« L'ordre du monde de nouvelles règles ou un jeu sans règles »
Intervention devant les auditeurs de l'Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale (IHEDN), Paris, 7 mars 2024
Intervention devant les auditeurs de l'Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale (IHEDN), Paris, 7 mars 2024
« L'ordre du monde : de nouvelles règles ou un jeu sans règles ? »
C'est le titre que le président Poutine avait choisi pour l'édition 2014 du forum de Valdaï, donc il était bien sûr la vedette incontestée. Elle avait eu lieu en octobre, soit 6 mois après l'annexion de la Crimée dans les conditions que l'on sait. Et le président russe avait, dans son discours, agité la menace de conflits impliquant, directement ou indirectement, les grandes puissances, en particulier autour de « nations située à l'intersection des intérêts géopolitiques des grands Etats », comme l'Ukraine, des conflits de nature à affecter l'équilibre de la puissance mondiale et, ajoutait-il, « ce ne serait certainement pas le dernier ». Sans surprise, il en rejetait toute la responsabilité sur les États-Unis et sur leurs « satellites », un terme qu'il avait choisi à dessein pour désigner les alliés de Washington.
J'ai retenu ce titre non pas parce que la perspective qu'il embrasse me semble désirable, mais parce qu'elle reflète avec une certaine exactitude l'ordre – ou plutôt l'absence d'ordre – dans lequel a basculé le système international, puissamment aidé, du reste, par le maître du Kremlin.
Un mot également de la genèse de l'angle que j'ai choisi, qui a été de ne pas me focaliser sur les enjeux que représentent les concurrents des Etats, des concurrents privés, qu'ils prennent la forme de grandes entreprises (les GAFAM américaines, les BATX chinoises) ou encore d’ONG qui s'y entendent pour perturber le jeu des Etats et interférer dans les processus de la gouvernance mondiale. J’avais effectivement, dans « la puissance au XXIe siècle », choisi de mettre un coup de projecteur sur les capacités de toutes sortes d'acteurs privés d'agir, de contrer ou de neutraliser l'action de certains Etats, dont la souveraineté était de la sorte écornée, voire renvoyée vers de la pure apparence. C'est ce que j'avais appelé les « grains de sable de la puissance », illustrés par la finance internationale, les entreprises multinationales, mais aussi des internationales terroristes comme Al-Qaïda ou Daesh.
A la vérité, nombre d'Etats qui s'étaient laissé déborder par ce type d'entités ont repris la main durant la décennie écoulée et ont su faire prévaloir leurs intérêts face à ces acteurs, aussi puissants fussent-il, qui ne peuvent cependant pas se substituer à eux, mais en ont, au contraire, besoin. Les Etats peuvent, en revanche, s'appuyer sur ces entités, les entreprises notamment, pour servir leurs intérêts, que ce soit en siphonnant de l’information et des données, ou en achetant de l’influence dans le monde. J’y reviendrai.
Mais lorsqu'il s'agit d'évoquer les enjeux nouveaux de notre époque, la formule lapidaire du Forum de Valdaï de 2014 me semble une bonne entrée en matière.
J’ordonnerai donc mon propos autour de plusieurs propositions, qui procèdent non pas d'un jugement sur l'instant, mais d'une démarche d'appréhension, et de compréhension de l'histoire – dans le temps long nécessairement. Fernand Braudel avait développé cette approche et je me placerai volontiers, avec toute l'humilité qui sied en cette circonstance, sous cette autorité, de même que j'assumerai une autre dette intellectuelle envers Raymond Aron, et celui qui a certainement été sont plus brillant disciple, Pierre Hassner. Leur réalisme tempéré me paraît fournir des clés, pertinentes, de compréhension et de lecture de notre monde.
Avant d'aborder le fond de la question, une remarque liminaire peut-être sur l'instant présent, défini par cette guerre, une vraie guerre, aux portes de l'Europe, émaillée de menaces et de gesticulations, et qui réveille de vieux instincts anesthésiés par cette période de paix exceptionnelle dont nous, les Européens, avons bénéficié depuis plus de trois quarts de siècle. Certes la Guerre froide, lorsqu'elle était à son paroxysme, a été vécue sous l'épée de Damoclès de l'anéantissement mutuel, mais cette angoisse avait davantage saisi les États-Unis que le Vieux Continent, où l'on a pu incuber le projet européen à l'ombre de la protection américaine.
