanique. Celui de la population blanche non-hispanique n’est que de 1,8, soit moins que le seuil de remplacement (2,1), mais significativement plus que celui des Européennes (1,4) ou des Japonaises (1,3). J.-C. Chesnais/ J.-C. Chasteland, op. cit. p. 197.

28 La variante moyenne retenue par le Census Bureau pour 2050 donne 404 millions, alors que celle calculée par les Nations Unies n’est, avec 397 millions, guère éloignée de ce chiffre. Voir également William Frey/Bill Abresch/Jonathan Yeasting, America by the numbers, The New Press, New York, 2001.


 

Sans doute ne peut-on prendre au pied de la lettre des projections qui reposent sur des estimations de taux de fécondité dont l’expérience montre qu’ils peuvent réserver des surprises, mais outre que de telles surprises ont généralement été intégrées dans les variantes de projections, ce sont ici les ordres de grandeur qui importent, davantage que des chiffres précis. Une fois identifiées les tendances lourdes qui animent les masses démographiques, la question se pose de savoir comment elles affectent la distribution de la puissance étatique, car il n’y pas, en l’espèce, de répercussion mécanique. Quelques démographes et politologues, peu nombreux, se sont aventurés sur ce terrain (cf. supra, notes 3 et 4), sans rencontrer l’écho que leurs réflexions méritaient, mais plus intéressante est l’apparition d’études de fond spécifiquement consacrées à cette question. La revue Foreign Affairs30 et les think tanks américains se sont ainsi emparés du sujet31, suivis par la CIA, qui a produit en







29 Le tableau est donné par J.-C. Chesnais/ J.-C. Chasteland, op. cit. p. 47.

30 Peter Peterson, « Gray Dawn: The Global Aging Crisis », Foreign Affairs, janvier-février 1999, Vol. 78, num. 1.

31  La Rand Corporation a ainsi lancé un programme intitulé Population matters, sous l’égide duquel

s’est tenu en novembre 2000 un atelier conjoint avec l’INED, « Démographie et sécurité». Divers articles ont été commissionnés dans le cadre de ce programme, accessibles par le site www.rand.org/labor/popmatters/. Le Center for Strategic and International Studies (CSIS) a pour sa


juillet 2001 un rapport public d’une centaine de pages32. L’IFRI a mis les projecteurs sur le vieillissement en intégrant son incidence dans un rapport sur « le commerce mondial au XXIème siècle » publié au printemps 200333. The Economist y a également consacré plusieurs éditoriaux34. Toutes ces productions ont pour ambition d’inventorier les conséquences des bouleversements démographiques sur la stabilité interne des pays comme sur les grands équilibres stratégiques.

 

La démographie affecte la puissance par trois canaux entre lesquels la distinction peut paraître quelque peu forcée, tant ils sont liés : le potentiel économique, les équilibres liés à la pyramide des âges, aux incidences très différentes selon le niveau de développement des pays, et les rapports non plus entre Etats, mais entre grandes aires de civilisation, de religion et de langue.

 

Démographie et économie : l’émergence de l’Asie

 

La démographie et l’économie sont liées par une relation complexe qui continue d’animer les controverses entre experts - les économistes davantage, du reste, que les démographes, plus prudents sur la qualification de la relation entre croissance de la population et prospérité ou pauvreté. Sur un terrain assez passionnel, chargé de connotations idéologiques, morales ou politiques, le débat sur le développement a souvent été obscurci, renvoyant vers la notion de surpopulation des explications à la pauvreté et au sous-développement qui auraient pu être cherchées plus utilement dans les facteurs politiques internes. Une veine constante a été fournie par le postulat malthusien d’une capacité physique finie de l’écosystème à supporter une population dont la croissance ininterrompue crée des pénuries et des effets de seuil ravageurs. Parallèlement, les économistes ont établi des corrélations négatives entre croissance démographique et développement économique, expliquées par le poids des

« investissements démographiques » requis et aussi la faiblesse de l’épargne et de la formation de capital physique.

 

Cette pensée domine les décennies d’après-guerre, servant de terreau intellectuel et de matrice aux prophéties apocalyptiques sur les risques associés à une croissance démographique débridée. Dans Road to Survival35, William Vogt lance en 1948 un cri d’alarme qui trouve un fort écho aux Etats-Unis et dans le reste du monde. Le cadre de référence est de la sorte posé des efforts de limitation de la croissance démographique durant les décennies d’après-guerre, à l’initiative du « groupe population », de l’ONU et de quelques pays développés au nombre desquels figurent les Etats-Unis. L’idée se retrouve dans un discours du Président Lyndon Johnson, le 25 juin 1965 à San Francisco, à l’occasion de la célébration du vingtième anniversaire de la création de l’ONU, le lorsqu’il invoque « le fait que moins de 5 dollars dépensés dans les programmes de planification familiale valent autant que 100 dollars dépensés dans la croissance économique »36. C’est de cette même veine que procèdent, avec la montée







part créé dès 1999 un programme Global Aging Initiative, qui sert de cadre à une série de conférences et de publications en partenariat. Voir le site www.csis.org/gai/index.htm#overview .

32 Long-term Global Demographic Trends, rapport de la CIA, accessible sur le site www.eldis.org

33 Accessible à l’adresse www.ifri.org/files/Economie/ifrit.pdf (voir notamment les pp. 51-53).

34 « Half a billion Americans ? », 22 août 2002, et « Europe’s population implosion », 19 juillet 2003.

35 William Vogt, Road to Survival, Sloane, New York, 1948.

36 N. Eberstadt, art. cit. p. 37.


de la vague écologiste, les travaux d’Ann et Paul Ehrlich ou de Garrett Hardin37, le rapport de 1971 de la National Academy of Sciences américaine38, les études du Club de Rome, tous de tonalité très pessimiste, ainsi que d’autres productions néo- malthusiennes. Dans un monde développé en proie au syndrome de l’« exponentielle démographique », ces écrits ont un fort retentissement international, légitimant les politiques de limitation des naissances, auxquelles se rallient, de plus en plus nombreux, les pays en voie de développement, et notamment la Chine au début des années 70. Des thèses en sens contraire sont défendues, notamment dans les milieux universitaires américains39. Des économistes font valoir qu’en changeant les paramètres des modèles économétriques destinés à démontrer la corrélation entre croissance démographique et croissance économique on peut aboutir à des conclusions parfaitement opposées40, proches des thèses professées par Keynes et Myrdal dans le contexte de la Grande Dépression. Mais ces voix dissidentes restent largement inaudibles.

