Journal de Dayton, récit des négociations de proximité sur la paix dans les Balkans
Cet épisode a été évoqué dans une série du Monde intitulée "Faire la paix", sous le titre "En 1995, à Dayton, l'impossible équation de l'ex-Yougoslavie" (5 août 2023). Les deux auteurs, Jérôme Gautheret et Thomas Wieder, se sont notamment appuyés sur ce "journal de Dayton". Lire en pdf
Une narration de première main des négociations de proximité qui se sont déroulées à Dayton (Ohio) du 1er au 21 novembre 1995.
Journal de Dayton (1er - 21 novembre 1995).
1. Lever de rideau
Il est 14 h 30 précises, ce mercredi 1er novembre, lorsqu'un "aboyeur" invisible
décline une succession de noms et de titres. A quelques secondes d'intervalle, les chefs de
délégations du Groupe de Contact entrent dans la grande salle de conférence de l'hôtel
Hope, sur la base aérienne de Wright-Patterson, à Dayton (Ohio). Pauline Neville-Jones, le
directeur politique britannique, entre la première, suivie de ses collègues allemand,
Wolfgang Ischinger, et français, Jacques Blot, d'Igor Ivanov, premier vice-ministre des
affaires étrangères de Russie, de Carl Bildt, le médiateur de l'Union Européenne et de
Richard Holbrooke, le négociateur américain, qui tour à tour prennent place à la table ronde
au milieu de la salle. Puis entre Warren Christopher, le Secrétaire d'Etat américain,
précédant les trois chefs d'Etats.
Raide et impassible, Tudjman, le Croate, vient le premier
s'asseoir, suivi, d'un pas rapide, de Milosevic, le Serbe, silhouette de "héros positif"
vieillissant, légèrement voûté. Dernier à occuper son siège, Izetbegovic, le Musulman,
impénétrable, porte sur le visage une expression à la fois douce et implacable.
Après quelques paroles de bienvenue, Christopher les invite à une poignée de
mains. Ils s'exécutent sans chaleur. Dans le fond de la salle, une forêt de caméras ne laisse
rien échapper de la scène. Les flashes crépitent, puis Christopher, dans un bref discours,
assigne l'objectif de ces "entretiens de proximité" : un Etat unique, démocratique,
respectueux des droits de l'homme et des minorités, où le droit au retour - ou à une juste
compensation - serait garanti aux réfugiés. Il souligne que l'IFOR doit avoir une "stratégie
de sortie" et promet aux Européens le leadership dans l'immense effort de reconstruction.
Bildt garantit l'aide de l'Union Européenne à la future Bosnie multi-ethnique et
démocratique. Ivanov s'exprime à son tour. Une suspension de séance est ménagée pour
vider la salle de la centaine de journalistes présents. La voix stridente d'Elaine Sciolino, du
New York Times, perce le brouhaha pour réclamer, en vain, du Secrétaire d'Etat, qu'il
réponde "à quelques questions, comme le veut la tradition américaine".
Et c'est à huis clos que, dès la réouverture de la séance, les trois chefs d'Etats
prononcent leurs discours. Premier à prendre la parole, Izetbegovic précise ce qu'il attend
de l'accord de paix : la protection des frontières du futur Etat, un environnement propice à
des élections libres et démocratiques, le retour dans leurs foyers des réfugiés et déplacés,
l'équilibre des forces au plus bas niveau possible - faute de quoi la Fédération de Bosnie-
Herzégovine devrait être réarmée - le maintien de l'unité de Sarajevo et une assistance
après-guerre, liée au respect des droits des minorités. Dénonçant la poursuite des
expulsions de civils en Bosnie occidentale, il interpelle Milosevic, qu'il presse d'ordonner
l'arrêt de ces pratiques. Tudjman, qui se veut apaisant et au-dessus de la mêlée, se déclare
prêt à appliquer l'accord sur la Fédération croato-musulmane et appelle au règlement de la
succession de l'Etat yougoslave. Quant au retour des réfugiés, le président croate est en
faveur de toute "mesure raisonnable" dans ce sens. Milosevic, le seul des trois à s'exprimer
en anglais, affirme que l'impartialité et l'objectivité constituent le fondement d'une paix
durable. Le document de New York a fixé les principes, il s'agit désormais de se concentrer
sur leur mise en oeuvre pratique et sur les cartes. A l'invitation du Secrétaire d'Etat, un
débat s'engage entre le Serbe et le Bosniaque : ce dernier s'insurge contre l'idée que la
victime et l'agresseur puissent être mis sur le même plan et exige de Milosevic qu'il
s'engage sans ambiguïté à coopérer avec le Tribunal Pénal International. Le Président serbe
rétorque que les innocents sont en fait les populations civiles. Pour le reste, les
responsabilités sont partagées.
2. Une conférence séquestrée
Immense, à la taille de l’Amérique, la base aérienne Wright-Patterson doit son
nom aux frères Wilbur et Orville Wright, pionniers de l'aviation, qui, depuis un petit atelier
de réparation de vélos, ont construit le premier avion américain1, ainsi qu'à un "as" de la
Première Guerre Mondiale, le lieutenant Patterson. Une dizaine d'établissements, parmi
lesquels le Commandement du Matériel de l'US Air Force, un centre de recherches et un
gigantesque Musée de l'Air, se partagent le site, où travaillent 22 000 personnes. Dayton est
une ville insaisissable, qui se résume, sur le modèle urbain américain, à une prolifération de
1 le premier vol a eu lieu en décembre 1903 à Kitty Hawk, en Caroline du nord.
banlieues reliées par un entrelacement d’autoroutes, le downtown se réduisant à une
agglomération proprette d'immeubles de bureaux. Elle est devenue la personnification de la
ville américaine lorsqu'une enquête sociologique a conclu, au début des années 70, que
l'électrice américaine moyenne avait 47 ans et habitait Dayton. Ce titre de gloire, quelque
peu fané, a retrouvé son lustre, sur le mode cocasse, des années plus tard lorsqu'un
gouverneur de l'Ohio, candidat à la réélection, interpellé pendant une réunion électorale à
propos de la "femme de Dayton", s'est mis à bredouiller, en rougissant, que c'était là une
vieille histoire et qu'il avait mis fin à cette liaison depuis longtemps.
A l’entrée de la base, dominée par un alignement de drapeaux américains et les
fuselages de deux chasseurs pointant le ciel, une tente matérialise le checkpoint. Sous l'oeil
attentif et impassible de quelques personnages en imperméable, "bigoudi " dans l’oreille et
micro dans la paume, les véhicules et les personnes y sont soumis à des contrôles
minutieux, avec chiens et détecteurs de métaux.
Derrière cet obstacle, un hôtel qui porte le nom de l'acteur Bob Hope accueille
en temps normal les militaires et leurs familles ainsi que des conférences : une bâtisse
moderne, à trois étages, une architecture passe-partout, quelque chose d’intermédiaire entre
un Holiday Inn et l’hôtel de l’Aiglon, à Berlin, à l'époque de la Guerre Froide. Les salles de
conférence attenantes sont des pièces aveugles, aux noms évocateurs : B-29, B-52, l’avion
furtif F-117... Dans une encoignure, un enseigne de néon annonce Packy’s, un sports bar
dont une des deux salles baigne dans une semi-pénombre : quatre écrans de télévision
géants occupent un mur entier, diffusant en permanence autant de programmes (CNN, une
chaîne sportive...) pour les dîneurs, qui n’ont qu’à choisir le son d’une chaîne sur un petit
haut-parleur aménagé au milieu de chaque table. Mise à part l’incontournable salad bar et
des desserts pondéreux, la chère est plutôt convenable, quoi qu'en disent quelques esprits
chagrins : saumon, espadon, steaks avec, quelquefois, des excursions vers la cuisine
chinoise ou mexicaine. Le vin, en revanche, est assez inamical.
Les délégations sont logées dans cinq bâtiments disposés, à quelque 200 mètres
de l’hôtel, en forme de « b » autour d’une cour asphaltée. Un trottoir en béton, posé pour la
circonstance quelques jours plus tôt, serpente à travers le gazon entre l'hôtel et le complexe,
lui aussi affecté au logement de militaires de passage. Le site a été choisi pour pouvoir
loger à la même enseigne les délégations de chacune des trois parties. Quelques suites ont
été aménagées pour les présidents, les ministres, Holbrooke et Bildt : moquette blanc écru,
mobilier Queen Ann loué et installé à la hâte. Russes, Britanniques, Allemands et Français
se partagent celui des cinq bâtiments qui forme la branche du « b » : neuf chambres pour
chaque délégation, dont une transformée en bureau. Nous sommes au rez-de-chaussée avec
les Russes. Les Américains sont dans le bâtiment voisin et disposent d'une aile de l’hôtel
dont l'accès est interdit par un cerbère en uniforme.
Ce complexe, inclus en temps normal dans le périmètre de la base, en a été isolé
par un grillage qui dessine, grossièrement, un cercle d'un demi-kilomètre de diamètre. Audelà
de cette limite, on n'aperçoit guère de la base que des parcours de golf apparemment
sans fin, des cottages à colombages pour les cadres et un club des officiers cossu, où des
salons privés abriteront des déjeuners et dîners discrets. Le périmètre protégé est l'aire de
confinement de la conférence. La méthode a été conçue pour tenir à distance la presse, qui
n'est admise au centre de conférences que lors d'occasions exceptionnelles, mais surtout
pour créer, par la claustration, le conditionnement psychologique jugé propice à un résultat
rapide. Les deux principaux chefs d'Etats concernés, Izetbegovic et Milosevic, se sont en
effet engagés à rester à Dayton jusqu'à la fin. Certes, la séquestration est relative, mais les
formalités de préavis et de rentrée dans le périmètre sont assez dissuasives.
