Stratégies de puissance et évolutions de la conflictualité

Conférence IHEDN

26 octobre 2020


Poser d’entrée de jeu les termes du débat autour de ce sujet, qui a certainement pour vocation de proposer une clef de lecture de l’ordre international contemporain. Avant même l’exercice de définition auquel il faut s’astreindre quant aux concepts que nous manierons, il y a lieu, dès ce stade, d’énoncer leur hiérarchie implicite – qui ne vous surprendra pas…

La puissance relève de la catégorie des fondamentaux, elle est un invariant d’ordre ontologique, si vous me permettez cet emprunt à la philosophie, un invariant qui forme en quelque sorte un fil rouge de l’histoire de l’humanité. La stratégie, pour sa part, est constituée par l’agencement cohérent des actions conduites pour atteindre les objectifs de la puissance. Quant à la conflictualité, elle fait partie des ressources/modalités à la disposition des stratégies de puissance, qui peuvent revêtir des formes parfois assez éloignées du conflit tel que nous l’entendons.

Je vous propose donc de déplier la question qui nous occupe aujourd'hui selon la hiérarchie esquissée en essayant, dans un premier temps, de cerner, et ce en convoquant les autorités les plus légitimes, ce qu’est la puissance, quels sont ses ressorts, et ses finalités.

Dans un second temps, nous nous intéresserons aux lignes de force, en termes de stratégie, qui se dégagent des aspirations contemporaines à la puissance et de sa projection dans le monde.

Enfin, dans un 3ème temps, nous essaierons de déduire des stratégies poursuivies les modalités de friction, voire d’affrontement qui en procèdent et que nous désignerons par le terme de conflictualités.

I. Qu’est ce que la puissance ? de quoi parle-t-on ?

« Peu de concepts ont été aussi couramment employés et sont aussi équivoques que celui de puissance », observait Raymond Aron il y a plus de quatre décennies, avant de livrer sa propre définition : « j’appelle puissance sur la scène internationale la capacité d’une unité politique d’imposer sa volonté aux autres unités. En bref, la puissance n’est pas un absolu, mais une relation humaine ».

Mais c’est une relation qui s’incarne, largement, dans une institution moderne, qui a triomphé des autres, l’État. Revendiquant, selon la formule de Max Weber, « le monopole de la violence physique légitime », l’Etat s’est, dans l’histoire moderne, approprié la totalité du pouvoir politique, au détriment des pouvoirs privés, féodaux, confessionnels ou de fait.

C’est ainsi que l’Etat assure cette double fonction essentielle, qui fonde sa légitimité : la paix civile à l’intérieur, la sécurité vis-à-vis de l’extérieur – qui ne sont du reste que les deux faces du même « bien public ». Dans son acception contemporaine, la notion de puissance ne porte que sur la seconde de ces dimensions – les rapports de l’Etat avec ce qui échappe à sa souveraineté. Mais c’est là une singularité de la langue française : le terme de power, en anglais, de même que celui de Macht en allemand, se traduisent aussi bien par puissance que par pouvoir. Max Weber y voit « toute chance de faire triompher, au sein d’une relation sociale, sa propre volonté contre la résistance d’autrui », une définition qui s’applique aussi bien aux Etats qu’aux individus. Avant d’être une accumulation de moyens ou de forces, la puissance est donc volonté.

Volonté, mais pas seulement aux fins d’assurer la sécurité, car il peut y avoir d’autres mobiles, l’aspiration à la puissance pour elle-même, la passion de la domination, ce que St-Augustin appelait la libido dominandi, qui peut conduire à l’hubris.

Ecoutons encore Aron - renvoyant à Hobbes : « Certes, dans l’état de nature, chacun, individu ou unité politique a pour premier objet la sécurité ». Mais un autre ordre de mobiles anime les « unités politiques » : « celles-ci ne veulent pas être fortes seulement pour décourager l’agression et jouir de la paix, elles veulent être fortes pour être craintes, respectées, admirées. En dernière analyse, elles veulent être puissantes, c'est-à-dire capables d’imposer leur vouloir aux voisins et aux rivaux, d’influer sur le sort de l’humanité, sur le devenir de la civilisation. Les deux objectifs se rattachent l’un à l’autre : plus il a de forces, moins l’homme court le risque d’être attaqué, mais il trouve aussi, dans la force même et la capacité de s’imposer aux autres, une satisfaction qui n’a pas besoin d’autre justification. La sécurité peut être un but dernier : ne plus craindre est un sort digne d’envie, mais la puissance aussi peut être un but dernier : qu’importe le danger si on connaît l’ivresse de régner ? ».

