Philip Gordon, Bridging the Atlantic divide, from solidarity to recrimination

Note de lecture

Philip Gordon Bridging the Atlantic divide, from solidarity to recrimination, Foreign Affairs, janvier-février 2003

Auteur : directeur du Centre sur les Etats-Unis et la France à la Brookings Institution, Washington

Dans un article publié par la plus prestigieuse revue américaine de politique étrangère, Philip Gordon apporte sa contribution au débat déclenché par Robert Kagan avec un autre article qui avait fait beaucoup de bruit au second semestre 20021.

Après avoir été rassemblés dans la réaction aux attentats du 11 septembre, observe Gordon, Européens et Américains sont aujourd’hui enferrés dans des postures de récriminations réciproques : sur l’Irak et le Proche-Orient, sur l’attitude face au terrorisme, sur le multilatéralisme et l’unilatéralisme... Au point que certains observateurs en arrivent à la conclusion que le socle « culturel et structurel » de l’alliance atlantique est en train de se déliter. Tel est le cas notamment de Francis Fukuyama, l’auteur de « la fin de l’histoire ? », de Charles Krauthammer, un columnist du Washington Post, et de Jeff Gedmin, le directeur de l’Aspen Institute de Berlin, mais le plus véhément dans ses postulats comme dans ses conclusions est assurément Kagan, qui récuse l’idée qu’Américains et Européens partagent une même vision du monde, voire qu’ils « vivent dans le même monde ».

Il est exact, concède l’auteur, que les Européens et les Américains ont des approches divergentes de questions aussi fondamentales que la puissance, la souveraineté et la sécurité :

- forts de leur puissance militaire, technologique et diplomatique, et animés d’un can-do optimism typiquement américain, les Etats-Unis sont enclins à vouloir « régler » les problèmes de la planète, alors que les Européens, plus pessimistes - ou « réalistes », comme ils préfèrent se qualifier - et qui disposent de moins de moyens, se contentent de les « gérer » ;

- si les Européens ont choisi, bien qu’ils en aient le potentiel et les moyens, de ne pas développer une puissance militaire importante, c’est parce que leur histoire les a conduits à conclure que le dialogue et le développement étaient de meilleurs instruments de la sécurité que la force, une « conviction qu’ils essaient, de façon compréhensible, mais quelquefois naïve, de projeter sur d’autres parties du monde ». Gordon estime, à la décharge des alliés européens, que c’est là une des « conséquences perverses du protectorat américain établi par les Etats-Unis à travers l’Otan pendant la Guerre Froide ». « A l’exception partielle des Britanniques et des Français, auxquels leur histoire et leur siège de membre permanent du Conseil de Sécurité a insufflé des ambitions militaires durables, le leadership américain de l’Otan a en grande partie dispensé les Européens de se préoccuper véritablement de la sécurité internationale au-delà des rivages de l’Europe ». Tandis que ceux-ci étaient absorbés par la construction de l’Europe, la stratégie mondiale incombait principalement aux Américains ;

- enfin, l’Amérique et l’Europe ont hérité de leur histoire, de leur géographie et de leur différentiel de puissance des attitudes différentes envers la souveraineté - et donc envers le multilatéralisme.

Ces différences existent indubitablement et s’aggravent même. La question qui se pose est de savoir si elles sont telles qu’elles justifient que l’Amérique jette aux orties son alliance avec l’Europe, estimant qu’elle n’en a plus besoin ou qu’elle peut nouer des alliances plus utiles. Gordon réfute cette vision en faisant valoir que :

- les Américains et les Européens partagent fondamentalement les mêmes valeurs (démocratie libérale) et les mêmes intérêts (échanges, non-prolifération, prévention des crises). L’élection du Président Bush et l’installation d’une administration particulièrement conservatrice a donné un relief particulier aux différences entre l’Amérique et l’Europe. Mais il serait inexact d’inférer des résultats d’une élection - d’ailleurs acquise de justesse, le candidat démocrate recueillant un demi-million de voix de plus que son rival - que les valeurs des Etats-Unis ont subi une brusque mutation ;

