La guerre d'Ukraine et l'histoire de l'Europe : la fin d'une illusion

Le Grand Continent


La guerre d'Ukraine et l'histoire de l'Europe : la fin d'une illusion

Le Grand Continent, 14 septembre 2023

 

 

Si l'agression de l'Ukraine par la Russie sanctionne la « fin d'une ère », comme on peut le lire dans la littérature de relations internationales, c’est d’abord parce qu’elle marque la fin d'une idée, celle de la paix par le droit. Mûrie en Europe depuis le XVIe siècle, cette idée avait connu une première tentative de mise en œuvre au lendemain de la Première Guerre mondiale, lorsqu’un professeur de droit constitutionnel devenu président des États-Unis, Woodrow Wilson, avait entrepris d’étendre à la société internationale la méthode qui avait fondé la concorde civile dans son pays. Des principes, des institutions, des mécanismes, des procédures garantiraient, dans son esprit, aux nations la sécurité et la liberté dont jouissaient les individus, rendraient « le monde sûr pour la démocratie » et constitueraient « une assurance à 99 % contre la guerre »[1].

 

L’échec de la Société des Nations avait conduit le président Roosevelt à en tirer les enseignements pour concevoir l’ordre international de l’après-guerre, bâti sur un traité à vocation universelle, la Charte des Nations Unies et une organisation dotée d’un organe politique, le Conseil de sécurité, chargé de « maintenir la paix et la sécurité internationales » en faisant respecter l’interdiction du recours à la force.

 

Ce dispositif a été, on le sait, malmené durant les quatre décennies de la Guerre froide, et guère moins après la fin de celle-ci. Hommage du vice à la vertu, les États qui recouraient à la force en violation de leurs engagements au titre de la Charte des Nations Unies ont à chaque fois invoqué des justifications plus ou moins crédibles. L'invitation à intervenir émanant d'un pouvoir fantoche a sans doute été le prétexte le plus souvent brandi pendant la Guerre froide, que ce soit par l'Union soviétique en Hongrie et en Tchécoslovaquie ou par les États-Unis, au Vietnam. La protection de minorités ou de populations menacées de génocide a davantage été invoquée après la Guerre froide, que ce soit en Abkhazie (1992-93), en Serbie-Kosovo (1999), en Libye (2011) ou dans le Donbass (2014). L'opération lancée en 2003 par les Etats-Unis et leurs alliés en Irak avait été justifiée par la possession d'armes de destruction massive, un mensonge pur et simple ainsi qu’il s'est avéré par la suite. Même le droit à la sécession a été brandi par la Russie pour justifier son annexion illégale de la Crimée en 2014. Chacune de ces occurrences constituait une violation à peine déguisée du droit international. 

 

Dans le cas de l'attaque de l'Ukraine par la Russie en février 2022, celle-ci ne se soucie plus de déguisement. Il s'agit d'une pure guerre d'agression, justifiée par les accusations les plus absurdes – nazisme, existence de laboratoires américains d’armes biologiques en Ukraine… – ou par un postulat d'appartenance historique à la Russie d'une Ukraine artificiellement créée par l'entité soviétique. « La Russie mène une guerre à grande échelle contre les principes fondateurs de la Charte des Nations unies », a sans ambages observé la présidente de la Commission européenne[2]. Cet acte marque la fin de ce que les auteurs « libéraux » américains appellent l'ordre international fondé sur le droit[3], et un retour à des logiques qui ont façonné l'histoire du genre humain.

 

Les paradigmes de la paix

 

« Les Etats ont fait la guerre, la guerre a fait l’Etat », avait conclu le sociologue et historien américain Charles Tilly en étudiant 11 siècles d’histoire européenne[4]. Si les guerres n’ont rien de spécifiquement européen, elles ont dessiné la géographie politique du Vieux Continent, et, par les projections coloniales des puissances européennes, du monde. L’Europe a également fourni le creuset de l’Etat-nation, l’unité politique de base de la société internationale.

 

C’est aussi en Europe, souvent ravagée et saignée par les conflits récurrents, qu’ont surgi les premières tentatives d’échapper à cette fatalité, à ces « jeux de rois » qu’étaient, pour Erasme, les guerres. Des juristes – Grotius et Pufendorf – s’en sont préoccupés, l’Abbé de Saint-Pierre s’est illustré par son « Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe », Locke puis Montesquieu et Rousseau en ont exploré les voies, avant que Kant énonce son propre projet de « paix perpétuelle » en en dégageant les conditions préalables – une constitution républicaine et un « droit cosmopolite ».

 

La Révolution industrielle a par ailleurs fait naître un besoin de codification juridique pour faciliter le commerce. L'idée a ainsi germé que cette première « mondialisation » capitaliste contribuerait, grâce aux interdépendances tissées entre Etats, à dissoudre les antagonismes et ambitions politiques dans les intérêts bien compris de toutes les puissances industrielles rivales. Telle était la thèse de l'essayiste britannique Norman Angell, qui, en 1910, dans La Grande Illusion, postulait qu'une guerre entre Etats industriels ne pouvait être profitable au vainqueur, tant les conséquences en seraient désastreuses sur le plan économique et social[5].

 

En contrepoint de ce pari sur l’intégration entre les économies comme facteur de concorde entre les nations, les puissances européennes ont cherché, sans grande conviction ni grand succès, à soumettre la guerre au droit. Les horreurs de la guerre de Crimée puis de la bataille de Solférino avaient certes permis de progresser dans l'encadrement juridique de l'action militaire (jus in bello)[6], mais l'encadrement juridique du recours à la force (jus ad bellum) était resté très minimaliste[7]. Il faudra le carnage de la Première Guerre mondiale et ses dizaines de millions de morts pour essayer d'y trouver remède au lendemain du conflit.

 

Alors que les vainqueurs s’efforcent de jeter les bases de la paix par le droit, un autre paradigme voit le jour dans le sillage de la Révolution d’Octobre, dont l’instigateur, Lénine, professe que l'impérialisme est le stade suprême du capitalisme. Abolir celui-ci est la garantie de la paix, après que les « prolétaires de tous les pays » se seront, en suivant l’exhortation de Marx, unis. Pour hâter l’« embrasement révolutionnaire de l’Europe », le général Toukhatchevski, chargé par Lénine de jeter un « pont » vers l’Allemagne par la voie des armes, proclame que la « route de l’incendie mondial passe sur le cadavre de la Pologne ». L'entreprise échoue piteusement en 1920 devant Varsovie. Et si le régime se retrouve renvoyé pendant deux décennies au « socialisme dans un seul pays », l’idéal qu’il incarne aimantera, après la Deuxième Guerre mondiale, une bonne partie de l’humanité, nourrissant les espoirs de paix grâce à la victoire du camp communiste sur le camp adverse.