Quels sont les fondamentaux de la puissance ?

Raymond Aron fait référence aux ressources physiques – ou « matérielles » – qui s’ordonnent, classiquement, autour de l’espace ou du sol, du nombre – la démographie – et de l’économie :

Mais sur ce socle viennent se poser des éléments tels que :

- technologie / innovation

- puissance militaire

- organisation politique. Elle a été essentiellement/historiquement le fait d’abord des empires, puis des Etats, seules entités capables de conjuguer volonté et accumulation de ressources.

Ce qu’Aron ne pouvait pas prévoir dans les années 60, où la problématique de la puissance était dominée par la relation est-ouest, c’est la transformation profonde de ses modalités d’exercice d’une part du fait de la mondialisation des échanges et de son corollaire, l’interdépendance, d’autre part du fait de l’entrée dans l’« âge de l’information ».

L’interdépendance

Avec la notion d’« interdépendance complexe », forgée dans les années 1980 pour cerner au plus près la réalité, en décrivant les relations internationales comme un entrelacs d’échanges et d’interactions complexes entre Etats, certes, mais aussi entre individus, entreprises, organisations. Il s’en dégage une vision différente des rapports entre Etats, moins marqués par le primat de la sécurité et par le soupçon.

Pour autant, cette notion ne postule nullement un égalitarisme universel, elle n’évacue pas les rapports de force, ni le jeu de la puissance, ni les effets de domination entre Etats.

Mais les rapports, qui sont déterminés, dans la vision classique / réaliste des relations internationales, par le paroxysme de la guerre et l’arbitrage ultime des armes, sont en réalité largement organisés par le jeu des dépendances réciproques, et, plus précisément, des asymétries qui marquent ces dépendances. La puissance s’exprime ici par le pouvoir de négociation, la capacité à obtenir un résultat recherché, par la pression, par l’intimidation, par le chantage, par la persuasion, par la coalition avec d’autres Etats intéressés au même résultat.

à « Au fur et à mesure que la complexité des acteurs et des questions s’accroît, l’utilité de la force décroît et les lignes de partage entre politique intérieure et politique extérieure s’estompent », résument ainsi les deux co-fondateurs de la théorie de l’« interdépendance complexe », Robert Keohane et Joseph Nye.

Ce schéma offrait, à l’époque où il était formulé, une bonne description des rapports au sein du monde occidental développé, mais paraissait incongru pour rendre compte des rapports Est-Ouest. La dislocation du camp communiste a naturellement donné à cette veine une nouvelle résonance, ouvrant par surcroît la voie à un bouillonnement d’interrogations autour de la thématique de plus en plus envahissante de la mondialisation. Mot-clef des années 90, la mondialisation a reçu quantité de définitions, mais le phénomène qu’elle décrit découle du constat de l’interdépendance et peut être défini, assez simplement, par l’accroissement et l’intensification de celle-ci.

Joseph Nye, qui a sauté le pas vers l’action politique, au service de différentes administrations démocrates, a pour sa part forgé le concept de soft power, une notion intraduisible. Elle se définit par opposition, ou par contraste, avec le hard power, expression de la force militaire, bien sûr, mais qui embrasse toutes les actions qui, sans qu’il soit fait usage de cette force, relèvent de la coercition – l’intimidation, la menace, les sanctions et même les avantages consentis...

Ce concept n’est cependant pas purement académique et procède d’un raisonnement de décideur public, implicite dans sa propre définition, celle de Nye, de la puissance comme « la capacité d’obtenir un résultat recherché et d’altérer les comportements des autres protagonistes dans ce sens, et ce pour un coût acceptable ». En d’autres termes, pour atteindre un objectif donné avec un budget donné, comment répartir le plus efficacement les ressources entre dépenses militaires et autres formes d’action ?

Si la finalité est la même – « obtenir un résultat (...) et altérer le comportement des autres protagonistes dans ce sens » – le soft power mobilise d’autres moyens, d’autres méthodes, d’autres ressources. Il procède de la « capacité d’un pays à structurer une situation de telle manière que d’autres pays développent des préférences ou définissent leurs intérêts en harmonie avec les siens » ou, plus simplement, à « façonner ce que les autres désirent ».