- les sondages les plus récents révèlent plus de similarités que de divergences entre les opinions publiques européennes et américaine, qu’il s’agisse des priorités de la politique étrangère, de l’attitude vis-à-vis du multilatéralisme ou encore du recours à la force ;

- s’agissant de la disposition des Etats européens à recourir à la force, qui est le point focal des contempteurs américains, l’histoire de la décennie écoulée montre que les Européens ont été aux côtés des Américains (guerre du Golfe et aujourd’hui l’Afghanistan), voire ont dû les entraîner (Balkans). Même sur un sujet aussi controversé que l’Irak, les Européens se sont rapprochés des Etats-Unis, en leur faisant comprendre qu’une participation serait tributaire de la légitimité et du soutien international que Washington serait en mesure d’assurer à une éventuelle intervention.

Au total, nombre de facteurs conjoncturels exacerbent aujourd’hui des différences réelles, « culturelles et structurelles », mais celles-ci ont toujours pu être gérées dans le passé : « il est important de ne pas laisser la perspective d’un divorce transatlantique devenir une self-fulfilling prophecy : supposer à tort qu’Européens et Américains sont décidés à emprunter des chemins séparés serait le moyen le plus sûr de garantir ce résultat. C’est précisément, hélas, ce que nombre de responsables de l’Administration Bush - et certains de leurs détracteurs européens - semblent faire ».

En considérant que les Etats-Unis sont fondés, à raison de leur puissance, à prendre des décisions dont tous finiront par s’accommoder, en appréciant à sa juste valeur le leadership américain, l’Administration Bush risque d’en faire un « unilatéralisme arrogant » - un risque contre lequel le candidat George Bush avait lui-même mis en garde pendant la campagne2. C’est néanmoins ce terme de l’alternative que l’Administration Bush semble avoir choisi depuis son arrivée aux affaires, estime Gordon. Mais considérer que l’Amérique toute-puissante peut ignorer ses alliés serait une politique à courte vue : elle en aura besoin non pas tant pour leurs contributions militaires - encore que cette situation puisse changer dans quelques années, avec l’accumulation de déficits budgétaires et la croissance des engagements militaires américains dans le monde - mais pour leur appui politique, leurs bases militaires, leur coopération dans les organisations internationales, leurs contingents de maintien de la paix et de policiers, leur moyens financiers et diplomatiques... C’est ainsi, en tout cas, que devra être menée la bataille contre le terrorisme. « La sympathie et le soutien de l’Europe pour les Etats-Unis ne vont pas disparaître du jour au lendemain, mais à la longue, la traiter comme si elle ne comptait pas pourrait produire précisément ce résultat ; les Etats-Unis se trouveront face à une Union Européenne agissant comme la France est souvent perçue - amère vis-à-vis de la puissance américaine, rétive à accorder son soutien politique et disposée à s’opposer aux intérêts américains à chaque occasion ».

Les Européens ont un rôle identiquement important à jouer pour éviter une telle dérive :

- en cessant de nier que certains problèmes internationaux ne peuvent être traités autrement que par la force : une telle attitude ne fait qu’encourager ceux qui, à Washington, font valoir que la consultation n’est qu’une perte de temps et que l’Amérique a intérêt à traiter le problème toute seule ;

- en redressant leurs capacités militaires à un niveau qui leur permette d’intervenir en cas de besoins aux côtés des Américains, sauf à se résigner à une division du travail peu compatible avec le partage du risque qu’exige une alliance ;

- en mesurant à quel point la sécurité de l’Europe dépend aujourd’hui de développements au-delà de ses frontières.

Sans doute une telle divergence n’est-elle pas fatale, conclut Gordon, mais elle pourrait bien se produire si les « décideurs des deux côtés de l’Atlantique partaient du postulat que des visions du monde fondamentalement différentes rendent désormais impossible toute coopération utile ». Il n’y pas deux régions au monde qui aient davantage en commun que l’Europe et l’Amérique - et davantage à perdre en agissant séparément./.

1. Power and weakness, dans Policy Review, juin-juillet 2002.

2. Les alliés potentiels accueilleront avec faveur des Etats-Unis « humbles », mais éprouveront du ressentiment envers des Etats-Unis « arrogants ».