«L'économie du don aux Etats-Unis : un modèle pour la France ?»

«L'économie du don aux Etats-Unis : un modèle pour la France ?»

Commentaire, automne 2001, vol. 24, n° 95, pp. 643-655

Juin 1999 : Bill Gates, le fondateur de Microsoft, et sa femme Melinda donnent 5 milliards de dollars à la fondation qui porte leur nom. Cette donation, la plus élevée qu’un particulier ait jamais faite aux États-Unis, est suivie en 2000 d’un nouvel apport de 5 milliards de dollars [1][1]Avec un patrimoine de 21 milliards de dollars, la fondation…. C’est en 2000, également, qu’un autre entrepreneur de la « nouvelle économie », Gordon Moore, le cofondateur d’Intel, lance une nouvelle fondation et la dote de 5 milliards de dollars. Janvier 2000 : l’ancien président de Netscape fait don de 100 millions de dollars pour lutter contre l’analphabétisme dans son État d’origine, le Mississippi. Février 2000 : un industriel enrichi dans l’informatique offre 350 millions de dollars, sur une période de vingt ans, au Massachusetts Institute of Technology (MIT) pour effectuer des recherches sur le cerveau. Mai 2000 : Sara Lee, le géant de l’industrie agroalimentaire, fait don de cinquante-deux chefs-d’œuvre – des Monet, Degas, Gauguin, Picasso, Matisse, Chagall – à vingt-cinq musées américains, réalisant le don le plus élevé de l’histoire du mécénat d’entreprise. Juillet 2000 : la fondation Wallace Reader’s Digest Fund annonce son projet de consacrer 150 millions de dollars à la relève des chefs d’établissements secondaires. Janvier 2001 : un chef d’entreprise de la Silicon Valley promet 250 millions de dollars à l’Université du Colorado.

2Ces annonces spectaculaires, qui font la une des quotidiens, ne sont cependant que la partie la plus visible de l’iceberg du mécénat : en 1999, selon le magazine Internet Slate, les cent quatre-vingt-deux particuliers qui ont fait des dons d’une valeur supérieure à 5 millions de dollars, totalisant à eux seuls 3,5 milliards de dollars, ne représentent que 2 % d’une économie du don alimentée pour l’essentiel par une multitude de donations plus modestes.

3Avec des ressources de 670 milliards de dollars en 1996, l’économie à but non lucratif représentait près de 8,5 % du PIB des États-Unis – plus que le PIB de pays comme le Canada, l’Australie ou le Mexique. Elle emploie 11 millions de salariés, soit 7 % de la population active [2][2]Contre 4,2 % en France et 3,7 % en Allemagne., trois fois plus que l’agriculture. S’y ajoute le bénévolat, équivalent à 6,3 millions d’emplois à plein temps, que les statistiques financières ne comptabilisent pas [3][3]Lester M. Salomon, America’s Nonprofit Sector : a Primer, New….

4Cette puissance n’a guère d’équivalent dans le monde. En France, bien que très développé, le monde associatif ne « pèse » que 3,3 % [4][4]Edith Archambault, « Le secteur sans but lucratif :… et n’est comparable ni par son indépendance ni par son potentiel financier. La comparaison entre les deux systèmes vient à une époque où se redéfinit, dans notre pays, l’articulation entre intérêt privé, intérêt public et intérêt général. Elle ouvre un champ de réflexion relativement inexploré dans le débat politique ainsi que des clés pour une réforme du secteur à but non lucratif.

5La situation des États-Unis en ce domaine mérite d’autant plus d’attention que la portée et la finalité de ce « système » restent largement incomprises en France, quand elles ne sont pas tout simplement caricaturées : dès lors que l’on parle de besoins sociaux comme l’éducation ou la santé, « privé » est synonyme de lucratif, de mercantile – et teinté de l’opprobre que véhiculent ces adjectifs. Le simple terme d’université privée peut, par un amalgame ou un parallèle tentant avec certaines équipes professionnelles de sport aux États-Unis, suggérer des bénéfices, des dividendes et des actionnaires… Le cliché ne résiste pas à l’examen.

L’héritage des robber barons

6Forgé tout au long de l’histoire américaine, le nonprofit sector – ou « tiers secteur » comme on l’appelle également – relève à la fois de l’action privée et de l’action publique, mais avant tout du don. Le don d’argent ou de temps est une pratique ancrée au plus profond du système social américain, plongeant ses racines dans une tradition associative qui avait forcé l’admiration de Tocqueville. Et, dans une tradition philanthropique que les robber barons ont illustrée de façon singulière : sans scrupules en affaires, ces capitaines d’industrie et ces financiers – les Carnegie, Vanderbilt, Morgan, Rockefeller – qui ont bâti la prospérité américaine se sont révélés être des donateurs exceptionnellement généreux [5][5]« C’est un déshonneur que de mourir fortuné » déclarait…. Un Bill Gates, lui aussi visé, comme jadis Rockefeller, par les procédures antitrust, perpétue aujourd’hui cette tradition, comme des milliers d’autres entrepreneurs enrichis.

7Ce ne sont pas, cependant, ces aspects spectaculaires qui méritent de retenir l’attention, mais l’enjeu social et politique de l’économie du don. Contrastant avec les taux de participation aux élections, parmi les plus bas du monde développé, la forte implication du citoyen américain dans le « service de la communauté » (community service) apparaît comme un mode privilégié de participation de l’individu à la vie de la cité : la culture civique à laquelle celui-ci est exposé dès l’enfance veut que chacun ait une dette envers la communauté, que celle-ci soit entendue au sens le plus large – la nation, l’humanité – ou, comme c’est le cas le plus souvent, définie par un critère de proximité – l’école de quartier, l’université d’origine, la paroisse… Ce qui, dans ses excès, peut passer aux yeux du Vieux Continent pour du volontarisme un peu naïf est avant tout, cependant, une fibre omniprésente dans la texture sociale et politique américaine. Dans un registre différent, la méfiance traditionnelle des Américains envers le pouvoir central explique que, malgré le New Deal et à la différence des autres nations industrialisées, les États-Unis n’ont admis qu’avec parcimonie, voire à contrecœur, la prise en charge – partielle – des besoins sociaux par l’État providence, veillant du reste à concevoir celui-ci de façon à toujours ménager un rôle important au « tiers secteur ». Enfin, le succès de ce dernier n’est pas seulement imputable à une culture politique et à sa fonction de ciment de la cohésion sociale, mais aussi au fait qu’il répond, avec plus d’efficacité, de rapidité et de souplesse qu’un dispositif étatique, aux besoins ignorés par le marché : développant ses propres méthodes, cultivant la diversité des approches, favorisant la dissémination des idées nouvelles, le nonprofit sector est aussi un terreau d’innovation sociale entre la sphère étatique et la sphère marchande.

