Michael Ignatieff, Why are we in Iraq ?

Note de lecture

Michael Ignatieff, Why are we in Iraq (and Liberia ? and Afghanistan ?), The New York Times Magazine, 7 septembre 2003

Auteur : historien et journaliste (il a couvert les conflits dans les Balkans), directeur du Carr Center for Human Rights Policy à la Kennedy School of Government de l’Université Harvard, Michael Ignatieff collabore régulièrement au New York Times Magazine. Il avait, quelques mois avant l’intervention en Irak, dans les colonnes de cet hebdomadaire1, justifié celle-ci comme un moindre mal tout en en soulignant les risques et le coût, invoquant notamment la nécessité pour les Etats-Unis d’exercer une « fonction de police impériale » en-dehors de leurs frontières pour assurer leur sécurité et celle du monde. Il tire maintenant les leçons de l’opération et de la situation actuelle sur le terrain.

1. L’interventionnisme, une constante de l’Histoire américaine

Ignatieff fait observer qu’en dépit des mises en garde de George Washington contre les « empêtrements extérieurs » (foreign entanglements) et des plaidoyers similaires de John Quincy Adams, l’isolationnisme n’a jamais été une option convaincante de politique étrangère. La République américaine n’a, depuis ses origines, connu pratiquement aucune année où elle n’ait été engagée, pour les motifs les plus divers, dans une intervention militaire à l’extérieur. Pour un pays aspirant à devenir une puissance mondiale, le « splendide isolement » n’avait pas de sens. C’est ce fil directeur qui conduit de la doctrine Monroe à la politique de Theodore Roosevelt, puis aux engagements de 1917 et 1941 dans les deux guerres mondiales. Jusqu’en 1945, les Etats-Unis intervenaient sans demander d’autorisation à quiconque. Et c’est le coût humain immense de la Seconde Guerre Mondiale qui avait décidé F. D. Roosevelt à appuyer la création d’une organisation internationale plus « musclée » que la Société des Nations. Mais la Guerre Froide, avait réduit les Nations Unies à l’impuissance, de même que, sans doute, la réticence de l’opinion américaine à accepter que le recours à la force par les Etats-Unis soit soumis à une autorisation internationale.

Les nombreuses instances d’intervention des Etats-Unis entre 1945 et 2003 permettent de dégager quelques règles qui gouvernent leurs pratiques :

- ne jamais s’en prendre à un pays de taille comparable, c'est-à-dire, dans l’ère nucléaire, à une puissance nucléaire. Les Etats-Unis ont toujours évité, même pendant la guerre du Vietnam, l’affrontement direct avec l’URSS ou la Chine. Un minor rogue, comme l’Irak, est en revanche un candidat désigné ;

- ne jamais combattre un ennemi plus décidé que les Etats-Unis au sacrifice suprême : c’est là la leçon tirée de la guerre du Vietnam (58 000 victimes américaines) ;

- ne jamais intervenir sauf dans la défense d’un intérêt national vital, et alors avec une force écrasante (doctrine Powell). Cette doctrine souffre cependant du caractère insaisissable de ce qui constitue un « intérêt national vital », estime Ignatieff, en observant que la politique suivie a surtout « paru l’otage des lobbies interventionnistes jouissant de l’accès à la machine à indignation que forment les médias modernes » ;

- ne jamais recourir à la force qu’en dernier ressort, une règle quelquefois invoquée, sous les présidences Clinton, pour justifier l’inaction ;

- lorsque la force est employée, éviter les pertes américaines, une règle qui présente l’inconvénient de rendre le besoin d’autoprotection aussi important que la mission elle-même et d’envoyer à l’ennemi un signal de faiblesse.