La fin de la Guerre froide avait été accueillie par une euphorie collective qui n'a fait qu'ajouter à l'effet de sédation. On se préoccupait surtout, dans ces années, de savoir à quoi pouvaient être affectés les « dividendes de la paix », ces économies à faire sur les budgets de défense, dans un environnement toujours dominé par le parapluie de sécurité des États-Unis – une posture qui a perduré pendant des décennies, jusqu’à nos jours, même, dans nombre de pays européens.
J’ordonnerai mon propos autour de 3 propositions, à soumettre à la discussion qui suivra.
1. Première proposition : la paix par le droit s'est avérée être une illusion.
Si l'on veut se placer dans un continuum historique, il est important de réaliser que la violence, et son paroxysme collectif, que sont la guerre et la coercition, ont été le lot des communautés humaines depuis l'ère paléolithique, le mode normal, au fond, des relations entre les entités ainsi formées, qu'il s'agisse de tribus, de royaumes, d'Empires ou, plus récemment, d'États-nations. On peut même affirmer que la guerre est peut-être ce qui a le plus façonné le paysage politique et humain de notre monde. Le sociologue et historien américain Charles Tilly, qui a étudié un millénaire d'histoire de l'Europe, l’a résumé d'une formule élégante : « la guerre a fait l'État et l'État a fait la guerre ».
La guerre a donc relevé du mode normal des relations entre ces entités politiques. Le butin en était un gain de territoire, des esclaves ou le pillage des trésors du vaincu, quelquefois sa complète soumission ou, au mieux, l'acceptation, par celui-ci, d'un statut de vassal. Et lorsque l'adversaire ne pouvait être subjugué ou vaincu, un traité de paix, souvent qualifiée de « perpétuelle », était signé, qui tenait en général jusqu'à la guerre suivante.
Cette normalité de la guerre avait indisposé des esprits éclairés de la Renaissance, des théologiens le plus souvent, comme Érasme, qui avait appelé les têtes couronnées du continent à mettre fin à ces « jeux de rois » qu’étaient les guerres. D'autres théologiens avaient tenté de définir ce qu’était une « guerre juste », notamment pour mettre fin aux conflits incessants que se livraient entre eux les souverains de la chrétienté. L'école de Salamanque, puis, en Europe du Nord, des philosophes, comme Grotius et Pufendorf, avaient tenté, en partant des notions de « droit naturel », d'esquisser ce que pouvait être un droit international.
Mais il faudra encore un bon nombre de propositions avant d'en arriver là. William Penn, quaker anglais, avait ainsi proposé de créer une diète européenne formée de délégués des États et légiférant à la majorité qualifiée. On se souvient du « projet de paix perpétuelle entre les nations » de l’abbé de Saint-Pierre, qui voulait fédérer toutes les monarchies d'Europe en une union permanente, gouvernée par un congrès ou un Sénat. Mais c'est sans doute Emmanuel Kant qui est allé le plus loin en énonçant les conditions d'une « paix perpétuelle », en liant la forme constitutionnelle des États à leurs conduites dans leurs rapports mutuels, et en énonçant des principes d'un « droit cosmopolite », prémisse du futur « droit des gens », qu’on appelle aujourd'hui le droit international.
Mais c’étaient là, avant tout, des utopies et il faudra attendre les horreurs de la bataille de Solférino pour que soit signée, en 1864, la première Convention de Genève sur le droit humanitaire sur les champs de bataille, signature suivie de la création de la Croix Rouge. C’est ce que les juristes appellent le jus in bello. Quant au jus ad bellum, c'est-à-dire les règles présidant à l'entrée en guerre entre des Etats, il aura fallu attendre le début du XXe siècle, et les conventions de La Haye, pour voir apparaître les premières restrictions sur le droit de faire la guerre. Encore étaient-elles minimalistes : par l'une d'entre elles, les signataires s'interdisaient de recourir à la guerre pour le recouvrement de dettes, ce qui était une pratique jugée légitime à l'époque, par la seconde ils s'obligaient à une déclaration formelle de guerre.