 

C’est autour de ces deux visions que se cristallisera le clivage de la Guerre froide. D’un côté, les alliés occidentaux, sous leadership américain, ont dès le lendemain de Pearl Harbor esquissé un nouveau paradigme de sécurité collective qui ne succombe pas aux faiblesses de la Société des Nations. Il apparaît en filigrane dans la Charte de l'Atlantique, proclamée par Roosevelt et Churchill en 1942, puis, explicitement, dans la Charte des Nations Unies, qui crée un cadre juridique sans équivalent dans l'histoire. Non seulement les principes relatifs aux relations entre Etats y sont clairement énoncés – égalité souveraine des Etats, non-recours à la force, règlement pacifique des différends, respect de l’intégrité territoriale et de l’indépendance politique – mais le texte prévoit également un mécanisme de mise en œuvre des règles relatives au maintien de la paix et de la sécurité. Un Conseil de sécurité, qui fait également droit à l'impératif politique – celui de la distribution de la puissance et des rapports de force à l’époque – est chargé de leur application. Et, sans surprise, le système multilatéral ainsi créé a aussi pour vocation de promouvoir un ordre largement inspiré du succès du monde occidental – et de l'Amérique en premier lieu – à base de libéralisme politique[8], fondé sur la démocratie, et économique, fondé sur l’économie de marché.

 

Si, en 1945, l’URSS est encore le seul Etat à se réclamer d’une idéologie communiste aux antipodes de ce modèle libéral, elle est non seulement auréolée de sa victoire sur le nazisme, mais aussi puissance occupante des pays d’Europe centrale et orientale, où elle installe sans coup férir des régimes à sa solde. Ailleurs, la victoire de Tito, de Mao, de Ho Chi Minh, de Castro et, plus généralement, les luttes de libération nationale dans les empires coloniaux, soutenues par l'Union soviétique et par la Chine populaire, donnent rapidement de la consistance à l’alternative que représente ce camp.

 

Perçue comme étant de nature purement idéologique, cette rivalité a, durant les premières décennies de la Guerre froide, polarisé les esprits, de part et d’autre, au point d'obscurcir la réalité des enjeux de puissance. Ceux-ci n’apparaîtront qu’avec la rupture sino-soviétique puis la visite de Nixon à Pékin. Nombre d'intellectuels, mais aussi de personnalités politiques, se sont engouffrés dans ces apparences[9]. D’autres esprits, moins nombreux, comme Raymond Aron, avaient bien perçu le rôle des Etats derrière la façade des camps opposés, en parlant des « unités politiques » ou des puissances « qui ne se laissent pas contraindre ». Et de Gaulle parlait plus volontiers de la Russie que de l’Union soviétique.

 

Après avoir déchiré ce qui restait du voile d’une confrontation idéologique, la dislocation de cette illusion dans les gravats du mur de Berlin a mis à nu le jeu les véritables acteurs, ces États-nations portés par une logique impériale. A commencer par le vainqueur incontesté de cette Guerre froide, les Etats-Unis, enclins à étendre au-delà de leur camp leur rôle traditionnel de benign hegemon, et abordant avec prudence le terrain inconnu de la transition post-soviétique[10]. Après le chaos de la présidence Eltsine, l’Etat héritier de l’Union Soviétique qu’est la Russie se ressaisira rapidement sous la présidence de Poutine. En qualifiant l'implosion de l'Union soviétique de « plus grande catastrophe géopolitique du 20e siècle », l'ancien officier du KGB, loin de manifester une quelconque nostalgie du communisme disparu, y voyait surtout le système le plus approprié, du point de vue de la Russie, pour dominer et contrôler un voisinage toujours perçu comme source de troubles, voire menaçant. Ce réflexe explique notamment le sort réservé à l'Ukraine, à laquelle le président russe nie la qualité de nation distincte de la Russie.

 

Tel a été le cas, également, de la Chine populaire, dont Deng Xiaoping, le véritable successeur de Mao, a compris que la voie de la puissance passait par le capitalisme d'État et l'économie de marché tout en préservant la forme léniniste de l'exercice du pouvoir, garante, aux yeux des élites qui exercent ce pouvoir, de leur propre préservation ainsi que de celle de la configuration impériale du dispositif.

 

Entropie et désuétude

 

Avant même que l’Union soviétique disparaisse de la carte politique du monde, une tentative – à laquelle il faut rendre justice – a été faite de donner corps à cet ordre établi en 1945, constamment bafoué pendant la Guerre froide. Après l’annexion du Koweït par l’Irak de Saddam Hussein en 1990, le président George H. W. Bush avait vu dans cette première crise de l’après-Guerre froide l’occasion de faire émerger un « nouvel ordre mondial (…) un monde où la règle de droit l’emporte sur la loi de la jungle, où le puissant respecte les droits du faible »[11]. Le Conseil de sécurité de l’ONU avait alors autorisé « les Etats membres (des Nations unies) à user de tous les moyens nécessaires » pour obtenir le retrait des troupes irakiennes du Koweït[12]. Une fois ce pays rétabli dans sa souveraineté grâce à l’opération « Tempête du désert », la coalition conduite par les Etats-Unis s’est retirée d’Irak.

Trois décennies plus tard, le juriste en droit international Alain Pellet dresse un constat désabusé : « jamais, depuis 1945, l’ordre juridique international n’a été confronté à des menaces aussi existentielles (…) jamais, depuis 1945, autant de principes de la Charte n’ont été aussi cyniquement bafoués par une grande puissance (…) rarement, si ce n’est l’Allemagne nazie en son temps, un État a violé en si peu de temps autant de principes et de règles du droit international »[13]. Pour autant, il estime, en renvoyant à l’aphorisme de Louis Henkin, une autre sommité, américaine, du droit international, qu’« il est prématuré d’envoyer les faire-part de décès des principes de la Charte », et appelle à un aggiornamento de ces principes, pour répondre aux « terribles défis » de notre temps.

Ce potentiel de résilience du droit international ne fait cependant pas consensus. Si elle n'avait surtout servi de blanc-seing à la doctrine américaine de l'« action préemptive », adoptée par l'administration Bush après les attentats du 11 septembre 2001, l'école dite de la « désuétude » aurait pu paraître prémonitoire. Un des chefs de file de cette école, le juriste Michael Glennon, professait alors que « lorsqu’une règle de droit a été, de manière répétée et sur une longue période, enfreinte par un nombre significatif d’États, il n’y a plus de raison de penser que les États se sentent liés par elle (...) Arrivée à ce stade, la règle est tombée en désuétude, elle n’est plus obligatoire (et) elle cesse d’être du droit international (...) Si la communauté des nations se comporte comme si certaines règles n’existaient pas, elles n’existent pas, et si elles n’existent pas, elles ne lient personne »[14].