Dans les bureaux des délégations, les traces, encore fraîches, de retouche du
plâtre du plafond ne laissent aucun doute sur la sécurité des conversations et l'on verra très
vite les conciliabules en mal de confidentialité se dérouler au grand air : attroupements
dans la cour asphaltée ou, le plus souvent, lent déplacement de tel chef d'Etat avec son
entourage, suivi par un essaim d'agents de protection, à pied et en voiture, sur le court
tronçon de route contenu dans le périmètre protégé. Vu des fenêtres de nos bureaux, ce
manège fait penser à un convoi funèbre pour l'enterrement d'un ''parrain'' de la mafia. De
temps à autre, on aperçoit, dans la cour déserte, en pleine nuit, la silhouette de Koljevic,
l'homme-clef chez les Bosno-Serbes, trottinant derrière les enjambées énergiques de
Milosevic.
3. Les acteurs:
Personnage central, Richard Holbrooke, l’inventeur et l’architecte de ces
"entretiens de proximité", est l’imperator. Omniprésent, mais attentif à afficher son dédain
du détail et à marquer que les seuls interlocuteurs dignes de lui sont les présidents. Il se
révélera, tout au long de cette négociation, tour à tour émotif et arrogant, flatteur et
conciliant, brutal et rusé. Il dort peu, impose un rythme trépidant à sa délégation, semble
n'être jamais en repos. Chris Hill, son adjoint au Département d’Etat, est plus affairé que
jamais, accaparé par la négociation de l’accord sur la Slavonie Orientale. Le général
Wesley Clark, le plus haut représentant du Pentagone à Dayton, cheveu ras et argenté,
regard vif, est le porte-parole de l’appareil militaire, chargé de veiller à ce que le dessin de
la carte facilite la tâche de la force de l’OTAN attendue en Bosnie et à ce que les mains de
son commandant ne soient pas trop liées. Roberts Owen, jurisconsulte du Département
d'Etat sous l'Administration Carter et relation personnelle du secrétaire d'Etat, patient et
courtois, supervise l'élaboration de la constitution du futur Etat bosniaque ainsi que des
autres annexes juridiques (arbitrage, droits de l'homme...). Bob Gallucci, courtier
talentueux et séduisant, fait des apparitions fréquentes à Dayton. Auréolé de la gloire que
lui a value l’accord sur les centrales nucléaires avec la Corée du nord, il a été chargé de
négocier le volet civil du plan de paix avec les Européens, avec l’intention à peine
dissimulée de décrocher, pour les Etats-Unis, le poste d'adjoint du Haut Représentant. Jim
Pardew, qui appartient à la "direction politique" du Département de la Défense, est l'homme
des tractations discrètes avec les parties sur la carte. Don Kerrick, un jeune général de
brigade, représente le Conseil pour la Sécurité Nationale (NSC). Et il y aura bien sûr, vers
la fin de la négociation surtout, Warren Christopher, aussi modeste que Holbrooke est
tonitruant. Malgré son air emprunté dans ses costumes croisés à rayures, son sourire un peu
forcé, le secrétaire d'Etat, servi par une intelligence froide des situations, par une longue
expérience de la négociation, par sa patience et son urbanité, sera l'homme-clef de la phase
finale, lorsque le char des "entretiens de proximité" se sera embourbé.
Dans les rangs des Européens, la silhouette dégingandée et le visage
juvénile de Carl Bildt, l’ancien premier ministre suédois désigné négociateur au nom de
l’Union Européenne, dissimulent la mécanique intellectuelle, froide et, plus d'une fois,
arrogante. A ses côtés, toujours dans la délégation de l’Union Européenne, le général de la
Presle, ancien commandant en chef de la FORPRONU, légionnaire aux allures de vieux
sage que l’on vient consulter - et Blot le fera volontiers, l’associant systématiquement aux
réunions de sa délégation - ainsi que, par une étrange ironie, un diplomate américain, Louis
Sell, mis, par le Département d’Etat, à la disposition du co-président de la Conférence
Internationale sur l’ex-Yougoslavie qu’est également Carl Bildt. Pauline Neville-Jones, à la
fois pétillante, cassante, vive et têtue, est au fond une gaulliste britannique. Jacques Blot, le
Français, cheveux de jais et lunettes cerclées de noir, mènera la fronde des Européens
contre la "méthode Holbrooke". Wolfgang Ischinger, l'Allemand, est plus enclin au
consensus, mais, malgré des airs policés, n'hésite pas à élever la voix. Le Russe, enfin, Igor
Ivanov, premier vice-ministre des affaires étrangères, donne l'impression d'être là avant tout
pour confirmer le dogme de l'unité du Groupe de Contact - ou pour ménager la relation
bilatérale russo-américaine. Pratiquement dépourvue d'instructions de Moscou, exclue de
facto, du fait de la non-participation russe à l'IFOR sous commandement OTAN, de la
discussion entre Occidentaux de l'annexe militaire, la délégation russe restera, tout au long
de ces "entretiens de proximité", en retrait. Mais compte tenu du climat délétère qui règne à
Moscou en cette période de campagne électorale, Ivanov dissimule à peine qu'il n'est pas
mécontent d'être à Dayton.
Parmi les principaux acteurs se détache la stature de Milosevic. Altier, distant,
souverain, il affecte l'impavidité, troublée de brusques accès de colère. A la différence des
deux autres chefs d'Etat, il n'apparaît presque jamais à Packy's, se faisant servir dans sa
suite. Il est le seul des trois qui fascine Holbrooke. Sa délégation le redoute. Après les
longues nuits arrosées de cognac et de slivovica, personne, pas même son ministre des
affaires étrangères ou son chef de cabinet, n'ose le réveiller avant le milieu de matinée,
comme Blot en a fait l'expérience le jour où le Président de la République souhaitait
d'urgence l'entretenir, au téléphone, du sort des pilotes français. Dans la délégation serbe,
quelques personnalités se détachent : Momir Bulatovic, le président du Monténégro, un
grand brun, jeune, moustachu et sympathique, dont le rapport de vassalité vis-à-vis de
Milosevic ne fait pas l'ombre d'un doute, Milan Milutinovic, le ministre des affaires
étrangères, visage rond et souriant, petits yeux vifs et cigarillo non allumé toujours vissé
aux lèvres, Kolia, l'interprète, qui roule les "r" dans toutes les langues, mais que la maîtrise
de l'anglais par le Président voue au désoeuvrement, Kris Spirou, un Américain d'origine
grecque haut en couleurs, crinière de lion, ancien chef du Parti Démocrate dans le New
Hampshire, reconverti dans le rapprochement triangulaire entre la Serbie, la Grèce et les
Etats-Unis. De temps à autre, il régale sa délégation de homards du Maine, qu'il fait venir à
Dayton par avion.
Dans la délégation yougoslave, les Serbes de Bosnie sont au nombre de huit
seulement. Leurs chefs ont, le 29 août, remis dans les mains de Milosevic les pleins
pouvoirs pour négocier en leur nom. Par contraste, ils font pâle figure, gauches, empruntés
dans leurs mauvais costumes, déphasés. Il y a là Nikola Koljevic, l'universitaire expert de
Shakespeare, au regard timide derrière des lunettes aux épaisses montures noires, un
chapeau sombre toujours vissé sur la tête, Momcilo Krajisnik, le président du parlement de
la Republika Srpska, représentant de la faction la plus dure des Bosno-Serbes, le général
Zdravko Tolimir, l'homme de Mladic, Aleksa Buha, le "ministre des affaires étrangères" de
cette même Republika Srpska, le visage toujours sombre et vaguement inquiet, Jovan
Zametica, l'âme damnée de Karadzic, à la cordialité glaçante. Tenus à l'écart, au sein de la
délégation yougoslave, pendant les huit premiers jours, ils rechercheront le contact avec
Bildt et les directeurs politiques européens et même les Bosniaques et les Bosno-Croates,
ne fût-ce que pour apprendre ce qui se passe à leur insu. Pour ne laisser s'installer aucun
doute sur la chaîne d'autorité, les "Yougoslaves" ont dès le premier jour demandé - et
obtenu - le retrait par les Américains d'un panonceau qui, à la porte du bureau de la
délégation, portait mention de la Republika Srpska. Zametica s'est vu refuser l'entrée de la
salle lors de la cérémonie d'ouverture.
La délégation bosniaque est plus composite. Izetbegovic force le respect par
son port de patriarche, adouci d'un masque de lassitude intemporelle. Haris Silajdzic, le
premier ministre, cultive une stature à la fois d'homme d'Etat et de négociateur prêt au
compromis. Dans le registre du moralisme vertueux, le ministre des Affaires Etrangères,
Mohammed Sacirbey, impétueux et arrogant, jouant de son anglo-américain parfait et de
ses nombreux contacts avec la presse, ne recule pas devant les fuites qui le servent, en
violation de la règle de l'embargo sur les informations. C'est lui qui fera venir à Dayton,
après la première semaine de travaux, Richard Perle, l'ancien secrétaire adjoint à la défense
de Caspar Weinberger, et un de ses collaborateurs, Douglas Feith, un lawyer
washingtonien, l'un et l'autre très introduits dans les milieux républicains du Congrès. Ils
font partie d'une cohorte bigarrée d'experts étrangers où l'on trouve pêle-mêle un diplomate
malais, un juriste pakistanais formé à Cambridge, un ancien diplomate du Département
d'Etat, démissionnaire et militant de la cause bosniaque, ainsi qu'un Allemand, le professeur
Steinberger, vénérable expert de droit constitutionnel à l'Université d'Heidelberg, mis à
disposition par le gouvernement de Bonn. Mais les plus actifs sont les experts américains,
moyennant quoi les tractations entre la délégation de Bosnie-Herzégovine et celle des
Etats-Unis revêtent quelquefois la tournure insolite d'une négociation entre l'Administration
et le Congrès. On aperçoit également la silhouette levantine et débonnaire de Nedzib
Sacirbegovic, le père de Mohammed Sacirbey, professeur dans une université américaine et
ancien compagnon de détention d'Izetbegovic, que ce dernier a appelé auprès de lui en
qualité de conseiller. Les uns et les autres rivalisent pour capter l'attention du président
bosniaque, lui faire entériner leurs vues et le soustraire à l'influence des autres factions de
la délégation et même à celle des autres délégations : c'est ainsi que, le 3 novembre, un
Sacirbey visiblement courroucé vient sans façons interrompre un aparté d'Izetbegovic avec
Blot à la fin d'une visite du Musée de l'Air.