Et ce n'est qu'après le choc de la Première Guerre mondiale, avec ses 18 millions de morts, que l'on voit apparaître, à l'initiative du président américain Wilson, l'idée d'une organisation de la paix par le droit et par la démocratie. On se souvient de son appel, dans le fameux discours en 14 points de janvier 1918, à « rendre le monde sûr pour la démocratie ». Cette organisation, créée par le traité de Versailles, sera la Société des Nations, dans laquelle Wilson voulait voir une « assurance à 99 % contre la guerre ». Mais les esprits n'étaient sans doute pas mûrs pour énoncer les principes juridiques régissant le droit de faire la guerre : le Pacte de la Société des Nations est ainsi resté relativement vague à ce sujet, prévoyant surtout des modalités de saisine en cas de conflit et une exhortation à leur réserver une résolution pacifique.
Ce dispositif n’a pas tenu deux décennies, miné à la fois par le retrait des Etats-Unis, après que le Sénat en a rejeté la ratification, et la montée des dictatures, du nationalisme et du militarisme. Et ce malgré le Pacte Briand-Kellogg de 1928, par lequel les 63 États signataires déclaraient la guerre « hors la loi ».
Tirant les conséquences de l’échec de ces règles à empêcher une nouvelle guerre mondiale, plus dévastatrice encore que la précédente, Roosevelt, lointain successeur de Wilson, mettra en chantier un ordre juridique international plus contraignant que celui de l’entre-deux guerres, avec un traité à vocation universelle, la Charte des Nations Unies, qui énonce des règles précises et ne prêtant guère à interprétation.
Art. 2: Les membres de l’ONU s'abstiennent, dans leurs relations internationales, de recourir à la menace ou à l'emploi de la force contre l'intégrité territoriale ou l'indépendance politique de tout Etat.
Qui plus est, un organe politique, le Conseil de sécurité, qui confère un rôle privilégié aux puissances victorieuses de la Guerre, celui d’être membres permanents dotés d’un droit de veto, sera chargé de faire respecter ces règles.
On sait que là aussi, cette organisation, l’ONU, a failli à sa mission, avec le début de la Guerre froide et la guerre de Corée, le Conseil de sécurité étant régulièrement paralysé par le veto d’un ou plusieurs membres permanents, quelquefois directement responsables des violations de ces règles qu’ils avaient précisément pour mandat de faire respecter.
Qu'il s'agisse de l'expédition franco-britannique à Suez en 1956, de l'intervention soviétique à Budapest cette même année puis à Prague en 1968, de la guerre du Vietnam, de la guerre d'Afghanistan menée par les Soviétiques pendant les années 80, de l'intervention de l'OTAN en Serbie, en 1997, de la deuxième guerre d'Irak lancée en 2003 par les États-Unis et leurs alliés, ou des interventions militaires de la Russie en Géorgie en 2008, puis en Ukraine en 2014, on avait affaire là, à chaque fois, à une violation caractérisée du droit international.
Il est intéressant de constater que pour chacun de ces cas, ces Etats mobilisaient leurs juristes pour échafauder des alibis censés justifier leurs écarts, qu'il s'agisse de la protection de la liberté de navigation dans le canal de Suez, de la prétendue demande émanant de « partis frères » en 1956 et en 1968, de l’invitation faite aux États-Unis par un régime fantoche au Vietnam du Sud, de la responsabilité de protéger des populations civiles ou de leur accorder le droit à l'autodétermination, comme en Crimée en 2014, ou encore de l'accumulation, par l'Irak, d'armes de destruction massive, une thèse mensongère que Colin Powell avait dû s’humilier à aller défendre devant le Conseil de sécurité. Offrant une belle illustration à la célèbre maxime de La Rochefoucauld, qui observait que « l'hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu ».