Un de ses confrères, Anthony Clark Arend, n’est pas moins formel : « Dans la pratique, le cadre de la Charte des Nations Unies est mort (…) la doctrine Bush de préemption n’enfreint pas le droit international puisque le cadre fixé par la Charte ne se reflète plus dans la pratique des États »[15]. Anne-Marie Slaughter, autre autorité américaine du droit international, avait en mars 2003 qualifié d’« illégal, mais légitime » le choix des États-Unis de se passer d’une résolution du Conseil de sécurité pour envahir l’Irak de Saddam Hussein, prophétisant, non sans arrogance, que les Nations Unies l’approuveraient ex post[16].

Ces postulats ont, sans surprise, choqué la communauté des juristes attachés à l’intégrité du droit international, oublieux, sans doute, du bon mot du général de Gaulle aussitôt après avoir paraphé le traité de l’Elysée en 1963 : « Les traités, voyez-vous, sont comme les jeunes filles et comme les roses: ça dure ce que ça dure. Si le traité allemand n'était pas appliqué, ce ne serait pas la première fois dans l'histoire ». Pour autant, les pratiques décrites par cette école de la désuétude et le raisonnement sous-jacent reflètent bien la conduite de la Russie, en Géorgie[17] et en Ukraine, mais aussi de la Chine, qui projette, sans inhibition aucune, sa puissance en mer de Chine du Sud, multipliant les faits accomplis pour en faire une mer intérieure. Dès lors que trois des puissances chargées, à titre principal, de la mise en œuvre du dispositif de maintien de la paix, au sein du Conseil de sécurité, s’en détournent en ignorant ostensiblement des règles auxquelles ils ont souscrit en signant et ratifiant la Charte des Nations Unies, que reste-t-il de cet édifice ?

 

Retour aux fondamentaux

 

S’agissant de questions aussi graves que la guerre et la paix, il n’est pas inutile de revenir sur les clés de compréhension que philosophes et penseurs, témoins, à différentes époques depuis l'Antiquité, d’une histoire émaillée de violences, ont pu offrir à leurs contemporains.

 

De Thucydide on retient surtout sa fameuse formule – « La puissance à laquelle les Athéniens étaient parvenus et la crainte qu’ils inspiraient aux Lacédémoniens contraignirent ceux-ci à la guerre »[18]. Elle inspirera, 25 siècles plus tard, le concept de « dilemme de sécurité »[19]. Mais sa Guerre du Péloponnèse est aussi une observation des ressorts humains, psychologiques et politiques qui ont animé les protagonistes du conflit, des rapports entre morale, intérêts et prestige, entre force, menace et calcul. Il avait du reste conscience de la portée de son œuvre : « il me suffira que mes mots soient jugés utiles par ceux qui veulent comprendre clairement les événements du passé et qui, la nature humaine étant ce qu’elle est, se répéteront, à un moment ou à un autre, dans le futur et dans les mêmes formes. Mon travail n’est pas un écrit appelé à flatter le goût d’un public immédiat, mais à durer pour toujours »5.

 

Témoin direct des querelles qui déchiraient les principautés de la péninsule italienne, Machiavel y voit le jeu incessant des passions et intérêts propres à la nature humaine, que l’audace, la virtù, permet au Prince de mobiliser à son avantage, à condition d’avoir la bonne stratégie, à savoir la « ruse (pour) circonvenir l’esprit des hommes ». Et Machiavel d’ajouter qu’« il y a deux manières de combattre, l’une par les lois, l’autre par la force : la première sorte est propre aux hommes, la seconde propre aux bêtes ; mais comme la première bien souvent ne suffit pas, il faut recourir à la seconde »[20].

 

Autre témoin de son époque, la Guerre de Trente Ans en l’occurrence, le philosophe anglais Thomas Hobbes discerne également dans le jeu des passions humaines qui s’entrechoquent le terreau d’un état de « guerre de chacun contre chacun », si dangereux que les individus acceptent, par un calcul rationnel, de renoncer à la liberté d’assouvir leurs passions en s’en remettant à une autorité souveraine, le Léviathan, investi de tous les pouvoirs aux fins d’assurer la paix civile et la sécurité. Mais, note-t-il, animés par les mêmes passions, tous « les rois et les détenteurs de l’autorité souveraine sont, à cause de leur indépendance, en état de constante rivalité et dans la posture des gladiateurs, leurs armes pointées et leurs yeux fixés les uns sur les autres ; c’est-à-dire leurs forts, leurs garnisons et leurs canons massés aux frontières de leurs royaumes (…) ce qui est une posture de guerre »[21].

 

L’effondrement du système de sécurité collective de l’entre-deux guerres et les horreurs de la Deuxième Guerre mondiale ont nourri le scepticisme des historiens, juristes et politistes qui formeront l’« école réaliste » des relations internationales. Chef de file de cette école, Hans Morgenthau est un des plus critiques des systèmes de sécurité collective mis en place par le droit international, dans lequel il ne voit qu’une « idéologie à l’appui des politiques du statu quo »[22]. Certes, estime-t-il, un tel droit existe. Il est même respecté la plupart du temps. Mais c’est un droit parcellaire, ambigu, indéterminé et décentralisé, dont la mise en œuvre est soumise « aux vicissitudes de la distribution de la puissance entre agresseurs et victimes »[23]. Témoin direct de la paralysie du Conseil de sécurité dès le début de la Guerre froide, le diplomate américain George Kennan est sévère pour l’« idéalisme légal » par lequel il qualifie une confiance naïve en des règles abstraites sans mécanisme de mise en œuvre[24] – dont cet organe des Nations Unies devait être la pièce centrale.

 

Raymond Aron, tout en se gardant des explications déterministes des conduites étatiques[25], fait le même constat lorsqu’il observe que le droit ne permet pas d’exclure l’emploi « illicite » de la force car il ne peut s’appuyer sur une instance suprême capable de qualifier les faits, d’interpréter les normes ou d’imposer une obligation à un État. « La guerre est juste si elle est sanction d’un acte illicite (…) si elle est défense contre une agression », écrit-il, « mais, juste ou non, elle est légale pour tous les belligérants parce qu’il n’y a, entre les souverains, ni tribunal pour dire le droit, ni force irrésistible pour l’imposer »[26]. Même si par ailleurs le droit international gagnait au fil des années en densité et en respect de la part des États, ce dont il doute, Aron estime que l’essentiel ne serait pas changé car « on ne juge pas du droit international sur les périodes calmes et les problèmes secondaires [et] si le but est la paix par la loi, nous sommes toujours aussi loin du but »[27].

