Michael Mann, Incoherent Empire

Note de lecture

Michael Mann, Incoherent Empire, Verso, New York, octobre 2003

L’auteur : Michael Mann, Britannique naturalisé américain, est une des références mondiales de la sociologie historique et politique, qu’il enseigne à l’université de Californie (UCLA). Il est connu pour The Sources of Social Power, une somme en deux volumes où il analyse les fondements politiques, militaires, économiques et idéologiques du pouvoir et de la puissance depuis les origines (le troisième volume, sur l’époque contemporaine, est en cours d’achèvement). C’est donc dans une perspective comparatiste qu’il examine l’évolution contemporaine de l’« Empire américain », ajoutant un nouvel essai à la liste déjà longue des ouvrages sur ce thème. C’est un essai engagé, passionné, véhément parfois, mais servi par une érudition et une réflexion approfondie sur les constantes historiques des entreprises impériales.

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Les Etats-Unis sont sortis de la Guerre Froide avec une aura d’empire bienveillant, de benign hegemon, exerçant son influence par les règles du jeu qu’il arrête, qu’il fait respecter par les autres comme une routine quotidienne et résignée, mais qu’il respecte lui aussi. Malgré quelques opérations dans l’« arrière-cour » des Etats-Unis (Grenade, Panama), le « militarisme actif pour refaire le monde et le rendre meilleur » ne faisait pas partie, cependant, de la panoplie doctrinale américaine. On pouvait, il est vrai, en discerner une version embryonnaire dans les interventions humanitaires de l’administration Clinton, s’ajoutant à d’autres signes précurseurs d’une évolution vers ce que Mann appelle « le nouvel impérialisme », conséquence logique de la « puissance sans entraves dont l’establishment de politique étrangère pensait disposer après l’effondrement de l’Union Soviétique ».

Mais ni les Démocrates ni les Républicains classiques n’étaient en mesure de sauter le pas. Il a fallu, pour cela, un enchaînement de plusieurs facteurs : le premier fut la désignation en 2000, grâce aux singularités du système électoral américain, de George Bush, le second la prise de contrôle de la nouvelle administration par des néo-conservateurs choisis par le vice-président Cheney, imprégnés de valeurs fondamentalistes chrétiennes et de sympathies pour la droite israélienne, prêts à soumettre la politique étrangère aux diktats de la morale et réfractaires au compromis (Mann les appelle les chicken-hawks). Les attentats du 11 septembre 2001 ont parachevé l’évolution, en déclenchant la campagne contre le terrorisme, le fondamentalisme islamique et les rogue states. Et en levant les résistances des appareils militaire et diplomatique à ce type de posture. C’est cet ensemble qui définit les « nouveaux impérialistes » et leur projet, nécessairement bienveillant et bénin à leurs yeux, « d’apporter au monde la paix, la démocratie et la liberté ».

Tous les observateurs et analystes américains, qu’ils fassent partie de la mouvance néo-conservatrice (Charles Krauthammer, Robert Kaplan, Robert Kagan, Paul Kennedy ou Philip Bobbitt) ou du camp des liberals (Joseph Nye) et de la gauche, concluent à l’avènement de « l’âge de l’Empire américain ». Mann s’inscrit en faux contre cette conclusion, en appliquant à cet « empire » la grille d’analyse caractéristique des travaux qui lui ont valu la notoriété : la décomposition de la puissance en quatre éléments constitutifs, de nature militaire, politique, économique et idéologique. « Je ne vois pas la fin des nouveaux impérialistes provenir de l’émergence d’une nouvelle puissance, ou d’une surexposition (overstretch) impériale généralisée, mais d’une distribution très inégale des ressources de puissance. Celle-ci ne mènera pas à un effondrement généralisé, mais à l’incohérence impériale et à l’échec en politique étrangère (...) l’Empire américain s’avérera être un géant militaire, un joueur économique en retrait1, un schizophrène politique et un fantôme idéologique. Il en résultera un monstre perturbé, difforme, titubant maladroitement à travers l’arène mondiale. Il voudra le bien. Il cherchera à répandre l’ordre et la bienveillance, mais, au lieu de cela, ne parviendra qu’à créer davantage de désordre et de violence (...) il faut espérer que les Américains abandonneront volontairement le projet impérial, ce qui permettrait de préserver l’essentiel de l’hégémonie des Etats-Unis ».