La seule occurrence de guerre « légale », c’est-à-dire dûment autorisée par le Conseil de sécurité, à la suite d'une violation, là aussi flagrante, par un État, de la Charte des NU, à savoir l'annexion du Koweït par l'Irak en 1990, a donné lieu à une opération de rétablissement du statu quo ante, et confiée à une coalition conduite par les États-Unis. La France y avait alors participé. Le président Bush avait à l'époque appelé de ses vœux, dans un discours, un « nouvel ordre mondial, où la règle de droit supplantera la loi de la jungle et où le fort respectera les droits des plus faibles ». Le Koweït a finalement été rétabli dans sa souveraineté, la coalition s'est retirée progressivement d'Irak et c'est sans doute le cas où le système de la paix par le droit a véritablement fonctionné.
En février 2022, lorsque Poutine a lancé ses divisions blindées contre Ukraine, l’« alibi », s'il est encore possible d'employer ce terme, avait quelque chose d’orwellien, avec l'argument de la dénazification d’un pays dont il niait par ailleurs le droit à l'existence, et des accusations, sans fondement et rapidement abandonnées, d'existence de laboratoires américains d'armes biologiques en Ukraine... Bref, plus aucune justification n’est produite à l'appui de ces violations du droit. L'opération militaire spéciale du Kremlin a enfoncé le dernier clou dans le cercueil de la sécurité collective, un concept à l'agonie depuis assez longtemps, à la validité duquel on continue pourtant de s'accrocher, mais dont il serait sage de faire son deuil, comme une illusion perdue.
2. Deuxième proposition : le retour à l’ « état de nature » décrit par le philosophe anglais Thomas Hobbes
En d'autres termes, le paradigme nouveau qui s’est installé nous renvoie vers celui que le monde a connu pendant des millénaires, avant les tentatives de l'organiser par la sécurité collective et le droit, au fond le monde d'avant 1914. Ou, au mieux, celui de l'entre-deux-guerres, lorsque des puissances montantes enfreignaient sans vergogne, et impunément, le Pacte de la Société des Nations, et le fragile mécanisme de sécurité collective mis en place dans ce cadre.
Ce paradigme nous renvoie à l’état de nature, de « guerre de chacun contre chacun », que Hobbes, témoin de la Guerre de 30 ans, voyait régir les relations entre Etats, « en état de constante rivalité et dans la posture des gladiateurs, leurs armes pointées et leurs yeux fixés les uns sur les autres ; c’est-à-dire leurs forts, leurs garnisons et leurs canons massés aux frontières de leurs royaumes (…) ce qui est une posture de guerre ».
Il renvoie à cet ordre international sans arbitre, que Raymond Aron, très sceptique vis-à-vis de la capacité du droit à contenir l'emploi illicite de la force, en l'absence d'une instance suprême qui puisse qualifier les faits et imposer une obligation à un État, décrivait avec lucidité : « La guerre est juste si elle est sanction d’un acte illicite, si elle est défense contre une agression, mais, juste ou non, elle est légale pour tous les belligérants parce qu’il n’y a, entre les souverains, ni tribunal pour dire le droit, ni force irrésistible pour l’imposer ». Par ailleurs, quand bien même le droit international serait de plus en plus respecté, une thèse qui laissait Aron sceptique, l’essentiel, estimait-il, ne serait pas changé car « on ne juge pas du droit international sur les périodes calmes et les problèmes secondaires et si le but est la paix par la loi, nous sommes toujours aussi loin du but »
Pour se projeter – ou essayer, tout au moins – de se projeter dans l'avenir, peut-être faut-il essayer de dégager quelques invariants fondamentaux qui ont précisément structuré, pendant les millénaires, cette évolution humaine que j'ai évoquée. Sans tomber dans l'abstraction philosophique, je voudrais vous faire prendre conscience de cette polarité, de cette tension entre deux constantes qui peuvent apporter une clé de compréhension de cette évolution : d'une part la domination et la violence, d'autre part l'aspiration à la dignité, à la liberté et à la reconnaissance.
S'agissant de la première – domination et violence – j’aime citer cette référence, que l'on doit, dans un contexte théologique, à Saint-Augustin qui, au IVe siècle de notre ère, avait rangé au nombre des trois concupiscences de l’âme humaine la libido dominandi, qu'il assimilait à l'orgueil, dont procèdent la passion de la domination, la tentation du pouvoir, la quête de la gloire et la volonté de puissance. Tant Hobbes que Machiavel ont conclu que l'individu est d'abord porté par ses passions et ses désirs, un jugement qui vaut a fortiori pour les princes et les rois. Ceux, écrit Hobbes, “dont la puissance est la plus grande orientent leurs efforts en vue de la garantir, à l’intérieur par les lois, à l’extérieur par les guerres. Et quand cela est accompli, un nouveau désir succède à l’ancien comme le désir de gloire acquise par une nouvelle conquête ».
