Victor Louzon, 

Le grand récit chinois, l’invention d’un destin mondial

Tallandier, 2023

Victor Louzon, Le grand récit chinois, l’invention d’un destin mondial, Tallandier, 2023


Résumé :

 

Le Parti Communiste Chinois a entrepris, depuis le début de ce siècle, de produire un récit historique qui légitime le rôle et la place de grande puissance qu’il assigne à la « nation chinoise » dans l’ordre international. Ce récit vise à présenter le pays, auprès de sa société autant qu’à destination du reste du monde, comme le creuset d’une approche alternative de cet ordre imposé par l’ensemble occidental, celle d’un pacifisme et d’une bienveillance intrinsèques contrastant avec les pulsions guerrières et prédatrices du colonialisme et de l’impérialisme. L’historien Victor Louzon démonte avec méthode ces mythes fabriqués par une machine de propagande et de réécriture de l’histoire, instrument incontournable de tout régime léniniste.

 

En exhortant la centaine de millions de membres du Parti Communiste Chinois (PCC) à « bien raconter au monde l'histoire de la Chine », Xi Jinping s’est, dans son rapport au XIXème Congrès, inscrit dans l’héritage du parti depuis sa fondation, en 1921. Pour ce parti marxiste-léniniste, gardien du « matérialisme historique », la maîtrise de l’interprétation de l’Histoire n’a en effet cessé d’être un enjeu capital, qu’il s’agisse de la sienne propre ou de celle de la Chine. Les circonstances l’ont amené à changer plusieurs fois de récit, et à exalter désormais une histoire multimillénaire auparavant répudiée comme une relique du féodalisme. Sans formellement abandonner l’horizon du communisme, la légitimité du PCC s’est recentrée sur une quête de prospérité et de puissance nationales, qui a tout à gagner à une réhabilitation du passé. « Dans le grand récit en cours de cristallisation, toutes les gloires passées de la Chine sont bonnes à prendre ».

C’est en ces termes que Victor Louzon, historien, sinisant, professeur à la Sorbonne introduit le démontage méthodique, auquel il se livre, du récit et des mythes fabriqués par le régime pour légitimer son emprise sur la « nation chinoise » et accompagner sa « renaissance ». Il le fait dans une succession de chapitres qui passent au crible chaque facette de ce récit : l’aspiration à un exceptionnalisme, la prétention à l’universalisme, les « Routes de la Soie », le statut de matrice de l’Asie, le rapport aux colonies, le souverainisme, le pacifisme, le maoïsme champion du tiers-monde ainsi que Taiwan.

Un exceptionnalisme qui prétend à l’universalisme…

Si la notion d’exceptionnalisme a été forgée par d’autres nations – les Etats-Unis au premier chef – pour se définir, elle cadrait mal avec les postulats du marxisme-léninisme quant à l’universalité des lois de l’histoire. Pour autant, des dérogations ont été produites à différentes époques pour justifier une singularité de la trajectoire chinoise, d’abord par l’invocation d’un « socialisme aux couleurs de la Chine » (années 1980), puis par la référence aux « conditions nationales » (années 1990-2000) et, depuis deux décennies, à la vocation de grande puissance d’une Chine imbue d’une « nouvelle confiance en soi » (zixin) et « qui a toujours entretenu un rapport exceptionnel au monde ».

Cet exceptionnalisme assumé a besoin, paradoxalement, pour justifier ses ambitions mondiales, de proposer une contribution à valeur universelle. Si dans l’histoire de la Chine avant la proclamation de la république, en 1912, les élites chinoises ne concevaient pas d’autre manière que la leur d’être « civilisé », la Chine post-maoïste n’aspire plus guère à exporter son système ou son idéologie et la promesse de « communauté de destin pour l’humanité », basée sur une « coopération gagnant-gagnant » et un respect des souverainetés, n’en tient pas vraiment lieu.

Pour autant, le PCC a, dans sa résolution sur son bilan historique, votée à l'occasion de son 100-ème anniversaire, en novembre 2021, introduit l'expression de tianxia, (« tout ce qui est sous le ciel »), une référence claire au confucianisme, pourtant très éloigné de l'héritage marxiste-léniniste des bilans antérieurs. Ce concept renvoie tout simplement à une prétention chinoise à la monarchie universelle, assez banale dans l'histoire des empires eurasiatiques. Il fait écho aux travaux d’un philosophe très en cour, Zhao Tingyang, qui a attribué à ce concept une vocation à assurer, entre les Etats du monde, une « harmonie dans la diversité » qui n'exclurait personne. 