La deuxième branche de la délégation bosniaque est formée des Croates.
Visage fermé et lèvres pincées, Kresimir Zubak, le président de la Fédération, est un
personnage secret et obstiné. Jadranko Prlic, vice-premier ministre de la Fédération et
ministre de la défense, yeux rieurs et cruels, une calvitie à la Yul Brinner, est en Bosnie
l'homme de Susak, le ministre de la défense de Tudjman. Il contrôle le HVO et représente
les intérêts du "clan des Herzégoviniens". On a peine à discerner ce que ces hommes ont en
commun avec les Bosniaques, si ce n'est des intérêts de circonstance, imposés de l'extérieur
par la communauté internationale.
Quant à la délégation croate, elle sera surtout à éclipses, le Président Tudjman
faisant des allers-retours entre Dayton et Zagreb, justifiés par les exigences de la politique
intérieure croate et un remaniement gouvernemental au lendemain des élections. Toujours
entouré d'une suite nombreuse et empressée, droit comme un "i", impassible et compassé, il
rêve d'être de Gaulle, mais reste un épigone de Tito. Mate Granic, le ministre des affaires
étrangères, arbore un air doux et avenant qui lui donne des allures de vieux professeur. Son
collègue, le ministre de la défense, Gojko Susak, un ancien homme d'affaires de la diaspora
croate au Canada devenu le bailleur de fonds de Tudjman et le protecteur du "clan des
Herzégoviniens" de Bosnie, est au contraire taciturne, la mâchoire volontaire, l'air
ombrageux, le visage taillé à coups de serpe.
Tous ces personnages, à l'exception de Tudjman, encore à Zagreb, se retrouvent
autour d'une même table, le 7 novembre, au dîner offert par Blot à "l'Auberge", le
restaurant français de Dayton. On est frappé par la bonhomie des relations entre ces chefs
de guerre qui se combattent depuis près de quatre ans. Potage au potiron, médaillon de
homard, tournedos aux chanterelles, fromages et sorbets, le tout arrosé de champagne, de
Meursault et de Prieuré Lichine, l'atmosphère se détend vite. L'établissement, passé au
crible par des experts en explosifs assistés de chiens policiers, est instantanément élevé à la
célébrité, à en juger par la mine satisfaite du propriétaire, un Suisse allemand tiré à quatre
épingles, et des serveurs libanais.
4. Acte I : le bras de fer euro-américain
Dès l'arrivée à Dayton, l'après-midi du 31 octobre, les consultations
quadripartites engagées le week-end précédent à Washington se sont poursuivies
fébrilement. Les directeurs politiques européens, réunis au Département d'Etat du 27 au 29
octobre, ont réussi à encadrer les prérogatives que les Américains voulaient attribuer, dans
leur projet de texte, au Commandant en chef de l'IFOR, la force de l'OTAN chargée de
l'opération de maintien de la paix, un général américain qui aurait détenu des pouvoirs de
véritable proconsul. A l'arrivée à Dayton, le texte de l'annexe 1, celle qui porte sur le volet
militaire de la mise en oeuvre du plan de paix, n'est toujours pas agréé entre les quatre
alliés. Mais les Américains se sont fixé pour objectif de le remettre aux parties dès l'aprèsmidi
du 1er novembre. Ce projet offre l'occasion d'un premier échange vif entre Holbrooke
et les Européens le matin même, lorsque le négociateur américain se prévaut de l'accord des
deux ''co-négociateurs", Bildt et Ivanov, pour aller de l'avant, ignorant les trois Européens.
Blot s'élève contre un procédé qui aboutirait à reléguer le reste du Groupe de Contact dans
un rôle de figuration et, soutenu par ses deux collègues, marque clairement à Holbrooke
que les Européens ne sauraient être engagés par des textes qu'ils n'auraient pas approuvés.
Le problème, ajoute-t-il, n'est pas entre Bildt et les trois directeurs politiques, mais entre les
Américains et les Européens. Contrarié, mais privé d'échappatoire, Holbrooke fait machine
arrière et accepte le principe qu'aucune annexe ne sera remise aux parties sans l'accord du
Groupe de Contact. Au terme d'une longue journée de discussions, Blot parviendra, avec le
soutien de la Britannique et de l'Allemand, à faire accepter l'essentiel des amendements
français. L'annexe 1 sera le soir même remise aux parties.
Un peu plus tard, toujours ce même mercredi 1er novembre, à l'occasion du
déjeuner offert par Christopher aux chefs de délégations, Blot obtient qu'une réunion de
concertation du Groupe de Contact et de Carl Bildt se tienne chaque jour. Holbrooke s'y
plie de mauvaise grâce.
Enfin, les Européens, qui ne se bornent pas à faire corps, prennent l'initiative et
produisent, sur la base d'un projet franco-britannique endossé ensuite par l'Allemand et par
Bildt, leur version de l'annexe 10, le document qui règle la mise en oeuvre des aspects
civils. Divisés sur la teneur de ce texte, pressés de figer d'abord l'annexe militaire, les
Américains n'ont pas mis de projet sur la table. L'initiative des Européens les prend de
vitesse et les contraint à accepter, non sans rechigner, de discuter sur la base d'un texte
européen. La discussion est d'entrée laborieuse. Les Américains bataillent ferme pour
affaiblir la fonction de Haut Représentant et placer celui-ci dans une position subordonnée
au Commandant de l'IFOR. Afin de "boucler" au plus vite l'annexe militaire, les directeurs
politiques occidentaux avaient en effet, lors de leurs consultations à Washington, renvoyé
vers l'annexe civile les questions les plus litigieuses, comme la relation entre les deux
autorités.
La délégation américaine est instruite d'obtenir, dans les textes, un pouvoir sans
limites pour le commandant de l'IFOR, assorti à des obligations minimales. Les chefs
militaires américains sont en effet hantés par le spectre de la "double clé" et de cette
"dérive de la mission" (mission creep) qui avait mené au fiasco en Somalie. Ils reviennent
sur le langage de compromis agréé le 29 septembre au Conseil Atlantique2, essayant de
faire abandonner la notion de "supervision de la mise en oeuvre d'ensemble du plan de
2 Le Conseil (...)
- est convenu que (...) les autorités de l'OTAN partiront du principe qu'un accord de paix fera l'objet d'une résolution du
Conseil de Sécurité, qui pourrait confier les pouvoirs de mise en oeuvre des aspects civils à un Haut Représentant sur le terrain (in
theatre) dont la responsabilité serait, sans interférer d'aucune manière dans la conduite des opérations militaires ou dans la chaîne
de commandement, de superviser la mise en oeuvre d'ensemble du plan de paix.(...)
- a noté que le Haut Représentant pourrait bénéficier de l'appui d'un comité consultatif afin de tenir compte des activités
des différentes organisations internationales concernées par la mise en oeuvre du plan de paix et que, dans cette hypothèse, il serait
nécessaire, entre autres, d'examiner (...) l'utilité d'un tel comité et quels mécanismes de liaison existeraient entre ce comité et le
commandant de théâtre.
paix" au profit d'une supervision des seuls aspects civils. Le troisième jour, sous la pression
de son appareil militaire, consulté en permanence, la délégation américaine tente de faire
interdire, dans le texte de l'annexe, au Haut Représentant de s'exprimer sur la mise en
oeuvre des aspects militaires. Les Européens mettent le holà. "C'est un adulte", s'indigne
Pauline Neville-Jones, "et vous ne pouvez pas traiter le commandant militaire à l'égal de
Dieu". Jusqu'au 8 novembre, Gallucci refusera le titre même de Haut Représentant,
persistant à désigner cette fonction par l'acronyme de SICOR (Senior Implementation
Coordinator).
De nouvelles frictions se produisent durant le week-end des 4-5 novembre.
Revenant pour la première fois dans le périmètre protégé quitté pour un simple déjeuner au
mess des officiers, à quelques centaines de mètres de nos quartiers, Blot refuse l'humiliante
fouille à corps au détecteur de métaux. Après avoir finalement réintégré, par une autre
entrée, le périmètre, il fait savoir à Holbrooke - en motivant son refus - qu'il décline son
invitation au dîner qu'il offre le soir même, au Musée de l'Air de la base, sous les ailes d'un
B-52, aux sons d'un orchestre militaire qui joue du Glenn Miller. Holbrooke, qui n'a pas la
moindre envie de gâcher sa soirée par un incident, finit par dépêcher à Blot sa limousine et
son escorte policière puis le ramène avec lui à l'issue du dîner. Ses collègues européens et
russe, fouillés, eux, sans ménagements à leur retour dans la zone protégée, exigent à leur
tour, dès le lendemain matin, d'être dispensés de cette formalité. Reculant devant la fronde,
Holbrooke finit par accepter de partager son privilège.