8D’une légitimité aujourd’hui incontestée, le « tiers secteur » a acquis, de longue date, ses lettres de noblesse, en produisant quelques-uns des plus beaux fleurons des États-Unis – les plus grands musées, les universités les plus prestigieuses, les hôpitaux les plus performants. Ce mécanisme spectaculaire de philanthropie, qui irrigue le pays entier, produit la moitié des soins hospitaliers (45 % des soins externes), joue un rôle dominant dans la culture – la plupart des musées, des théâtres, salles de concert et opéras sont à but non lucratif – et dans l’éducation – notamment dans l’enseignement supérieur, où les universités « privées » accueillent un tiers des étudiants et produisent plus de la moitié des diplômes supérieurs (masters et doctorat).

La mosaïque du « tiers secteur »

91 600 000 organisations à but non lucratif opèrent aujourd’hui aux États-Unis. Ce chiffre recouvre cependant une réalité composite : il englobe l’Armée du Salut et les partis politiques, la National Rifle Association (le lobby des armes à feu) et les universités, en passant par les musées, fondations, sociétés d’assistance et de secours mutuel, syndicats, chambres de commerce, clubs de sport et hôpitaux.

10À côté des quelque 400 000 organisations qui ne servent que leurs membres (member serving organizations), une catégorie qui regroupe partis politiques, associations professionnelles, lobbies, syndicats, etc., et qui ne bénéficie pas d’un statut d’exemption fiscale [6][6]Ces organisations jouissent en revanche d’une plus grande…, opèrent plus d’un million d’organisations qui ont une vocation d’utilité publique (public serving organizations). Cette vocation est sanctionnée par un régime fiscal favorable, qui ne comprend pas moins de vingt-sept catégories. La plus nombreuse – plus de 700 000 organisations y ressortissent – est connue sous l’appellation ésotérique de « 501(c)(3) », par référence à un article du Code des impôts. Le fisc américain établit une hiérarchie des institutions appelées à bénéficier de ce régime en distinguant différents niveaux d’utilité publique, selon le critère, notamment, de la multiplicité des sources de financement :

·        les organisations d’utilité publique (public charities) pratiquent la levée de fonds et administrent des causes philanthropiques : les grandes structures caritatives, bien entendu, mais aussi les hôpitaux, les organisations confessionnelles, les institutions culturelles, les stations de radio et de télévision publiques, les universités tombent ainsi dans cette sous-catégorie, qui forme la grande majorité des bénéficiaires de l’article 501(c)(3). Plus de la moitié des public charities sont du reste des organisations religieuses ;

·        les fondations, qui se subdivisent en plusieurs sous-catégories : les community foundations, à vocation locale, qui accueillent les dons de divers donateurs pour les allouer à la cause choisie par le donateur parmi un ensemble de programmes et d’actions ; les fondations dites « privées », définies par le fait que leur source de financement est unique ou étroite – un individu, une famille ou une entreprise – et qu’elles n’administrent pas directement l’action philanthropique, se contentant de financer des entités ou programmes extérieurs. Les fondations les plus célèbres sont des fondations privées – les fondations Carnegie, Ford, Kellogg, Rockefeller, Soros et maintenant Gates, le Lilly Endowment – créées soit par des particuliers soit par des entreprises. Elles jouissent d’un régime fiscal moins favorable que les public charities, sauf lorsqu’elles administrent elles-mêmes des programmes philanthropiques, devenant alors des operating foundations, dont le statut se rapproche de celui des charities.

11Toutes ces organisations sont tenues, pour bénéficier de la clause d’exemption fiscale, de se conformer à certaines règles : les dépenses doivent évidemment correspondre à la finalité caritative et elles doivent atteindre ou dépasser 5 % de la valeur de leur portefeuille de placements. Selon les cas, des ratios-plafonds s’imposent aux dépenses de fonctionnement. Quant aux ressources, elles peuvent procéder d’activités lucratives, mais celles-ci doivent avoir un lien avec l’activité de l’organisation.

12Les écarts par rapport à ces règles sont sanctionnés par un retrait du statut d’exemption fiscale ou, dans le cas d’une public charity, un reclassement dans un régime moins favorable. La vigilance du fisc quant au respect de ces prescriptions, les règles de transparence en vigueur, ainsi que la responsabilité personnelle des membres des conseils d’administration en cas d’abus ou de fraude suffisent à assurer la stabilité du dispositif. De fait les scandales, que la presse est prompte à exploiter, sont, par rapport au nombre d’organisations jouissant de ce privilège, rares.

13Le statut d’exemption est exceptionnellement favorable. Non seulement les organisations qui en bénéficient échappent à l’impôt indirect pour leurs opérations, mais les dons et legs qui leur sont faits ouvrent droit à des avantages fiscaux fortement incitatifs : les particuliers peuvent ainsi déduire les dons monétaires aux public charities à hauteur de 50 % de leur revenu imposable et les dons aux fondations privées à hauteur de 30 %. Les entreprises sont autorisées à déduire jusqu’à 10 % de leur résultat avant impôt. Quant aux donations en nature (œuvres d’art notamment), elles sont admises en déduction du revenu, avec des plafonds plus réduits, certes, mais à leur valeur de marché et en exonération de l’impôt sur les plus-values. Les legs, enfin, échappent, lorsqu’ils bénéficient à une organisation charitable, à la lourde imposition des successions, supérieure à 50 %. Ces dispositions ne concernent certes que la fiscalité fédérale, mais la quasitotalité des États fédérés a mis en place, au profit des organisations à but non lucratif, des régimes spécifiques, qui tendent du reste à s’aligner sur les exemptions fédérales.