V. Louzon voit là, exemples historiques à l’appui, une « lecture truquée » de l’histoire chinoise : « contrairement à ce que veulent voir ses défenseurs contemporains, la tianxia n'est pas la trace la plus ancienne d'un universalisme humaniste et respectueux des différence (mais), plus simplement, la version locale d'une idéologie fort répandue sur la planète avant l’ère contemporaine : celle de la monarchie universelle, qui n'a jamais été dissociable de l'exercice de la force et d'une vision profondément hiérarchique du monde et de l'humain(…) ce qui unit les différentes nations ‘sous le ciel’, c'est la reconnaissance de certaines normes communes, éthiques ou civilisationnelles (et) chercher ces normes dans la tradition chinoise, c'est revendiquer pour elles une centralité qui paraît plus compatible avec le nationalisme culturel qu'avec le désir affiché de dépasser les nations ». 

Une centralité revendiquée, qui peine à convaincre

Autre mantra de la Chine contemporaine, en particulier de Xi Jinping, les Routes de la Soie sont présentées abusivement comme un héritage deux fois millénaire. L’expression elle-même n’a en effet pas été inventée par les Chinois, mais par un géographe allemand en 1877, von Richthoffen, chargé de concevoir une ligne de chemin de fer reliant l’Allemagne à sa sphère d'influence naissante en Chine. Par ailleurs, les Routes de la Soie ont compté moins par les marchandises qui y circulaient que par les idées qui y transitaient, leur apport intellectuel principal étant la circulation du bouddhisme. Enfin, les échanges ont été avant tout de portée régionale ou locale, avec fort peu de commerçants au long cours et, alors que l'expression évoque un monde d'échanges pacifiques, la Chine n'a fait parvenir des marchandises en masse que lors de ses phases d'expansion militaire.

 

Lors de la pandémie, en 2020, on a vu réapparaître un discours sur les valeurs asiatiques, ou confucéennes, de discipline, d'autorité et de priorité du collectif sur l'individu qui auraient permis à certains Etats asiatiques de mieux la maîtriser que leurs homologues occidentaux. Les autorités et les médias chinois s’en sont complaisamment fait l’écho, trouvant là une justification culturelle de l’autoritarisme, recours possible contre les injonctions à se conformer au modèle libéral de l’après-Guerre froide.

Le concept d’unité asiatique – récent, car forgé à la fin du XIXe siècle – et d’asiatisme n’en est pas moins parfois mis en avant pour suggérer que la Chine aurait, dès le Moyen-âge, inventé un type proprement asiatique de relations internationales, dont l'Asie contemporaine pourrait s'inspirer avec profit, le schéma du tribut, par lequel des petits Etats voisins de la Chine reconnaissaient le primat de l'Empire, lequel leur assure, en échange, une protection. Pour certains auteurs chinois, mais également coréens ou japonais, ces relations tributaires fournissent un modèle plus réaliste pour penser les équilibres actuels de la région qu'un schéma postulant la coexistence d'États souverains et égaux. Mais toutes ces références restent d’un maniement délicat car le concept d’asiatisme reste connoté à l’impérialisme japonais (la « sphère de coprospérité »).

Au total, s’il est vrai que la Chine a joué un rôle de matrice culturelle pour l'Asie orientale, les pays qui la composent ont toujours cultivé leur singularité. Ce rayonnement culturel n'a donc pas eu de traduction politique univoque. Certes des relations tributaires en termes chinois ont pu être imposées, mais elles ont également inspiré des institutions qui se sont révélées décisives dans la construction des États de la région. Ce sont ces mêmes États qui revendiquent jalousement leur indépendance aujourd'hui, rendant d'une utilité politique limitée les appels chinois à l'unité civilisationnelle, qui renvoient de façon trop évidente à la revendication d'une prépondérance régionale. 

 

La Chine, un empire colonial ?