Cette capacité repose sur des ressources plus intangibles, plus immatérielles, plus diffuses comme la culture, l’idéologie, l’influence intellectuelle, la fixation des normes de conduite, la persuasion, la séduction.

La « révolution » numérique

La révolution des technologies de l’information et de la communication a métamorphosé le paysage de la puissance. Elles ont d’abord ouvert des avenues larges à des acteurs nouveaux – entreprises transnationales, établissements financiers, ONG et aussi des internationales islamistes – en leur donnant l’accès à des instruments efficaces, et en multipliant leur nombre dans une arène de la puissance jusque-là terrain d’élection des Etats.

Quant aux Etats, ils ont dû se prémunir, quelquefois avec un certain décalage dans le temps, contre les actions les plus déstabilisantes de ces nouveaux venus, mais ils ont également puisé dans cette révolution numérique des ressources considérables pour leurs propres politiques de puissance – le renseignement, l’exploitation des mégadonnées, mais aussi des outils plus offensifs, qu’il s’agisse des drones ou de la guerre en réseau (network-centric warfare), ou encore d’applications civiles sur lesquelles nous reviendrons.

II. Les stratégies de déploiement de la puissance

1. Les ressources de l’économie

L’économie est certainement le socle le plus fiable sur lequel la puissance peut être bâtie même si les politiques publiques destinées à le développer ont également d’autres motivations, parfaitement légitimes.

Peut-être est-ce le lieu et le moment d’évoquer le pays qui illustre le mieux cette démarche, la Chine, dont la croissance économique des 4 décennies écoulées a tiré des centaines de millions d’individus de la pauvreté tout en lui permettant d’emprunter une trajectoire vers la parité avec la puissance américaine.

Elle offre l’exemple le plus spectaculaire de l’effet multiplicateur exercé sur un potentiel démographique par un choix politique opéré il y a de cela 4 décennies : un modèle de développement à marches forcées basé sur un capitalisme, d’État. Les fondements économiques de la puissance, qui faisaient défaut à la Chine de Mao, ont de la sorte été mis en place.

Pour en donner une idée, plutôt que de répéter les chiffres qu’on peut lire à longueur d’articles et de livres, à replacer dans le contexte historique : entre 1979 et 2001, au total, le PIB aura été multiplié par 4,5 et le PIB par habitant par 3,4. Mais pour réaliser une telle performance, les puissances industrielles du passé ont mis plusieurs décennies : il a fallu trois quarts de siècle, au XIXème siècle, à la Grande-Bretagne pour multiplier par 4,5 son PIB et 115 ans pour faire progresser le PIB par habitant dans les mêmes proportions que la Chine en 22 ans. Les Etats-Unis, si l’on fait abstraction de l’immigration, ont effectué ce parcours en 71 ans. Même le Japon, dont la montée en puissance industrielle fut pourtant rapide, a eu besoin de 43 ans pour enregistrer un saut comparable à celui de la Chine.

Et, surtout, ce rattrapage revêt une dimension qui dépasse toutes ces comparaisons, car il s’applique à une nation qui forme un cinquième de l’humanité. On en connaît bien les ingrédients : taux d’investissement très élevés, investissement étranger, main-d’œuvre abondante et bon marché, bénéfice maximal de la mondialisation, rattrapage du retard technologique, formation de centaines de milliers d’étudiants à l’étranger et de dizaines de millions en Chine.

Mais la Chine a également vite assimilé les modalités de la projection de puissance classique : avec les outils militaires bien sûr à en modernisant massivement son arsenal, en créant une marine de haute mer, dotée de sous-marins d’attaque, en multipliant les gestes pour assurer la sécurité de ses approvisionnements stratégiques, en démontrant ses capacités spatiales, mais aussi en lançant ses entreprises multinationales à l’assaut du monde, en acquérant des entreprises étrangères, en s’initiant au soft power, en occupant une place croissante dans le système multiltéral, Pékin a clairement énoncé son projet, celui de devenir une puissance « complète », couvrant tous les domaines. Sa diplomatie, elle aussi modernisée, a su compléter le réseau d’« interdépendances » asymétriques en sa faveur tissées sur le terrain de l’économie et des investissements, en Asie et ailleurs.