14Conjugué avec la tradition philanthropique américaine, ce régime fiscal a produit une véritable intégration du don dans la gestion des patrimoines ainsi qu’un développement d’instruments financiers plus sophistiqués que le don monétaire ou en nature : donations différées d’actifs avec un élément de rente viagère, polices d’assurance-vie bénéficiant à des charities, donation des seuls revenus d’actifs qui restent, eux, acquis aux donateurs, dotations en capital (endowment funds), donations révocables en cas de besoins financiers du donateur – occurrences qui se réalisent rarement –, sans compter les innombrables manifestations artistiques et galas de levée de fonds [7][7]Seul le montant net de la donation – après déduction de la…. Moyennant quoi les Américains commenceraient, selon certaines estimations, à pénétrer dans le monde de la philanthropie à partir d’un niveau de fortune de 20 millions de dollars, alors que dans d’autres pays ce seuil serait de l’ordre de 100 millions de dollars.

15Ce régime a engendré un secteur d’activité spécifique que définit la profession si singulièrement américaine de fund raiser – littéralement « collecteur de fonds » – et qui revêt les aspects les plus variés : les grandes institutions, les musées, les universités, les salles de spectacle, entretiennent des départements spécialisés et hautement professionnels (development office) de plusieurs dizaines de personnes, chargés des relations avec les donateurs ; des filières de formation préparent les étudiants aux techniques de la levée de fonds, une vie sociale élitiste prospère autour de causes charitables ; le monde philanthropique a sa propre presse, sur papier et sur Internet. Des sites de donation en ligne [8][8]Les sites echarity.com, helping.org, par exemple, permettent de… ont également vu le jour, ils restent marginaux en termes relatifs, dans le circuit de la philanthropie, mais ils ont tout de même permis de collecter 192 millions de dollars en 1999.

16Quant aux motivations, même si l’incitation fiscale joue un rôle décisif, elles sont diverses. Il suffit de prêter attention aux noms donnés, dans les universités, dans les institutions culturelles, dans les hôpitaux, aux bâtiments, aux ailes, aux salles pour réaliser que les bénéficiaires ont aussi à cœur d’honorer leurs bienfaiteurs. Et c’est donc, au-delà de la philanthropie proprement dite, de l’altruisme au profit de la community, un ensemble de mobiles qui concourt à alimenter ce secteur : visibilité sociale, accès à une élite de pairs, mais aussi, souvent, à l’image des grands philanthropes américains du passé, une volonté de changer le monde et un symbole de puissance.

17Les pratiques de mécénat et de philanthropie qui ont prospéré dans cet environnement favorable ont, en 2000, apporté au secteur à but non lucratif 203,5 milliards de dollars, soit 2 % du PIB. Cet agrégat affiche des taux de croissance vigoureux, reflet de la dynamique haussière des marchés financiers, ces dernières années : + 10,7 % entre 1997 et 1998, et + 9,0 % entre 1998 et 1999, le moindre taux de croissance en 2000 (6,6 %) reflétant l’interruption de cette dynamique vers la fin de l’année 2000.

18Les dons ne sont pas, cependant, la principale ressource du secteur à but non lucratif, financé à plus de 50 % par des revenus propres (facturation de prestations, vente de billets, droits de scolarité dans les universités, contrats de recherche, subventions publiques à des programmes…), mais ils constituent le socle qui permet à ce secteur de représenter près de 8,5 % du PIB. Il est frappant de constater qu’ils émanent, pour 82,5 % de leur montant total, d’individus, provenant soit de donations, soit de legs. Le reste est apporté par des fondations privées (12 %) et des entreprises, soit directement (4 %) soit via les fondations d’entreprises (1,5 %).

19Avec 42 % de cette manne, les quelque 340 000 organisations confessionnelles se taillent la part du lion : les paroisses sont en effet le réceptacle historique de la philanthropie américaine, et notamment des dons des particuliers. L’éducation arrive à la seconde place, avec 28,2 milliards de dollars, mais c’est le secteur qui a connu la plus forte croissance au cours des dix dernières années (+9 % par an). L’enseignement supérieur représente les trois quarts de cet agrégat, témoignant de la puissance des universités, qui, selon un schéma classique aux États-Unis, lancent d’efficaces campagnes de levées de fonds auprès de leurs anciens étudiants. Le secteur de la santé affiche près de 19 milliards de dollars, en progression de 34 % en trois ans, les services aux personnes (assistance, aide aux jeunes en difficulté, prévention de la criminalité…) 18 milliards de dollars. Les arts et la culture n’arrivent qu’assez loin derrière, avec 11,5 milliards de dollars, auxquels il faut probablement ajouter les dépenses engagées par des entreprises au titre du sponsoring des manifestations artistiques – mais le total de cette forme d’action n’est guère supérieur à un milliard de dollars [9][9]Le montant total des dépenses de parrainage des entreprises…. Enfin, les fonds alloués à la protection de l’environnement totalisent plus de 6 milliards de dollars, tandis que l’action internationale arrive en dernière place dans l’échelle de priorités des donateurs américains, avec seulement 2,7 milliards de dollars [10][10]Ce chiffre ne prend cependant pas en compte les donations….


20Aujourd’hui supérieure à 2 % grâce aux années de prospérité et d’euphorie financière, la part des donations dans le PIB n’est jamais descendue, au cours des trente dernières années, en dessous de 1,7 % [11][11]Oscillant entre 1,6 et 2,0 % depuis trente ans, la part des…. Cette remarquable stabilité recouvre cependant une diversification des donations : le nombre d’organisations bénéficiant de l’article 501(c)(3) du Code des impôts a augmenté de près de 5 % par an – 30 000 à 35 000 au cours des années les plus récentes – pendant la dernière décennie. Le total de leurs actifs atteignait en 1996 le chiffre colossal de 1 500 milliards de dollars [12][12]Cf. Melissa Whitten, Private Foundations and Charitable Trusts,…. Quant aux fondations proprement dites, leur nombre a plus que doublé entre 1980 et 1998, dépassant désormais 50 000. Ce chiffre augmente de 3 000 par an et un tiers des fondations aujourd’hui les plus actives a été créé au cours des années 90.