Deux chapitres sont consacrés au rapport de la Chine avec la colonisation, très différent selon qu’elle a été conduite par voie maritime ou par voie terrestre. Dans le premier cas, un thème central de l'exceptionnalisme chinois veut que la Chine ait été l'agent, dans le temps long, d'une mondialisation vertueuse et non prédatrice. Cette interprétation est illustrée par le nom de Zheng He, cet amiral chinois au service des Ming qui commandait, au début du XVe siècle, des flottes gigantesques qu’il avait menées jusqu'en Arabie et en Afrique orientale, sans cependant que ces navigations débouchent sur des conquêtes. Alors que l'image des grandes découvertes et de Christophe Colomb s'est dégradée, assimilée aux crimes de l'impérialisme européen et du colonialisme, l'exceptionnalisme chinois actuel a faite sienne cette condamnation. Et elle a fait de Zheng He non plus un Colomb manqué, mais un « anti-Colomb », preuve de ce que la Chine, quand elle s'est tournée vers les océans, l’a fait dans un esprit non pas de prédation, mais d'échange pacifique et bienveillant. Les expéditions chinoises n'en sont pas égalitaires ni pacifiques pour autant : elles ont pour but premier d'exiger une reconnaissance de primauté et de suzeraineté que la cour de Chine considère comme acquise, plutôt que la conquête.

Dans le second cas, les accusations de colonialisme émanent de différentes parties de la Chine (Tibet, Xinjiang, Hong-Kong…), sont relayées à l'étranger, mais restent inaudibles à l’intérieur, où les termes mêmes de colonialisme et d’impérialisme sont associés aux pratiques occidentales et japonaise – dont la Chine ne saurait être qu'une victime. Pourtant, la dynastie des Qing, venue de Mandchourie, a rajouté à la Chine des 18 provinces des conquêtes territoriales considérables, au prix de violences quelquefois génocidaires, comme ce fut le cas en 1756-57 avec l’empire dzoungar. Moyennant quoi, outre la Mandchourie, les Qing conquirent la Mongolie, Taïwan, le Xinjiang et le Tibet. Tous les critères définissant un empire colonial sont réunis.

Si le PCC est, lors de sa création en 1921, aligné sur la position de la Troisième Internationale, qui défend le principe de l'autodétermination nationale, il plaide en faveur d’une fédération garantissant un droit à la sécession. Mais ces références sont abandonnées après 1949 au profit de l'autonomie des « minorités nationales ». Sur le plan pratique, elle se traduit par l’usage de la force, par l'assimilation et/ou la colonisation de peuplement destinée à changer les équilibres démographiques : au Xinjiang, les han représentent 40 % des 22 millions d'habitants contre 6 % 1949. Sur le plan idéologique, la réponse du pouvoir et la conception dominante est qu'il n'existe qu'une nation chinoise, composée d'un groupe majoritaire et de nombreuses minorités nationales qui n'ont pas la liberté de la quitter. Au total, observe le politologue Charles Maier, le grand État Qing était un empire alors que la Chine, devenue nation, a un empire.

Souverainisme, pacifisme et tiers-mondisme

Parmi les autres thèmes que la Chine affectionne figurent la souveraineté et l’affirmation de son pacifisme. Le premier, la souveraineté, est une notion cardinale dans la doctrine chinoise des relations internationales, inscrite dans les « 5 principes de la coexistence pacifique »[1], régulièrement invoqués comme boussole de la diplomatie chinoise. Mais alors que le régime est censé puiser ses ressources idéologiques dans le marxisme-léninisme, un courant de pensée a pu faire surface, qui se réfère à Bodin et Hobbes, et plus encore à Carl Schmitt, qui permet de défendre une conception de la souveraineté aux termes de laquelle la loi émanant du pouvoir souverain (le PCC), celui-ci ne saurait y être soumis. 

Mais ce rapport à la souveraineté s’enracine également dans l’histoire des luttes politiques de la Chine au XXe siècle, lorsque les différents groupes qui se disputaient le pouvoir après la fin du régime impérial utilisaient le registre de l'humiliation subie par la Chine aux mains des Occidentaux et se présentaient en garants du retour à une pleine souveraineté de l’Etat chinois. Le Kuomintang s’en était servi pour se hisser au pouvoir en 1927-28 et après que les alliés occidentaux de la Chine ont renoncé à ce qui restait des traités inégaux, la Chine qui émerge victorieuse de la guerre 1945 est donc un pays pleinement souverain, qui obtient de surcroît un siège permanent au Conseil de sécurité. C'est cette souveraineté recouvrée que les communistes trouvent en héritage quand ils prennent le pouvoir en 1949. Le PCC n’a donc joué qu’un rôle secondaire : bien qu'il ait combattu l'ingérence étrangère puis l'occupation japonaise, il a moins libéré son pays de l'impérialisme qu'il n'a tiré les marrons du feu une fois cette tâche assez largement accomplie par d'autres.

