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CHAPITRE III

L E S T A L I N I S M E

I - L'ECLOSION DE LA DICTATURE.

A - LA CONCENTRATION DU POUVOIR.

L'absorption du PPS lève le dernier obstacle à la mainmise communiste sur la Pologne en préludant à l'instauration d'une dictature du clan des "moscovites" sur le Parti et à l'établissement d'un régime de parti unique.

Le Congrès de fusion des partis communiste et socialiste s'est contenté, pour arrêter les statuts du nouveau Parti, le Parti Ouvrier Unifié Polonais (PZPR), de recopier ceux de l'ancien PPR. A l'instar des autres partis communistes, le PZPR est organisé en une structure pyramidale : les cellules de base sont les comités du Parti dans les entreprises, les administrations, les Universités; le critère géographique est subsidiaire et préside à la création des comités de quartier ou de commune. Aux échelons supérieurs, cependant, le critère géographique s'applique pleinement et détermine l'organisation au niveau du district (powiat) et de la région (voïvodie). Les fonctions dirigeantes, à l'échelon local ou central, sont électives, mais la règle du "centralisme démocratique", fondement de l'organisation d'un parti léniniste, inverse ce principe : la direction (Bureau Politique, Comité Central) est formée par le jeu de la cooptation et désigne elle-même les cadres intermédiaires et locaux. L'élection n'a d'autre fonction, ensuite, que de ratifier ces nominations.

Cette structure, dérivée de celle du PCUS, permettra, à l'image de celui-ci, une concentration de pouvoirs dictatoriale dans les mains d'un seul homme. Les "moscovites", Bierut, en tête, sont parvenus à écarter des instances dirigeantes du Parti Gomulka et ceux de ses amis qui ne l'ont pas renié. Et si, au Congrès de fusion, en décembre 1948, celui-ci est néanmoins élu au nouveau Comité Central, ce n'est qu'un sursis qu'il doit au fait que la sensibilité "nationaliste" dans le Parti n'est pas encore neutralisée. C'est là précisément la tâche prioritaire pour Bierut, qui non seulement consolide sa victoire, mais aussi, et surtout, va au-devant des exigences de Moscou. Pour Staline, en effet, le "danger actuel" est le titisme et il ne saurait être question que la Pologne, d'une tout autre importance stratégique pour l'URSS que la Yougoslavie, connaisse une déviation analogue avec le courant "gomulkiste". Bierut mène

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l'entreprise avec zèle. En trois vagues, jusqu'en novembre 1949, la direction du Parti va poursuivre la purge lancée en septembre 1948. Elle aura touché, en l'espace de 14 mois, un quart environ des effectifs du Parti. Lors du IIIème plenum du PZPR, en novembre 1949, Bierut juge la situation mûre pour faire exclure du Comité Central non seulement Gomulka et Zenon Kliszko, mais aussi Spychalski, un des proches du Premier Secrétaire déchu, qui avait accepté pourtant de jouer un rôle de premier plan dans l'offensive contre lui.

Début 1950, le "gomulkisme" n'existe plus en tant que courant organisé au sein du Parti, mais les idées de Gomulka conservent de nombreux adeptes dans ses rangs, notamment dans l'appareil local du PZPR (1). D'autres sensibilités coexistent dans le Parti, autour de réseaux d'amitié ou d'affinités bâtis sur des critères autant personnels (vétérans du KPP, anciens du PPR, "partisans" du général Moczar ou anciens officiers politiques de l'armée Berling) qu'idéologiques ("nationaux" et "moscovites"). S'y ajoutent les militants et cadres venus du Parti Socialiste ainsi que les membres venus au PPR après-guerre par idéalisme ou par opportunisme. Leur influence est encore plus infime. Le Parti n'en continue pas moins, par épurations successives, à exclure une partie de ces "déviants".

La prise en main de la direction et de l'appareil du Parti par les "moscovites" réunis autour de Bierut et le climat de terreur qui s'instaure jusque dans les rangs du PZPR réduisent ces courants à l'impuissance et au silence. Mais ils ne parviendront pas à les faire disparaître et malgré les apparences, même aux pires moments du stalinisme, le PZPR ne sera jamais un parti totalement monolithique.