21Quelles qu’en soient les modalités, ce phénomène illustre l’effet multiplicateur du régime fiscal : lorsqu’un contribuable imposé dans la tranche la plus élevée (39,6 %, appelée cependant à baisser à 35 % dans le cadre du plan de baisse des impôts promulgué en juin par le président Bush) de l’impôt sur le revenu fait un don de 1000 dollars, l’État fédéral renonce à 396 dollars. En d’autres termes, l’État abandonne une recette fiscale de ce montant en contrepartie d’une action valorisée à 1 000 dollars, consacrée en totalité à une cause choisie par le donateur, certes, mais d’intérêt public, une action qui bien souvent dispense l’État de la produire lui-même. Toutes actions confondues, la perte pour le fisc fédéral est de 25,8 milliards de dollars [13][13]Ce chiffre est une estimation pour 2000., révélant un effet multiplicateur de grande ampleur, dont il est cependant difficile de produire une évaluation [14][14]Il faudrait en effet, en toute rigueur, rapporter à la perte de…. Quoi qu’il en soit, cette machine efficace et huilée a permis l’essor d’un ensemble, puissant et omniprésent même s’il n’est pas exempt de critiques [15][15]Certains auteurs ont, dans le sillage du scandale de l’United…, d’institutions prestigieuses qui font l’orgueil de l’Amérique.

Les universités privées

22Au premier rang de ces institutions figurent les universités privées. Avec plus de 20 milliards de dollars reçus en 1999, l’enseignement supérieur privé figure les grands bénéficiaires de l’économie du don. Cet apport est, pour nombre d’établissements, la source principale de financement, qui leur permet de développer des programmes de recherche, d’attirer les meilleurs enseignants et de rivaliser sans répercuter intégralement leurs coûts sur les droits de scolarité, déjà très élevés, payés par les étudiants [16][16]Les droits de scolarité sont de l’ordre de 32 000 dollars par…. Même les universités publiques trouvent dans l’économie du don des revenus d’appoint croissants.

23La première ressource est celle, provenant de donations passées, que produit l’endowment, une dotation en capital dont seuls les revenus annuels peuvent être dépensés. Lorsqu’il a pris, en juin 2001, la présidence de l’université Harvard, Larry Summers, le brillant secrétaire au Trésor des deux dernières années de l’administration Clinton, s’est trouvé aux commandes de l’université la mieux dotée des États-Unis : plus de 19 milliards de dollars. Mesure de la puissance financière d’une université, l’endowment est aussi un mécanisme de sécurité garant de la pérennité des opérations de l’institution. Accumulé au fil des décennies, grâce, pour l’essentiel, à des dons et legs d’anciens étudiants – les alumni –, ce capital est formé pour une part importante d’actifs mobiliers, mais peut également comprendre des propriétés immobilières et foncières. Les donations peuvent, selon la volonté du donateur, être affectées à un but précis ou laissées à la discrétion des autorités de l’université.

24Du fait de la vive compétition entre les universités, l’accroissement de l’endowment est une des missions premières du président de l’institution, dont le succès sera en partie mesuré à l’aune de sa performance à cet égard. Il s’appuie sur une équipe de collaborateurs experts de la levée de fonds et sur la méthode éprouvée des campagnes de longue durée – généralement cinq ans – auxquelles tous les alumni sont pressés, parfois avec insistance, de contribuer. Des annonces triomphantes marquent à intervalles réguliers la clôture de ces campagnes : en décembre 1998, l’université Vanderbilt (Tennessee) a ainsi reçu 340 millions de dollars de la propriétaire d’une chaîne de grossistes, le don monétaire le plus élevé jamais fait à une université [17][17]En 1994, New York University (NYU) a cependant reçu une…. En 1999, l’université Harvard affichait un résultat de 2,6 milliards de dollars pour une campagne de cinq années et demie. L’université de Princeton a pour sa part annoncé, en juin 2000, avoir terminé une campagne de cinq années avec 1,14 milliard de dollars. Quatre alumni sur cinq avaient contribué à cette opération, qui permettra notamment à l’université d’augmenter de 10 %, sur une période de quatre ans, le nombre des étudiants undergraduate[18][18]La mention « undergraduate » correspondant aux quatre premières…. Quant à l’université Columbia de New York, elle a clos en décembre 2000 une campagne qui couvrait toute la décennie et qui aura produit 2,75 milliards de dollars. Malgré le grand nombre de contributions (300 000, dont certaines émanant de donateurs récurrents), c’est un « noyau dur » de quelque 400 mécènes qui, avec des dons d’un montant égal ou supérieur au million de dollars, a permis d’assurer les deux tiers, soit 1,6 milliard de dollars, du produit de la campagne. Columbia a ainsi bénéficié d’une donation de 50 millions de dollars de la fondation Bill et Melinda Gates, mais le plus gros chèque, de 85 millions de dollars, était celui d’un philanthrope moins connu, John Kluge, qui a choisi d’affecter 60 millions à un fonds de bourses bénéficiant aux étudiants issus de minorités raciales et 25 millions au relèvement des salaires des jeunes enseignants.

25Ces efforts, passés et présents, ont permis aux universités privées de constituer des endowments aux montants vertigineux, du moins pour les plus aisées d’entre elles [19][19]Nombre d’universités privées ont des endowments modestes. Alors….

26L’endowment est géré sur un mode comparable à ceux des fonds d’investissement, selon des règles strictes de prudence. Chaque donation se voit attribuer un nombre de parts correspondant à son montant au moment où elle abonde la masse du fonds. Celle-ci est investie en instruments financiers (actions, obligations…) par le département financier de l’université, dont le mandat est de concilier un rendement optimal avec un risque raisonnable, l’objectif ultime étant de maintenir le pouvoir d’achat futur de l’endowment. Disposant de professionnels avisés, les universités privées parviennent à dégager, pour leurs fonds, des taux de rendement significatifs, supérieurs à ceux du marché. C’est ainsi que l’université de Princeton affiche, pour la période 1976-2000, un taux de rendement moyen de 15,8 % par an [20][20]Revenus distribués et appréciation du capital. en dollars courants. En dollars constants, ces rendements sont cependant inférieurs, et rares sont les institutions qui parviennent à s’approcher de ce niveau de performance. Le revenu effectivement distribué et inscrit au budget annuel de l’université fait l’objet d’une correction destinée à le rendre relativement peu sensible, d’une année sur l’autre, aux cycles de la conjoncture, qui affectent fortement la valeur des portefeuilles, aboutissant en pratique à un produit annuel de l’ordre de 4 à 5 % du montant de l’endowment.