Quant à l’affichage d’une posture pacifiste, il est hérité du postulat léniniste de la guerre comme attribut du capitalisme. Le discours des dirigeants vise à convaincre le monde que la Chine est ataviquement pacifique et n'a jamais conduit de guerre d'agression – un mythe également destiné à l'opinion publique chinoise. D’où les références à l’« ascension pacifique », un mot d’ordre invoqué, pendant le mandat de Hu Jintao, pour réfuter la théorie d'une « menace chinoise », puis au « rêve chinois », qui caractérise le mandat de Xi Jinping.

Si l’histoire de la Chine dément ces assertions, y compris au XXe siècle, avec la création des « nouvelles armées » sur les modèles allemand et japonais après 1911, avec le militarisme du Kuomintang… même s’il a dû afficher, vis-à-vis de l’allié américain, le mythe d'une Chine intrinsèquement pacifiste. Mais l'idée d'une Chine éternellement rétive à la guerre d'agression n'est pas un simple thème de propagande extérieure manié par le gouvernement et des intellectuels patriotes, elle infuse aussi dans la discussion interne à l'espace public chinois, où il faut forger le mythe de l'unification du pays et des territoires non han par des voies purement pacifiques, en gommant les exactions commises, notamment par les dynasties Qing, très guerrières, contre ces populations non han. Toute l'histoire doit être ainsi formatée.

La Chine aspire donc à apparaître comme un ensemble constitué de toute éternité, dont les parties sont vitales les unes pour les autres et qui, s'il s'est étendu, l’a toujours fait de manière organique. Après la victoire du PCC en 1949, le communisme prolonge et radicalise les dynamiques de militarisation de l'ère républicaine. Au total, le déni de la conquête et le mythe du pacifisme viscéral de la Chine ont donc une postérité considérable. A bien des égards, le discours actuel du régime en est encore tributaire. En revanche, le destinataire de ce discours a changé, et il est plutôt destiné aux pays du « Sud », pour l'opposer à la présence militaire américaine dans le monde.

La Chine aime également invoquer l’héritage maoïste pour se présenter en championne du tiers-monde, alors que, paradoxalement, cette identification au « Sud » peut aujourd'hui surprendre, tant le niveau de vie des Chinois urbains est éloigné de celui des pays concernés. Mais ce choix s’explique par des considérations de politique intérieure. A la différence des années de l'immédiat post-maoïsme, il n'est en effet plus permis de préférer l'une des deux périodes du communisme chinois (pré- ou post-réformes) en rejetant l'autre : l'histoire de la RPC doit être approuvée en bloc. Il ne s'agit pas de la résurgence d'une ferveur communiste, le modèle chinois étant mieux décrit par la notion de capitalisme d'État que par celle de du communisme. Mais trop critiquer Mao reviendrait à fragiliser le Parti.

Cette réhabilitation a également une portée extérieure, en ce qu’elle permet de valoriser une période où Pékin avait cherché à occuper une place centrale dans le monde non occidental, dans le Tiers-Monde, non plus par l'exportation de la lutte révolutionnaire, mais plutôt par le développement économique. Celui-ci n’est, d’une part, pas conditionné par les valeurs de l'Occident hégémonique (libéralisation de l'économie, démocratie...). D’autre part, l'ancienne solidarité anti-impérialiste est volontiers réactivée. 

Le réinvestissement massif du « Sud » par la diplomatie chinoise s'explique par les besoins du pays en matières premières puis par une lutte d'influence avec l'Occident, poussant Pékin à insister sur son passé comme phare de l'internationalisme et du tiers-mondisme. Mais cette solidarité, même aux grandes heures du maoïsme, a toujours été subordonnée à un projet de puissance nationale chinoise.

Taiwan, une île « chinoise depuis l’Antiquité » ?