C’est avec ce viatique que Mann convie le lecteur à examiner les fragilités du « nouvel impérialisme », qui n’a cure de régenter directement des territoires et néglige le monde développé ou la plupart des pays du sud pour ne s’intéresser qu’à deux régions d’enjeu stratégique, l’Asie du nord-est, à cause de la Corée du nord, et le Moyen-Orient.

Le géant militaire

Du point de vue du potentiel militaire, les Etats-Unis figurent dans une catégorie à part, tant en termes de puissance de feu, renforcée par les effets de la Revolution in Military Affairs, que de déploiement planétaire de ce potentiel. Et il est vrai qu’un empire a besoin de ressources militaires, à la fois défensives et offensives, pour intimider, dissuader, mais aussi conquérir et pacifier. Car il ne peut se contenter de remporter des victoires, de conquérir des territoires. Il doit ensuite les pacifier, une opération qui requiert un niveau de forces élevé : les effectifs de 1,45 millions affichés par les forces armées américaines sont certes nombreux, mais insuffisants pour « patrouiller dans le monde entier ».

Les empires du passé s’appuyaient sur des troupes locales, dont la loyauté était acquise moyennant quelques contreparties. Mais les Etats-Unis sont mal outillés, de par leur culture individualiste et égalitaire, pour déléguer les responsabilités du contrôle à des forces locales et pour soutenir, en cas de besoin, une répression de longue durée.

Ce sont cependant pas là, poursuit Mann, les seules failles de la puissance militaire américaine. La supériorité incontestable de l’Amérique dans tous les domaines induit des stratégies de contournement par les « armes des faibles » : les armes de destruction massive, les guérillas et le terrorisme.

    • S’agissant des premières, en particulier des armes nucléaires, elles revêtent un caractère avant tout défensif dans les démarches des Etats qui, au sud, cherchent à s’en doter, soit contre un voisin perçu comme menaçant, soit pour se « protéger contre l’impérialisme américain ». Et si l’on constate un regain de détermination dans les velléités d’acquisition de telles armes par certains Etats, c’est en partie lié aux coups de canif successifs portés par les Etats-Unis aux régimes de non-prolifération.
    • Quant aux guérillas, elles sont, grâce aux armes meurtrières en circulation, un facteur d’égalisation, sur un terrain donné, entre des capacités technologiques très différentes. Sans doute ce type de conflit mine-t-il surtout les Etats fragiles du sud, mais des Etats plus installés comme la Russie ou l’Inde ne parviennent pas à éteindre les guérillas à leurs périphérie et c’est le sort qui attend les Etats-Unis, malgré leur supériorité technologique, comme on le voit en Irak.
    • Enfin, le terrorisme, notamment dans sa forme de l’attaque-suicide, est l’arme ultime des faibles contre les forts, et a fait tache d’huile après le succès de la première attaque des temps modernes, en octobre 1983, au Liban, qui a provoqué la mort de 241 militaires américains. Les Etats-Unis sont, comme nombre d’autres Etats, dans la ligne de mire du terrorisme, mais leurs puissants moyens militaires rencontrent vite leurs limites face à ce qui n’est pas « des armées, mais des réseaux peu structurés ». Et le problème n’est pas tant de les combattre que de tarir leur recrutement.

The economic back-seat driver

C’est sous ce titre, qui promet plus qu’il ne tient, que Mann décrit longuement la place singulière occupée par les Etats-Unis dans le système économique mondial, où leur prépondérance est partagée avec d’autres pays développés, où l’avance américaine reste certaine dans les technologies de la communication et les biotechnologies, mais pas dans les processus manufacturiers. Le seul véritable domaine de suprématie incontestée est celui des marchés financiers et du dollar, qui permettent de financer les déficits budgétaires américains. Mais les Etats-Unis sont là largement dépendants de ces marchés et de leur confiance dans l’économie du pays et sa capacité d’assurer la stabilité mondiale. Que cette confiance soit ébranlée et tout l’édifice serait menacé.