 

Sans prétendre trancher les débats théoriques, force est de constater, empiriquement, que les prophéties d’inspiration malthusienne ne se sont pas réalisées. Grâce aux « révolutions vertes » successives qui se sont diffusées dans les années 50- 60, les pénuries annoncées ne se sont pas produites, en tout cas pas à l’échelle apocalyptique redoutée. Et là où elles se sont produites, frappant des centaines de millions d’individus de sous-nutrition et, plus rarement, de famine, bien plus que la surpopulation, ce sont les catastrophes naturelles ou, plus fréquemment, l’action humaine qu’il y a lieu d’incriminer : la guerre, les conflits et les choix politiques. Démentant les prédictions néo-malthusiennes, les prix relatifs des matières premières et ressources naturelles, qui sont de bons indicateurs de rareté, n’ont cessé de décroître, en termes réels, sur la longue période, à un rythme d’environ 0,4 % par an41. Le prix des céréales a baissé à un rythme supérieur encore42. Le quasi-quadruplement de la population mondiale pendant le XXème siècle a engendré non pas un appauvrissement, mais au contraire un accroissement de la production, multipliée  par

14 entre 1900 et 199243. Une fois retirée l’incidence de l’augmentation de la population mondiale, ce chiffre révèle une multiplication par près de 4, en un siècle, du PIB par habitant, un progrès qui n’a évidemment pas de précédent historique. Une







37 Ann et Paul Ehrlich, The Population Bomb : Population control or Race to Oblivion, Ballantine Press, New York, 1968, Garrett Hardin, « The Tragedy of the commons », Science n° 162, décembre 1968.

38 National Academy of Sciences Studies Committee, Rapid Population Growth, Consequences and Policy Implications, The Johns HopkinsUniversity Press, Baltimore, 1971.

39 voir notamment Simon Kuznets, « Population and Economic Growth », Proceedings of the American

Philosophical Society, 111 n° 3, 1967.

40 Julian Simon, The Ultimate Resource, Princeton University Press, Princeton, 1981, pp. 257-288. Voir aussi United Nations, Determinants and Consequences of Population Change, Vol. I, Chapter 3, New York, 1973.

41 Enzo Grilli/Maw Cheng Yang, « Primary Commodity Prices, Manufactured Good Prices, and the

Terms of Trade of Developing Countries : What the Long Run Shows », World Bank Economic Review, 2, n° 1, 1988, pp. 1-47.

42 Donald Mitchell/Merlinda Ingco, The World Food Outlook, World Bank, International Economics Department, Washington DC, novembre 1993, pp. 162, 179 (cité par Nicholas Eberstadt, art. cit. p. 41). 43 Selon Angus Maddison, l’historien de l’économie de l’université de Groningue, dont les travaux font autorité. Cf. Angus Maddison, Monitoring the World Economy, 1820-1992, OCDE, Paris, 1995. Les estimations de Maddison, portent sur 56 pays seulement, mais qui regroupent 93 % de la population mondiale, donnant une bonne valeur approchée du PIB mondial.


telle croissance n’est pas sans conséquences sur l’environnement et l’on mesure d’ores et déjà les effets des grandes altérations (réchauffement climatique, déforestation, pollutions de toutes natures, épuisement de ressources non renouvelables, telles que les combustibles fossiles…) engendrées, en Asie notamment, par l’activité humaine.

 

Ce sont certes là des moyennes qui incorporent les pays développés - plus de la moitié du PIB mondial en parités de pouvoir d’achat à la fin du XXème siècle. Mais en isolant les pays en développement, on constate la même tendance à l’amélioration du niveau de vie sur la longue période : le revenu par habitant de l’Inde a crû de 160 % entre 1950 et 1997, celui de la Chine de 443 % et même un pays aussi pauvre et peu dynamique que le Bangladesh a vu son PIB par habitant croître de deux tiers entre 1960 et 199744. L’accélération de ce mouvement est particulièrement notable sur les deux dernières décennies, où les transitions démographiques ont produit leurs pleins effets : la croissance annuelle moyenne du PIB par habitant était, entre 1980 et 1997, de 3,9 % pour les pays à plus bas revenu45, alors que sur la même période, elle n’était que de 2,3 % dans les pays à revenus élevés46 et de 0,5 % pour les pays à revenu intermédiaire47. Cette accélération reflète aussi les choix de modèles de développement économique : le modèle libéral, embrassé d’abord, à partir des années 60, par les « quatre dragons » asiatiques (Hong Kong, Singapour, Taiwan, Corée du Sud), a fait école dans la région, avec la Malaisie, l’Indonésie et la Thaïlande, mais aussi des Etats de culture plus étatiste, comme l’Inde (dans les années 80) et la Chine (années 90), qui ont tous enregistré des résultats spectaculaires de croissance du PIB par habitant48. Ces moyennes cachent aussi, cependant, des écarts entre pays en développement : une analyse plus fine montre que l’écart se creuse entre l’Afrique Noire, où le niveau de vie stagne désespérément, et le reste des pays en développement - en un partage qui recouvre, à quelques nuances près, le clivage entre les pays qui, dans la transition démographique, sont engagés dans la phase de baisse de la fécondité et ceux qui n’ont pas amorcé ce mouvement – même si les premiers ont fourni quelques échecs retentissants.

 

Au total, donc, il apparaît que nombre de pays qui ont parachevé leur transition démographique sont aujourd’hui dans une phase de leur développement qui permet une croissance économique accélérée, significativement supérieure à celle des économies avancées49. La répartition mondiale des richesses en est évidemment affectée. Certes, les chiffres révèlent la persistance d’une profonde disproportion au profit des pays industrialisés, qui, au début du XXIème siècle, génèrent plus des ¾ du PIB mondial en valeur monétaire. Mais une conversion de ces agrégats en parités de







44 Données exprimées en parités de pouvoir d’achat. Cf. J.-C. Chesnais/ J.-C. Chasteland, op. cit. p. 697.

45 Moins de 670 dollars 1992 par tête.

46 Tous pays qui affichent une baisse tendancielle de la productivité du travail à partir du début des années 70 et jusqu’aux années 90. Cf. « le commerce mondial au XXIème siècle », IFRI, rapp. cit. p. 53. 47 De 371 à 12000 dollars par tête. Cf. J.-C. Chesnais/ J.-C. Chasteland, op. cit. p. 698.

48 168 % entre 1980 et 1997 pour la Thaïlande, soit environ 6 % par an, 169 % pour la Chine, 103 % pour l’Indonésie, 77 % pour l’Inde. Toutes ces données reflètent la croissance du PIB par habitant en dollars 1988 convertis en parités de pouvoir d’achat. Ibid. p. 697.

49 Une explication quelquefois avancée par les économistes et démographes est celle du « bonus

démographique », défini par un rapport entre actifs, nombreux, et inactifs, relativement peu nombreux, favorable à des comportements d’accumulation et d’investissement. Encore faut-il que l’économie soit structurellement en mesure de valoriser ce « bonus ».


pouvoir d’achat50 - une opération qui corrige les différences de coût de la vie ainsi que les distorsions introduites par les taux de change des monnaies, parfois surévaluées, parfois sous-évaluées - produit une image différente : les pays industrialisés ne

« pèsent » plus que 53 % du PIB mondial, et les pays en développement, étalonnés à 21 % du PIB monétaire, passent à 42 % du PIB en parités de pouvoir d’achat.