Les Américains s'étant octroyé le monopole de la relation avec la presse, le 4
novembre, l'Allemand et le Russe en particulier, s'offusquent de ce que le porte-parole du
Département d'Etat ait, en plaisantant, laissé entendre que ''le Congrès s'amusait" : les
délégués à Dayton s'adonnaient au bowling et à la natation... Qui plus est, se plaignent-ils,
Nick Burns, le porte-parole américain, lors de chaque point de presse, détaille à l'envi
l'activisme de Holbrooke, passant sous silence les rencontres et entretiens de tous les autres.
Après cet échange, Holbrooke déclare que Burns a commis une erreur et il est convenu que
Bildt sera chaque matin associé aux choix des informations transmises au Département
d'Etat pour être communiquées à la presse.
5. Acte II : le sauvetage de la Fédération et l'accord sur la Slavonie
Orientale.
Chacun comprend qu'avant d'aborder la négociation proprement dite, il faut
donner une consistance politique et juridique à l'entité appelée à devenir une des deux
parties composantes du futur Etat de Bosnie-Herzégovine, la Fédération croato-musulmane.
Une construction qui, bien avant les "entretiens de proximité", donnait déjà d'inquiétants
signes de fragilité. "La Fédération ne fonctionne absolument pas. On est en train de
retourner à la guerre", avait confié Silajdzic à Blot dès l'ouverture de la conférence..
C'est donc sous les auspices conjoints des Etats-Unis et de l'Allemagne que se
réunissent le 1er novembre, et à nouveau le lendemain, Izetbegovic, Tudjman et Zubak.
Michael Steiner, le "numéro deux" allemand, brillant, expert d'un dossier qu'il suit depuis 3
ans, mais manoeuvrier et ambitieux, propose un mandat de négociation autour de trois
thèmes : le transfert effectif des pouvoirs à la Fédération, l'amélioration de la situation à
Mostar, le retour des réfugiés et des déplacés. Holbrooke, qui ne dédaigne pas de jouer
Steiner contre Ischinger, lui confie d'autorité la direction du groupe de travail constitué
pour négocier l'accord. Izetbegovic et, malgré ses réserves, Tudjman donnent leur accord à
ce schéma. Tudjman reprend aussitôt l'avion à destination de Zagreb, promettant de revenir
une semaine plus tard et fixant de la sorte l'échéance du mandat du groupe.
Un règlement en Slavonie orientale est un autre préalable à un accord en
Bosnie, Tudjman y subordonnant son consentement à la suspension des sanctions contre la
RFY. Le jour même de l'ouverture des entretiens de Dayton, le 1er novembre, la première
rencontre entre les Présidents Tudjman et Milosevic permet à la presse, encore présente, de
faire état d'un accord sur la Slavonie orientale. Ce qui est présenté un peu trop rapidement
comme le premier succès de Dayton n'est en fait qu'un accord sur le principe d'une solution
pacifique. Pour le reste, l'entretien est tendu, difficile et le règlement des problèmes de fond
est renvoyé aux négociateurs sur le terrain. Le lendemain, 2 novembre, lors d'un déjeuner
cette fois-ci, la glace se rompt entre les deux chefs d'Etats, mais Tudjman, ferme dans son
refus de prolonger la mission de la Force des Nations Unies (ONURC) après l'expiration de
son mandat, le 30 novembre, brandit la menace de reprendre par la force la Slavonie
orientale si aucun accord n'est trouvé. Les deux hommes conviennent cependant de
normaliser les relations entre les Etats et de rechercher un règlement sur la Slavonie
orientale. On parle également d'inclure des troupes russes dans le contingent de maintien de
la paix, Tudjman ayant levé son opposition à une participation de la Russie. Dans ce
schéma, des Russes serviraient, aux côtés de forces américaines et belges, dans une même
structure de commandement. L'examen de la formule est renvoyé à la rencontre Perry-
Gratchev annoncée pour le 8 novembre à Bruxelles. En fait, l'idée d'une participation de
forces américaines sera abandonnée en cours de route, devant la difficulté prévisible
d'obtenir l'assentiment du Congrès. Sur le terrain, Galbraith, l'ambassadeur américain, et
Stoltenberg, le médiateur des Nations Unies, continuent de négocier, à Erdut (Slavonie
orientale) et à Zagreb. Il ne reste que quelques jours pour réussir, avant le retour à Dayton
de Tudjman, le 8 novembre.
Cette amélioration, visible, des relations entre Serbes et Croates rend les
Musulmans nerveux. Le Président Izetbegovic, interloqué lorsque Blot l'interroge sur son
analyse du rapprochement croato-serbe, s'ouvre à lui de ses inquiétudes, le soir du 3
novembre, pendant un aparté à l'occasion de la visite du Musée de l'Air, lui demandant ce
qu'il en pense : le directeur politique français lui suggère d'entrer sans plus tarder dans la
négociation sur la carte avec les Serbes, avant qu'ils ne s'entendent directement avec les
Croates.
La négociation sur la Fédération révèle des lignes de clivage connues :
préférence des Croates pour des structures minimales, notamment en matière de défense et
de police, inquiétude des Musulmans, de Silajdzic en particulier, quant à une dissolution
prématurée de la République de Bosnie-Herzégovine. Mais la pression conjointe des
Américains et des Allemands a raison des atermoiements. A l'issue d'une semaine de
négociations, le texte est prêt. Il prévoit le transfert à la Fédération, dans un délai de 70
jours, de toutes les compétences internes de la République de Bosnie-Herzégovine, celle-ci
ne conservant que les attributs liés à son statut d'"Etat internationalement reconnu"; la
dissolution de l'"Etat" d'Herceg-Bosna doit intervenir dans le même délai; il prévoit
également l'unification des deux régimes douaniers, fiscaux et budgétaires existants ainsi
qu'un statut intérimaire pour la ville de Mostar. Mais il laisse en suspens des points
importants comme le sort de la banque centrale ou l'intégration des forces armées et ne
comporte guère d'engagements fermes quant au retour des réfugiés.
Le texte de l'accord est paraphé le jeudi 9 novembre et signé le lendemain, 10,
en début d'après-midi, en présence de Tudjman et du Secrétaire d'Etat, revenus pour la
circonstance, et devant une assistance nombreuse de journalistes. La cérémonie de
signature est menacée par une difficulté de dernière minute : invoquant un accord antérieur
sur le partage des postes (un président croate et un premier ministre musulman pour la
Fédération, l'inverse pour l'Etat central), les Croates refusent une répartition qui laisserait
aux Musulmans les deux principaux postes de l'Etat central et, quelques heures avant
l'échéance, brandissent la menace de ne pas signer l'accord. Au-delà du principe, l'opération
est aussi une manoeuvre pour évincer Silajdzic, principal partisan d'un gouvernement
central un tant soit peu substantiel de la Bosnie. La question est finalement laissée ouverte
et la signature a lieu à l'heure prévue. Quelques discours protocolaires, brefs, sont
échangés. Izetbegovic se distingue sur le mode grinçant. "Ceci n'est pas un jour historique",
déclare-t-il, "c'est aux historiens qu'il appartiendra d'en juger d'après ce qu'il adviendra par
la suite". Et le président bosniaque de poursuivre, sibyllin : "pour réussir, il a fallu
surmonter les difficultés provisoires et les difficultés de nature permanente". Zubak, pour
sa part, insiste sur l'existence de trois communautés égales en droits et déplore, dans une
allusion à la difficulté de répartir les postes, que "certains problèmes" restent en suspens.
Sur la Slavonie orientale, un accord se dessine, mais un raidissement tactique
de Milosevic en éloigne à nouveau la perspective : le dirigeant serbe exige des garanties
formelles de suspension totale des sanctions au moment du paraphe des accords, garanties
dont les Croates refusent le principe tant qu'ils n'auront pas d'accord sur la Slavonie. Un
cercle vicieux. De telles garanties lui ont certes été données oralement par Warren
Christopher, mais Milosevic se méfie des turbulences de la politique intérieure américaine.
Les bruits de bottes entendus du côté croate tout au long de ces tractations se font plus
insistants.
En fait, le marché sur les contreparties, pour Milosevic, d'un accord sur la
Slavonie n'est pas prêt et les tractations se poursuivent dans la plus grande opacité. Le 11
novembre, Tudjman annonce qu'il est parvenu à un accord avec Milosevic, à la fois sur la
Slavonie et sur la normalisation des relations. Le corridor de Brcko, élargi, et la Posavina
seront accordés à la Republika Srpska en contrepartie de l'acquiescement de Milosevic à
l'accord sur la Slavonie orientale. La presqu'île de Prevlaka, on l'apprendra par la suite, est
promise à Belgrade contre l'arrière-pays de Dubrovnik, en un arrangement qui, touchant
aux frontières internationales, ne pourra cependant être formalisé qu'après la signature des
accords de Dayton. Enfin, les deux dirigeants se sont entendus sur la normalisation des
relations entre les Etats, la Croatie acceptant le principe d'une reconnaissance de la
continuité étatique entre la RFY et la Serbie-Monténégro d'avant 1918, sans préjudice,
toutefois, du règlement de la succession d'Etat de la RSFY. Là aussi, il est entendu que
l'accord ne sera conclu qu'après la signature des textes agréés à Dayton.
Le 12 novembre, l'"accord de base sur la Slavonie orientale, la Baranja et le
Sirmium occidental" est signé à Erdut par Milan Milanovic, le chef des Serbes de Slavonie,
et à Zagreb par Sarinic, le secrétaire général de la présidence croate, rentré précipitamment,
la veille, de Dayton, avec, pour témoins, Stoltenberg et Galbraith. Il définit une procédure
de réintégration de la région dans le giron croate, en une année reconductible une fois, sous
l'égide d'une Administration Provisoire établie par le Conseil de Sécurité des Nations Unies
ainsi que d'une force de maintien de la paix des Nations Unies. Le mérite du compromis
ultime revient au Secrétaire d'Etat, qui a proposé, pour la durée de la période de transition,
dernier point d'achoppement de la négociation, de "couper la poire en deux" entre les
Croates, qui ne voulaient pas aller au-delà d'un an, et les Serbes qui en demandaient deux.