27Une fois arrêtée, l’enveloppe totale du revenu du fonds, celle-ci est subdivisée en autant de comptes que les donateurs passés ont assigné d’affectations spécifiques et chacun de ces comptes est abondé chaque année – à perpétuité – d’un montant déterminé par la donation initiale [21][21]Ce montant correspond au nombre de parts multiplié par le…. Harvard gère ainsi quelque 8 800 comptes. L’université Stanford, qui occupe le troisième rang parmi les universités privées, en gère pour sa part 5 600. Les revenus de l’endowment de Stanford (8,6 milliards de dollars) sont pour l’essentiel affectés à des fins précises, programmes d’enseignement et de recherche (53 %) et bourses pour les étudiants undergraduate (22 %) [22][22]À Stanford, plus de deux étudiants undergraduate sur trois…, 25 % seulement étant à la discrétion de l’université.

28La seconde ressource de nature philanthropique provient des campagnes annuelles de levée de fonds, aux objectifs plus modestes, et dont les produits sont destinés à rester d’emploi libre par les autorités universitaires. Ces campagnes sont elles aussi menées dans le réseau des anciens étudiants, par les development offices des universités, qui mobilisent dans l’entreprise un grand nombre d’alumni bénévoles. C’est ainsi que Princeton, particulièrement efficace, a collecté 35 millions de dollars pendant la campagne annuelle 1999-2000, mobilisant plus de 60 % des anciens élèves. S’y ajoutent quelque 30 millions de dollars de donations affectées à des projets précis tels que des bâtiments nouveaux, rénovations, chaires et programmes sportifs… Moyennant quoi près de la moitié du budget de fonctionnement provient, dans une université telle que Princeton, de dons, passés ou présents.

29Les universités sont, à côté des grands laboratoires, publics et privés, le fer de lance de la recherche aux États-Unis. Parmi les universités privées, certaines, comme l’université Johns Hopkins ou l’université de Chicago, sont connues avant tout pour la recherche et n’admettent qu’un nombre relativement faible d’étudiants undergraduate. Ce sont ces plates-formes de recherche qui attirent l’attention des responsables des politiques de recherche fédérales. C’est ainsi qu’une université privée comme Johns Hopkins bénéficiait en 1999 d’un budget de recherche de 875 millions de dollars – dont 770 versés par le gouvernement fédéral –, notablement supérieur à ceux d’autres universités, y compris publiques. Dans les vingt premiers budgets de recherche, les sept universités privées ne pèsent que 37 %, mais recueillent près de 45 % des subsides fédéraux accordés à ce groupe.

30C’est par les crédits de recherche que, pour l’essentiel, le gouvernement fédéral participe au financement des universités privées. Les départements de la Défense et de l’Énergie, ainsi que les National Institutes of Health (NIH) ou la National Science Foundation sont ainsi les principaux pourvoyeurs de contrats. Mais il s’agit là d’une rémunération de prestations de services. Les subventions sans contreparties prennent la forme de programmes fédéraux d’aide aux étudiants. Enfin, les universités reçoivent fréquemment des subsides de l’État fédéré. Au total, ces contrats et subventions représentaient en 1996-1997 quelque 16 % des budgets de fonctionnement de l’ensemble des universités privées.

Leçons à tirer

31Peut-on en tirer des enseignements pour la France et pour l’Europe ? Tout ce qui vient d’outre-Atlantique est souvent accueilli, chez nous, avec scepticisme et suspicion. Mais, alors que d’autres facettes, moins glorieuses, du modèle américain gagnent imperceptiblement nos modes de vie, il serait paradoxal d’en balayer un des aspects les plus intéressants sans se donner la peine de l’examiner de plus près [23][23]Cette comparaison portera sur la problématique d’ensemble du….

 

Dépenses de recherche et développement dans les universités (année fiscale 1999)

Source : site Internet de la National Science Foundation.

32L’équivalent français de la nébuleuse du « tiers secteur » américain est, pour l’essentiel, le monde associatif, qui se définit lui aussi par la non-lucrativité de ses activités. La France n’est pas moins irriguée, bien au contraire, que les États-Unis par ce système, puisqu’il existe près d’un million d’associations, soit proportionnellement plus qu’outre-Atlantique, puisqu’il s’en crée de 60 à 70 000 par an et que près de la moitié des Français de plus de quatorze ans sont membres d’au moins une association. Mais ce champ d’élection de la société civile a été depuis les origines un objet de soupçon de la part du pouvoir étatique, enclin à voir dans les « groupements » un rival de moindre légitimité : les associations représentent, par construction, des intérêts particuliers, alors que l’État incarne, lui, l’intérêt général. Cette méfiance est reflétée dans le régime juridique mineur qui est celui des associations de droit commun. Il est vrai qu’une certaine évolution des esprits, mais aussi le besoin de l’État et des collectivités publiques de s’affranchir des règles contraignantes de la comptabilité et du droit publics ont favorisé l’apparition de la procédure de reconnaissance d’utilité publique, qui confère aux associations une capacité juridique élargie. Il a fallu attendre la loi du 23 juillet 1987, cependant, pour que soit énoncé le statut juridique de la fondation.

33Une fois admis le principe de l’utilité publique de l’action de certaines organisations à but non lucratif, la loi et la pratique de l’administration entourent sa mise en œuvre d’infinies précautions, à commencer par la lourdeur de la procédure. Sans doute le contrôle sur les buts, les ressources et l’ancienneté de l’association, de même que la prescription de statuts types, peuvent-ils constituer la contrepartie légitime de la confiance et des privilèges dont est assorti le label d’« association reconnue d’utilité publique ». Mais l’administration – et plus précisément le ministère de l’Intérieur – accorde discrétionnairement ce statut. Sa décision, prise le cas échéant par décret en Conseil d’État, est souveraine et non susceptible de recours contentieux. Un formalisme lourd, conjugué, en l’absence de critères fixés par la loi, à l’arbitraire de la décision d’octroi de la reconnaissance, aboutit à cantonner dans une marginalité précautionneuse les élus à ce statut : moins de 2 000 associations sont reconnues d’utilité publique [24][24]1 960 au 15 juillet 2000 : cf. « Les associations reconnues….