 

  

Dans le peloton de tête des 10 premières puissances économiques entrent ainsi l’Inde et le Mexique, qui viennent se rajouter à la Chine et au Brésil. Plus intéressantes seraient les projections à 20 ans de ces tendances lourdes de différentiels de taux de croissance entre les « vieux » pays industrialisés et les « nouveaux pays industrialisés ». Selon des projections de la Banque Mondiale, la Chine dépasserait en 2020 le PIB des Etats-Unis, l’Inde52 et l’Indonésie talonneraient le Japon, tandis que la Corée du Sud et la Thaïlande devanceraient la France. Il faut bien sûr traiter avec précaution ces extrapolations, compte tenu de l’incertitude qui s’attache à leur







50 Couramment pratiquée en économie, la conversion en parités de pouvoir d’achat rend plus comparables les paramètres d’économies disparates. Elle tend cependant à minorer les différentiels de sophistication et de développement entre ces économies, qui sont aussi un indicateur des différentiels de puissance, notamment sur le plan des technologies militaires. La conversion en parités de pouvoir d’achat a donc pour objectif de donner des ordres de grandeur bien plus que des classements indiscutables, d’autant plus que selon la méthodologie retenue, elle peut aboutir à des résultats différents.

51 J.-C. Chesnais/ J.-C. Chasteland, op. cit. p. 703.

52 Les plus récentes prévisions créditent l’Inde d’une croissance de 7% en 2003, permettant à ce pays de renouer avec les niveaux records du milieu des années 90. Cf. Jean-Luc Racine, « l’Inde renoue avec une croissance record », Le Monde de l’économie, 18 novembre 2003.


méthode même, mais aussi aux faiblesses des appareils statistiques de pays tels que la Chine53. Mais quelles que soient ces précautions, un constat s’impose d’évidence, celui de la montée en puissance irrésistible de l’Asie, non pas tant du Japon - dont le potentiel démographique déclinant ne permet guère d’attendre de prouesses - que des géants démographiques du continent. Alors qu’elle ne représentait qu’un sixième du produit mondial en 1950, l’Asie a doublé cette part au milieu des années 90 et devrait dépasser la moitié dans une génération pour, peut-être, retrouver à terme cette quote- part des trois cinquièmes qui fut la sienne jusqu’au début du XIXème siècle54. Dans cette nouvelle « géo-économie » du monde, seule l’Afrique Noire semble durablement vouée, à moyen terme tout au moins, à rester en marge, en ne représentant, malgré une proportion de plus de 10 % de la population mondiale, que 2,3 % du PIB mondial - encore un tiers de cette performance est-il imputable à la seule Afrique du Sud55.

 

Les ressorts internes : entre convulsions et atonie

 

Derrière ces chiffres bruts, ces corrélations et tendances lourdes, un facteur décisif, dont la portée n’est pas seulement économique, est l’incidence des évolutions démographiques sur les sociétés, leur stabilité, leur dynamisme, leur agressivité ou leur atonie. Une des veines explorées en ce domaine est celle des tensions et effets de seuil provoqués par la raréfaction, à l’échelle locale ou régionale, et des conflits qui s’ensuivent. Cette veine avait eu une forte résonance au début des années 90 avec les thèses avancées par Thomas Homer-Dixon56 et relayées par Robert Kaplan dans The Atlantic Monthly57, prédisant l’avènement d’une ère où les conflits armés trouveraient leur origine souvent, voire principalement, dans des pénuries de ressources naturelles induites par la pression démographique. Ces prophéties, qui avaient eu un certain retentissement à l’époque, ne se cependant pas vérifiées depuis lors.

 

Des mouvements démographiques ont certes pu être l’origine de conflits internes violents, pour des motifs qui ne tenaient nullement, cependant, à la raréfaction des ressources de l’environnement, mais à des changements des rapports de force ethniques (Liban, Sri Lanka, Kosovo) ou à d’autres raisons (forte proportion de jeunes, urbanisation effrénée, chômage, migrations internes...)58. Il est ainsi probable, peut-on supputer sur la base d’un simple raisonnement intuitif, qu’une société où le poids des jeunes générations est prédominant dans la pyramide des âges n’aura pas les mêmes comportements qu’une société plus mûre. C’est d’ailleurs le risque d’instabilité sociale et politique dans les régions stratégiquement importantes pour les Etats-Unis qui avait été, on s’en souvient, au cœur des préoccupations du « groupe population » dans les années de la Guerre Froide - et qui avait provoqué le ralliement







53 Voir notamment Thomas Rawski, « Measuring China’s recent GDP Growth : Where do we stand ? », disponible sur http://www.pitt.edu/~tgrawski/papers2002/measuring.pdf.

54 selon une estimation de l’Asian Development Bank, citée par Joseph S. Nye, The Paradox of American Power ; why the World's only Superpower can't go it alone, Oxford University Press, Londres, 2002, p. 18.

55 Ibid. p. 437.

56Thomas Homer-Dixon, « On the Threshold : Environmental Change as Cause of Acute Conflict »,

International Security, n° 16, 1991, Environmental scarcity and global security, Foreign Policy Association, New York, 1993.

57 Robert Kaplan, « The coming Anarchy », The Atlantic Monthly, 1994-02, vol. 273 n° 2, pp. 44-76. 58Voir notamment Jack Goldstone, « Demography, Environment and Security », in Myron Weiner/Sharon Stanton Russell (dir.), Demography and National Security, op. cit. pp. 39-60.


des administrations américaines aux thèses de ce groupe. Et c’est à nouveau ce risque qui est souligné par la CIA dans son rapport de 2001 pour les pays auxquels le calendrier des transitions démographiques promet des effectifs élevés de jeunes à l’horizon 2020 - le Pakistan, l’Irak, le Yémen, mais aussi la bande de Gaza - en particulier dans un contexte de pénurie d’emplois.

 

Mais désormais s’ajoute, dans les réflexions de la CIA et des think tanks américains, une dimension nouvelle, celle des conséquences néfastes pour les Etats- Unis du vieillissement de leurs alliés. L’instabilité interne et le vieillissement sont, avec les migrations internationales, les trois facteurs majeurs d’incidence des évolutions démographiques de la planète sur la « biologie des sociétés », selon l’expression de Jean-Claude Chesnais.