2. L’interventionnisme après le 11 septembre 2001

Après avoir daubé sur les incohérences et insuffisances supposées de la doctrine d’intervention de l’administration Clinton, les Républicains se sont trouvés, après les attentats, contraints de recourir à la force en premier ressort, d’accepter, au Libéria, l’intervention pour motifs humanitaires et d’assurer la maîtrise d’œuvre, en Afghanistan et en Irak, d’opérations de ce nation building autrefois décrié. Et malgré les victoires militaires, la guerre au terrorisme n’a guère de chances d’être gagnée : tout au plus peut-on espérer le contenir. Quant à la doctrine de l’action préemptive, censée avoir été mise en œuvre vis-à-vis de l’Irak, elle a cédé la place, pour justifier l’intervention, à une rhétorique de « croisade pour se débarrasser d’un régime odieux ».

Même s’il a toujours existé un parti anti-interventionniste dans le paysage politique américain (Mark Twain ou Andrew Carnegie, par exemple, opposés à l’intervention aux Philippines), l’opinion publique américaine n’a jamais, dans sa large majorité et à la seule exception de la guerre du Vietnam, estimé que la République risquait de perdre son âme dans des guerres lointaines. Il est vrai que celles-ci ont toujours été assorties par les dirigeants d’un discours de justification par des considérations morale ou, tout au moins, par un intérêt dépassant le seul intérêt national américain. Mais s’il est vrai que dans le cas de l’Irak, la situation des droits de l’homme peut se trouver améliorée du fait de l’intervention américaine, tel n’était pas son objectif premier : celle-ci s’inscrit en réalité dans le droit fil de la longue histoire des interventions américaines, qui « ont toutes eu lieu parce qu’un président pensait que de la sorte était il accroîtrait à la fois la puissance et l’influence de son pays et la sienne propre ». Dans le cas d’espèce, l’intervention avait été l’ouvrage de « conservateurs radicaux » qui pensaient que le statu quo au Proche-Orient était intenable, pour des raisons tant stratégiques qu’économiques et de sécurité. Derrière les raisons « bureaucratiques » avouées par P. Wolfowitz pour justifier la guerre (les armes de destruction massive), le véritable enjeu de celle-ci était la reconstruction des piliers de l’influence américaine dans la région - autour d’un Irak démocratique à la place de l’Arabie saoudite, non fiable. Ceci ne pouvait être présenté tel quel à l’opinion américaine, dont le consensus avait donc été « manipulé » par une rhétorique axée sur la lutte contre le terrorisme et la neutralisation des armes de destruction massive.

Moyennant quoi les Etats-Unis se trouvent dans une situation qui rappelle celle de la conquête des Philippines (1898-1902), une guerre menée par un corps expéditionnaire de 120 000 hommes au prix de 4 000 morts américains - sans avoir réussi à établir une démocratie stable, si l’on en juge par la présence militaire américaine aujourd’hui à nouveau indispensable dans le pays pour lutter contre les guérillas liées à Al Qaida. Mais ce que Roosevelt avait avant tout obtenu par la conquête des Philippines était une position dominante dans l’Océan Pacifique. L’enjeu est du même ordre dans l’opération en Irak, ce que les ennemis de l’Amérique ont parfaitement compris : « saigner les troupes américaines en les contraignant à un départ précipité, anéantir la perspective d’un Irak démocratique reviendrait à infliger à l’Amérique la plus grave défaite depuis la guerre du Vietnam et à envoyer à tous les extrémistes de la région le message que Goliath est vulnérable ». Même si la puissance américaine présente une résilience certaine aux échecs, aucun président ne peut ignorer ce risque.

3. Interventionnisme et multilatéralisme

Pour Ignatieff, il est improbable que l’Amérique renonce à sa propension à intervenir : « les interventions sont populaires, et le restent même si des soldats américains meurent. Même la défaite et l’échec ne constituent guère des freins : 30 ans après le Vietnam, l’Amérique intervient plus énergiquement que jamais ». Le seul frein est la possession d’armes nucléaires par un pays éligible à intervention, et la question qui se pose au lendemain de la guerre d’Irak est de savoir si le tabou nucléaire sera brisé, un des lieux où ce tabou pourrait être mis à l’épreuve étant en Extrême-Orient, dans la relation entre la Chine et Taiwan.