A Dayton, l'accord est perçu comme une impulsion importante pour la négociation.
6. Acte III : l'assemblage des pièces.
Au fil des jours, les différentes annexes, agréées par le Groupe de Contact, sont
l'une après l'autre remises aux parties. Le projet de constitution de la future Bosnie-
Herzégovine est ainsi distribué dès le soir du 1er novembre. Avant même que ce texte soit
formellement remis, la délégation Bosniaque, manifestement informée par les Américains,
diffuse une contre-proposition, qui ne reprend que des thèses très centralistes (élection au
suffrage universel direct du parlement et de la présidence), éloignées des principes agréés à
New York et à Genève. Tudjman y voit une nouvelle preuve de la réticence des Musulmans
à partager le pouvoir et ne cache pas son aversion pour le projet du Groupe de Contact, qui
ignore "l'existence constitutionnelle de la nation croate". Du côté serbe, on se borne à
balayer comme outrancière cette contre-proposition.
A la vérité, le texte du projet de constitution pèche par sa complexité. Conçu
par des juristes du Département d'Etat peu au fait des réalités balkaniques, il prévoit des
mécanismes subtils, mais impraticables, d'équilibre des pouvoirs, dans les différentes
institutions du futur Etat de Bosnie, entre les différentes composantes ethniques. La
délégation bosniaque, traversée de courants antagonistes, montre qu'elle ne rechigne pas à
la surenchère pour préserver des positions de pouvoir dans le futur Etat. Elle voit également
dans ce texte le rempart ultime de l'unité du pays, bien davantage qu'un dispositif viable de
gouvernement. Milosevic, dont la préoccupation première reste le partage territorial, est
quant à lui partisan d'une constitution minimaliste et provisoire à ce stade et du renvoi au
futur parlement de Bosnie-Herzégovine de la tâche de rédiger une nouvelle constitution. Un
projet d'annexe visant à créer un mécanisme d'arbitrage entre les entités, mécanisme dont
les Européens ne voient guère l'utilité, ne fait que rajouter à la confusion.
S'agissant des élections, les Serbes sont en faveur d'une consultation rapide,
dans les deux mois, pour, laissent-ils entendre, se débarrasser au plus vite de Karadzic.
Mais Milosevic ne semble accorder qu'un intérêt subalterne à cette question. Pour la
délégation bosniaque, qui pense avant tout à la réinstallation des réfugiés dans leurs
localités d'origine, un tel délai est en revanche beaucoup trop bref.
L'annexe 10, sur les aspects civils, est celle dont l'élaboration par le Groupe de
Contact requiert le plus d'énergie. Jouant habilement de l'inclination de Carl Bildt, pressenti
comme futur Haut Représentant, pour s'installer à Bruxelles, Gallucci propose de "couper
le poste en deux" : à l'image des grandes entreprises, où le pouvoir est partagé entre un
Président du Conseil d'Administration et un Chief Executive Officer, la mise en oeuvre du
plan civil, suggère-t-il, pourrait être partagée entre un comité directeur présidé par le Haut
Représentant, qui aurait son siège hors de Bosnie, et un "coordonnateur" basé à Sarajevo.
Une telle structure affaiblirait gravement la crédibilité du Haut Représentant, objectent les
Européens, tenus du reste par les décisions du Conseil "affaires générales" du 30 octobre3.
Mais l'idée d'un comité directeur présidé par le Haut Représentant survivra, en tandem avec
la conférence de Londres sur la mise en oeuvre du plan de paix, proposée par les
Britanniques, vexés que les Français aient obtenu un accord de principe des Américains sur
la signature des textes à Paris. Le comité directeur en sera l'émanation, permettant aux
membres du Groupe de Contact de conserver leur emprise sur la mise en oeuvre du plan et
sur le Haut Représentant lui-même.
Les tractations prennent même une tournure insolite lorsqu'il apparaît que le
principal point de résistance aux propositions des Européens est au Pentagone. Dans une
étrange confusion des genres, le texte de l'annexe sur la mise en oeuvre civile est en fait,
par Général Clark interposé, négocié avec le SACEUR, le Général Joulwan, depuis son
siège de Mons, en Belgique. Moyennant quoi les réponses des Américains sont tributaires
du décalage horaire et du week-end, pendant lequel il n'est pas question d'importuner le
SACEUR avec une "énième" version du texte. Pour les militaires américains, la "double
clé" honnie est incarnée par l'idée européenne d'une commission mixte dans laquelle le
Commandant de l'IFOR et le Haut Représentant siégeraient à égalité de statut. Soucieux de
prévenir les récriminations du Congrès, les Américains cherchent à rendre minimal le lien
du Haut Représentant avec les Nations Unies, voire à s'en débarrasser complètement. Les
Européens tiennent bon.
Vers le 7 novembre, Bildt commence à manifester des états d'âme sur son
intérêt pour le poste de Haut Représentant. La crise éclate dès le lendemain 8 novembre. Il
ne veut pas aller s'"enterrer" à Sarajevo, il s'interroge sur son avenir politique en Suède, où
"...l'Union européenne estime nécessaire la nomination d'un Haut Représentant auquel le Conseil de Sécurité confierait les tâches mentionnées
dans l'accord de paix.
Compte tenu de la contribution de l'Union Européenne à cet égard, le Haut Représentant devrait provenir de l'UE. Le Haut
Représentant devrait rendre compte régulièrement, en tant que de besoin, au Conseil de l'Union Européenne et aux autres organisations
impliquées dans le processus de mise en oeuvre.
Les fonctions du Haut Représentant devraient comprendre:
- la coordination de tous les aspects civils de la mise en oeuvre du plan de paix (...);
- une liaison étroite et régulière avec l'IFOR ainsi qu'un échange d'information;
- le maintien d'un contact étroit avec les parties et la recherche d'une mise en oeuvre totale de tous les aspects civils du plan.
se profilent des élections, et surtout, il ne veut pas être un Haut Représentant au rabais. Les
Européens sont consternés par la perspective de devoir peut-être rechercher un autre
candidat pour ce poste que l'Union Européenne a pratiquement exigé pour un de ses
ressortissants.
Mais le 10 novembre, dès le retour à Dayton de Gallucci, les choses se
remettent en mouvement. Le Russe, qui reçoit maintenant des instructions de Moscou,
soutient les positions européennes sur le lien du Haut Représentant avec les Nations Unies,
avec un zèle qui place les Européens dans une position médiane et "centriste". Les
Américains avancent une formule de compromis sur l'interface de celui-ci avec le
commandant de l'IFOR, mais elle ne sera définitivement agréée qu'après avoir reçu l'aval
du SACEUR. Il faudra attendre la fin du week-end pour que le général Joulwan donne son
assentiment et ce n'est finalement que le lundi 13 novembre au matin que les Américains
acceptent qu'un "comité consultatif conjoint" soit créé, au sein duquel le Haut Représentant
et le Commandant de l'IFOR se réuniraient "de temps à autre" ou à la demande des deux
autorités. Le compromis est finalement satisfaisant : les Européens obtiennent que le Haut
Représentant fasse rapport à l'Union Européenne et aux Nations Unies, les Américains font
inscrire le principe de comptes rendus réguliers au Groupe de Contact. Les Américains
reviendront cependant à la charge, quelques jours plus tard, le 16 novembre, à la demande
du Général Shalikashvili, pour tenter de rouvrir le texte agréé et de faire ajouter que le
"comité consultatif" n'a pas autorité sur les commandants de l'IFOR. Les Européens
refusent net. Les militaires américains n'insistent pas.
La négociation de l'annexe 11, sur la force de police internationale, s'avère
également difficile, les Américains étant déterminés à confier aux Européens la tâche de
mettre en place quelque 2 000 policiers dotés de pouvoirs très larges : maintien de l'ordre,
en particulier pendant les opérations électorales, pouvoirs de police, épuration des polices
locales, etc. Les trois Européens et Bildt résistent. Pauline Neville-Jones fait valoir que plus
les tâches confiées à cette force de police seront complexes et risquées, moins facilement
on trouvera des candidats pour les assumer. Bildt ne manque pas une occasion de décrire la
difficulté de créer ex nihilo une force de police, dans des délais compatibles avec le
calendrier bosniaque, en particulier les élections. Les Européens font corps pour renvoyer
vers les parties la responsabilité première et principale des fonctions de police et pour
souligner que les résultats des Nations Unies en matière de police civile sont tout à fait
honorables. Après quelques jours de tergiversations et un voyage-éclair de Gallucci à New
York pour s'assurer que le secrétariat des Nations Unies acceptera un tel mandat, la
délégation américaine se range le 8 novembre à la formule d'une force de type UNCIVPOL
dont le chef serait désigné par le Secrétaire Général des Nations Unies.
Enjeu décisif, la carte est la question dont on parle le moins. La délégation
américaine a, le jeudi 2 novembre, remis à chaque partie un jeu de trois cartes de la Bosnie : une carte portant le tracé de la ligne de cessez-le-feu, une autre comportant le tracé du
plan du Groupe de Contact, ainsi qu'une carte vierge. Les principes ont été rappelés aux
parties : proportion de 49-51 %, compacité, contiguïté, limites facilement identifiables sur
le terrain, ni mouvements de population ni zones sous administration internationale,
facilitation de la mission de l'IFOR. Les Bosniaques ont d'entrée fait savoir qu'ils voyaient
un lien étroit entre la carte et la constitution. Et ont fait connaître leurs "points durs" :
Brcko, Gorazde, Sarajevo. Mais, une semaine après le début des entretiens de Dayton, on
en est toujours au point mort, et l'on s'attend à un début réel des discussions à partir du 8-9
novembre, avec le retour de Tudjman. Les Musulmans continuent de redouter un
arrangement direct entre celui-ci et Milosevic. Quant à ce dernier, on sait seulement qu'il ne
veut pas d'un Sarajevo divisé, mais d'une formule de "district", prévoyant la liberté de
circulation et une administration conjointe. De fait, les rencontres directes entre Izetbegovic
et Milosevic sur les aspects territoriaux commencent vers le 8 novembre.