 

L’allongement de l’espérance de vie et la baisse de la mortalité, qui sont le lot commun de la quasi-totalité des pays - à l’exception de la Russie et des pays  d’Afrique décimés par le SIDA - aboutit mécaniquement à un gonflement des effectifs dans les tranches d’âge élevées de la pyramide des âges. Dans les pays développés, l’espérance de vie continue de progresser et devrait passer de 75 à 80 ans, hommes et femmes confondus, entre les périodes 1995-2000 et 2025-2035. Dans les pays en développement, elle reste inférieure, passant dans la même période de 63 à 71 ans, mais l’écart ne cesse de se combler.

 

La conjonction de cet allongement et de la baisse du taux de fécondité détermine non seulement l’accroissement démographique (hors solde migratoire) ou la contraction, avec les différentiels spectaculaires décrits plus haut, mais aussi le changement graduel de la structure d’âge, et donc la proportion de jeunes et de vieux, d’actifs et d’inactifs. A l’exception des pays à taux de fécondité élevé, qui ne constituent plus qu’une faible quote-part de l’humanité, le vieillissement est un phénomène général - Alfred Sauvy avait annoncé que le XXIème siècle serait « le siècle du vieillissement démographique » - mais il est plus ou moins marqué selon les pays et selon l’évolution de la natalité et de la mortalité.

 

Lorsque les indicateurs de fécondité tombent aux bas niveaux constatés dans certains pays d’Europe, en Russie ou au Japon, la conséquence en est un vieillissement rapide de la population. C’est ainsi qu’en Europe, où 5 % à peine de la population avait, au début du XXème siècle, plus de 65 ans, ce taux est monté à 10 % en 1960, 15 % en 1990, devrait avoisiner 20 % en 2020 et pourrait atteindre 30 % vers 205059. Le phénomène est plus accentué encore dans un pays comme l’Italie, dont Peter Peterson, l’auteur de l’article de Foreign Affairs, relève qu’il est à l’avant-garde de la « floridisation » du monde développé, par référence à cet Etat américain, qui est celui du « troisième âge » par excellence, par son ratio de personnes âgées de 65 ans et plus dans la population totale - 18,5 %. L’Italie devait rattraper la Floride dès 2003, tandis que le Japon devrait atteindre ce seuil en 2005, l’Allemagne en 2006, l’Espagne en 2012, la France et la Grande-Bretagne en 201660.

 

 







59 Michel Loriaux, Vieillissement du monde et mondialisation du vieillissement, in J.-C. Chesnais/ J.-C. Chasteland, op. cit. p. 548.

60 P. Peterson, art. cit. p. 43.


Deux indicateurs sont cependant plus utiles pour mesurer l’impact du vieillissement sur les facteurs de la puissance : le ratio de dépendance et l’âge médian. Le premier, donné par le rapport entre les effectifs de plus de 64 ans et ceux d’âge actif (15-64 ans), exprime la charge spécifique qui pèse sur les actifs, notamment dans les pays à régime de retraite par répartition. Là aussi l’Italie vient en tête, avec un ratio de 31 pour 100 actifs, appelé à croître jusqu’à 50 en 2030 et 76 à l’horizon 205061. Le Japon est sur une trajectoire similaire, où ce ratio passerait de 27 à 73 entre 2000 et 2050, ainsi qu’à un moindre degré la France (de 27 à 59 sur la même période), l’Allemagne (de 30 à 60) et le Royaume Uni (de 27 à 48). En fait, l’âge moyen de fin d’activité étant plutôt de 60 ans dans la plupart des pays développés, notamment européens, certaines études retiennent cet âge comme ligne de partage : le ratio de dépendance atteint alors des niveaux prospectifs vertigineux, passant de chiffres compris entre 35 et 40 en 2000 à des taux compris entre 99 à 103 à l’horizon 2040 pour l’Espagne, le Japon et l’Italie62, soit un retraité par adulte d’âge actif. Même si les trois pays sont aussi ceux où la fréquence de cohabitation entre les générations est la plus élevée, cette perspective, partagée à des degrés variables par tous les pays industrialisés, est lourde de conséquences pour les équilibres économiques, d’autant plus qu’elle dessine une proportion croissante, dans ce groupe d’âge, du « quatrième âge », beaucoup plus consommateur de services de santé et liés à la dépendance. C’est ainsi qu’en France, d’ici 2050, l’effectif des plus de 60 ans doublera, passant de 12 à 24 millions, celui des plus de 75 ans triplera (de 3 à 8,6 millions d’individus),, celui des plus de 85 ans quadruplera (de 1,2 à 4,8 millions). Quant aux centenaires, leur nombre passera de 13 000 à 165 00063

Le fardeau croissant, de ce fait, sur les transferts sociaux ne pourra que peser de plus en plus sur un appareil de production lui-même handicapé par la décroissance en valeur absolue (sauf immigration de niveau très significatif) de la population active. L’OCDE a évalué le « manque à croître » lié à ce dernier facteur à 0,4 % par an entre 2000 et 2025 dans les économies de l’Union Européenne et à 0,7 % pour le Japon64. Sans même mentionner l’effet déflationniste du « manque à consommer » des jeunes ménages. Sans doute est-il possible d’envisager un redéploiement de l’économie en direction de producteurs et de consommateurs plus âgés, mais une telle démarche implique des choix de société lourds (allongement de la durée de la vie active, réforme profonde des régimes sociaux…) qui vont à l’encontre des préférences collectives des sociétés concernées. S’il est plus accentué en Europe et au Japon, le phénomène n’épargne pas les Etats-Unis ni même les pays en développement comme la Chine, la Thaïlande ou le Sri Lanka, qui ont vu leur taux de fécondité chuter rapidement, en l’espace d’une décennie, en dessous du seuil de remplacement des générations et dont les cohortes nées pendant leur baby boom formeront les gros bataillons d’une population vieillissante.







61 « International Security and the Aging Crisis, A White Paper on Defense for the Global Aging Initiative », CSIS, Washington D.C., décembre 2000, p. 30.

62 Richard Jackson/Neil Howe, « The 2003 Aging Vulnerability Index », CSIS and Watson Wyatt Worldwide, Washington D.C., mars 2003, p. 3. (accessible par le site www.csis.org). En calculant ce

ratio sur la base des seuls individus effectivement actifs, on obtiendrait des résultats encore plus critiques.

63 Henri-Jacques Stiker/Xavier  Gaullier,  « Dépendance,  vieillesse,  handicap :  quelle  politique sociale ? », Esprit, décembre 2003.

64 « International Security and the Aging Crisis... », rapport cit. pp. 4-5.


L’autre indicateur, qui donne une bonne idée de la « jeunesse » d’une population, est celui de l’âge médian, c'est-à-dire l’âge qui divise cette population en deux parts d’effectifs égaux. Là aussi les différentiels de fécondité impriment leur marque. Grâce au baby boom constaté dans le monde occidental dans les années d’après-guerre et au baby boom secondaire qui a suivi une génération plus tard, l’âge médian dans cette partie du monde est aujourd’hui compris entre 35 et 40 ans (35,5 aux Etats-Unis, 37,7 en Europe). Mais la divergence des taux de fécondité aboutit, si les tendances actuelles se prolongent, à creuser l’écart : selon un démographe de l’Université du Michigan, Bill Frey, cet écart, aujourd’hui de deux ans, avoisinerait en 2050 près de

17 ans, lorsque l’âge médian des Européens sera de 52,7 années et celui des Américains de 36,2 années seulement65.