A un niveau moins extrême, l’interventionnisme américain, s’il est vécu à l’intérieur comme un acte de générosité au service d’une cause noble, n’est pas toujours perçu en ces termes dans le reste du monde. Les soldats ne sont plus accueillis avec des bouquets de fleurs, les consensus internationaux sur lesquels étaient bâties les « coalitions de volontaires » du passé se sont disloqués, les Alliés européens sont non seulement des rivaux économiques, mais « dissimulent leur dépendance militaire absolue derrière des politiques étrangères tapageusement indépendantes », nombre d’Etats du Tiers-Monde veulent complaire à leurs opinions pro-islamiques aux dépens de leur relation avec les Etats-Unis, etc. L’ère des interventions américaines derrière la bannière de la communauté internationale est révolue et les interventions futures seront essentiellement conduites au nom des intérêts américains. Tant la communauté internationale que les Etats-Unis devraient supporter le coût de cet unilatéralisme revigoré : la première en bénéficiant de moins d’interventions humanitaires et de garanties de sécurité, les seconds en couvrant seuls les dépenses occasionnées et en perdant la confiance de leurs amis et alliés. Une perspective qui laisse mal augurer de la suite de la lutte contre le terrorisme.

4. Réformer les Nations Unies

C’est là la voie proposée par Ignatieff pour « s’extraire de ce gâchis de la politique interventionniste », mais elle implique de sortir de l’unilatéralisme américain : il faut en effet permettre aux autres pays d’avoir leur mot à dire sur les interventions des Etats-Unis, mais aussi proposer aux Nations Unies de nouvelles règles de conduite quant à l’usage de la force. Le Conseil de Sécurité est une « pièce de musée datant de 1945 », dont chacun qu’il doit être réformé, mais que c’est pratiquement impossible. Si tel est effectivement le cas, alors « les Nations Unies n’ont pas de futur », tranche l’auteur, ajoutant que « le temps de la réforme est maintenant ou jamais ». Les Etats-Unis devraient proposer d’élargir la composition du Conseil à de nouveaux membres permanents représentant effectivement la population mondiale. Ils devraient proposer d’abandonner le droit de veto et de soumettre les décisions de recours à la force à un vote à la majorité simple. Et ils devraient s’engager à ne recourir eux-mêmes à la force qu’avec l’approbation du Conseil, hormis les cas où leur sécurité nationale serait directement menacée.

Plus difficile encore serait une autre démarche consistant à remette en cause l’immunité dont jouissent tous les Etats grâce au principe de souveraineté, qui a permis à nombre de dictatures de prospérer en toute quiétude. Les règles relatives au recours à la force devraient donc être réécrites pour élargir les cas d’usage légitime à des situations de nettoyage ethnique, de renversement de la démocratie, de violation des instruments de non-prolifération, d’accueil par un Etat d’organisations terroristes sur son territoire ou d’agression d’un Etat. Ces nouvelles règles, qui n’entameraient en rien le droit à l’autodéfense, « mettraient fin à l’incongruité qui veut que les Etats-Unis et non leurs ennemis seraient le rogue state ».

Sans doute une telle proposition a-t-elle des allures d’utopie. mais elle replacerait les Etats-Unis à leur place naturelle, celle de leader de la communauté internationale. L’entreprise est sans doute d’une extrême difficulté, mais en tout état de cause, « la seule alternative est l’empire : une Amérique confuse et titubante, poliçant un monde toujours plus rétif et dont les efforts seraient sabotés à tout moment par les anciens alliés (…) la Pax Americana doit être multilatérale, comme l’avait bien compris F. D. Roosevelt, ou elle ne survivra pas. Sans des principes clairs d’intervention, sans amis, sans rêves à poursuivre, les soldats qui transpirent en Irak sous leur gilets blindés ne défendent rien d’autre que la puissance. Et la puissance, si elle ne jouit pas de légitimité, de soutien, du respect et de l’attachement du monde, ne peut durer »./.

1. The New York Times Magazine, 5 janvier 2003