Aron ne dit pas autre chose lorsqu’il évoque les mobiles qui animent les « unités politiques » : « celles-ci ne veulent pas être fortes seulement pour décourager l’agression et jouir de la paix, elles veulent être fortes pour être craintes, respectées, admirées. En dernière analyse, elles veulent être puissantes, c’est-à-dire capables d’imposer leur vouloir aux voisins et aux rivaux, d’influer sur le sort de l’humanité, sur le devenir de la civilisation. Les deux objectifs se rattachent l’un à l’autre : plus il a de forces, moins l’homme court le risque d’être attaqué, mais il trouve aussi, dans la force même et la capacité de s’imposer aux autres, une satisfaction qui n’a pas besoin d’autre justification. La sécurité peut être un but dernier : ne plus craindre est un sort digne d’envie, mais la puissance aussi peut être un but dernier : qu’importe le danger si on connaît l’ivresse de régner ?»
La seconde constante que l’on discerne est l'aspiration à la dignité, à la liberté et à la reconnaissance, qui renvoie bien sûr aux thèses de Hegel. La fin de la Guerre froide avait donné du crédit aux thèses de l'évolution inéluctable des sociétés vers la démocratie libérale, que semblaient confirmer les choix des sociétés libérées du joug soviétique, mais aussi le combat des étudiants chinois pour la démocratie, réprimé dans le sang en juin 1989, ou encore les ralliements au modèle démocratique de nombreux pays d'Amérique latine ou de certains pays asiatiques. C'est cet esprit que le politologue Francis Fukuyama avait capturé par sa fameuse formule sur « la fin de l'histoire ». Si cette trajectoire a pu être empruntée dans 70 pays, la courbe s'est inversée moins de deux décennies plus tard et la régression démocratique a été générale, comme on l'a vu après la fin du printemps arabe. Il n'y a plus aujourd'hui qu'une trentaine de démocraties libérales authentiques dans le monde, où vivent un milliard d'individus, sur les 8 milliards que porte la planète. Et certaines de ces démocraties sont en proie à des crises de représentation qui alimentent le populisme, le nationalisme et les extrémismes.
A ce stade, permettez-moi de citer à nouveau Raymond Aron : « Le jugement porté sur une action extérieure ne se sépare pas du jugement porté sur le régime intérieur, les institutions de l’État », écrivait-il en 1972. C'est d’ailleurs au nom de ce principe que les États-Unis avaient, après la Deuxième Guerre mondiale, considéré qu’un système de démocratie représentative serait le meilleur rempart contre une résurgence d’un péril nationaliste en Allemagne, au Japon et en Italie. La pertinence de ce choix reste aujourd'hui éclatante.
Si la culture du respect de la règle de droit n'a pas suffi à préserver les États-Unis de la tentation de violer le droit international – y compris celui dont ils se sont vus comme les garants – il reste que le terreau naturel de la coercition est formé par les régimes autoritaires et dictatures. A l’intérieur, cette coercition s’exerce par la répression, l’arbitraire et l’abolition des libertés. A l’extérieur, elle revêt la forme de l’agression, de la provocation, du fait accompli, reflets du même mépris pour le droit international que pour la règle de droit dans l’espace intérieur.
Cette tension, historique, entre la passion de la domination et du pouvoir d'une part, l'aspiration à la liberté d'autre part me semble appelée à continuer de sous-tendre l'ordre international. C’est le constat qu’avait déjà fait Kant il y a plus de deux siècles, et c’est le fondement des travaux qui ont revisité les écrits du philosophe de Königsberg, avec notamment la thèse dite de « la paix démocratique », formulée il y a un quart de siècle par le politologue américain Michael Doyle, et qu’on peut rendre par un énoncé simple : « les démocraties ne se font pas la guerre entre elles ».