 

Les plus profonds « invariants »

 

Produites à des époques différentes pour rendre compte de situations en apparence également différentes, ces réflexions frappent par leur pertinence et leur clairvoyance. Derrière les conduites d’Etats se profilent en effet des acteurs humains, dont les actions obéissent à des déterminants et mobiles enracinés dans cette « nature humaine (qui est) ce qu’elle est » de Thucydide ainsi que dans des systèmes politiques. Le mathématicien Alexandre Grothendieck s’imposait de chercher, derrière la forme, le plus profond « invariant »[28]. En d’autres termes, si les apparences, les modalités – la « forme » – des phénomènes changent avec les circonstances, ils reposent sur des « invariants » qu’il importe d’identifier. Des philosophes et des penseurs ont là aussi, dans une démarche de même nature, proposé des clés de compréhension qui permettent de dégager, avec précaution, ces constantes. On se situe là davantage sur le registre de l'anthropologie, de la psychologie, de la philosophie et de l'histoire que de la science politique stricto sensu. Deux de ces constantes reviennent chez nombre d’entre eux : la domination et la violence d'une part, l'aspiration à la liberté et à la reconnaissance d'autre part.

 

S'agissant du premier pôle, celui de la domination et de la violence, des anthropologues, des archéologues, des historiens ont ainsi largement documenté la violence, la guerre, la conflictualité dans les sociétés préhistoriques[29]. Elles ont formé le substrat, depuis le troisième millénaire avant notre ère, de cette forme politique que le sociologue et historien Jean Baechler a appelé l’« attracteur universel », à savoir l'empire[30]. Mais que ce soit dans les empires de l'Antiquité, dans leurs sous-ensembles ou dans les États-nations qui leur ont succédé, on retrouve une constante qui, comme d'autres concepts des relations internationales, s'est forgée dans un contexte théologique. Au IVe siècle après Jésus-Christ, Saint-Augustin avait rangé au nombre des trois « concupiscences » de l’âme humaine la libido dominandi, qu'il assimilait à l'orgueil, ce « péché qui habite en nous », dont procèdent la passion de la domination, la tentation du pouvoir, la quête de la gloire et la volonté de puissance.

 

Pour Machiavel comme pour Hobbes, l’individu est d’abord porté par ses passions et ses désirs. Le « penchant universel de tout le genre humain », écrit ainsi Hobbes dans Léviathan, est « un désir inquiet d’acquérir puissance après puissance, désir qui ne cesse seulement qu’à la mort »[31]. Inévitablement, ces désirs sans limites de chaque individu heurtent ceux de ses pairs, en une compétition impitoyable : c’est l’« état de nature », la fameuse « guerre de chacun contre chacun »[32]. Cette même impétuosité des passions et des désirs se retrouve à l’échelle des nations, « qui fait que les rois dont la puissance est la plus grande orientent leurs efforts en vue de la garantir, à l’intérieur par les lois, à l’extérieur par les guerres. Et quand cela est accompli, un nouveau désir succède à l’ancien (comme) le désir de gloire acquise lors d’une nouvelle conquête »[33].

 

Aron ne dit pas autre chose en évoquant les mobiles qui animent les « unités politiques » : « celles-ci ne veulent pas être fortes seulement pour décourager l’agression et jouir de la paix, elles veulent être fortes pour être craintes, respectées, admirées. En dernière analyse, elles veulent être puissantes, c’est-à-dire capables d’imposer leur vouloir aux voisins et aux rivaux, d’influer sur le sort de l’humanité, sur le devenir de la civilisation. Les deux objectifs se rattachent l’un à l’autre : plus il a de forces, moins l’homme court le risque d’être attaqué, mais il trouve aussi, dans la force même et la capacité de s’imposer aux autres une satisfaction qui n’a pas besoin d’autre justification. La sécurité peut être un but dernier : ne plus craindre est un sort digne d’envie, mais la puissance aussi peut être un but dernier : qu’importe le danger si on connaît l’ivresse de régner ?»[34].

 

Morgenthau identifie lui aussi cet invariant qu’est la « nature humaine », marquée par l’égoïsme des individus, leur volonté de domination sur les autres, leur soif de pouvoir, qui déterminent leurs conduites. Il n’y a pas de raison que la politique internationale soit exempte de ces caractéristiques. Elle est en effet « une lutte pour le pouvoir, comme toute politique. Quelles que soient ses finalités ultimes, le but immédiat est toujours la puissance (…) contrairement aux thèses de ceux qui pensent que c’est un accident de l’histoire ou une anomalie vouée à disparaître »[35].

A la fois philosophe politique et juriste du régime nazi, Carl Schmitt introduit dans le débat les notions d’ami-ennemi, qu’il considère comme le fondement même du politique, et la distinction entre ces deux notions comme l’objectif de l’ordre qui en procède. Sa définition de l’« ennemi » par l’altérité – « l’autre, l’étranger (…) quelque chose d’existentiellement différent »[36] – est relativement imprécise, et c’est donc au souverain – « celui qui décide de l'exception »[37] – qu’il appartient de le désigner. Si le nazisme, qui a donné à cette thèse son illustration la plus tragique, a été vaincu, son pouvoir explicatif reste entier. L’essayiste Hans Kribbe considère ce dualisme comme l'un des concepts-clés des relations internationales[38], et la chercheuse Constanze Stelzenmuller en a rappelé l’actualité, à la lumière de l’invasion de l’Ukraine par la Russie[39].

Le second pôle, celui de l'aspiration à la liberté et à la reconnaissance, a connu, à la faveur de la fin de la Guerre froide, un regain de fortune lorsque le mouvement vers la démocratie de peuples longtemps asservis par des dictatures ou des autocraties paraissait irrépressible. Il semblait s’inscrire dans la logique des révolutions de l’histoire, y compris celles qui ont inspiré les luttes de libération nationale contre le joug colonial. Le balancier avait alors penché vers le libéralisme politique, avec quelque 70 pays se rapprochant de ce modèle, dans une euphorie qui semblait justifier les conjectures du politologue Francis Fukuyama sur la « fin de l’histoire », inspirées, notamment, des thèses de Hegel. « Le triomphe de l'Occident, de l'idée occidentale », avait-il postulé en 1989, « est évident, tout d'abord par l'épuisement total des alternatives systémiques viables au libéralisme occidental – économique et politique »[40].