Au sein du Groupe de Contact, la tension accumulée éclate brutalement
lorsque, le 11 novembre, Holbrooke annonce son intention de remettre une proposition
américaine définitive de partage territorial. Soutenu par ses collègues, Blot fait valoir qu'en
présentant aux parties un projet d'annexe à l'élaboration duquel les autres membres du
groupe de contact n'avaient été en aucune façon associés, la partie américaine enfreindrait
l'accord initial. Après avoir d'abord allégué que les militaires de la délégation française
avaient été impliqués dans le travail de préparation de la proposition, Holbrooke change
son fusil d'épaule et prétend que c'est à la demande des parties que les Européens n'ont pas
été associés aux tractations sur les cartes. Blot s'assure auprès du président Izetbegovic qu'il
n'en est rien et alerte aussitôt le ministre. L'Ambassadeur de France à Washington fait une
démarche en haut lieu auprès de l'Administration. Ivanov interviendra lui aussi, peu après,
auprès de Strobe Talbott.
Les annexes 10 et 11 sont remises aux parties le 13 novembre. Les discussions
sur ce texte donnent l'occasion à la délégation américaine, qui assure, sur un mode
informel, le secrétariat des "entretiens de proximité", de se livrer à quelques vilenies : à
plusieurs reprises, des textes pourtant agréés sont, dans la version "amendée" et distribuée,
modifiés par du langage nouveau, voire du texte américain auparavant rejeté. Ces
mauvaises manières obligent les Européens à relire avec vigilance tous les documents.
7. Acte IV : cris et chuchotements.
Dimanche 12 novembre, Milutinovic confie à Blot, sous le sceau du secret,
qu'aux yeux de Milosevic, l'essentiel est réglé, ce que le chef d'Etat serbe confirme
directement à Bildt. Après un entretien nocturne, la veille, avec Silajdzic, les deux hommes
sont en effet convenus d'une solution pour Sarajevo et pour Gorazde. Le seul point
d'achoppement reste Brcko. Le 13 novembre au matin, lors de la réunion quotidienne des
directeurs politiques, on en apprend davantage de la bouche des Américains : Sarajevo
serait transformé en un district démilitarisé, rattaché à la fédération, mais dont trois opstina
sur onze seraient administrées par les Serbes. Dans l'esprit des Américains, toutefois, le
désarmement des forces présentes à Sarajevo serait effectué non pas par l'IFOR, mais par
des forces américaines séparées, ce qui reviendrait à exclure totalement les troupes
françaises de la capitale bosniaque.
Le soir du 13 novembre, Milosevic indique à Blot que des propositions
raisonnables sont désormais sur la table, mais que les Américains refusent de trancher et
continuent de soutenir les revendications bosniaques déraisonnables. Cette attitude est
manifeste sur la carte, où les Américains tendent à donner satisfaction aux Bosniaques et
cherchent à faire plier les Serbes. "Nous devons maintenir la pression sur Krajisnik",
déclare ouvertement le général Clark, "nous devons le briser".
Milosevic fait par ailleurs monter les enchères en déclarant qu'il ne paraphera
rien à Dayton tant qu'il ne verra pas le projet de résolution sur la suspension des sanctions.
Holbrooke fait savoir qu'il s'est engagé dans ce sens. La menace du dirigeant serbe risque
de placer en position difficile la France qui a subordonné à la restitution des deux pilotes
capturés son accord à la suspension des sanctions.
C'est en conséquence du retour à Dayton du Secrétaire d'Etat, ce même 13
novembre, que sont attendues les avancées décisives. Un climat de fin de partie s'installe.
Mais tout le monde se demande si ce n'est pas au prix d'un accord au rabais. Des rumeurs
de clôture des négociations vers le 15 se répandent, tandis que différents scénarios de
suspension commencent à circuler, dont le plus fréquent est celui d'un accord partiel
renvoyant à des négociations subséquentes le règlement des difficultés. Certaines annexes
seulement seraient signées. L'idée d'une négociation en deux phases se fait également jour.
Dans la délégation bosniaque, les dissensions sont désormais très ouvertes.
Sacirbey, de plus en plus marginalisé dans sa délégation, s'est lancé dans une croisade pour
rétablir le statu quo qui prévalait avant le "nettoyage ethnique" et faire durcir les textes,
avec le soutien des conseillers proches des Républicains du Congrès. Il tente également,
mais en vain, de se réinsérer dans le jeu en parlant directement aux Européens. La branche
croate de la délégation est elle aussi en effervescence : le 15 novembre, Zubak proteste,
dans une lettre à Holbrooke, contre l'attribution à la Republika Srpska de la Posavina,
promise à Milosevic dans le cadre du "marché" avec Tudjman sur la Slavonie orientale. Les
Bosno-Croates sont, en effet, venus à Dayton avec la ferme intention de faire reconnaître le
caractère croate d'une région agricole riche, peuplée avant-guerre de plus de 200 000
Croates. Le dirigeant bosno-croate fait savoir qu'il ne signera pas un accord qui ne rendrait
pas la Posavina aux Croates. Protestant également contre le fait que, bien que président de
la Fédération, il n'a pas été associé aux négociations, Zubak menace de ne pas appliquer
l'accord sur la Fédération. Le 16 novembre, il fera savoir qu'il démissionnera avant même le
paraphe.
Le 15 novembre, vers 14 heures, on apprend, sans le moindre préavis ni
consultation au sein du Groupe de Contact, que la Croatie et la Fédération signeront, deux
heures plus tard, en présence de la presse convoquée à la hâte, un accord de coopération. Le
texte ne manque pas d'ambition puisqu'il établit un "Conseil conjoint de coopération" entre
la Croatie et la Fédération, aux fins de promouvoir la coopération dans un grand nombre de
domaines (éducation, économie, défense...), y compris ceux réservés au futur Etat central
de Bosnie-Herzégovine, comme la politique étrangère. Présidé par Tudjman, avec, pour
vice-président, Izetbegovic, ce conseil a été conçu dans le plus grand secret entre les
parties, à l'instigation de Holbrooke et de Steiner. En encourageant les Serbes à exiger un
traitement symétrique, cet accord a des relents de préparation au dépeçage. Blot dissuade
Bildt et Ischinger, dont les signatures en qualité de témoins étaient prévues au bas du texte,
de se prêter à la manoeuvre. Holbrooke y renonce à son tour et les parties se contenteront
de parapher, en l'absence de la presse, le texte, qui sera signé plus tard.
C'est à ce moment que se tiennent les premiers conciliabules, au sein du Groupe
de Contact, sur l'"après-Dayton". Gallucci ne fait pas mystère de ce que ses instructions
sont de conserver au Groupe de Contact la direction politique du processus et suggère une
construction à plusieurs étages qui permettrait de concilier cet objectif avec le souci d'une
plus large association de pays contributeurs (Japon, Etats islamiques). Tout en s'efforçant
de réduire le rôle des Nations Unies - "l'ONU a mauvaise réputation aux Etats-Unis; moins
son nom apparaîtra, mieux cela vaudra", déclare-t-il notamment - et en particulier de tenir
le Secrétaire Général à l'écart de la nomination du Haut Représentant, le négociateur
américain suggère qu'un "comité directeur" émerge d'une conférence, à Londres, sur la
mise en oeuvre du plan de paix, conférence qui réunirait quelques dizaines de pays. Il va
sans dire que tous les pays membres du Groupe de Contact figureront dans le comité
directeur, qui pourrait être présidé par le Haut Représentant.
8. Acte V : fin de partie.
John Kornblum, le Secrétaire d'Etat adjoint principal chargé des affaires
européennes, qui assure depuis plusieurs mois l'intérim d'Holbrooke et qui a été dépêché de
Washington à Dayton, après les échanges acides avec les Européens, pour poursuivre le
dialogue avec le Groupe de Contact - Holbrooke ayant fait savoir qu'il n'était "pas là pour
tenir des réunions de celui-ci" - l'informe le jeudi 16 novembre que la négociation
s'achèvera pendant le week-end quoi qu'il advienne. Le retour d'Asie du Secrétaire d'Etat est
attendu pour le samedi 18 novembre. La cérémonie de paraphe serait organisée le jour
même ou le lendemain 19. En cas d'échec, les Etats-Unis jetteront l'éponge. De toute
évidence, les Américains cherchent à dramatiser l'atmosphère de fin de partie. Tony Lake,
le conseiller du Président Clinton pour la Sécurité nationale, vient passer la journée du 16
novembre à Dayton, où il s'entretient avec les trois chefs d'Etat et donne prise à la rumeur
d'un déplacement du Président américain à Dayton pour la cérémonie de paraphe.
Il est vrai que la plupart des annexes sont désormais acceptables pour les
parties, quitte à ce qu'on en dissocie les points litigieux, comme le vote des réfugiés, pour
les renvoyer à des négociations subséquentes. Des progrès ont même été enregistrés sur la
difficile question de la carte. Le 16 novembre, Kornblum révèle que l'idée de district de
Sarajevo est abandonnée. Milosevic a, la veille, appelé Holbrooke pour lui dire qu'il
renonçait à cette exigence et acceptait que Sarajevo revienne à la Fédération, à la condition,
toutefois, que Grbavica, un quartier serbe de la ville, reste à la Republika Srpska. Il voulait
également obtenir un rétrécissement du corridor reliant Gorazde au reste du territoire de la
Fédération.