2. L’innovation

Depuis l’apparition du char léger en Mésopotamie vers -1800 jusqu’à la cyberguerre, en passant par les armes à feu ou la bombe atomique, l’innovation dans les technologies militaires a souvent été un facteur de rupture dans les équilibres de la puissance. Mais non moins souvent, elle s’est avérée être un facteur éphémère tant ces innovations étaient rapidement copiées.

Le type d’innovation qui a en revanche davantage écrit l’histoire de la puissance portait non pas sur les armes, mais sur l’organisation, économique, sociale, politique, des formations étatiques qui en étaient le siège : de l’empire romain, fort de son organisation politique et administrative, à l’Etat-nation, qui a supplanté les empires, de la révolution de l’imprimerie à la révolution de l’information, de l’organisation de l’enseignement à celle de la recherche, on voit sans peine quelles modalités de l’innovation produisent les effets les plus structurants et durables quant aux fondations de la puissance – en l’occurrence, celle de l’Etat. C’est au fond ce à quoi a procédé, en 1979, Deng Hsiao Ping en répudiant sans états d’âme l’impasse du maoïsme.

J’ai évoqué la révolution numérique comme un facteur affectant les fondamentaux de la puissance, elle forme aussi, aujourd'hui, le principal terrain sur lequel se bâtissent et se déploient les stratégies, là aussi par le truchement de l’innovation. Celle-ci, et la recherche, fondamentale ou appliquée, publique ou privée, qui la sous-tend, forment un champ majeur de la compétition de puissance. Cette compétition est déterminée par la capacité à agréger un ensemble de technologies et de savoirs, eux-mêmes produits par l’écosystème d’enseignement, de formation, de recherche et de développement déterminé par les politiques publiques.

C’est un truisme que de relever que, sur ce terrain-là, comme sur d’autres, les Etats-Unis sont en tête, avec une organisation efficace de l’« économie du savoir », avec les universités, les laboratoires et centres de recherche, les think tanks, publics et privés, les sociétés de capital-risque, bref tous ces mécanismes qui permettent d’alimenter les cercles vertueux de l’innovation et de la créativité, depuis la synergie entre industrie, recherche et enseignement dans des espaces restreints comme la Silicon Valley jusqu’à l’attraction irrésistible sur les élites scientifiques de monde entier.

Mais c’est surtout grâce à un effort considérable de R&D, tant civile que militaire, publique que privée, à hauteur de quelque 550 Mds $, en 2017, que ce pays parvient à se maintenir en tête, de loin, devant tous les autres, bien que la proportion dans le PIB ne soit que de 2,7 %.

Cette masse colossale confère à l’Amérique une position singulière et écrasante dans l’espace mondial de la recherche, plus que tous les autres membres du G-8 réunis et dépassant d’un tiers les dépenses des 28 membres de l’UE. C’est l’évolution sur la durée de ces efforts qui détermine les positionnements dans le paysage mondial de l’économie du savoir. S’agissant des États-Unis, les niveaux sont impressionnants en valeur absolue, mais d’autres États déploient des efforts pour accroître cette proportion.

Le Japon, ainsi, a vu ce ratio passer de 2,2 à 3,2 % du PIB en 25 ans, grâce, en grande partie, à la R&D privée. Moyennant des taux de croissance de 7 à 8 % par an de ses dépenses de R&D, la Corée est montée de 2,3 à 4,5 % en 12 ans seulement. L’Allemagne est également sur une pente ascendante, dépassant, en 2018, le seuil de 3 %. Mais aucun pays n’est près de détrôner Israël, dont les dépenses de R&D, hors défense, frôlent le seuil de 5 % du PIB.

La France, par contraste, plafonne à 2,2 %, et le Royaume Uni est, à 1,7 %, en-deçà même de la moyenne de l’UE. Celle-ci a lancé depuis 2000 plusieurs plans successifs, dont l’objectif devait être d’amener les 28 au niveau de 3 % du PIB investi dans la R&D. En 2017, cet indicateur n’avait toujours pas dépassé le seuil de 2 %. L’avantage que constituait, pour le Vieux Continent, la relative faiblesse scientifique et technologique de l’Asie continentale s’estompe rapidement.