Il n’est de meilleure illustration de cette thèse que le projet européen, fondé sur un postulat de rejet de la guerre par le transfert à une autorité supranationale de ces deux matières premières essentielles à l'industrie d'armement que sont le charbon et l'acier, mais plus encore une organisation politique bâtie autour des principes de l'État de droit et de la démocratie libérale. Certes, cette construction n'a pu voir le jour que grâce au couplage de sécurité assuré par les Etats-Unis dès les premières années de la Guerre froide, incarné par l'Alliance atlantique et maintenu après la fin de celle-ci.
Mais elle a permis d’agréger à cette culture de la règle de droit, du respect, de la confiance, nombre de pays issus de la dislocation de l’espace communiste, héritiers de contentieux territoriaux et ethniques, des conflits parfois séculaires, qu’ils ont été amenés, pour rejoindre l’Union européenne, à dissoudre dans l'acceptation de l’acquis communautaire. L’Europe a de la sorte connu près de huit décennies de paix discontinue, la plus longue période de paix de son histoire tourmentée. On ne peut évidemment que s’en réjouir, mais un dommage collatéral de ce succès a été que les Européens, en particulier ceux de l’ouest de notre continent, formatés par cette singularité de l'histoire, se sont crus – et continuent de se croire – immunisés contre la dimension tragique de l’histoire.
3. Quelles conséquences peut-on tirer de ce constat ? Troisième proposition : la paix par la force
Si la paix par le droit s'avère être une impasse, quel principe peut régir les relations internationales, et au premier chef ce qui est au cœur de celles-ci, la question cardinale de la guerre et de la paix, ou, pour le dire en des termes moins dramatiques, de la sécurité ? La conséquence mécanique, si on peut dire, de ce basculement de paradigme est le retour à la logique séculaire du primat de la force, de la coercition, des rapports de domination et, par corollaire, du besoin d'assurer sa sécurité dans ces conditions.
Dans l'histoire, les « entités politiques » (Aron), empires ou États-nations, ont cherché à assurer leur sécurité par une accumulation de forces, qui, dans le meilleur des cas, débouche sur un équilibre de celles-ci, mais expose aussi au risque, qui est implicite au « dilemme de sécurité », de l'escalade pour faire pièce aux ambitions prêtées aux puissances rivales. Une autre modalité de la sécurité est la recherche, de la part d’un acteur faible, d'une protection auprès d'un acteur plus puissant, en contrepartie de l'acceptation d’une relation de protectorat ou de l’appartenance à ce qu'on appelle une « sphère d'influence ». Cette relation peut être inscrite dans une alliance, avec ou sans traité, multilatéral ou bilatéral.
Ces stratégies séculaires me semblent appelées à redevenir la norme du système international. Certes, le coût et les risques inhérents à une nouvelle course aux armements peuvent justifier des logiques de maîtrise des armements, que l'on a vu prospérer pendant la Guerre froide notamment. Mais il nous faut faire notre deuil de la perspective de résurgence d'un système universel de sécurité collective, dans lequel les Etats accepteraient de gager leur sécurité sur des assurances purement juridiques. De même, l'idée d'« architecture européenne de sécurité » est une vue de l'esprit. Une telle option est plus insusceptible encore de créer un dispositif fiable à cet égard que ne l'ont été les constructions multilatérales imaginées pour organiser l'Europe de l’après-Guerre froide, comme l'OSCE, la charte de Paris, l'accord FCE. Vidées de leur substance, elles se sont étiolées au fil des années.
Les régimes existants de maîtrise des armements sont eux-mêmes exposés à une forte corrosion : la Russie s’est retirée de FCE et du traité, New START, de limitation des arsenaux nucléaires avec les Etats-Unis. Mais le régime le plus fragile aujourd'hui est celui mis en place par le Traité de non-prolifération nucléaire (1968), qui a permis d'infirmer la conjecture du président Kennedy, lequel s’inquiétait de voir apparaître, « à l'horizon des années 1970, 15, 20 ou 25 puissances nucléaires dans le monde ».