 

La répression féroce, en juin 1989, du mouvement des étudiants chinois en faveur de la démocratie a pu paraître un accident, mais la courbe s'est inversée moins de deux décennies plus tard et c'est une régression démocratique qui a pu être constatée dans une centaine de pays[41], parfois, du reste, en réponse aux aspirations à la liberté, illustrées par les « printemps arabes » à partir de 2011. 13 % seulement de la population mondiale vit aujourd'hui dans une démocratie authentique – leur nombre est estimé à 32 – le niveau le plus bas depuis 1986[42]. Pour autant, cette dynamique n’est pas près de s’éteindre, comme le rappellent à intervalles réguliers ces peuples qui s’expriment dans la rue, bravant la répression, comme au Myanmar, à Hong Kong ou en Iran. Ils témoignent, souvent au péril de leur vie, de ce que « le premier élément de notre commune humanité, c'est notre égale aspiration aux droits et aux libertés », ainsi que l’a rappelé avec force la ministre de l’Europe et des affaires étrangères Catherine Colonna[43].

 

Des démocraties établies sont d’ailleurs elles-mêmes en proie à des phénomènes de polarisation et crises de représentation qui alimentent le populisme, le nationalisme et la montée des extrémismes. Le Royaume Uni, avec l’épisode du Brexit, puis les Etats-Unis, en élisant Donald Trump, en ont apporté une illustration, mais des Etats membres de l’Union européenne, comme la Hongrie et la Pologne, avaient déjà emprunté une voie similaire.

 

Ce rappel n’est pas anodin. « Le jugement porté sur une action extérieure », notait Aron en 1972, « ne se sépare pas du jugement porté sur le régime intérieur, les institutions de l’État »[44]. Les Etats-Unis avaient ainsi, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, considéré qu’un système de démocratie représentative serait le meilleur rempart contre une résurgence d’un péril nationaliste en Allemagne, au Japon et en Italie. La pertinence de ce choix reste aujourd'hui éclatante.

 

Certes, les Etats-Unis ont amplement prouvé que la forme démocratique du gouvernement n’était pas un garde-fou fiable contre leur propre aventurisme militaire ni, malgré une solide culture juridique, contre la violation du droit international. Pour autant, il reste que les régimes autoritaires et dictatures forment le terreau naturel de la coercition. A l’intérieur, elle s’exerce par la répression, l’arbitraire et l’abolition des libertés. A l’extérieur, elle revêt la forme de l’agression, de la provocation, du fait accompli, reflets du même mépris pour le droit international que pour la règle de droit dans l’espace intérieur.

 

Cette tension, historique, entre la passion de la domination et du pouvoir d'une part, l'aspiration à la liberté d'autre part est appelée à continuer de sous-tendre l'ordre international. Elle détermine au fond les conduites internationales : la répugnance pour l'État de droit est aussi le cadre politique des régimes où les mécanismes de rappel font défaut, ces mécanismes qui préservent les régimes démocratiques des guerres entre eux. On retrouve là la trame de la thèse dite de « la paix démocratique », formulée il y a un quart de siècle par le politologue américain Michael Doyle[45].

 

La « jungle », métaphore du monde de demain ?

 

Dans un discours d’octobre 2022, Josep Borrell, le Haut-Représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, également vice-président de la Commission européenne, avait comparé l’Europe à un « jardin (où) tout fonctionne » tandis que « la majeure partie du reste du monde est une jungle (qui) pourrait envahir le jardin »[46]. Il avait voulu exhorter son auditoire, des futurs diplomates européens, à dialoguer avec ce « reste du monde », sous peine de voir ce risque se réaliser. Les voix de la « jungle » ont promptement réagi à cette métaphore, accusant son auteur de stigmatisation du Sud, teintée de racisme et d’arrogance néo-coloniale.

 

Sans qu’il soit utile de reprendre l’image de la jungle, le paysage de l’ordre international se présente comme un retour en arrière de portée « systémique ». Le déferlement des blindés russes sur l'Ukraine dans la nuit du 24 février 2022 a enfoncé le dernier clou dans le cercueil d'un dispositif de sécurité collective déjà à l'agonie. Intervenant en 2014, après l’annexion de la Crimée, en 2014, au forum de Valdaï – intitulé cette année-là « l’ordre mondial : de nouvelles règles ou un jeu sans règles ? »[47] – Vladimir Poutine avait brandi la menace de conflits impliquant, directement ou indirectement, les grandes puissances. L’Ukraine, avait-il déclaré, était une illustration de ce type de conflits, qui affectent l’équilibre des puissances. Ce ne serait « certainement pas le dernier ».

 

La conséquence de ce basculement est un retour au paradigme d’avant 1945, celui de la logique séculaire du primat de la force, ou de l'équilibre des forces. Avec toujours le risque de l'escalade, implicite au dilemme de sécurité. La formule fameuse d’Aron pour définir la Guerre froide – « paix impossible, guerre improbable » – pourrait, dans ce contexte dégradé, évoluer vers une forme de « guerre un peu moins improbable », comme le pressentait, avant même l’invasion russe, le chercheur Jean-Baptiste Jeangène-Vilmer[48]. Quant aux autres formes de conflictualité, il y a lieu de s'attendre, sur un terrain où les régimes autoritaires ont l’avantage sur les démocraties et leurs sociétés ouvertes, à une intensification de l’offensive par l'ingérence, la désinformation, la manipulation, la propagande, et le détournement des réseaux sociaux.

 

Des accords bilatéraux, ou stratégiques, ou régionaux, permettront certes de tempérer le poids, pour chaque puissance, de ces contraintes de sécurité. Mais la perspective d'un dispositif de sécurité collective à vocation universelle, où les États accepteraient de gager leur sécurité sur des actes juridiques, relève, au terme de la dislocation constatée, de la vue de l'esprit. Cette conjecture vaut pour les espoirs placés dans une chimérique « architecture de sécurité en Europe », qui a encore moins de chance d'apporter de la sécurité sur le continent que toutes les tentatives d'organisation multilatérale conçues dans l’immédiat après-Guerre froide – la Charte de Paris, l'OSCE, l'accord FCE, qui, vidés de leur substance, se sont étiolés.

 

Plus largement, ce nouveau paradigme est également annonciateur d'une érosion des systèmes multilatéraux existants de contrôle des armements, voire de leur effondrement, avec, en première ligne, les régimes existants – et fragilisés – de non-prolifération nucléaire. Ceux qui encadrent les échanges commerciaux, déjà minés par la paralysie de l’Organisation Mondiale du Commerce, le seront davantage encore par la multiplication des sanctions, des embargos et des mesures protectionnistes.