Les puissances émergentes ont bien pris la mesure de cet impératif, et aucune ne l’a mieux intégré dans ses politiques publiques que la Chine, engagée dans une logique très volontariste de rattrapage de son retard, quadruplant son nombre de chercheurs en l’espace de 15 ans, accroissant de plus de 15 % par an, en volume, ses dépenses de R&D sur cette période, doublant leur proportion dans le PIB, ou encore la part du pays dans les articles scientifiques publiés dans le monde. Moyennant quoi la Chine talonne désormais, en valeur exprimée en parité de pouvoir d’achat, les Etats-Unis…

3. La recherche d’avantages au moindre coût / éviction du recours à la force

La formule de R. Aron dans son essai Le grand schisme – « guerre impossible, paix improbable » - est, encore, ou à nouveau, d’une parfaite actualité – bien qu’appliquée à la fin des années 40 pour qualifier la Guerre froide – et un de ses attributs les plus marquants, l’équilibre de la terreur nucléaire.

Il n’y avait, à l’époque, que deux puissances nucléaires, leur nombre est aujourd'hui de 8, et on peut supposer que la conjecture d’Aron structure également leurs relations, en particulier des quatre – Chine, Etats-Unis, Inde, Pakistan – qui entretiennent entre elles des relations tendues / conflictuelles.

Ce qui s’est imposé dans les 3 décennies de l’après-Guerre Froide, c’est que les opérations à force ouverte – ce qui ressemble le plus aux guerres du XXème siècle – présentent un rapport coût-avantage décevant. Le coût budgétaire est, avec des armements de plus en plus sophistiqués et coûteux, élevé, comme peut l’être le coût humain, et donc politique. Et ce même dans les dictatures – ou les régimes autocratiques : il faut se souvenir que la guerre d’Afghanistan a été un catalyseur du processus de décomposition de l’URSS. Quant à la guerre d’Irak, conduite par les Etats-Unis de GW Bush en 2003, son coût budgétaire est évalué entre 2 500 et 3 000 Mds de $, et quelque 4500 morts américains, qu’on est bien en peine de mettre en regard d’un quelconque bénéfice stratégique pour les Etats-Unis.

Quant aux stratégies de sortie, qui sont censées mettre un terme à ces opérations, elles ne débouchent presque jamais sur une situation satisfaisante, comme le démontre à l’envi l’exemple des guerres d’Irak, ou d’Afghanistan, ou encore l’intervention franco-britannique en Libye.

Les dirigeants des Etats avec la tradition d’intervention extérieure la plus forte en ont tiré les conséquences : on l’a vu avec le Président Obama, élu sur un agenda de retrait des troupes américaines, amplifié encore par son successeur D. Trump. Mais aussi avec le président russe Poutine, lui aussi très réservé vis-à-vis de l’emploi de troupes régulières dans des opérations militaires extérieures.

D’où une préférence pour des stratégies obliques, d’éviction du recours à la force, d’exploitation des asymétries, d’acquisition ou de consolidation d’avantages stratégiques. Grâce à une palette de modalités d’action qui n’a cessé de se développer. C’est ce que nous allons passer en revue dans la dernière partie, consacrée à…

III. …L’évolution de la conflictualité

Une expression qui a fait florès depuis 15-20 ans pour souligner la différence avec le terme de conflit, trop évocateur de grands affrontements stratégiques / ou d’affrontements à force ouverte / et aussi pour en exprimer la diversité et les nuances possibles / et à ce titre est bien choisie.

Ce qui a bouleversé un champ de la puissance apparemment – et de façon un peu trompeuse - bien ordonné/régulé pendant la CW, est la montée en puissance d’acteurs tenus en lisière ou pour quantité négligeable. L’irruption la plus spectaculaire dans ce champ est celle de la Chine, portée par sa réussite économique, mais aussi de l’Inde, ainsi de puissances dites « émergentes », comme la Turquie ou l’Iran. La Russie, après une décennie d’effacement relatif, s’est pleinement réinsérée, malgré la faiblesse de son économie – très tributaire des hydrocarbures – dans le jeu de la puissance.

Mais tout aussi spectaculaire était l’apparition / consolidation pour un certain temps / d’entités non étatiques, métastases de la mouvance islamiste incarnée initialement par Al Qaida, et qui a ensuite essaimé sous forme d’avatars divers, dont le plus spectaculaire a été Daech, affaibli mais pas défait, et dont un autre continue de gangréner le Sahel.