Pour autant, ce traité n'a pas constitué une digue fiable contre l'acquisition d'armes nucléaires par le Pakistan, l'Inde et, plus récemment, la Corée du Nord. L'Etat le plus proche du seuil nucléaire est bien sûr l'Iran, qui ne manquera pas de le franchir dès qu’il le jugera opportun ou possible. L'arme nucléaire ne pouvant être désinventée, d'autres Etats suivront la même trajectoire dès lors qu’ils en auront les moyens technologiques et qu’ils jugeront que la détention de ce type d'arme est le seul moyen d'assurer leur sécurité.
Mais sans attendre que cette perspective se concrétise, que peut-on dire du régime de la conflictualité tel qu'il se dessine aujourd'hui ?
Une première observation peut-être faite sur le rôle de l'arme nucléaire non pas comme un élément de dissuasion d’un agresseur, mais comme le parapluie d’une action offensive, ce que les experts ont appelé la « sanctuarisation agressive ». C'est précisément le schéma qu'on voit se déployer aujourd'hui en Ukraine, où la Russie, puissance nucléaire, conduit une guerre d'agression en multipliant les gesticulations nucléaires à l'adresse non pas du pays agressé, mais des Etats qui ont choisi de soutenir Kiev, pour les décourager, en agitant le spectre de l'escalade, de monter d'un cran dans la qualité de ce soutien, notamment par la nature et les performances des armements livrés. Cette posture, dont on peut dire qu'elle a été couronnée d'un certain succès, peut naturellement inspirer d'autres États nucléaires.
Une seconde observation est que le spectre des ressources conventionnelles disponibles pour porter des logiques de conflictualité est bien plus large qu'il ne l'a jamais été dans l'histoire. Si des techniques anciennes, comme l’artillerie, continuent de prouver leur efficacité sur les champs de bataille, les systèmes d'armes sont de plus en plus performants, automatisés, précis, destructeurs, intégrés avec d’autres fonctions, de renseignement et de communication.
Le cyberespace offre un champ illimité d’action en profondeur, qui permet aux Etats autoritaires de donner une ampleur inédite aux vieilles méthodes de propagande, consubstantielles à la guerre. Elles portent aujourd'hui d’autres noms – la désinformation, la manipulation, les usines à trolls, les machines à mensonges… – mais elles relèvent du même objectif, semer le doute, la confusion, la discorde chez l’adversaire. La logique de l’affrontement envahit les champs les plus inattendus, qui vont de la réécriture des normes à celle de l’histoire, dont la Russie, Poutine en tête, et la RPC se sont fait les champions. La Chine utilise ainsi ses instituts Confucius et ses étudiants à l’étranger pour essayer d’imposer son récit national, et n’hésite pas à intimider les chercheurs qui contrarient ce projet. On a également vu surgir le concept, plus flou, de « menace hybride », qui recouvre toutes sortes d’actions, comme l’arrivée des « hommes verts » sans insignes en 2014 en Crimée, ou encore l’exfiltration, par la Biélorussie, de migrants vers la Pologne.
Un mot sur ces grandes entreprises qu’il m’avait été initialement proposé de traiter sous l’angle de leurs capacités à rivaliser avec les Etats. Si elles peuvent se jouer de la souveraineté des Etats sur les territoires desquelles elles exercent leurs activités, non seulement, elles ne se posent pas en rivales de leurs Etats d’origine, mais ceux-ci s’en servent dans leurs stratégies d’affrontement. De manière différente selon qu’il s’agit de régimes démocratiques ou dictatoriaux.
S’agissant des Etats-Unis, la loi Cloud Act, promulguée en mars 2018, donne à l’administration accès à toutes les données stockées par les entreprises américaines de l’Internet, que ce soit aux États-Unis mêmes ou à l’étranger, qu’elles concernent ou non des ressortissants américains. Elles constituent de véritables aspirateurs mondiaux d’information et de données.
Pour ce qui est de la RPC, une législation bien plus stricte fait de toutes les entreprises nationales des auxiliaires de la politique du PCC, une injonction qui vaut pour les entreprises de l’Internet (BATX), mais aussi pour les autres entreprises, de type Huawei ou STX, qui sont des véhicules de recrutement, d’influence, d’entrisme, de promotion des normes chinoises, ou encore, grâce à leurs performances commerciales, d’implantation de la 5G au cœur des systèmes de communication du monde occidental.