 

La prévisibilité qui pouvait découler du respect des règles a fondu au fur et à mesure que le cœur même de la Charte – « maintenir la paix et la sécurité internationales » – a été vidé de sa substance[49]. Sans doute l’invocation des principes, du rôle, de la nécessité des Nations Unies continuera-t-elle d’inspirer discours et postures. Mais au nom de stratégies de quête de puissance ou de réassurance, ce qui se dessine est un développement des alliances, multilatérales ou bilatérales, une « tentative claire, de la part de certains pays, de revenir à un système de logique des blocs »[50], ainsi que, sous la bannière de la « multipolarité », des logiques de protectorat, de « sphères d'influence », d’Etats clients, ou dépendants, des alignements temporaires et des coalitions fluctuantes au gré d'intérêts circonstanciels.

 

Le multilatéralisme tel que pratiqué dans un cadre onusien n’en est pas pour autant invalidé. Mais la dynamique de fragmentation, en cours, renverra davantage encore la pratique du multilatéralisme vers des cadres plus restreints ou affinitaires, aux positions plus figées et plus difficiles à concilier ou à réconcilier. Comme vient l’illustrer le récent élargissement du groupe des BRICS, cette démarche vise, pour les Etats qui sont à l’initiative, à créer des caisses de résonance pour recueillir des soutiens à leurs positions, afin de chercher ensuite à les faire valider dans le cadre plus large des Nations Unies.

 

Après que l’espoir d’une convergence vers les valeurs politiques libérales – qui ne sont pourtant autres que celles qui découlent des principes très tôt adoptés par les Nations Unies[51] – s’est révélé être une illusion, le même sort attend la capacité des institutions existantes à assurer la sécurité collective promise par la Charte. En signant ce traité, Les Etats membres de l’ONU se sont engagés à « remplir de bonne foi les obligations » qu’ils ont contractées[52]. Comme le relève Alain Pellet, l’exécution de bonne foi (Pacta sunt servanda) est un des principes fondateurs du droit international[53]. La confiance, qui en est le fondement, ayant manifestement déserté l’arène des relations internationales, le degré d’érosion qu’a connu ce volet du droit n’augure pas d’une résurrection dans un futur prévisible.

Le droit international restera certes, dans son principe, un instrument essentiel des relations interétatiques, mais au prix de son affaiblissement dans les domaines à vocation universelle (sécurité collective, droit de la mer…) et d’un basculement vers des logiques plus transactionnelles dans des domaines circonscrits.

Pour les Etats européens, et notamment les membres de l’Union européenne, qui avaient fondé leur projet sur le primat du droit et les vertus du multilatéralisme pour garantir la sécurité et la paix, le dégrisement a été brutal. Il a d’ailleurs dissipé une autre illusion, celle de la « paix par le commerce », dont l’Allemagne s’était faite le héraut, et de sa capacité à tempérer ainsi les comportements des rivaux (Wandel durch Handel), une illusion persistante et récurrente, que le désaveu infligé en 1939 aux thèses de Norman Angell avait pourtant amèrement illustrée.

 

Hans Kribbe constate ainsi qu'au moment où les Européens font leur deuil de « l'idée que le monde finira par devenir ‘comme nous’, (ils réalisent) qu'il n'est plus unipolaire et organisé autour de l'Occident ou de ses idées, mais autour de la divergence, une divergence profonde dès lors qu'il n'y a ni mécanisme, ni principe, ni règles sur lesquels toutes les parties prenantes puissent s'accorder »[54]. Et lorsque cette « divergence » porte sur des questions aussi fondamentales que la guerre et la paix, c’est à un « moment machiavélien » qu’est confrontée l’Union européenne, un moment dont l’aiguillon est celui de l’hypothèse de sa « propre finitude »[55].

 

Comment interpréter ce diagnostic et quelles peuvent en être les conséquences ? Après avoir, en près de trois quarts de siècle d’existence, surmonté crise après crise, en faisant preuve de résilience et de capacité de rebond, le projet européen affronte une concomitance inédite de défis, dont l’agrégation recèle des périls de nature systémique, voire existentielle.

 

Le premier, rappelé par Kribbe, est que son postulat fondateur n’a guère fait école. Articulé autour du rejet de la puissance, et du choix de la paix par le droit, la démocratie et la coopération, le projet européen, porté sur les fonts baptismaux en pleine Guerre froide et jouissant de la protection américaine, avait paru, après la fin de celle-ci, pouvoir faire figure de modèle d’une organisation rationnelle des relations entre Etats. Cet espoir s’est avéré vain, et si son exemplarité a pu avoir des effets d’attraction, ce n’est que dans le périmètre géographique des pays éligibles à l’adhésion. Le pendule est reparti dans l’autre sens au-delà ce périmètre, où sont montés en puissance des acteurs sans foi ni loi, quelquefois ouvertement hostiles, avec lesquels il faut bien traiter. Et c’est dans les eaux agitées de ce nouveau monde que l’UE, désormais en première ligne, se trouve devoir naviguer.

 

Un second défi est celui d’un nouvel élargissement, remis à l’ordre du jour par l’agression russe, à des pays dont la sécurité, voire l’existence, sont déterminées par le rapport avec la Russie, ainsi que par la protection américaine. Cette perspective, qui ouvre sur une Union de quelque 35 Etats membres à terme, dessine un schéma de gouvernance et de décision plus complexe encore que celui en vigueur aujourd'hui.

 

Certes l’agression de l’Ukraine par la Russie a permis une cohésion remarquable dans la réaction, mais cette posture n’est pas vouée à s’appliquer à l’avenir à toutes les situations et crises. Les dissensions affichées à propos du vote à majorité qualifiée pour les questions relevant de la politique étrangère et de sécurité commune mettent en lumière, et c’est là le troisième défi, l’incapacité de l’Union à se muer, au-delà de son statut de puissance normative, en acteur géopolitique de plein exercice[56].

 

Le dernier défi est celui de son propre délitement, sous forme de l’érosion interne d’un modèle défini par les principes de la démocratie représentative et de l’Etat de droit. Ce schéma, qui, faut-il le rappeler, a été le fondement sine qua non du projet européen et a, depuis les origines, fait l’objet d’un large consensus, implicite puis explicite, est mis en cause par la dynamique eurosceptique et souverainiste que porte la montée, en Europe, des formations populistes aspirant à déconstruire l’armature de cet édifice juridique.