Ce même 16 novembre, Blot effectue des démarches auprès de Silajdzic et des
ministres des affaires étrangères serbe et croate, Milutinovic et Granic, pour qu'ils appuient
la proposition française de réunir à Paris la conférence de signature des accords et pour que
cette conférence ait quelque substance. L'un et l'autre l'assurent de leur soutien.
Des dessins d'enfants sont apparus, tapissant les murs du centre de conférences
: colombes, rameaux d'oliviers, appels à faire la paix minutieusement calligraphiés... un
parfum de "congrès international de la jeunesse" à la meilleure époque soviétique. Dans le
couloir de la délégation américaine, en face de la suite de Holbrooke - un passage baptisé
"corridor de Posavina" -, un poster porte la supplique, datée du 2 novembre et adressée au
négociateur de Dayton, d'une classe entière d'une école américaine:
"Cher Monsieur Holbrooke,
Merci d'oeuvrer à arrêter la guerre en Bosnie.
La paix dans notre monde est ce qu'il y a de plus important.
çà nous fait de la peine d'apprendre que des gens meurent.
(...)
Dites à tout le monde de travailler dur pour la paix.
Bonne chance."
Le sentiment se répand que la conclusion des entretiens aura lieu en tout état de
cause, fût-ce au prix d'ambiguïtés et de report des difficultés.
L'arrivée du Beaujolais nouveau, en ce troisième jeudi de novembre, dans les
économats de la base aérienne Wright-Patterson, vaut à la délégation française une vague
de sympathie. Nous prenons congé de la piquette de Packy's.
Les autres annexes apparaissent de moins en moins comme des obstacles, non
pas que les points d'achoppement soient subalternes (banque centrale de l'Etat bosniaque,
composition du parlement, droit au retour, vote des réfugiés...), mais parce que les parties
ne semblent attacher d'importance qu'à la carte. Milosevic obtient finalement que l'on
réduise la largeur du corridor reliant Gorazde à Sarajevo. Prlic menace de ne rien restituer
aux Musulmans des territoires que le HVO contrôle en Bosnie occidentale, soit 24 % du
territoire de la Bosnie, sauf à les échanger contre la Posavina.
Le soir du samedi 18 novembre, les Américains font monter la tension d'un
cran. Christopher est rentré la nuit précédente et a passé la journée tour à tour avec chacun
des chefs d'Etat. Le début de la séance plénière de clôture de la négociation est fixé à 22
heures. Tout le monde s'attend à une session-marathon, avec pendules arrêtées et nuits
blanches. Avec une demi-heure de retard, Kornblum ouvre les hostilités, annonçant que
l'heure-butoir est fixée à minuit. En fait, il est procédé à un simple "peignage" des textes,
chaque délégation se bornant à soulever ses objections, mais sans négocier les passages
litigieux, renvoyés aux tractations qui se déroulent en coulisses. Très vite, il devient clair
qu'on n'aboutira pas cette nuit. Sacirbey, revenu momentanément en grâce bien qu'il ait
annoncé le jour même sa démission du poste de ministre des affaires étrangères, dans le
cadre de la réorganisation du gouvernent bosniaque, et Trnka, un professeur de droit
devenu ambassadeur de Bosnie à Zagreb, qui représentent la délégation bosniaque,
multiplient les objections. La délégation croate défend le point de vue des Bosno-Croates,
qui ne sont pas représentés au sein de la délégation bosniaque. Quant aux Serbes de Bosnie,
venus en nombre derrière le président de la Cour Constitutionnelle de RFY, le professeur
Spadijer, ils comprennent mal l'anglais et semblent subir les événements .
Vers une heure du matin, le 19 novembre, les deux colonels de la délégation
française viennent réveiller Blot. Dans le groupe de travail chargé de parachever la
rédaction des annexes militaires (l'annexe 1 a en effet été scindée, la veille, en deux textes
qui traitent l'un de la Bosnie, l'autre du désarmement régional), les Américains, - le général
Clark pour être précis - envisagent de céder aux instances de Milosevic en acceptant de
vider de toute substance l'annexe 1b : c'est ainsi que disparaîtraient les mesures de
confiance et de sécurité ainsi que les limites sur les plafonds d'armement que s'imposeraient
les Etats de la région en cas d'échec des négociations. Les deux autres directeurs politiques
européens, Pauline Neville-Jones et Wolfgang Ischinger, eux aussi tirés de leur premier
sommeil viennent tenir conseil dans la salle de réunion de l'Union Européenne. Kornblum,
alerté, suspend la séance plénière et les rejoint dans le bureau de l'Union Européenne. Blot
fait valoir qu'il y a un lien logique entre le contrôle régional des armements, la levée de
l'embargo sur les armes et la levée des sanctions : les Européens ne sauraient consentir à la
levée de l'embargo sur les armes sans contrôle des armements. Kornblum, irrité par
l'initiative du Général Clark, et qui, sur le fond, partage ce point de vue, assure que le
schéma antérieur sera maintenu.
Le dimanche 19 novembre, les tractations se poursuivent dans la suite
d'Holbrooke. Les Serbes tentent d'obtenir l'élargissement du corridor de Posavina.
Izetbegovic refuse net, plaidant qu'une telle concession permettrait de renforcer le potentiel
militaire serbe.
Les Américains font savoir, pendant la journée, que le paraphe aurait lieu le
lundi 20 à 10 heures du matin quoi qu'il advienne. En cas d'échec, on prononcerait la
clôture de la conférence. La grande salle de cérémonie a été fébrilement aménagée et est
prête depuis la veille. Par un hasard surprenant, les drapeaux de la France, du Royaume-
Uni et de l'Allemagne, qui étaient pourtant là le jour de l'ouverture de la conférence, ont été
subrepticement retirés. Bévue ou geste délibéré ? Toujours est-il qu'il suffira qu'une menace
voilée de réciprocité lors de la signature à Paris soit suggérée devant Kornblum pour que
dès le lendemain matin, les trois drapeaux retirés resurgissent.
9. Finale.
Le matin du lundi 20 novembre, Packy's est presque vide. Les visages sont
figés. Réunies pendant la nuit, les parties n'ont pas réussi à s'entendre. Les informations sur
les derniers rebondissements filtrent rapidement. Silajdzic et Milosevic ont passé la nuit à
négocier, après une colère du dirigeant serbe, lorsqu'invité dans la Nintendo room, il a
constaté que la Republika Srpska disposait de 3 à 4 % de territoire de moins que les 49 %
convenus. La Nintendo room, qui doit son appellation au nom d'une marque de jeux
électroniques, abrite, dans une chambre d'hôtel aménagée qui ne se distingue que par une
affichette énigmatique indiquant Power Scene, un écran couplé à un logiciel sophistiqué et
à une banque de données numériques qui permettent de visualiser de façon très précise,
avec une résolution de l'ordre du mètre et une saisissante impression de relief, la
topographie de la Bosnie. Un manche de pilotage permet de "survoler" littéralement le
paysage, à l'altitude choisie. Le système calcule instantanément les pourcentages
correspondant à chaque découpage territorial.
Pendant ces tractations, Silajdzic sortait toutes les demi-heures avec, à chaque
fois, de nouvelles demandes territoriales sur Sarajevo. C'est ainsi que, après avoir quelques
jours plus tôt accepté d'abandonner l'idée de "district" de Sarajevo, Milosevic avait cédé
aux Musulmans tout d'abord le faubourg serbe de Grbavica, puis, dans une succession
étonnante de concessions, les collines au sud de la ville, que Silajdzic réclamait pour des
raisons de sécurité de Sarajevo. "Vous l'avez mérité", avait-il déclaré au négociateur
bosniaque, "vous avez tenu face aux bombardements". Dans un geste de retour, Silajdzic
avait proposé d'élargir, pour rester dans la proportion agréée des 51-49%, le territoire de la
Republika Srpska au détriment des zones contrôlées par le HVO croate en Bosnie
occidentale.
Quelques bouteilles de vin de Californie avaient été apportées pour célébrer le
succès et les Croates conviés à se joindre à la fête. Granic était arrivé le premier et,
innocemment, avait demandé à voir la carte. Il avait aussitôt explosé, tapant du poing sur la
table : jamais la Croatie ne pourrait accepter un tel découpage. Tudjman, réveillé, et alerté
par Granic à la demande de Christopher, avait refusé de venir et envoyé son ministre de la
défense, Susak, prêter main forte à Granic. Izetbegovic, mal réveillé, était venu lui aussi
rejoindre le groupe, mais avait ajouté à la confusion en déclarant qu'il désapprouvait la
carte arrêtée entre son premier ministre et Milosevic.
Dans les rangs de la délégation américaine, ce lundi matin, c'est la
consternation. Frais, vif, tiré à quatre épingles malgré une nuit réduite à une heure de
sommeil, le Secrétaire d'Etat expose, avec son équanimité et son entregent habituels, la
situation aux directeurs politiques. Pris de panique, Holbrooke demande aux mêmes de
saisir leurs chefs d'Etat ou de gouvernements pour amener Tudjman à résipiscence. Les
Européens refusent de prendre la moindre initiative avant d'avoir parlé aux Croates.
Pour ne rien arranger, au milieu de la matinée du 20 novembre, Izetbegovic et
Tudjman se rencontrent et décident que le ratio 51% - 49%, datant d'une époque ou les
Serbes étaient en position de force, est désormais périmé sur le terrain. Un autre coup est
porté à la négociation lorsque Tudjman annonce qu'il ne peut accepter les plafonds 5 - 2 - 2
agréés comme objectif souhaitable, à terme, pour les niveaux d'armements dans la région4.