Bien qu’elle eût pu illustrer les développements sur le colonialisme, la question de Taiwan se voit réserver un chapitre séparé. Victor Louzon y note que le thème de la réunification avec l’île, considérée comme un territoire historiquement chinois injustement séparé de la mère patrie est un des récits les plus consensuels et les plus puissamment investis d'émotions qu'on puisse trouver dans la culture politique chinoise, parmi la population comme chez les dirigeants. Un abandon des revendications sur Taiwan est impensable, au moins tant que le PCC est au pouvoir, tant la question est identitaire pour le régime depuis 1949 et tant elle symbolise l'inachèvement de la victoire du PCC, conçue comme une entreprise de restauration nationale. La Chine ne supporte pas que Taiwan se considère comme une nation et que son sort relève de l'autodétermination nationale, et elle affirme un droit historique qui repose sur la formule, inlassablement répétée, que l'île « appartient à la Chine depuis l'Antiquité ».

Ce dernier chapitre démonte ce mythe, en retraçant une histoire qui n'a rien de chinois jusqu'à la fin du XVIe siècle. Ce n'est en effet qu'après la levée de l'interdiction de la navigation hauturière que des marins de la province de Fujian commencent à avoir des échanges avec Formose, dont la population vernaculaire – une centaine de milliers d'habitants – est alors austronésienne. Paradoxalement c'est aux Hollandais que l'on doit un peuplement han, mis en place pour l'exploitation à grande échelle des terres fertiles de l'île. Une vague relation de subordination aux empereurs successifs est établie, mais l’île reste essentiellement une zone frontière de type Far East jusqu'à ce que le Japon, à la fin du XIXe siècle, s'y intéresse, obtenant en 1895, par le traité de Shimonoseki, la cession de Taïwan en compensation de la renonciation à la péninsule du Liaodong, proche de Pékin. Les élites chinoises se sont alors rapidement désintéressées de l’île, pour se concentrer sur la Mandchourie, alors occupée par le Japon. L'attitude change avec le déclenchement de la Seconde Guerre sino-japonaise, en 1937. Et le gouvernement de Tchang Kaï Chek organise l'intégration de l’île à la Chine après la capitulation japonaise.

Après une longue période de désintérêt relatif des pouvoirs chinois pour l’île, celle-ci est désormais le point focal de la lutte de Pékin pour la prééminence.

Un contrepoint au récit eurocentré de la modernité

En conclusion d’un livre dans lequel il s'est employé à démêler le vrai du faux et du simpliste dans les mythes élaborés par la Chine, l’auteur observe que tous les exceptionnalismes du monde peuvent être traités de la même manière. Mais ce qui étonne dans ce « grand récit chinois » est sa faible cohérence intérieure, en ce qu'il consiste en une juxtaposition de plusieurs récits, aux thèmes et aux usages assez divers : anti-occidentalisme, œcuménisme, respect strict de la souveraineté des voisins, centralité historique de la Chine, thématique asiatiste, aujourd'hui certes maniée avec prudence. Seul le tiers-mondisme maoïste fait l'objet d'un réinvestissement vigoureux.

On peine, note-t-il, à trouver un contenu tangible au message universel dont la Chine serait investie au cours de l'Histoire. Ce flou n'est pas un hasard car il s'agit moins de proposer quelque chose qu'autre chose. Dans son nouveau récit, la Chine officielle se présente surtout comme l'acteur, depuis l'Antiquité, d'une mondialisation alternative à celle précipitée par l'expansion européenne, pacifique plutôt que belliqueuse, bénéfique à tous plutôt que prédatrice, respectueuse des différences plutôt que missionnaire. Le nouvel exceptionnalisme chinois est essentiellement un « contre-exceptionnalisme », qui ne prend sens que par contraste avec un Occident peint sous les couleurs les plus sombres. 

Il serait erroné de réduire ce nouvel exceptionnalisme chinois à la seule langue de bois du régime, même s'il y appartient incontestablement. À l'intérieur, il participe d'un imaginaire collectif fortement enraciné, bien que loin d'être monolithique. Dans certains pays étrangers, il trouve parfois un terrain favorable, à la faveur de l'influence économique de la Chine et de la volonté de tourner la page de la mondialisation occidentale. C'est là sans doute son principal ressort : que le « grand récit chinois » convainque entièrement ou non, il sera toujours un contrepoint possible au récit eurocentré de la modernité.

 

[1] Les quatre autres (non-agression, bénéfice mutuel, non-ingérence, coexistence pacifique) en découlent.