Enfin, l’affaiblissement des systèmes de sécurité et de défense collective est également une tendance lourde, qui libère des forces et des élans auparavant contenus. La Charte de l’ONU a d’abord été pensée pour contenir, au sein d’un directoire de 5 puissances, les conflits qui ne les concernaient pas directement, ou qui risquaient de déraper. Inopérant pendant la CW, ce système avait fonctionné pendant les années de l’immédiat après CW, notamment avec la 1ère guerre d’Irak, en 1991. Mais il s’est à nouveau dégradé, avec une situation de quasi-blocage au CdS aujourd'hui.

La même observation vaut pour le contrôle des armements : non seulement on ne négocie plus de nouveaux dispositifs, mais ceux qui sont en place se dégradent, soit parce que les mécanismes de vérification sont inopérants, soit parce que leur logique d'équilibre en termes de volumes/niveaux quantitatifs, est débordée par les avancées en termes qualitatifs, par la miniaturisation, par des fuites en avant technologiques, c'est-à-dire des évolutions qui ne s'inscrivent pas dans les cadres juridiques existants. On le voit également avec la Convention sur l'interdiction des armes chimiques, régulièrement violée sans sanction possible.

Quant aux systèmes de défense collective, c'est-à-dire les alliances, à commencer par la principale d'entre elles, l'Alliance atlantique, leur affaiblissement – suite aux mises en cause de la crédibilité des engagements qui les fondent, notamment du fait du revirement et des tergiversations du garant de dernier ressort que sont les États-Unis – est patent. Je fais naturellement allusion aux déclarations récurrentes du président Trump.

Ces manifestations du retrait américain du rôle du « gendarme du monde » sont évidemment analysées et scrutées partout, et elles ouvrent un espace politique nouveau à des manœuvres, y compris dans les rangs des alliés, comment on peut le voir aujourd'hui avec les agissements, en Syrie et en Méditerranée orientale, mais aussi au Karabakh, de la Turquie, que ne tempère plus, comme c’était le cas par le passé, l’allié américain.

Les modalités de conflit du « vieux monde », si l'on peut dire, gardent donc toute leur actualité et retrouvent quelquefois, même, une vigueur que l'on pouvait croire oubliée. Le conflit en cours au Haut-Karabagh en est un exemple, comme le sont les frictions sino-indiennes autour de la délimitation des frontières, la situation en Syrie ou en Libye, qui rappellent les conflits du passé, durant la guerre froide, soit directs, soit par procuration (proxy wars), lorsque les deux blocs ne pouvaient s'affronter directement.

Toujours dans le champ des conflits entre États, mais avec des modalités véritablement nouvelles, est apparue la notion de conflit hybride, dont l'action de la Russie pour s’emparer de la Crimée en 2014 était sans doute l’illustration la plus spectaculaire. On se souvient des « petits hommes verts», armés, apparus soudainement sur la presqu'île, vêtus d’uniformes dépourvus de tout insigne, entreprenant des opérations militaires suivies d’une manœuvre politique – sous forme d’un référendum qui a permis à la Russie de prétendre qu'il s'agissait d'un acte d’auto-détermination. Elle a d'ailleurs reconnu après-coup avoir été l’instigatrice, en sous-main, du processus qui a débouché sur l'annexion.

La dissimulation de la responsabilité étatique, autrefois élément constitutif des hostilités, même s’il y a toujours eu beaucoup d'actions non signées, est devenu un mode opératoire fréquent dans la panoplie des nouvelles conflictualités. La Russie a pu ainsi s'appuyer sur des services de mercenaires, qu’elle a organisés sous le nom de « groupe Wagner », qui peuvent de la sorte circuler d'un terrain d'opération à l'autre (Syrie, Libye, République centrafricaine) sans que la responsabilité de la Russie puisse être montrée du doigt, comme c'est le cas lorsque sont engagées des troupes régulières.

Ceci étant dit, il ne faut pas, là aussi, feindre de découvrir une pratique qui a existé depuis un siècle au moins, comme l’a fort bien démontré /rappelé l’historien Elie Tenenbaum dans son ouvrage « partisans et centurions », où il décrit brillamment la genèse, l'évolution et les formes de la guerre irrégulière moderne.