34Quant au régime de la fondation, tel qu’il est organisé par la loi du 23 juillet 1987, il constitue indéniablement un progrès, en conférant un cadre légal à ce qui définit cette forme juridique : le projet d’affectation irrévocable, par un groupe de personnes, physiques ou morales, de ressources à la réalisation d’une œuvre d’intérêt général et à but non lucratif. Au sommet de l’édifice, la fondation reconnue d’utilité publique est créée elle aussi par un décret en Conseil d’État, selon une procédure administrée par le ministère de l’Intérieur dans les mêmes conditions que pour les associations. Le critère habituellement retenu est celui du montant de la dotation, qui doit être d’au moins cinq millions de francs, et le conseil d’administration de l’institution doit comporter des représentants de l’État. Les fondations d’entreprises, qui forment une seconde catégorie, doivent disposer d’une dotation d’au moins un million de francs. Enfin, les fondations dites « abritées » sont des causes accueillies au sein d’autres fondations de droit public, telles que la Fondation de France, et gérées par elles.

35Moyennant quoi le nombre de fondations n’est aujourd’hui, en France, que de 450. Mais le régime juridique ne limite pas seulement le nombre de ces institutions, il encadre étroitement leurs ressources. Si les fondations reconnues d’utilité publique jouissent d’une plus grande liberté pour accepter des dons que les simples associations d’utilité publique, leur capacité à recevoir des libéralités est soumise à autorisation administrative : arrêté préfectoral si le montant du don est inférieur à cinq millions de francs, décret en Conseil d’État ou arrêté du ministre de l’Intérieur s’il est supérieur à ce seuil. Il en va de même pour les associations reconnues d’utilité publique, qui ne peuvent recevoir de libéralités que moyennant un arrêté préfectoral. La loi du 23 juillet 1987 accorde le bénéfice de ce régime aux associations simplement déclarées « qui ont pour but exclusif l’assistance, la bienfaisance, la recherche scientifique ou médicale ». Les associations culturelles, les unions d’associations familiales et les associations de financement de la vie politique sont également habilitées à recevoir dons et legs. Les associations déclarées qui ne remplissent pas ces conditions se voient interdire l’acceptation de dons en nature et legs, mais elles peuvent recevoir des dons dits « manuels », c’est-à-dire des chèques et des espèces, qui bénéficient, si elles poursuivent un but « d’intérêt général », d’encouragements fiscaux. Dans tous les cas de figure, les fondations comme les associations ne peuvent posséder que les immeubles strictement nécessaires à l’accomplissement de leur but statutaire.

36Cependant, le handicap le plus sérieux – et la digue la plus efficace contre le développement du monde associatif – est le plafond de déductibilité soit de l’assiette de l’impôt soit de l’impôt lui-même : une réduction d’impôt à hauteur de 60 % des dons faits à des organismes d’aide aux personnes en difficulté, dans la limite d’un plafond de 2 100 F ; une réduction d’impôt égale à 50 % des dons aux œuvres et organismes d’intérêt général ainsi qu’au financement des partis politiques, dans la limite de 6 % du revenu imposable. Réservé jusqu’en 1999 aux seules associations reconnues d’utilité publique, le taux de 6 % constitue une amélioration nette par rapport aux années précédentes, où les plafonds étaient de 1,75 % seulement du revenu imposable pour tous les dons faits à des œuvres et organismes d’intérêt général. Mais le nouveau barème, s’il favorise les donations de niveaux faible et moyen, n’est en revanche guère incitatif pour les grosses donations de la part d’individus fortunés.

37Quant aux entreprises, elles peuvent déduire du résultat imposable, dans la limite de 2,25 pour mille de leur chiffre d’affaires, leurs dons à des œuvres d’intérêt général, y compris, du reste, les fondations d’entreprises. Le plafond de déductibilité est relevé à 3,25 pour mille du chiffre d’affaires si l’œuvre bénéficiaire, fondation ou association, est reconnue d’utilité publique.

38Ces aménagements récents sont de nature à accroître le potentiel d’autofinancement des associations, leur donnant les moyens de s’affranchir davantage des subsides publics. Le chiffre le plus communément cité pour le financement public des associations est de 166 milliards de F [25][25]Édith Archambault, « Le secteur associatif en France et dans le…, ce qui représente près de 60 % de leurs ressources, alors que les dons d’origine privée ne sont que de 22 milliards (7,5 %), le reste provenant pour l’essentiel de recettes perçues en contrepartie de services. Ces chiffres reflètent la forte imbrication du monde associatif dans la sphère administrative. Les dangers en sont soulignés, avec précaution, par le rapport public 2000 du Conseil d’État : « Si le recours à des associations pour assurer la gestion et l’exécution du service public est, dans son principe, parfaitement légitime et souvent souhaitable, il doit en revanche susciter plus de réserves lorsque la collectivité délégante fait partie de l’association délégataire et exerce en réalité sur elle un total contrôle. La délégation n’est alors qu’une fiction et la prétendue association délégataire n’est en réalité qu’une régie irrégulière ». Pierre-Patrick Kaltenbach, magistrat de la Cour des comptes et président des Associations familiales protestantes, est plus brutal : « L’association agréée, subventionnée, notabilisée par sa cooptation dans les innombrables organes consultatifs dont s’entoure l’administration perd son identité et son autonomie. La démocratie associative et le bénévolat s’y trouvent subordonnés à la logique technocratique et à la contrainte budgétaire. Ce n’est plus un lieu d’initiative, mais un instrument de clientélisme. Que dire des associations créées par l’administration ou les collectivités ? À quoi servent-elles, sinon à privatiser la gestion des fonds publics ou faire du blanchiment de gestion de fait [26][26]Pierre-Patrick Kaltenbach, Associations lucratives sans but,… ? » L’arbitraire, le népotisme et le favoritisme, voire des détournements de fonds, sont les corollaires de cette situation, qui remplissent les pages des rapports de la Cour des comptes et font les délices du Canard enchaîné.

Intérêts public, privé et général

39Ce parallèle entre les « tiers secteurs » des deux démocraties enracinées dans le même terreau philosophique, la France et les États-Unis, même si elles ont suivi ensuite des chemins politiques fort différents, pose la question de l’articulation entre l’intérêt public, l’intérêt privé et l’intérêt général.

40D’un côté un modèle politique qui admet que l’intérêt général est le mieux servi par le foisonnement, dans le cadre défini par la loi, des intérêts particuliers, privés, collectifs, qui s’échelonnent sans solution de continuité entre des intérêts strictement individuels et les intérêts publics les plus larges. À la puissance publique de fixer les règles du jeu et d’en assurer le respect. Sans doute ce modèle, appuyé sur les fameuses « associations » décrites dans De la démocratie en Amérique, a-t-il été corrigé par de nombreux tempéraments. Mais il reste imprégné de ce bagage, que l’on discerne aisément, du reste, dans le statut du « tiers secteur ». La loi définit en effet les niveaux d’expression d’un intérêt public, auquel elle reconnaît, par un régime fiscal plus ou moins favorable, un degré donné de légitimité dans la pyramide de ces intérêts publics.