Mais pour l’heure, convient Mann, les moteurs tournent et permettent de dégager les surplus à même de soutenir les politiques économiques « impériales » : sanctions économiques unilatérales, distribution de faveurs économiques (aides financières, prêts, avantages tarifaires...) et promotion de la libéralisation du commerce international.

Les montants, relativement faibles, consacrés à l’aide extérieure - 12 milliards de dollars en 2001 - le sont à des fins essentiellement stratégiques, liées à la sécurité, ou utilitaires : près de la moitié est en effet allouée, directement ou indirectement, à la sécurité d’Israël.

Quant à la promotion de politiques économiques libérales, elle a été imposée, avec des œillères idéologiques et avec la connivence des autres Etats développés, par des institutions contrôlées par les Etats-Unis, comme le FMI ou la Banque Mondiale, à des pays du sud mal préparés, générant incongruités et désastres - en Amérique latine, en Asie du sud-est - et alimentant l’anti-américanisme.

Les Etats-Unis, « schizophrène politique »

Dans leur démarche impériale, les Etats-Unis sont face à un double défi, celui de la résistance qui leur est opposée par le système multilatéral, celui des difficultés qu’ils rencontrent de la part des Etats individuels qui se trouvent sur le chemin de cette démarche. L’oscillation inconstante entre ces deux logiques définit la schizophrénie énoncée par Mann.

Celui-ci observe que, dans un contexte théoriquement multilatéral, fondé sur le principe de l’égalité souveraine des Etats, les Etats-Unis bénéficiaient déjà d’une position d’impérialisme informel : en offrant de la sécurité à la plus grande partie du monde (Asie, Europe) pendant des décennies, l’Amérique voyait sa puissance - et son hégémonie - largement auréolée de légitimité. Le système multilatéral permettait aux Etats-Unis de poursuivre leurs fins, tout en bénéficiant des contributions financières de la communauté internationale. Pourquoi alors, s’interroge l’auteur, rechercher davantage de puissance et s’encombrer des inconvénients de l’unilatéralisme ? c’est à cette question que l’administration a, sur le dossier irakien, apporté la réponse que l’on sait, après des oscillations « schizophréniques » entre le multilatéralisme et l’unilatéralisme. Sans doute les atteintes répétées auparavant portées au multilatéralisme par l’Amérique expliquent-elles en partie la résistance de la communauté internationale, mais la raison la plus profonde est, aux yeux de Mann, le constat dressé par celle-ci, dans sa majorité, qu’elle n’avait pas besoin d’un Empire américain.

S’agissant des Etats dans la ligne de mire de la logique impériale, candidats au regime change, ils se sont, pendant les années d’après-Guerre Froide, montrés rétifs aux pressions en ce sens. Mais une fois le regime change accompli, par la force des armes, comme en Afghanistan ou en Irak, la question se pose de savoir comment établir un Etat-nation à la fois souverain et amical, en d’autres termes un « Etat-client loyal ». L’option extrême d’une occupation territoriale étant exclue, il faut s’appuyer, dans la tradition développée par les puissances coloniales britannique, française ou belge, sur des élites locales loyales et capables d’exercer effectivement la souveraineté du pays. Une approche de ce type a été employée pour relever l’Allemagne et le Japon après 1945, mais la situation est aujourd’hui différente : l’Amérique n’a guère d’expertise de la conciliation ethnique ou religieuse requise par ces nouveaux cas de figure et peut aviver, comme c’est le cas en Irak, le nationalisme. Quand bien même cette transition serait couronnée de succès, la priorité suivante est de se prémunir contre l’évolution ultérieure d’un Etat-client vers la déloyauté. Mann en cite trois exemples tirés du Moyen-Orient, où le besoin de « clients » est, pour les Etats-Unis, le plus impérieux : Israël, que Washington s’avère incapable de contrôler - la relation est plutôt dans l’autre sens - alors, pourtant que l’intérêt américain est mettre fin au conflit israélo-palestinien, les Palestiniens - où les pressions américaines pour provoquer l’éviction d’Arafat ont eu l’effet opposé - et l’Arabie Saoudite, qui a acheté des missiles balistiques à la Chine et financé des réseaux islamistes - dont est issue la mouvance terroriste. Au total, conclut Mann, dans un âge de nationalisme, les options impériales sont limitées.