Et au fond, la lutte contre le terrorisme islamiste, que les États-Unis et leurs alliés ont dû entreprendre peu après la fin de la Guerre froide, se rattache à cette catégorie, la guerre irrégulière, qui avait été menée pendant des décennies, en particulier dans les nombreux conflits de décolonisation qui s’étaient inscrits dans l’affrontement est-ouest.

Le djihad islamique relève d'une autre logique que celle des guerres de libération nationale, puisqu'il s'agit d'une sorte d’internationale qui, au-delà des coups de boutoir infligés aux « régimes infidèles », s’est saisie de l’aubaine du vide stratégique apparu au Proche-Orient dans le sillage de l'intervention américaine de 2003 et aussi du «printemps syrien », pour franchir le pas vers une ambition territoriale, avec le projet d’établissement d'un califat.

C'est donc dans un contexte assez proche du modèle de la guerre irrégulière que sont menées les opérations visant, à défaut de l’éliminer, à juguler la menace terroriste. Elles sont conduites à base de renseignement, d'opérations de forces spéciales et d'interventions militaires plus classiques, que ce soit au Sahel ou au Levant.

Là où, en revanche, on discerne les modalités singulières des nouvelles conflictualités, c'est dans le très vaste champ que forme le cyberespace, du fait de l'interconnexion poussée des réseaux de la toile mondiale – à l’exception, peut-être, mais très significative, de la Chine, ce qu’il n'est pas sans intérêt de noter, et, sans doute, de la Corée du Nord.

Pionnière avec une attaque spectaculaire sur le réseau informatique de l'Estonie en 2007, la Russie, qui l'a d'ailleurs intégré à sa doctrine militaire – c’est désigné par l’expression « guerre de l’information » - a développé une expertise considérable sur ce terrain, comme elle l'a démontré par son immixtion agressive dans les campagnes présidentielles américaine en 2016 et française en 2017. Les États-Unis viennent du reste d’édicter des sanctions à ce titre contre 6 officiers du renseignement militaire russe, le GRU.

Les États-Unis et leur allié israélien ne sont pas en reste – même s'il s'agit d'un terrain différent – avec la mise au point puis la mise en œuvre d’un ver informatique baptisé Stuxnet, qui a, en 2010, sérieusement perturbé le programme nucléaire iranien.

Les opérations clandestines, le sabotage, ne sont pas nouveaux dans l'arsenal des options possibles, mais le champ, très vaste, du cyberespace, la dépendance de très nombreux systèmes critiques vis-à-vis de ressources informatiques connectées au réseau mondial et la classique course entre le glaive et le bouclier, sans parler de la faible traçabilité des opérations qui y sont conduites, ouvre un espace considérable à des actions hostiles, et oblige à multiplier des manœuvres défensives pour anticiper des attaques invalidantes en cas de crise majeure. Bien que cette méthode ne soit pas nouvelle, observe Joseph Nye, « la technologie la rend moins coûteuse, plus rapide, plus efficace, plus indétectable et plus aisée à nier ».

Mais ce que cette avenue ouvre, c'est un mode d'action qui vise à introduire la censure, la désinformation, le discrédit, la manipulation dans les systèmes politiques démocratiques où l'expression est libre. Dans le sillage des attaques informatiques russes menées aux États-Unis en 2016, est ainsi apparue la notion de sharp power, intraduisible elle aussi, qui fait référence à une modalité, agressive, de « pénétration, perforation» de l'environnement politique ou de la circulation de l'information au sein des pays ciblés.

Il s'agit, ni plus ni moins, d’un détournement, à des fins hostiles, des instruments classiques du soft power. En d'autres termes, des Etats animés de ces intentions déploient, en bénéficiant de toutes ces facilités de l'État de droit et des libertés publiques qui forment la fabrique des Etats démocratiques, des actions, ouvertes ou clandestines, pour exercer une influence qu'on peut qualifier sinon d’hostile, du moins d’agressive. Nous avons été témoins de l'activisme sur le territoire français, notamment pendant l'épisode des gilets jaunes, de la chaîne télévisée du Kremlin Russia Today dont les agissements avaient été méticuleusement étudiés par un rapport de l'IRSEM, et qui n’a pas hésité à attaquer les auteurs en diffamation devant la justice française. Et il faut également mentionner l’usage massif, et clandestin, des réseaux sociaux, avec des dispositifs massifs – des troll farms – visant à attaquer les auteurs d’expressions critiques contre la Russie ou à diffuser des fausses nouvelles.