 

Ce cumul de sources de tensions n’est pas exempt de dangers pour le projet européen. Mais l’UE a toujours su faire face à chacun de ces défis. Elle a réussi à absorber les élargissements successifs[57], à surmonter la diversité des intérêts nationaux, à gérer des environnements hostiles. Pour autant, le défi le plus pernicieux, et à terme le plus périlleux, pour l’édifice européen est celui de la corrosion de l’unité autour des postulats fondateurs, l’Etat de droit et la démocratie, qui en forment le ciment. Car cet « ordre européen » subit les assauts de formations politiques d’inspiration populiste et illibérale, qui ont accédé au pouvoir ou s’en rapprochent[58].

 

A la différence d’un Etat, dont les institutions sont exposées aux aléas politiques, celles de l’entité européenne, inscrites dans des traités, constituent, avec les mécanismes de rappel dont elles sont armées, un rempart contre ces assauts et les possibles dérives. Ce n’est qu’en restant fidèle à ses principes, et en veillant à leur respect par tous ses Etats membres sans céder aux tentations de la complaisance, que l’Union européenne est à même d’agir en faveur du droit et du multilatéralisme et de démontrer qu’il existe une alternative à l’anarchie et à la loi du plus fort. Ce n’est qu’en faisant corps autour de ses valeurs qu’elle est légitime pour rester la boussole politique de l’idéal démocratique, de la légitime aspiration des peuples à la liberté, seule chance, en les aidant à ramener leurs nations vers la communauté des démocraties, de retrouver le chemin de la paix.



[1] Il faut mentionner également la signature, en 1928, du Pacte Briand-Kellogg, qui avait pour ambition, par la renonciation des États signataires à la guerre, de mettre celle-ci « hors la loi ».

[2] Ursula von der Leyen, Discours sur l’état de l’Union, Strasbourg, 13 septembre 2023.

[3] rules-based international order.

[4] Charles Tilly, Coercion, Capital and European States, AD 900-1990, Blackwell, Oxford, 1990.

[5] Bien que la Première Guerre mondiale ait infirmé ce raisonnement, Angell persistera dans sa conviction et sera couronné en 1933 par le prix Nobel de la paix.

[6] Elles ont débouché sur les premières conventions de Genève (1864) et la création de la Croix-Rouge.

[7] Il s’est borné à énoncer une obligation de déclarer la guerre et à prohiber la guerre aux fins de recouvrement de créances, avec la « Convention relative à l’ouverture des hostilités » et la « Convention Drago-Porter », signées à La Haye le 18 octobre 1907.

[8] La Charte fait référence aux « droits de l'homme » et aux « libertés fondamentales », mais il faudra attendre, pour qu’ils soient énoncés avec précision, la Déclaration universelle des droits de l'homme, adoptée en 1948 par une résolution de l'Assemblée Générale des Nations Unies, qui n’a de ce fait pas la force obligatoire d’un traité.

[9] Dans Le passé d'une illusion (Robert Laffont, Paris, 1995), l’un d’entre eux, François Furet règle ses comptes, après l'effondrement de l'URSS, avec cette illusion à laquelle il a succombé et qu'il a un temps contribué à entretenir et à propager.

[10] Dans un article remarqué, l’éditorialiste Charles Krauthammer avait appelé les Etats-Unis à assumer pleinement ce « moment unipolaire » , assurant qu’il ne durerait pas et mettant en garde contre la tentation de l’isolationnisme, toujours vivace dans le pays. Cf. Ch. Krauthammer, “The Unipolar Moment”, Foreign Affairs, 1990/1991, Vol. 70, No. 1, pp. 23-33.

[11] Discours devant les deux chambres du Congrès réunies, 11 septembre 1990.

[12] Résolution 678 du 29 novembre 1990.

[13] Alain Pellet, « Après l’Ukraine, que reste-t-il de la Charte des Nations Unies ? », Le Grand Continent, 7 juin 2023. Tout en déplorant le « précédent lamentable » de l’intervention américaine en Irak (2003), l’auteur recense les autres instruments de droit international bafoués par la Russie (Conventions de Genève de 1949 sur le « droit humanitaire de la guerre », Mémorandum de Budapest de 1994 et même le traité de non-prolifération nucléaire).

[14] Michael Glennon, « Why the Security Council Failed », Foreign Affairs, mai-juin 2003, et « Droit, légitimité et intervention militaire », in Gilles Andréani, Pierre Hassner, Justifier la guerre ?, Les Presses de Sciences Po, Paris, 2005, pp. 232-233.

[15] Anthony Clark Arend, “International Law and the Preemptive Use of Military Force”, The Washington Quarterly, printemps 2003, p. 101.

[16] Anne-Marie Slaughter, “Good Reasons for Going Around the U.N.”, New York Times, March 18, 2003. Elle était, à cette époque, présidente de l’American Society of International Law…

[17] Le « récit », qui s’est imposé à l’Ouest, de cet épisode d’août 2008 est celui d’un « piège » tendu par la Russie, dans lequel un président Saakashvili aussi naïf qu’impétueux serait tombé. Ron Asmus, un ancien haut responsable de l’administration Clinton, démonte cette interprétation, en montrant que le Kremlin avait conduit une opération d’ampleur, tant militaire (franchissement de la frontière par un imposant convoi de forces) que de propagande (accusations de « génocide »), qui laissait présager une annexion du reste de l’Ossétie encore sous contrôle de la Géorgie, et visé par une préparation d’artillerie. L’ordre que Saakashvili avait donné était de donner un coup d’arrêt à cette entreprise et non, comme on le lui a imputé, de reconquérir l’Ossétie du sud. Celle-ci avait proclamé en 1992 son indépendance, qu’aucun Etat n’avait, jusqu’au lendemain de l’invasion russe, reconnue. En droit international, la Géorgie agissait, en 2008, sur un territoire relevant de sa souveraineté, comme le fait, depuis 2014, l’Ukraine. Cf. R. Asmus, A little War that shook the World, Georgia, Russia and the future of the West, Palgrave MacMillan, 2010, Chap. 1.

[18] Thucydide, Histoire de la Guerre du Péloponnèse, Livre I, XXIII

[19] Défini en 1950 par le politiste John Herz, le dilemme de sécurité rend compte du comportement d’un Etat qui interprète les mesures prises par un autre Etat pour assurer sa sécurité comme potentiellement offensives, déclenchant une spirale de mesures de même nature, source de tensions susceptibles de déboucher sur un conflit. Un autre chercheur en relations internationales, Graham Allison en propose sa propre variante, « le piège de Thucydide ». Cf. G. Allison, Vers la guerre: L'Amérique et la Chine dans le piège de Thucydide?, Odile Jacob, Paris, 2019.