Le fantôme idéologique

Comme tous les impérialistes, les « nouveaux impérialistes » américains sont sûrs de leur bon droit et de leur supériorité morale, dont l’exemplarité de la démocratie américaine serait le gage. C’est un postulat que conteste vivement l’auteur : non seulement la démocratie présente, aux Etats-Unis, un bilan historique contrasté, mais, dans la conduite de la guerre en Irak, elle s’est trouvée muselée par l’autocensure et la complaisance de la presse envers l’administration, par l’alignement des démocrates sur les positions de celle-ci et aussi par la paranoïa entretenue par les autorités envers tout ce qui est étranger.

Ce n’est pas, cependant, dans les frontières des Etats-Unis que se déroule la principale « guerre idéologique », mais dans le reste du monde. Et là, les défis et les tâches sont d’une autre ampleur que vis-à-vis de l’opinion américaine. Mann recense les trois principaux :

- l’ethno-nationalisme : dans un monde formé de nations, le nationalisme est l’idéologie dominante, et elle est associée à un fort potentiel de conflit, non pas tant entre Etats-nations qu’au sein même des Etats, où s’entrechoquent des revendications d’autodétermination et des démarches de patriotisme qui ne peuvent pas être balayées comme des reliques d’un obscurantisme dépassé. Elles ne disparaîtront pas d’elles-mêmes et la seule solution pour les Etats-Unis, s’ils veulent établir une Pax Americana, est d’être le conciliateur de ces conflits ;

- la montée du fondamentalisme religieux, qui ne concerne pas le seul islam, mais qui, lorsque c’est le cas, est attisé par le « nouvel impérialisme américain » et renvoyé dans une alliance avec le nationalisme et le panarabisme, malgré les lignes de clivage idéologiques qui les séparent ;

- le déclin de l’« idéologie impériale » : alors que les empires d’antan pouvaient se permettre de massacrer sans témoins avant d’entamer la reconstruction, les valeurs et les idéologies contemporaines, telles qu’elles sont colportées par les médias, sont profondément antagonistes avec tout impérialisme. Et le maillage de la planète en ONG vigilantes vis-à-vis des exactions impériales est suffisamment dense pour déjouer les tentatives de les dissimuler.

Au total, conclut Mann sur ce point, le monde réalise que « le rêve américain devient le fantôme américain. Il danse devant les yeux des peuples puis, lorsqu’ils s’en approchent, il vacille, recule et s’évanouit ».

Le nouveau militarisme

Le nouvel impérialisme est devenu simple militarisme : l’incohérence observée entre les différentes ressources de la puissance, militaire, politique, économique et idéologique amène les Etats-Unis à se rabattre sur leur ressource la plus abondante, la « dévastation militaire offensive », appliquée non pas à des puissances significatives comme la Chine ou la Russie, mais à des Etats faibles du sud. Ce militarisme présente les mêmes propriétés que toutes les formes qui l’ont, dans l’histoire, précédé : « la puissance sans l’autorité, l’arrogance brutale, prélude à une confiance en soi excessive, pour finir par l’hubris et le désastre ».

Mann évoque quelques unes des possibles conséquences du chemin choisi par les Etats-Unis : le renforcement des oppositions aux régimes pro-américains en place dans le monde arabo-musulman, perceptible dans les élections (dans les pays où elles ont lieu) - ou cause de répression - le renforcement du terrorisme, qui trouve de nouveaux viviers de recrutement, un niveau de violence émoussant la volonté de l’électorat américain de poursuivre l’expérience, l’opposition de pays importants comme la France, l’Allemagne et la Russie, et, plus largement, le refus par le reste du monde du militarisme américain.

Et c’est une alternative plus prosaïque au « nouveau militarisme » que propose pour conclure l’auteur : « heureusement les Etats-Unis sont une démocratie, avec une solution politique sous la main, en novembre 2004. Chassez les nouveaux militaristes. Sinon le monde réduira davantage encore la puissance américaine ».

1. Economic back-seat driver.