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Le réveil salutaire des Européens en matière de sécurité ne les affranchit pas des paradoxes de l'Otan, devenue un instrument de domination entre les mains d'une puissance américaine suzeraine, constate le diplomate Pierre Buhler.
Par Pierre Buhler (Diplomate, ancien président de l’Institut français et professeur à Sciences Po)
La brutale accélération des événements a provoqué un sursaut des Européens, conscients que la guerre en Ukraine constitue un « défi existentiel pour l'Union européenne ». La menace est clairement désignée - la Russie - et un ensemble de mesures ambitieuses a été approuvé par le Conseil européen du 6 mars. « L'Europe de la défense […] devient une réalité », avait souligné le chef de l'Etat, la veille. Bienvenus et salutaires, ces choix n'en sont pas moins obérés par un double paradoxe qui semble relever sinon d'un impensé, du moins d'un non-dit.
Le premier réside dans l'incongruité d'une situation où le président des Etats-Unis exige de tous les alliés de l'Otan qu'ils relèvent à 5 % du PIB leurs dépenses de défense, une exhortation assortie d'une invitation à peine voilée à s'armer aux Etats-Unis, et en fait une condition de l'exécution, par les Etats-Unis, de leur obligation d'assistance à tout allié victime d'une attaque. Or, dans le même souffle, il pactise avec Vladimir Poutine, chef de ce même Etat dont émane la menace sur l'Europe. Endossant sans ciller les positions du Kremlin, les Etats-Unis ont ainsi joint leur voix à celles de la Russie dans une résolution de l'Assemblée générale de l'ONU, votant contre l'Europe et l'Ukraine, le 24 février.
Double contrainte juridique et technique
Le second paradoxe est plus dirimant encore. Alors que la défense du continent incombe à l'Otan, les Etats-Unis n'ont cessé de tuer dans l'oeuf toute velléité d'Europe de la défense, avec l'assentiment de quasiment tous les alliés européens, confiants dans l'inébranlabilité de la garantie de sécurité américaine. Mais toute initiative visant à donner corps à une réplique européenne se heurte à un obstacle majeur, la composition des arsenaux des pays concernés - à l'exception de la France -, formés en partie d'armements américains.
Cette provenance les place sous une double contrainte. La première est d'ordre juridique, sous forme d'« accords d'usage final » et d'une législation, dite Itar, qui soumettent à une autorisation des Etats-Unis l'utilisation de ces armements hors du pays ou une cession à un pays tiers - l'Ukraine par exemple. La seconde est d'ordre technique et revêt la forme d'une dépendance de services intégrés tels que le renseignement - dont la suspension s'est avérée très handicapante pour l'Ukraine - de logiciels de mise à jour et de pièces de rechange, voire de dispositifs de désactivation à distance.
Revers de médaille
Car il s'agit principalement d'armes de haute technologie - avions de combat, systèmes de défense aérienne et missiles de longue portée - qui forment entre la moitié et 80 % des arsenaux, en ce domaine, des pays concernés. Les flottes aériennes de plusieurs Etats de l'UE sont ainsi composées de F-16 (plus de 300 au total), en cours de remplacement par des F-35 (plus de 300 en service ou commandés). La durée de vie opérationnelle des premiers arrive à son terme vers 2040, celle des seconds dans les années 2070.
Au total, le revirement de Trump sur l'Ukraine, que certains peuvent voir comme l'aiguillon d'une prise en charge par les Européens de leur défense, est en réalité le révélateur du revers de la médaille de cette protection garantie au Vieux Continent depuis 1949, devenue objet de transaction. L'Otan apparaît désormais comme un instrument de domination, voire de vassalisation de l'Europe par une puissance américaine qui n'autorisera aucune action militaire européenne contraire à ses intérêts. Et quand bien même le Portugal, qui semble prêt à renoncer à son projet d'acquérir des F-35, ferait école parmi les alliés, aucun volontarisme des Européens n'est en mesure, même à moyen terme, de les libérer de ce joug.