La Chine intervient elle aussi directement dans les débats intérieurs français, comme on l'a vu récemment avec l’annulation d'une exposition sur l'empire mongol et Gengis Khan, prévue par le musée d'histoire de Nantes, suite aux tentatives de l'ambassade chinoise en France de censurer les textes de présentation de l’événement.

Enfin et sans même espérer pouvoir être exhaustif, il faut citer l'utilisation, à des fins de pression, des interdépendances asymétriques que la mondialisation a tissées entre les acteurs du jeux mondial. Il n'est pas étonnant, évidemment, que les différentiels de puissance jouent ici un rôle décisif. Au sommet de la pyramide, les États-Unis n’ont pas attendu la présidence Trump pour user, et abuser, de leur pouvoir économique et monétaire. Les transactions en dollars confèrent une compétence extraterritoriale à la justice américaine, qui dispose d’ailleurs d'autres moyens (législation anti-corruption) pour poursuivre des entreprises étrangères ou des individus non américains et exercer des pressions sans rapport avec l'éthique judiciaire (affaire Pierucci). Des embargos unilatéraux contre certains pays, comme l’Iran ou Cuba, ont fourni le cadre juridique qui a permis de sanctionner des entreprises européennes accusées de les avoir violés.

Et lorsqu'il s'agit d'obtenir des concessions de tel ou tel pays, le président Trump n'hésite pas à user de ses pouvoirs exécutifs pour menacer tout simplement d’ériger des droits de douanes, quelquefois à des niveaux dissuasifs, sur l'importation de telle ou telle catégorie de biens. La Chine, elle aussi consciente de l'attrait de son marché pour nombre d'entreprises occidentales, s’en sert pour dissuader toute démarche qu’elle juge contraire à ses intérêts. La crainte de représailles chinoises contre les importations de voitures a ainsi longtemps paralysé l’Allemagne vis-à-vis des mesures de protection contre les acquisitions, par la Chine, d'entreprises ou de technologies stratégiques.

Divisés sur un certain nombre de points, exposés aux pressions tant américaines que chinoises, les 27 États membres ne sont, de par leurs règles de procédure, la plupart du temps pas en mesure de réagir rapidement et de concert pour y résister.

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Au terme de cette exploration nécessairement cursive de la puissance, le moment est venu de conclure, en partageant avec vous deux idées-forces qui se complètent.

La première a été formulée par le mathématicien français Alexander Grothendieck, dans son livre Récoltes et Semailles, à savoir que derrière la forme, qui nous paraît nouvelle, originale, unique, il faut chercher l’’’invariant le plus profond’’ : il l’appliquait aux mathématiques, mais cette idée vaut pour les formations et les conduites humaines, et la puissance relève certainement de cette invariance.

Après une première décennie de l’après-guerre froide où avait pu s’installer l’idée que l’on s’acheminait doucement vers une forme de « fin de l’histoire », le paysage de l’après-11 septembre a révélé brutalement la permanence et la force de cette logique de puissance inscrite dans la trame de l’histoire politique de l’humanité. La puissance, loin de s’étioler, loin de se diluer dans une improbable et insaisissable post-modernité, reste cette force impérieuse qui ordonne toujours le champ des relations internationales.

La deuxième idée est que, comme toute relation humaine, la puissance est l’objet d’une dynamique du changement. Une dynamique qui ne peut manquer d’engendrer une tension constante avec l’ordre existant. Cet ordre, ce statu quo, n’ont rien, contrairement à ce qu’on est tenté de penser – ou de souhaiter – de ‘’naturel’’ et ne sont eux-mêmes que l’état le plus récent d’une séquence ininterrompue de transformations successives dans la distribution de la puissance.

Et c’est au fond par les stratégies déployées et les ressources mobilisées que ceux qui se trouvent favorisés par le statu quo, résistent aux efforts déployés par les aspirants à la puissance, pour se hisser dans sa hiérarchie. Avec des moyens et des instruments dont le constant perfectionnement forme la trame de cette évolution de la conflictualité que nous avons essayé de cerner aujourd'hui.