Une déclaration a été préparée pour être diffusé en cas d'échec, dans laquelle
les trois chefs d'Etats s'engagent à prolonger indéfiniment le cessez-le-feu et à poursuivre la
négociation dans les meilleurs délais sur la base des acquis de Dayton.
Mais l'heure-butoir de 10 heures est dépassée, ce lundi 20 novembre, sans que
rien ne se passe. Le délai est repoussé à 17 heures. Tout au long de la journée, le Secrétaire
d'Etat réexamine méthodiquement tous les éléments d'une situation confuse et s'emploie à
réparer les dégâts, rencontrant à nouveau, tour à tour, les trois chefs d'Etats. Ceux-ci, de
leur côté, multiplient les conciliabules directs. Les Serbes, pour leur part, ont, avec
ostentation, déposé leurs bagages dans la cour puis les ont fait enlever et entreposer dans un
hangar, à l'abri des regards. Les Américains font de même dans l'après-midi. Une agitation
délibérée est entretenue aux abords de l'avion de la délégation serbe, on fait savoir que les
réservoirs de carburant ont été remplis. Mais aucun plan de vol n'a été déposé. Les
Bosniaques, en revanche, ne bougent pas. La guerre des nerfs vient d'entrer dans sa phase
cruciale.
La difficulté restante est de dégager, sans indisposer la délégation croate, les
quelques pour-cent qui font défaut à la Republika Srpska. Clinton a appelé Tudjman pour
lui demander d'être plus flexible. On taille donc de façon équitable entre Musulmans et
Croates. Vers 19 heures, ce lundi 20 novembre, il manque toujours 1,4 % à la Republika
Srpska. le Secrétaire d'Etat finit par se départir de son flegme et élève le ton envers
Izetbegovic, qui l'accuse d'avoir menti. Il demande au président bosniaque de revenir à 23 h
30 avec une carte définitive. Il signe également une lettre aux trois chefs d'Etats auxquels il
signifie que, accord ou pas, la conférence s'achèvera le mardi 21 novembre.
4 5 pour la RFY, 2 pour la Croatie et 2 pour l'ensemble de la Bosnie-Herzégovine, ce dernier quota étant partagé par moitié entre la
Fédération et la Republika Srpska. La proportion 5 - 2 - 2 sera finalement maintenue, mais, suite à l'intervention de Tudjman, les
parts respectives de la Fédération et la Republika Srpska seront de deux tiers et un tiers.
A une heure du matin, cependant, il n'y a toujours pas d'accord. Les
négociations sont suspendues, sur l'instruction, apparemment, du Président Clinton, qui
exige que les Bosniaques acceptent la carte en l'état. Izetbegovic et Silajdzic sont allés se
coucher en donnant des consignes expresses de ne pas les réveiller. Et c'est Sacirbey qui
mène les pourparlers, exigeant, pour accepter la carte, que la délimitation de la zone
disputée dans la région de Brcko fasse l'objet d'un arbitrage, dans un délai de six mois, par
une commission mise sur pied par le Groupe de Contact. Les Américains refusent dans un
premier temps cette formule. Sacirbey fait aussitôt des déclarations à la presse, qui, avec le
décalage horaire, font croire en Europe que les négociations ont échoué. C'est en tout cas,
ce qu'annonce la chaîne CNN. Ischinger est instruit, sur demande expresse du Chancelier
Kohl, de faire une démarche auprès des parties.
Aux premières heures du matin du 21 novembre, Milosevic se rend dans le
bâtiment de la délégation croate pour un entretien en tête-à-tête avec Tudjman. Ils
conviennent de proposer un paraphe par eux seuls des accords de Dayton, rejetant de la
sorte la responsabilité de l'impasse sur les Bosniaques. Avec l'appui des Européens, les
Américains refusent. Diligentée par le Secrétaire d'Etat lui-même, une nouvelle session de
tractations entre Musulmans et Serbes se poursuit pendant deux heures. Entouré de
Holbrooke et du général Clark, cartes sous le bras, Christopher se rend d'un bâtiment à
l'autre. Milosevic finit par accepter la formule d'arbitrage sur Brcko, suggérée par Sacirbey
la veille : une commission internationale rendra sa sentence dans les six mois. Il consent
une seconde concession en acceptant une flexibilité sur les pourcentages dans une marge de
0,5 % autour de la proportion 49% - 51%. L'accord est acquis. Milosevic serre la main de
Christopher, étreint spontanément Don Kerrick. Izetbegovic accepte le compromis à
contrecoeur: "ce n'est pas une paix juste, mais mon peuple a besoin de la paix".
Vers 11 heures, la nouvelle de l'accord se répand comme une traînée de poudre
à Dayton. En fin de matinée, depuis la roseraie de la Maison Blanche, le Président Clinton
annonce l'accord de paix, retransmis en direct sur CNN : "après près de quatre ans de
guerre, 250 000 tués, deux millions de réfugiés, des atrocités qui ont suscité l'horreur dans
le monde entier, le peuple de Bosnie a enfin la chance de se détourner des horreurs de la
guerre et de regarder la promesse de la paix (...) maintenant que les parties au conflit se
sont sérieusement engagées à faire la paix, nous devons les aider à la mettre en oeuvre. Les
parties ont demandé qu'une force internationale puissante supervise la séparation des forces
et les assure que chaque partie honorera ses engagements. Seule l'OTAN peut mener à bien
cette tâche et les Etats-Unis, en leur qualité de leader de l'OTAN, doivent jouer un rôle
essentiel dans cette mission. Sans nous, cette paix si chèrement gagnée serait perdue. La
guerre reprendrait (...) Nous sommes à la croisée des chemins. Les parties ont choisi la
paix. Les Etats-Unis doivent eux aussi choisir la paix (...) Le leadership américain, de
concert avec nos alliés, est indispensable pour rendre cette paix authentique et durable. Nos
valeurs, nos intérêts et notre leadership dans le monde entier sont en jeu.
Dieu bénisse la paix et les Etats-Unis."
Suite à des déclarations malencontreuses de Michael McCurry, le porte-parole
de la Maison Blanche, le choix de Paris pour la signature de l'accord, que la délégation
française avait pourtant fait inscrire dès le 18 novembre dans le projet d'accord-cadre,
semble devenir plus incertain. L'absence de mention de Paris dans l'allocution du matin du
président Clinton n'est pas plus rassurant. Echaudé par l'expérience, Blot fait vérifier que la
mention de Paris figure bien dans les textes qui seront soumis au paraphe. Holbrooke, l'un
des rares à être, au sein de l'Administration américaine, en faveur d'une cérémonie de
signature à Paris, a donc eu gain de cause.
La cérémonie de paraphe, prévue à 14 heures, sera retardée de plus d'une heure
par des tractations de dernière minute sur l'autorité qui paraphera les textes au nom des
Serbes de Bosnie. Koljevic se récuse. Krajisnik a été pris d'un malaise lorsque, le matin du
21, Milosevic lui a montré, pour la première fois, la carte du partage territorial, qui scelle le
sort des quartiers serbes de Sarajevo. "Cet accord ne satisfait pas nos exigences
minimales", proteste Krajisnik devant les Occidentaux, "nous avons averti Milosevic que
personne n'a le droit de signer un tel plan". Malgré une intervention de dernière minute des
Russes, les dirigeants serbes de Bosnie refusent non seulement de parapher, mais même de
paraître à la cérémonie du paraphe. C'est finalement Milutinovic qui apposera, en leur nom,
son paraphe.
Vers 15 heures, à nouveau devant une forêt de caméras et une centaine de
journalistes, les délégations au grand complet ont pris place sur les sièges disposés face à
une imposante tribune. Les chefs de délégations s'y installent un à un. Christopher ouvre le
ban et, dans un bref discours, souligne que ce règlement d'ensemble est une victoire pour
tous ceux qui croient en une Bosnie multi-ethnique et que le premier rôle, dans sa mise en
oeuvre, incombe maintenant aux parties. Après Bildt et Ivanov, les trois chefs d'Etats
prennent la parole tour à tour, en anglais. Pour Milosevic, il n'y a eu, dans cette guerre
civile, que des vaincus. Seules des concessions, douloureuses, de chaque partie ont rendu
possible le retour à la paix. Il faut maintenant tirer un trait sur le passé. Et toutes les
énergies doivent être tournées désormais vers la reconstruction. Izetbegovic se réjouit de
voir préserver la souveraineté et l'intégrité territoriale de la Bosnie. "Ce n'est pas une paix
juste", soupire-t-il à nouveau, "mais elle est plus juste que la continuation de la guerre".
Tudjman insiste sur le besoin d'une force adéquate pour faire appliquer les accords, une
force dont seuls disposent l'OTAN et les Etats-Unis. Holbrooke salue la mémoire des trois
Américains, Robert Frasure, Jo Kruzel et Nelson Drew, décédés dans un accident, le 19
août 1995, sur une piste du mont Igman, en Bosnie. Après que chacun des directeurs
politiques européens s'est exprimé, le Secrétaire d'Etat reprend brièvement la parole pour
annoncer que la prochaine étape sera celle de la signature, à Paris, à la mi-décembre.
Coupe de champagne, poignées de mains, conciliabules avec les journalistes,
confinés derrière un cordon, tout se passe très vite. Une conférence de presse, monopolisée
par Holbrooke, tourne court. Il est 17 heures. La nuit tombe sur Dayton. Une noria de
voitures emmène les délégations vers les aéroports. Les trois présidents quitteront Dayton
peu avant minuit. /. (Pierre Buhler)