41Sans être aux antipodes de ce modèle, le nôtre est marqué par la circonspection, voire la méfiance envers les intérêts collectifs – les « groupements » – d’un État qui tire du monopole de la représentation et du suffrage universel le fondement non seulement de sa légitimité, mais aussi de son statut de souveraineté. Dépositaire, par tradition républicaine, de l’intérêt général, il admet à contrecœur que d’autres entités que lui puissent participer par subrogation, mais en excipant d’une légitimité propre, à la poursuite et à la réalisation de l’intérêt général. Et toujours au prix d’une surveillance soupçonneuse des organisations indépendantes, d’un choix discrétionnaire des « bonnes » organisations, lorsque celles-ci ne sont pas tout simplement des démembrements de l’administration.

42Certes, pousser à l’extrême la logique à l’œuvre aux États-Unis aboutirait à conférer aux citoyens les plus aisés un pouvoir accru d’orientation et d’influence dans l’affectation de leur impôt, et à rétablir de la sorte une forme de suffrage censitaire. Mais n’admettre qu’en filigrane le tiers secteur à participer à la production du bien et du service publics revient à cantonner ce secteur dans une certaine marginalité ou, au mieux, à en faire, par le jeu des subventions, une dépendance de l’administration. Et surtout, ce choix aboutit à négliger la veine de la mobilisation financière et sociale, pour des causes d’utilité publique, de la société civile. Et ce à une époque où la résistance à la pression fiscale ne laisse guère entrevoir de perspectives de dégager de nouvelles ressources. Entre ces deux extrêmes, la position du curseur peut être déterminée par un arbitrage politique entre le degré de liberté laissé aux individus pour choisir quels intérêts publics ils veulent soutenir et le degré de rétention de leurs prérogatives par l’État et les collectivités publiques. Cet arbitrage incombe naturellement à la communauté politique nationale, qui seule dispose de la légitimité pour établir et valider la hiérarchie des intérêts publics. « Il est possible, suggère l’essayiste Jean-Marie Guéhenno, d’imaginer que la communauté politique, sans contrôler directement, par le biais des subventions qu’elle accorde, la totalité des intérêts publics, détermine par grandes catégories ceux qu’elle juge prioritaires, laissant aux individus la possibilité de choisir, à l’intérieur de ces catégories, les institutions auxquelles ils souhaitent accorder un soutien. Ainsi pourraient être conciliés le souci de laisser à une communauté politique la responsabilité de définir la hiérarchie des intérêts publics, avec un contrôle décentralisé, confié aux individus et aux communautés de choix qu’ils forment, des institutions qui les gèrent [27][27]Jean-Marie Guéhenno, L’Avertir de la liberté, la démocratie…. »

43Après que, dans un domaine contigu, la France a fait son aggiomamento sur la privatisation des entreprises, l’anachronisme du maintien sous tutelle du monde associatif n’en est que plus flagrant. Sans doute le mouvement n’est-il pas, comme dans le cas des entreprises, précipité par la construction européenne ou la mondialisation. Sans doute aussi les finalités ne sont-elles pas les mêmes. Mais le postulat d’immaturité implicite dans le régime actuel des associations est contredit chaque jour par la qualité, l’efficacité et le sérieux de celles qui se dévouent à des causes d’utilité publique. Le site Internet du « Conseil national de la vie associative » (CNVA) proposait, dans la perspective de la célébration du centenaire de la loi du 1er juillet 1901, de « rechercher une relation plus adulte entre l’État et les associations ».

44Cette litote peut recouvrir un large éventail de démarches, depuis l’aménagement jusqu’à la réforme de fond. Celle-ci n’a de sens, cependant, que si elle rend toute sa place au principe fondateur et à l’esprit originel du régime des associations. Et ce principe de liberté n’a de portée que si les associations ont les moyens d’assurer leur autonomie financière, non pas par des subsides discrétionnaires de l’État et des collectivités locales, mais par des ressources propres. Un siècle après la consécration par la loi de la liberté d’association, le moment est venu d’aller plus loin et de définir la place des associations dans la vie de la cité, en reconnaissant la légitimité et la réalité de leur contribution à la production du bien public. Et en remettant en cause le lien de dépendance qui, trop souvent, les rattache au pouvoir politique, central ou local.

45Nul n’est besoin, pour cela, d’amender la Constitution. Il suffit, par voie législative, de faire sauter quelques verrous et de transférer des mains de l’administration dans celles du juge les indispensables garde-fous : il faudrait que la définition de l’utilité publique ressortisse à la loi et que le bénéfice des privilèges fiscaux assortis soit de droit - au lieu d’être abandonné à la discrétion de l’administration et aux aléas d’une doctrine incertaine. Il faudrait aussi que l’administration fiscale s’assure, sous le contrôle du juge, du respect des règles et conditions fixées par la loi, contrepartie des privilèges accordé.

46Le mode de fonctionnement des fondations et des associations, qu’elles soient ou non d’utilité publique, devrait être soumis par la loi à des règles de transparence, de rigueur comptable et de responsabilité, tant civile que pénale, de leurs dirigeants analogues à celles qui régissent les entreprises privées ;

47Les associations qui, par leur objet, ne peuvent prétendre au statut d’utilité publique seraient soumises de leur côté à un régime fiscal moins favorable, mais ne resteraient pas pour autant confinées dans le statut mineur de l’actuelle « petite capacité juridique ». Une des raisons de cette disposition de la loi de 1901 était la crainte de l’accumulation de « biens de mainmorte », soustraits de la sorte aux flux économiques et donc stérilisés. Cette crainte paraît aujourd’hui dépassée, alors que les actifs détenus par les associations autorisées sont pour l’essentiel des actifs mobiliers et que même les biens immobiliers peuvent faire l’objet d’une exploitation génératrice de ressources.

48En revanche le recours, par l’administration, à une association pour la faire participer à une mission de service public devrait être strictement défini et encadré par la loi ;

49Enfin, le plafond actuel de la déductibilité fiscale des dons – 6 % des revenus imposables – qui n’encourage guère les donations importantes, serait relevé à un taux beaucoup plus incitatif pour les contribuables les plus fortunés [28][28]Intervenant le 1er juillet à l’occasion de la célébration du….