 

Lorsque les think tanks américains et la CIA s’intéressent aux conséquences des bouleversements démographiques, c’est en premier lieu à leur impact sur les capacités militaires et les budgets de défense que va leur attention. Le raisonnement est simple : une part croissante d’une richesse produite par une population active moins nombreuse sera allouée au financement des retraites, des dépenses de santé et du service d’une dette croissante, au détriment de budgets de défense d’ores et déjà ramenés, en Europe, à des niveaux faibles. Les taux de prélèvements obligatoires, parmi les plus élevés du monde sur le Vieux Continent, entretenant la résistance à toute aggravation du fardeau fiscal, la marge de manœuvre est d’autant plus étroite qu’une résistance symétrique se fera sentir vis-à-vis de toute réduction des prestations sociales, relayée par un corps électoral vieillissant et très directement concerné. La résultante en est une augmentation mécanique des budgets sociaux, qui devraient, selon des calculs des services de la Commission Européenne, absorber, entre 2000 et 2050, 10,5 points supplémentaires du PIB japonais, 6,75 points du PIB de l’UE et 4,25 points du PIB américain66.

Moyennant quoi, pronostiquait la CIA, « alors que les autres pays industrialisés se replieront sur leurs crises de vieillissement, les Etats-Unis seront sollicités pour prendre en charge la plus grande part du fardeau de l’aide financière et humanitaire, du maintien de la paix et des interventions militaires dans le monde »67, alors précisément que ces interventions seront appelées par les turbulences causées par ces mêmes bouleversements démographiques. C’était en juillet 2001, avant que se referme pour de bon, deux mois plus tard, la décennie des opérations d’« extinction » des conflits ethniques, marquée par les expériences des Balkans. Du point de vue des Américains, ce constat est cependant, même s’il se pose en d’autres termes, plus justifié encore aujourd’hui qu’à l’époque, alors que le fossé s’est creusé entre les budgets de défense des Etats-Unis et leurs alliés européens. En même temps, constatait encore la CIA, les rivaux traditionnels des Etats-Unis que sont la Russie et la Chine sont eux-mêmes handicapés par l’affaissement de sa démographie pour la première et, pour la seconde, les difficultés découlant de la rapidité de ses mutations démographiques (urbanisation débridée, vieillissement rapide de la population, lié au







65 « Half … », art. cit., The Economist, 22 août 2002.

66 McMorrow, Kieran, Roger, « The economic consequences of Aging Populations », Economic Papers of the Directorate for Economic and Financial Affairs, n° 138, Commission Européenne, Bruxelles, novembre 1999, p. 37.

67 Long-term Global..., rapport cit. p. 10.


succès de la « politique de l’enfant unique » adoptée en 1979, défaut de protection sociale de la vieillesse, déséquilibres entre les sexes68).

 

Sans doute est-il hasardeux de tirer des conclusions trop formelles sur les évolutions à des horizons éloignés car nombre de paramètres peuvent soit s’infléchir spontanément - comme le taux de fécondité ou la mortalité, avec la propagation de maladies contagieuses nouvelles et meurtrières dont le SRAS est sans doute l’illustration la plus récente - ou être affectés par des choix politiques. Mais compte tenu de l’inertie propre aux dynamiques démographiques, il faudrait plusieurs décennies pour que, par exemple, un rebond de la natalité développe ses effets sur les tendances lourdes. La dégradation des ratios de dépendance est donc, hors hypothèse d’immigration massive, appelée à se poursuivre. Et il est douteux, pour ne considérer que les seuls budgets de défense, qui déterminent cette dimension fondamentale de la puissance qu’est la force militaire, qu’un électorat structurellement âgé se rallie, en l’absence d’une menace visible et crédible, à des accroissements significatifs de budgets militaires, au détriment du niveau de vie et des transferts sociaux qui le déterminent.

 

L’immigration : dernier recours ?

 

La variable d’ajustement, entre pays et régions, de ces bouleversements est formée par les migrations, tant internes qu’internationales. Constantes de l’histoire, les migrations revêtent une ampleur à la mesure des mouvements démographiques mondiaux, non pas tant par leur proportion des masses en jeu - relativement faible - que par leur visibilité, leurs incidences politiques et leur imprévisibilité. De 77 millions en 1965, le nombre d’individus installés dans un pays autre que leur pays d’origine est passé à 115 millions en 1990 et 150 en 200069, représentant une part faible et relativement stable de la population mondiale (2,3 % en 1965, 2,45 % en 2000). Ces chiffres bruts, qui comprennent aussi bien les migrants pour raisons économiques que les réfugiés, recouvrent une mutation profonde de la géographie traditionnelle des migrations : des pays d’émigration, comme ceux d’Europe du sud, sont devenus des pays d’accueil, comme du reste les nouveaux pays industrialisés d’Asie. Dans le cas des réfugiés, ce sont même des pays voisins qui, au sud, sont voués à assurer le premier accueil.

 

Si l’origine des migrations est commune - les pays en transition démographique - les motivations sont hétérogènes, quoiqu’à dominante économique, que ce soit la recherche d’un emploi, la réunion familiale ou la demande d’asile. Et là, qu’elle soit voulue et administrée par des quotas (dans les pays d’immigration traditionnelle que sont les Etats-Unis, le Canada et l’Australie) ou subie (réunion des familles dans les pays de l’Union Européenne, immigration clandestine dans tous les pays développés), l’immigration a pour effet, initialement, d’apporter un appoint de main-d’œuvre dans des secteurs déficitaires (emplois de basse comme de haute qualification). Mais alors que dans les premiers, l’immigration procède d’une démarche délibérée, dûment pesée

 

68 La pratique, répandue dans toute l’Asie, de l’avortement sélectif introduit un déséquilibre important, et lourd, à terme, de conséquences, entre filles et garçons.