[20] Machiavel, Le Prince, chap. XVIII.

[21] T. Hobbes, Léviathan, Gallimard, Paris, 2000, chap. 13. Hobbes ajoute d’ailleurs que « La guerre ne consiste pas seulement dans la bataille ou dans l’acte de combattre (...) mais en la disposition reconnue au combat, pendant tout le temps qu’il n’y a pas d’assurance du contraire ». On discerne en filigrane la logique du dilemme de sécurité, que seule peut désamorcer une « assurance » crédible.

[22] Hans Morgenthau, Politics among nations: the struggle for power and peace, Knopf, New York, 1985, p. 101.

[23] Ibid., p. 301.

[24] G. Kennan, American Diplomacy 1900-1950, University of Chicago Press, Chicago, 1951.

[25] Stanley Hoffmann, « Raymond Aron et la théorie des relations internationales », Politique étrangère 2006/4 (Hiver), p. 726.

[26] Raymond Aron, Paix et guerre entre les nations, Calmann-Lévy, 1962, p. 708.

[27] Ibid., p. 719.

[28] Alexandre Grothendieck, Récoltes et semailles, Gallimard, Paris, 2022.

[29] Jean Guilaine, Jean Zammit, Le sentier de la guerre. Visages de la violence préhistorique, Seuil, 2001, John Keegan, Histoire de la guerre ; du néolithique à la guerre du Golfe, Dagorno, Paris, 1996, Lawrence Keeley, War before Civilization, Oxford University Press, Oxford, 1996, Pierre Clastres, Archéologie de la violence. La guerre dans les sociétés primitives, Ed. de l’Aube, La Tour d’Aigues, 1997, Richard Ned Lebow, Azar Gat, War in Human Civilization, Oxford University Press, 2006, Why Nations Fight, Cambridge University Press, 2010, Wayne Lee, Waging War: Conflict, Culture, and Innovation in World History, Oxford University Press, 2015, Christopher Coker Why War?,  Oxford University Press, 2021.

[30] Jean Baechler, Esquisse d’une histoire universelle, Fayard, Paris, 2002.

[31] T. Hobbes, op. cit., chap. 11.

[32] Ibid., chap. 13.

[33] Ibid. chap.11.

[34] Raymond Aron, op. cit., Chap. 3.

[35] H. Morgenthau, op. cit., p. 4.

[36] Carl Schmitt, La notion du politique – Théorie du partisan, Calmann-Lévy, Paris, 1994.

[37] Ibid.

[38] « L’Europe face à la puissance, une conversation avec Hans Kribbe », Le Grand Continent, 15 février 2021.

[39] Constanze Stelzenmüller, The return of the enemy: Putin’s war on Ukraine and a cognitive blockage in Western security policy, Brookings, August 2023.

[40] Fukuyama, Francis, “The End of History?”, The National Interest, Summer 1989, n° 16, pp. 3-18.

[41] Selon les conclusions concordantes de deux institutions indépendantes, Freedom House et V-Dem, qui font autorité pour observer l’état de la démocratie à travers le monde.

[42] Democracy Report 2023 de V-Dem.

[43] Colonna Catherine, « Déclaration de la ministre de l’Europe et des Affaires étrangères sur les défis et priorités de la politique étrangère de la France », Paris, 2 septembre 2022.

[44] Raymond Aron, République Impériale : les États-Unis dans le monde, 1945‑1972, Calmann-Lévy, Paris, 1973, p. 15.

[45] Michael Doyle, Ways of War and Peace; Realism, Liberalism and Socialism, Norton, New York, 1997.

[46] Josep Borrell, discours d’ouverture à l’Académie diplomatique européenne, Bruges, 13 octobre 2022.

[47] Intervention de Vladimir Poutine, Forum de Valdaï, Sotchi, 24 octobre 2014. Cf. Pierre Buhler, « L’intérêt national russe est mieux servi par l’absence de règles que par l’ordre de sécurité érigé en 1945 », Le Monde, 13 mai 2022.

[48] Jean-Baptiste Jeangène-Vilmer, « Une guerre majeure toujours possible et moins improbable », Le Rubicon, 27 janvier 2022.

[49] Bien que près des trois quarts des 193 pays membres des Nations Unies ait voté, le 23 février 2023, en faveur du retrait complet et inconditionnel, par la Russie, de ses troupes d’Ukraine, il s’est trouvé une quarantaine de pays pour se prononcer contre ou s’abstenir, Les raisons en étaient diverses – affidés ou clients de la Russie, intérêt de ménager celle-ci, pour des motifs commerciaux ou politiques – mais elles ont prévalu sur la condamnation de la transgression de l’article 2 de la Charte auquel la résolution concernée faisait pourtant une référence sans ambiguïté.

[50] Ursula von der Leyen, dans le « discours sur l’état de l’Union », Strasbourg, 13 septembre 2023.

[51] Notamment la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (1948) et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (1966, entré en vigueur en 1976, avec plus de 170 Etat signataires).

[52] Article 2, paragraphe 2 de la Charte.

[53] A. Pellet, art. cit.

[54] « L’Europe face à la puissance, une conversation avec Hans Kribbe », Le Grand Continent, 15 février 2021. Hans Kribbe, The Strongmen: European Encounters with Sovereign Power, McGill-Queen's University Press, Montreal, 2020.

[55] Le terme est de John Pocock, historien de la pensée politique, qu'il définit comme le « où la République a été vue comme confrontée à sa propre finitude temporaire, comme essayant de garder une stabilité morale et politique dans un flot d'événements irrationnels conçus comme essentiellement destructeurs de tous les systèmes de stabilité séculiers ». Cf. John Pocock, The Machiavellian Moment, Florentine Political Thought and the Atlantic Republican Tradition, Princeton University Press, Princeton, 2016, p. viii. Cf. également Luuk van Middelaar, Le Réveil géopolitique de l’Europe (Paris: Collège de France, 2022).

[56] Cf. Pierre Buhler, "About European Sovereignty", Survival, vol. 65, no. 2, avril-mai 2023, et Souveraineté européenne : en attendant Godot ? La Grande Conversation, 6 juillet 2023.

[57] Cf. Ursula von der Leyen : « à chaque élargissement, nous avons donné tort à ceux qui déclaraient que nous en serions moins efficaces », Discours sur l’état de l’Union, Strasbourg, 13 septembre 2023.

[58] Cf. Pierre Buhler, « La guerre à l’ordre européen », Le Grand Continent, 27 novembre 2021, et « La Pologne et la Hongrie, démocraties partisanes », Questions Internationales, n° 113-114, mai-août 2022.