50Une telle démarche n’aurait rien d’anodin. Elle affecterait profondément, à terme, notre modèle politique et social ; en déplaçant les frontières entre sphère publique et sphère privée ; en amenant l’État et les collectivités publiques à se retirer, en partie du moins, de terrains d’action où les uns et les autres avaient tendance à proliférer, par le truchement des subventions [29][29]Un retrait qui est avant tout une redéfinition des rôles, bien… ; en mobilisant une société civile prête à s’engager, mais volontiers considérée comme mineure ; en reconnaissant à d’autres entités que des administrations ou des organismes para-administratifs la capacité à produire du service public et la légitimité pour le faire ; en dégageant, auprès de la société civile, des ressources nouvelles à cette fin, qui bénéficieraient du reste, au premier chef, aux communautés locales ; et en initiant les Français à une pratique de l’engagement philanthropique qui les éloigne de la culture de l’assistance et du « tout-État ». Mais c’est là une des formes de la modernité et c’est un corollaire, également, de la démocratie que d’admettre le citoyen à une participation de plein exercice à la poursuite d’intérêts publics.

Notes

[1] Avec un patrimoine de 21 milliards de dollars, la fondation Gates est aujourd’hui la plus riche du monde.

[2] Contre 4,2 % en France et 3,7 % en Allemagne.

[3] Lester M. Salomon, America’s Nonprofit Sector : a Primer, New York, The Foundation Center, 2000.

[4] Edith Archambault, « Le secteur sans but lucratif : associations et fondations en France et à l’étranger », Administration, n° 176, juillet-septembre 1997.

[5] « C’est un déshonneur que de mourir fortuné » déclarait volontiers Andrew Carnegie, self-made-man devenu le magnat de l’acier à la fin du xixe siècle. À la fin de sa vie, il fit don de la quasi-totalité de sa fortune à des œuvres philanthropiques. Il est notamment à l’origine de la création de quelque 2 300 bibliothèques publiques.

[6] Ces organisations jouissent en revanche d’une plus grande latitude dans leur action (défense d’intérêts collectifs, lobbying…).

[7] Seul le montant net de la donation – après déduction de la contre-valeur des biens ou services offerts à l’occasion d’un gala par exemple – est fiscalement déductible.

[8] Les sites echarity.com, helping.org, par exemple, permettent de choisir la cause à soutenir, mais aussi de télécharger le formulaire de déclaration destiné au fisc. Il existe même des moteurs de recherche, tels que guidestar.org, spécialisés dans la recherche de sites d’organisations charitables.

[9] Le montant total des dépenses de parrainage des entreprises était évalué en 1997 à 5 milliards de dollars, dont les deux tiers étaient voués au sport.

[10] Ce chiffre ne prend cependant pas en compte les donations charitables de citoyens américains à des institutions étrangères, qui n’ont pas, au regard de la législation américaine, le statut permettant de justifier une déduction fiscale.

[11] Oscillant entre 1,6 et 2,0 % depuis trente ans, la part des dons dans le revenu des ménages était de 1,8 % en 1999.

[12] Cf. Melissa Whitten, Private Foundations and Charitable Trusts, 1996.

[13] Ce chiffre est une estimation pour 2000.

[14] Il faudrait en effet, en toute rigueur, rapporter à la perte de recettes fiscales non pas le total des donations défiscalisées, mais les seules donations générées par le dispositif incitatif. Or cette grandeur n’est guère mesurable.

[15] Certains auteurs ont, dans le sillage du scandale de l’United Way of America en 1992, dénoncé les dérives du secteur à but non lucratif. Voir, notamment, Julien Damon, « Les critiques faites aux associations », Informations sociales, n° 90/91. Larry Ellison, le P-DG de l’entreprise Oracle, dont la fortune personnelle est la seconde au monde après celle de Bill Gates, est pour sa part réservé sur cette forme d’action : « on mesure la philanthropie par l’argent gaspillé. On mesure le montant du don, pas les résultats ».

[16] Les droits de scolarité sont de l’ordre de 32 000 dollars par an en 2000, en pension complète, dans les meilleures universités.

[17] En 1994, New York University (NYU) a cependant reçu une donation en nature (biens immobiliers et fonciers, œuvres d’art) évaluée à 500 millions de dollars.

[18] La mention « undergraduate » correspondant aux quatre premières années d’enseignement supérieur.

[19] Nombre d’universités privées ont des endowments modestes. Alors que dans le cas de Princeton les produits du fonds comptent pour 35 % du budget de l’université, la moyenne nationale pour l’ensemble des établissements privés d’enseignement supérieur n’est que de l’ordre de 5,5 %.

[20] Revenus distribués et appréciation du capital.

[21] Ce montant correspond au nombre de parts multiplié par le montant du revenu assigné à chaque part (déterminé annuellement).

[22] À Stanford, plus de deux étudiants undergraduate sur trois bénéficient d’une bourse d’études.

[23] Cette comparaison portera sur la problématique d’ensemble du « tiers secteur » et non pas sur le cas particulier des universités et leur financement.

[24] 1 960 au 15 juillet 2000 : cf. « Les associations reconnues d’utilité publique », La Documentation française, octobre 2000.

[25] Édith Archambault, « Le secteur associatif en France et dans le monde », in Faire société, les associations au cœur du social, Alternatives sociales, 1999, cité dans le Rapport public 2000 du Conseil d’État, La Documentation française, p. 273. Voir également le document « Les assises nationales, les actes » établi par la Délégation interministérielle à l’innovation sociale et à l’économie sociale, ainsi que les auditions dans le cadre du rapport du « Groupe de travail sur l’efficacité de la dépense publique et du contrôle parlementaire », Assemblée nationale, 27 janvier 1999.

[26] Pierre-Patrick Kaltenbach, Associations lucratives sans but, Denoël, 1995.

[27] Jean-Marie Guéhenno, L’Avertir de la liberté, la démocratie dans la mondialisation, Flammarion, 1999.

[28] Intervenant le 1er juillet à l’occasion de la célébration du centenaire de la loi de 1901, le Premier ministre a annoncé un relèvement à 10 % de ce plafond.

[29] Un retrait qui est avant tout une redéfinition des rôles, bien davantage que le désengagement de la puissance publique que ses détracteurs pourront feindre d’y voir.