69 Catherine Wihtol de Wenden, « La mondialisation des flux migratoires », in Josepha Laroche, La mondialisation, communication au VIIème Congrès de l’Association Française de Sciences Politiques, Lille, 18-21 septembre 2002, p. 2.


et politiquement approuvée par la représentation nationale70, en Europe et au Japon elle n’a été admise qu’à reculons, en catimini, sous la pression des employeurs et avec l’illusion qu’elle n’était qu’une installation provisoire, idée que l’on trouve dans la notion allemande de Gastarbeiter (travailleur invité) ou dans les dispositifs d’aide au retour. Moyennant quoi l’Europe, tout en ayant fermé dès 1974 ses frontières à l’immigration économique, se retrouve devoir accepter, par le jeu des regroupements familiaux ou des demandes d’asile, davantage d’immigrants légaux que les Etats-Unis et le Canada réunis : 1,4 millions en 2000 pour les 15 pays membres de l’Union Européenne, contre 850 000 pour les deux pays d’Amérique du nord 71. S’y ajoutent les immigrants illégaux, attirés par une demande de main-d’œuvre irrégulière pour les emplois boudés par les populations locales, et qu’aucune barrière administrative ne parvient à décourager : « un peu partout en Europe », observe le démographe Philippe Fargues, « les marchés se sont avérés plus forts pour engendrer des flux que les Etats pour les réguler »72. Au total, ce sont plus de 20 millions d’étrangers, dont 5 d’origine communautaire, qui séjournaient dans le périmètre de l’Union au tournant du siècle73. Sans avoir opéré un choix politique explicite en ce sens74, l’Europe a fini par recourir à l’immigration pour combler d’abord un déficit de main-d’œuvre, engendré par la contraction de sa population active, comblant incidemment son déficit de population. Cette tendance étant appelée à prendre de l’ampleur, l’hypothèse d’une finalité démographique de l’immigration a été envisagée par un rapport de l’ONU au titre provocateur - « les migrations de remplacement » - publié en 2000 et qui avait fait grand bruit à l’époque en laissant entendre que l’Europe ne devrait son salut démographique qu’à l’immigration75.

Il est vrai que pour des pays comme l’Allemagne, l’Italie, où le nombre de décès est supérieur à celui des naissances (y compris les naissances dans les familles d’immigrés), la croissance de la population est entièrement assurée par l’immigration. C’est en effet à un apport annuel de l’ordre de 235 000 immigrés que l’Italie devrait recourir, une fois abordée la pente la plus forte de la décroissance démographique, pour maintenir sa population à effectifs constants. Et s’il fallait maintenir constant le rapport actuel de dépendance, ce n’est pas en centaines de milliers, mais en millions que se chiffrerait, pour les grands pays européens, le besoin annuel d’immigrés76. Sans







70 Le Congrès américain adopte régulièrement des lois-cadres fixant les objectifs, quantitatifs et qualitatifs, de l’immigration. C’est ainsi que l’US Immigration Act de 1965 a largement ouvert les portes des Etats-Unis aux Asiatiques, aboutissant à faire de cette provenance près de la moitié du flux d’immigration à partir de 1978 et à former une « minorité » Asian-American de quelque 10 millions d’individus en 2000. Cf. Stephen Castles/Mark Miller, op. cit. p. 145. De même, l’US Immigration Act de 1990 prévoyait d’augmenter le nombre d’immigrants à haute qualification, qui est effectivement passé de 58 200 à 147 000 entre 1991 et 1993 (Ibid. p. 94).

71 Catherine Wihtol de Wenden, « Nouvelles frontières, nouveaux migrants ? », Sociétal n° 41, 3ème trimestre 2003.

72 Philippe Fargues, « L’émigration en Europe vue d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient », Esprit,

décembre 2003.

73 Catherine Wihtol de Wenden, « La mondialisation… », art. cit. p. 5.

74 Seule l’Italie a mis en place, par une loi de 2001, un régime visant à organiser l’immigration, avec notamment un système de quotas. L’Allemagne a pour sa part accordé des visas de séjour et permis de travail à des informaticiens.

75 Voir notamment Joseph-Alfred Grinblat, « Des scénarios d’immigration pour une Europe

vieillissante », Esprit, décembre 2003, pp. 92-101.

76 1,2 million par année pour la Grande-Bretagne, d’après J.-C. Chesnais/ J.-C. Chasteland, op. cit. p. 630.


aller jusqu’à envisager sérieusement de telles hypothèses, politiquement irréalistes, c’est pourtant à ce type de choix que seront tôt ou tard confrontés les dirigeants des pays européens, mais aussi du Japon et de la Russie, tous exposés à une contraction démographique : même si le déficit de main-d’œuvre pour les emplois les moins gratifiants est le premier mobile de l’immigration, la préoccupation démographique semble peser d’un poids croissant et certains pays ont d’ores et déjà changé leur discours sur l’immigration, comme l’Allemagne77 ou le Royaume Uni, voire, comme l’Italie, leur politique.

 

Sans qu’il soit possible, faute d’études sérieuses, de tirer des conclusions fermes à ce sujet, il faut mentionner, pour mémoire, l’incidence sur les politiques des grandes puissances des changements dans la composition ethnique ou confessionnelle de leur population du fait de l’immigration (perte d’influence des Européens aux Etats-Unis au profit des Hispaniques et des Asiatiques, poids croissant des électeurs musulmans dans de nombreux pays d’Europe).

 

La « tectonique » des cultures et civilisations

 

Un dernier canal par lequel la démographie affecte la puissance est probablement son incidence sur le soft power, en déterminant les densités respectives des grandes aires de culture et de civilisation qui structurent le monde, à partir d’éléments constitutifs tels que les valeurs, les religions ou les langues. La très forte différenciation des pratiques religieuses selon les régions et même les pays, notamment au sein de l’islam, commande la prudence dans les conséquences qu’on peut en tirer. Mais les valeurs qui en procèdent imprègnent profondément les sociétés, leur culture, leur politique, leur organisation sociale. Il n’est pas indifférent, dans ces conditions, d’observer que les taux de croissance démographique différentiels marquent, malgré une bonne tenue, grâce à l’Amérique Latine, du catholicisme, une décrue des populations associées aux religions chrétiennes. Celles-ci, après avoir embrassé un tiers de l’humanité pendant une bonne partie du XXème siècle, n’en concernent, au début du siècle suivant, plus qu’un quart. Par contraste, l’islam s’est hissé, en l’espace de 70 ans, de 13 à 20 % de la population et devrait dépasser vers 2010-2020 les effectifs de l’aire chrétienne78. L’hindouisme reste stable tout au long du XXème siècle, entre 13 et 15 %, tandis que le bouddhisme tombe de 8 à 5 %. S’y ajoute le confucianisme, qui imprègne les valeurs de pays comme la Chine, le Japon, le Vietnam ou la Corée, c'est-à-dire un bon quart de l’humanité. Au total, donc, les systèmes intellectuellement et culturellement les plus éloignés des valeurs occidentales représentent, avec l’islam et les religions asiatiques, entre deux tiers et trois quarts de l’humanité.

 

Un partage du monde en grandes aires linguistiques reflète le poids des grandes masses démographiques : les aires chinoise, hindie-ourdoue, anglophone et hispanophone viennent en tête. Mais là aussi, l’influence des langues européennes,







77 L’Allemagne est de loin le premier pays d’accueil d’étrangers en Europe : 7,3 millions y résident, soit 8,9 % de la population totale. Des pays comme le Luxembourg ou la Suisse ont cependant des proportions significativement plus élevées d’étrangers (30 et 19 % respectivement). Cf. Catherine Wihtol de Wenden, « La mondialisation… », art. cit. p. 5.

