Sept propositions d’action pour protéger les libertés académiques

Sept propositions d’action pour protéger les libertés académiques, in Jérôme Heurtaux (dir.), Pensées captives : répression et défense des libertés académiques en Europe centrale et orientale (et au-delà) : trente ans de recherche au Cefres de Prague, Editions Codex, 2023, pp. 165-167.

 

N’étant plus en service actif au ministère de l’Europe et des Affaires Etrangères et jouissant de la liberté que me donne mon statut de consultant auprès du Centre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS), j'ai pu signer en juin 2021 une tribune dans Le Monde pour dénoncer l'offensive chinoise sur les libertés d'académiques[1]. Un mois plus tard, le Sénat créa une mission d'information sur les ingérences étatiques extra-européennes dans le milieu universitaire. C’est dans ce cadre que les sénateurs, en l’espace de trois mois, produisirent un très bon rapport, qui fut rendu public[2].

 

Tous les constats convergent. Quelques États étrangers – autoritaires voire dictatoriaux – peu nombreux, mais dotés de moyens considérables, multiplient les interférences dans le monde académique, au détriment de la liberté des chercheurs. Ces agissements bénéficient d’une dissymétrie fondamentale. D’un côté, dans les démocraties libérales, la liberté et la transparence ouvrent les portes de l’influence sur le terrain académique, qu’il s’agisse d’enseignement ou de recherche. De l’autre règnent les manœuvres, l'intimidation, l’autocensure et l'opacité, maniées par des États qui disposent d'appareils de contrôle politique. L’ironie de la chose est que l’Etat de droit permet à des régimes autoritaires de procéder, dans les Etats démocratiques, à des harcèlements judiciaires pour tenter de museler des voix trop critiques à leur endroit.

 

Face à ces agissements, les chercheurs et les communautés académiques se sont bien sûr mobilisés. Des signaux d'alarme ont été actionnés, des colloques organisés et des publications éditées – ce livre en est une illustration -, différentes autorités académiques et politiques se sont saisies de ces problèmes. Les chartes, déclarations, directives et guides de bonnes pratiques se sont multipliés, mais si ces initiatives ont le mérite d’exister, leur mise en œuvre laisse à désirer car le niveau de vigilance des établissements d'enseignement supérieur reste très insuffisant.

 

Les atteintes aux libertés académiques, qui sont un des fondements de la liberté tout court, sont une menace sérieuse pour les démocraties libérales. Il n'est en effet pas acceptable que l'intégrité de la recherche et de l'enseignement soit mise en cause par une entité étatique étrangère. Il est donc de la responsabilité de l'État de les défendre, d’autant plus que ces menées ont également valeur de test de fermeté, et que toute passivité, toute indifférence est une invitation à les poursuivre et à les renforcer. Il ne saurait évidemment être question, pour les démocraties libérales, de développer une posture offensive de même nature, en se situant sur le même terrain, en usant des mêmes armes, en employant les mêmes méthodes, aux antipodes de leurs principes et de leurs valeurs.

 

C’est la raison pour laquelle je souhaite proposer de nouvelles pistes d’action, à vocation défensive, au nombre de sept :  

1.   La production d'une norme spécifique aux libertés académiques, de type ISO, à l’échelle nationale, européenne ou internationale.

2.  La création d’un régime de transparence obligatoire sur l’origine des financements des projets réalisés par les établissements d’enseignement supérieur ou de recherche, qu’il s’agisse des conférences, colloques, programmes de recherche, chaires et même des thèses. Ceci doit également s’appliquer aux think tanks, mais aussi aux contrats qui peuvent résulter de partenariats : je pense notamment aux accords avec les Instituts Confucius. Cette mesure pourrait prendre la forme d’une directive européenne.  

3.  L’établissement d’une procédure de vérification, à l’instar des « due diligence » en vigueur dans le monde des affaires, pour les établissements d'enseignement supérieur qui souhaitent nouer des partenariats avec des homologues de pays autoritaires. Elle pourrait être fortement recommandée par la norme ISO.

4. Un audit des relations des pays de l’Union européenne avec la Chine. Compte tenu du niveau de d’imbrication et des perspectives de développement qu’atteint aujourd'hui la coopération scientifique avec la Chine, cela aiderait à formuler des propositions sur ce que pourrait être un équilibre optimal entre les bénéfices à en attendre et les risques qui y sont associés.

5.  La mise en chantier, au sein de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), d'une convention sur la protection des libertés académiques. L’OCDE est un cadre compétent et légitime – au-delà de l’Union européenne - pour traiter de la liberté académique, de l'intégrité de la recherche, de l'abus des interdépendances et des moyens de protéger les unes et d'encadrer les autres. Cette convention aurait la même ambition que la Convention sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales du 17 décembre 1997, dont nombre d’évaluations montrent l’efficacité.

6. L'intégration dans la panoplie de l’action extérieure de l’Union européenne des recommandations du Parlement européen sur la Défense de la liberté académique dans l’action extérieure de l’Union européenne du 29 novembre 2018. C’est une longue liste de recommandations frappées au sceau du bon sens et qui pourraient, pour certaines d’entre elles, donner lieu à des directives dédiées.

7.  Il faut, enfin, poursuivre le combat en faveur des libertés académiques au sein des enceintes multilatérales, qu'il s'agisse d'enceintes affinitaires comme le G7, le Conseil de l'Europe ou le Sommet pour la démocratie, ou non-affinitaires comme l’UNESCO, au premier chef, mais aussi le G20, le Conseil des droits de l'Homme et l'Assemblée générale des Nations unies.

[1] Pierre Buhler, « L’offensive de Pékin contre les libertés académiques appelle des mesures défensives », Le Monde, 8 juin 2021.

[2] Mieux protéger notre patrimoine scientifique et nos libertés académiques, Rapport d'information n° 873 (2020-2021) de la Mission d’information « Influences étatiques extra-européennes », 29 septembre 2021.