Sans surprise, les entreprises russes ne sont pas plus vertueuses, rémunérant, jusqu’en février 2022 du moins, de nombreuses anciennes personnalités politiques européennes, souvent éminentes – Nordstream, Rosneft, Sibur, Zarubezhneft, le fonds souverain russe… Je mentionnerais enfin un aspect peu connu de l’action de la Chine, principalement, à savoir l’exportation du savoir-faire – et des équipements – de contrôle social et surveillance vers des pays du sud, une façon d’installer une dépendance durable.
Le moment est venu de conclure
Pour répondre à la question qui m’a donné le titre de cette intervention, je dirais qu’on ne voit pas de nouvelles règles en gestation, si par règles il faut entendre un corps de droit respecté par tous les protagonistes du jeu. On est plutôt sur l’autre versant, celui d’un jeu sans règles, un jeu où tous les coups sont permis.
Et s’il me faut définir l’ordre du monde, celui de demain, mais déjà d’aujourd'hui, la notion qui le capture le mieux est celle de la paix armée. La Chine vient d’annoncer une hausse de son budget militaire de plus de 7 % en 2024, la même progression qu’en 2023. La Russie a annoncé une augmentation de 10 fois ce chiffre, soit 70 % entre 2024 et 2023. Quant aux Etats-Unis, la progression n’est que de 3 %, mais elle s’applique à une masse colossale, qui s’élève cette année à près de 900 Mds $. Quant aux dépenses militaires agrégées à l’échelle du monde, elles ont crû de 9 % en 2023, pour atteindre 2 200 Mds $... Je ne pense pas qu’il soit besoin de beaucoup d’autres illustrations de ce point. Peut-être un simple rappel : au plus fort de la Guerre Froide, à la charnière des années 1950-60, le ratio des dépenses militaires dans le PIB était de 9-10 % pour les Etats-Unis, et même légèrement supérieur à 10 % dans le cas de la France en 1960. Malgré le nom de CW, l’Europe de l’ouest a bénéficié d’une longue période de paix et de prospérité.
Pour ce qui de cet autre point évoqué, à savoir la tension entre d'une part la domination et la violence, d'autre part l'aspiration à la dignité et à la liberté, non seulement l’euphorie de la « fin de l’histoire » s’est transformée en dégrisement, après que la vague de démocratisation de l’après-Guerre froide a laissé place à la régression démocratique. Mais plus inquiétant, la crise des démocraties représentatives affecte désormais des pays où cette forme d’organisation de la Cité semblait solidement enracinée, aux Etats-Unis comme en Europe. On y voit des formations extrémistes, portées par une rhétorique populiste, accéder au pouvoir, tandis que d’autres s’en rapprochent. Se prétendant l’incarnation de la volonté du peuple, elles font main basse sur les institutions de la démocratie – la justice, le contrôle de constitutionnalité, la liberté de presse… – pour garantir leur maintien et même leur pérennité au pouvoir. Des procédés dont sont coutumiers les régimes autocratiques ou dictatoriaux, mais qui, s’ils commencent à gangréner l’archipel des démocraties, ne peuvent manquer d’inquiéter. Car ce sont précisément ces dérives qui préparent le terreau des logiques de domination et de coercition.
C’est pourquoi, alors que les Etats-Unis sont exposés à un risque de fragilisation de leur régime démocratique – bien moins conforme aux canons de la démocratie libérale qu’on ne le pense – il me paraît essentiel de préserver l’ensemble européen du risque de corrosion de son unité autours de ses principes fondateurs, que sont l’Etat de droit et la démocratie. Car à la différence d’un Etat, dont les institutions sont exposées aux aléas politiques, celles de l’UE sont ancrées dans des traités, qui offrent de ce fait des mécanismes de rappel et de résilience face aux dérives possibles. C’est ainsi seulement que l’ensemble européen est à même de démontrer qu’il peut exister une alternative à l’anarchie et à la loi du plus fort. Et c’est en faisant corps autour de ses principes qu’il est légitime pour rester la boussole politique de l’idéal démocratique et de l’aspiration des peuples à la liberté, seule chance, en les aidant à ramener leurs nations vers la communauté des démocraties, de retrouver un jour, sans doute lointain, le chemin de la paix.