78 J.-C. Chesnais/ J.-C. Chasteland, op. cit. p. 449. Voir également M. Malherbe, Les religions de l’humanité, Laffont, Paris, 1995.


parlées par un tiers de la population mondiale en 1935 encore, se contracte à 22 % à la fin du XXème siècle, un ratio appelé à décroître davantage par le simple effet des différentiels de taux de fécondité. Seul l’anglais échappe à ce mouvement de décroissance, en restant en tête des secondes langues de communication, avec 250 millions de locuteurs - qui viennent s’ajouter aux 350 millions de locuteurs dont l’anglais est la langue maternelle79.

 

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La démographie relève par excellence de cette « longue durée », définie par Braudel, qui façonne, sous l’écume de l’agitation humaine, le temps et l’espace du monde. Elle emporte nombre de conséquences, immédiates ou futures, sur les rapports politiques. Certaines sont d’ordre arithmétique, comme la pondération des droits de vote entre les Etats-membres de l’UE ou les chances de tel ou tel pays d’accéder au statut de membres permanent du Conseil de Sécurité dans l’hypothèse d’une réforme des Nations Unies.

 

D’autres ont davantage trait à la « tectonique » démographique : le fait dominant est là, incontestable et déjà largement décrit ou annoncé, le déplacement vers l’Asie du centre de gravité du monde, par l’effet conjugué des masses humaines en jeu et de l’entrée, durant le dernier demi-siècle, de plus en plus de pays asiatiques dans un cycle de croissance. Infligeant un démenti à ceux qui, comme Gunnar Myrdal, prix Nobel d’économie, voyaient ce continent condamné au sous-développement80. Sans doute cette croissance n’est-elle pas exempte de fragilités. Sans doute les niveaux de PIB par tête, qui reflètent le degré de sophistication d’une économie, resteront-ils longtemps encore faibles comparés à ceux des pays avancés. Sans doute, note Michel Foucher, serait-il « fallacieux d’y chercher les signes avant-coureurs d’un processus comparable à celui de la construction européenne »81. Sans doute, même, fera-t-on valoir, l’Asie est-elle formée d’Etats aux inimitiés séculaires dont les relations rappellent davantage le monde décrit par Hobbes que celui rêvé par Kant. Mais par quelque bout qu’on la prenne, la redistribution en cours de la population et surtout de la richesse mondiale ne peut manquer d’affecter la distribution de la puissance. Tel avait d’ailleurs été le cas lorsque l’Europe, puis les Etats-Unis, avaient au cours des deux siècles passés étendu leur emprise sur le monde.

 

En définissant la puissance comme « la capacité d’une unité politique d’imposer sa volonté aux autres unités », Raymond Aron avait aussi voulu la qualifier : « la puissance politique n’est pas un absolu, mais une relation humaine »82. L’entrelacs des

« relations humaines » que forment les rapports de puissance se transforme continûment, en un grand jeu à somme nulle. L’ascension des « unités politiques » d’Asie se fera au détriment de celles d’autres régions, l’Europe et les Etats-Unis,


79 J.-C. Chesnais/ J.-C. Chasteland, op. cit. pp. 450-452.

80 Gunnar Myrdal, Asian Drama: An Inquiry into the Poverty of Nations, Twentieth Century Fund, New York, 1968.

81 Michel Foucher (dir.), Asies nouvelles, Belin, Paris, 2002., p. 17.

82 R. Aron, op. cit. p. 58.


réunis sous l’appellation d’Occident. Vainqueur des deux guerres mondiales, architecte du système international d’après-Guerre, pourvoyeur de la pensée dominante, cet Occident a écrit l’essentiel de l’histoire du XXème siècle. C’est la pensée occidentale qui a engendré les systèmes politiques et idéologiques qui ont marqué ce siècle. Le nazisme et le communisme ont subi le sort que l’on sait, mais, triomphant au sortir de la Guerre Froide, le modèle de la démocratie libérale, avec ses corollaires - capitalisme et économie de marché, pluralisme social et politique, droits de l’individu, libertés publiques et règle de droit - a, porté par le leadership américain, fini par s’imposer sous toutes les latitudes comme la clef d’accès à la modernité politique et économique.

 

C’est cette capacité à inventer l’avenir, cette légitimité pour en définir les termes de référence que l’ascension de l’Asie remet aujourd’hui en cause. La prétention de l’Ouest à l’universalisme de son modèle est de plus en plus récusée au profit de systèmes de valeurs auxquels les Asiatiques, surtout ceux de la sphère d’influence du confucianisme, imputent volontiers, en minorant délibérément leurs emprunts au modèle occidental, le mérite de leur réussite économique. Avec probablement, en arrière-plan, le sentiment d’une revanche à prendre sur un Occident qui a, dans le passé, humilié l’Asie. D’ores et déjà, par une sorte d’ironie, c’est de l’épargne chinoise et japonaise qu’est aujourd’hui tributaire le financement international du déficit américain.

 

« Les attitudes kémalistes ont aujourd’hui quasiment disparu d’Asie de l’est », écrit Samuel Huntington, au profit d’une « indigénéisation de seconde génération, illustrée par un personnage comme Lee Kuan Yew ». Par corollaire, poursuit-il, « lorsque la puissance de l’Occident décline, sa capacité à imposer ses concepts de droits de l’homme, de libéralisme et de démocratie déclinent également »83. Si Huntington voit juste, il faut s’attendre à ce que les injonctions occidentales en ces domaines soient de plus en plus ignorées. Mais il ne s’agit pas d’une simple posture morale ou intellectuelle : c’est en fait toute l’architecture de la suprématie de l’Occident qui est implicitement contestée et le sera de plus en plus, qu’il s’agisse de la prévalence occidentale dans les mécanismes de gouvernance politique et économique mondiale84, du leadership américain en Extrême-Orient, voire de cet étalon de la puissance militaire - et égalisateur de puissance - qu’est l’arme nucléaire. Le développement économique est évidemment synonyme de capacité technologique et, les circonstances aidant, le TNP pourrait s’avérer n’être qu’une digue fragile.

 

Si l’Ouest est destiné à voir s’éroder sa suprématie, le processus affecte différemment les Etats-Unis et l’Europe. Ce n’est pas le statut de puissance à vocation mondiale que les puissances asiatiques émergentes vont disputer aux Etats-Unis, ni individuellement ni même sur le mode de la coalition : les nouveaux venus ont entre eux suffisamment de conflits d’intérêts pour que les Etats-Unis aient largement les moyens, à l’instar de l’Angleterre impériale, de prévenir la formation de coalitions hostiles, voire de se rendre indispensables dans la préservation des équilibres

 

83 Samuel Huntington, The clash of civilizations and the Remaking of the World Order, Simon & Schuster, New York, 1996, p. 92

84 Voir notamment, à ce propos, Kishore Mahbubani, Can Asians think ? Times Book International (2nd

edition), New York, 2002. l’auteur est l’ambassadeur de Singapour auprès des Nations Unies et son livre a été un succès de librairie.


stratégiques régionaux. Mais l’Asie est appelée à devenir, pour la projection de la puissance américaine, un terrain de plus en plus difficile, à mesure que se renforcera la contestation de sa légitimité à étendre à ce continent sa prétention à exercer le leadership du monde civilisé. S’agissant d’une région qui regroupe 60 % de l’humanité et, probablement, bientôt la moitié de la richesse produite dans le monde, ce caveat n’est pas anodin.

 

Même si elle ne tient plus, depuis plus d’un demi-siècle, les premiers rôles vis-à- vis de l’Asie, l’Europe sera vouée à partager avec l’Amérique le calice de ce « déclin de l’Occident » annoncé, quoiqu’il ne se présente pas sous les formes qu’ils avaient prévues, par un Spengler ou un Toynbee. C’est plutôt, dans le cas l’Europe, au-delà de la perte d’influence relative dans le monde, l’assise même de la puissance qui est corrodée par sa propre contraction démographique et ses effets secondaires : vieillissement, introversion, rétrécissement de la base fiscale et économique sont autant de variables qui affectent négativement à la fois les préférences collectives qui animent la volonté de puissance et le socle de celle-ci. Et ce n’est pas tant par rapport à l’Asie que par rapport aux Etats-Unis que l’Europe risque, si ces tendances ne s’inversent pas, d’enregistrer un effacement relatif.

 

Ce constat affecte les Européens dans deux de leurs débats :

  le débat sur l’organisation des rapports politiques et des priorités au sein de l’Union Européenne, et notamment sur sa capacité à insuffler à l’« unité politique » qu’elle bâtit la cohésion et l’efficacité qui sont la condition de l’exercice de la puissance. Il s’agit là d’un sujet en soi, qui dépasse le cadre du présent article, mais dont les évolutions démographiques en cours et à venir soulignent la gravité et l’urgence ;

  le débat, presque subliminal, sur les politiques publiques à même de peser sur les variables démographiques : la marge de manœuvre est limitée car les tendances à l’œuvre sont profondes et elles sont en grande partie déterminées par les paramètres passés de la démographie non seulement européenne, mais mondiale. Mais s’il n’est pas question d’espérer peser significativement sur les proportions des masses démographiques mondiales, deux types de politiques publiques peuvent permettre de corriger à la marge les tendances lourdes - pour autant qu’on accepte de les aborder, sans préjugés, dans toutes leurs implications :

  l’action sur le taux de fécondité. Celui-ci n’est, comme le montre les exemples américain ou suédois, nullement rigide et parfaitement susceptible d’amorcer une résurgence. Sans doute obéit-il à bien d’autres ressorts que des politiques volontaristes, même si celles-ci peuvent contribuer de façon décisive à créer un environnement favorable. Ce n’est pas un hasard si les pays avancés où le taux de fécondité est le plus élevé sont ceux qui, comme les Etats-Unis, les pays nordiques, la France ou le Royaume-Uni, observent des pratiques sociales favorisant les comportements natalistes : statut de la femme (parité professionnelle, féminité assumée…), qualité de l’offre scolaire (disponibilité de crèches et d’écoles maternelles, horaires scolaires), accompagnement social de la famille, solidarité dans la prise en charge des coûts d’éducation de l’enfant...). Les politiques natalistes, auxquelles leurs relents d’ordre moral et leur réputation d’entrave à la révolution des mœurs ont autrefois valu d’être tournées en dérision, n’ont plus cette connotation. Qui plus est, elles étaient pratiquées à une époque où les taux de fécondité étaient


élevés en Europe. La situation est très différente aujourd’hui et sa gravité justifie que soit remise à plat la priorité accordée aux retraites au détriment des politiques publiques d’accompagnement de la famille ;

  en tout état de cause, des politiques d’encouragement à la natalité n’ont de chances de produire leurs effets qu’à terme éloigné. La seule variable maniable à court terme est celle de l’immigration, dont les flux déterminent largement, pour les pays développés, la croissance ou la décroissance démographique. Toute réflexion à ce sujet doit s’appuyer sur un constat tiré à la fois de l’expérience des trois dernières décennies comme de l’observation des mécanismes qui commandent l’immigration : la pression migratoire ne faiblira pas, ni dans les années ni dans les décennies à venir. Elle est nourrie par la conjugaison d’un excédent de jeunes sans emploi et sans avenir dans les pays en transition démographique - l’Afrique Noire étant la dernière entrée dans cette phase, tous les effets restent encore à venir - et l’appel de main- d’œuvre dans les pays développés, en proie à la contraction de leur populations actives. Parce que celles-ci y décroissent inexorablement, cet appel, qui concerne de longue date les emplois peu qualifiés - et peu gratifiants - porte de plus en plus, également, sur les emplois qualifiés - informatique, médecine85. Pour ces raisons, inscrites dans les données fondamentales de l’économie et de la démographie, la pression migratoire tendra plutôt à se renforcer. Les flux qu’elle génère se jouent de toutes les digues, de tous les obstacles élevés par les pays avancés pour s’en protéger, revêtant les formes de l’immigration clandestine, avec toutes les tragédies qui y sont associées, de la réunion des familles ou encore de la demande d’asile. Il est vain d’espérer les tarir par des mesures administratives. Moyennant quoi la « destinée » de l’Europe est, nolens volens, l’immigration. La seule question qui se pose alors est de savoir si cette immigration doit être subie ou organisée. Cette question mérite d’être traitée en tant que telle, sans fard, sans œillères et de front.

 

La perspective d’un affaissement démographique de l’Europe définit une problématique d’ensemble qui débouche sur des questions comme l’opportunité de politiques natalistes ou de politiques positives d’immigration, avec toutes leurs implications en termes de quotas, de mesures d’accueil et d’intégration. Le débat sur le principe et sur les modalités de telles politiques doit être ouvert sans tarder et sans faux-fuyants dans l’espace public européen, où il n’est pas moins important que nombre de débats qui l’occupent aujourd’hui.

 

 

Pierre Buhler

Professeur associé à Sciences Po

 

 

85 C’est le constat dressé par le Conseil Economique et Social dans un avis circonstancié adopté le 29 octobre 2003, qui l’a amené a recommander une nouvelle politique d’immigration, et notamment une augmentation modérée du nombre d’étrangers admis en France. Voir www.conseil-economique-et- social.fr/ces_dat2/3-1actus/actus.htm