Les "gomulkistes" affaiblis, Bierut et ses partisans ont les coudées d'autant plus franches que les statuts du Parti autorisent toutes les interprétations et ne dressent aucun obstacle à la concentration du pouvoir. Le Comité Central, composé de partisans de la ligne "moscovite" ou de personnalités insignifiantes - que l'on désigne, dans le jargon des communistes, par le "ballast" - et qui doit être statutairement réuni tous les 3 ou 4 mois le sera moins de deux fois par an. La réalité du pouvoir revient donc à l'appareil du Parti, c'est-à-dire à son Secrétariat et au Bureau Politique. Encore une hiérarchie informelle se dessine-t-elle rapidement dans ces instances. Au sommet siège une sorte de directoire formé de Bierut, de Berman, l'éminence grise, et de Minc, l'économiste. Ces deux derniers, intellectuellement très supérieurs à Bierut, sont pour lui davantage des conseillers que des rivaux potentiels : Juifs, ils ne peuvent guère prétendre à la direction du Parti à une époque où l'antisémitisme commence, sous l'appellation d'"antisionisme", à fermenter au Kremlin. Dans un second cercle autour de ce triumvirat figurent les fidèles de Bierut : Ochab, chargé de la propagande et de l'idéologie - "trop intelligent pour être sectaire, mais il représente le bolchevisme stalinien extrémiste", note le colonel Swiatlo (2) -, le général Radkiewicz, redouté chef

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de la Bezpieka, affidé servile de Bierut, Zambrowski, tout autant redouté, et Zawadzki, personnage falot et dévoué. Les deux derniers sont, ainsi que Berman, secrétaires du Comité Central. Tous sont des communistes d'avant-guerre, et tous ont passé la guerre en Union Soviétique, membres de l'Union des Patriotes Polonais ou du Bureau Central des Communistes Polonais. La composition du Bureau Politique n'ignore pas totalement les autres courants du Parti et fait place à des "nationaux" qui ont participé à la résistance en Pologne, comme Jozwiak-Witold, le chef de la "Milice Civique", Chelchowski ou d'anciens socialistes comme Cyrankiewicz ou Rapacki. Mais ce dernier cercle est écarté du circuit de décision et, ce qui va de pair, du circuit de l'information : le Bureau Politique se réunit peu et le plus souvent pour entériner des décisions prises auparavant par la "troïka" dirigeante.

Après la fusion des deux grands partis, PPS et PPR, il reste à fixer le sort des quatre partis restants : les deux partis agrariens (SL et PSL), le Parti du Travail (SP) et le Parti Démocratique (SD). Il s'agit, à vrai dire, d'une formalité, tant ces formations sont désormais asservies aux communistes. Ceux-ci, considérant qu'il est utile de les conserver, décident néanmoins de simplifier le paysage politique en procédant à une double fusion.

C'est ainsi que, au cours d'un Congrès extraordinaire, les 27 et 28 novembre 1949, les vestiges du PSL de Mikolajczyk, contrôlés depuis le départ de celui-ci par des "sous-marins" du pouvoir, fusionnent avec l'autre parti agrarien, le SL "lublinois". C'est ainsi que naît, sous la bannière de l'"unification du mouvement agrarien", le "Parti Paysan Unifié" (ZSL)1.

L'ancienne formation de Karol Popiel, le Parti du Travail (SP), également investi par des hommes du pouvoir, connaît un sort identique en juillet 1950, lorsqu'il est carrément absorbé par le Parti Démocratique (SD), habilement dirigé par Léon Chajn, un cryptocommuniste qui sera récompensé de ses services par une belle carrière dans l'appareil d'Etat.

L'organisation de ces deux partis est calquée sur celle du PZPR : les comités locaux prennent le nom de "cercles", mais la même structure pyramidale doit assurer le respect du même "centralisme démocratique". Leur spécificité réside dans la tâche que leur assigne le PZPR : représenter - subsidiairement - les campagnes pour le ZSL et les professions libérales et intellectuelles pour le SD. Les deux partis n'en "reconnaissent" pas moins "le rôle dirigeant du PZPR" et "acceptent les objectifs fondamentaux de son programme" (3) en même temps qu'ils "accompagnent la classe ouvrière dans sa marche vers le socialisme"2. En réalité, réduites à l'impuissance, les deux formations ne doivent leur survie, au demeurant purement nominale, qu'à leur rôle de figuration dans

1Z.S.L. : Zjednoczone Stronnictwo Ludowe

2 C'est en ces termes que le conseil exécutif du Parti Démocratique (S.D.) formule son objectif en octobre 1948 (4)

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le maintien d'une fiction de pluralisme. Cette fiction est entretenue par une parodie de concertation dans la définition de la politique du pouvoir au sein de plusieurs instances ad hoc (commissions d'entente des partis aux échelons central et locaux, réunions ou résolutions conjointes des organes dirigeants des partis) et par la constitution des listes des candidats. Le ZSL et le SD remplissent également un office d'auxiliaire du PZPR dans le contrôle et l'encadrement politique de milieux comme les agriculteurs ou les professions indépendantes, plus réfractaires que d'autres au communisme.

Tout en procédant à cette simplification du paysage politique, le Parti investit l'Etat, qui lui-même absorbe, en une boulimie totalitaire, tous les domaines d'activité du pays. Avec la nationalisation de l'industrie et du commerce, l'Etat se trouve à la tête d'un important appareil de production et devient quasiment le seul employeur du pays en dehors de l'agriculture. S'y ajoutent les fonctions plus traditionnelles de l'administration ainsi que celles que dicte la forme même du régime : aucune parcelle d'activité humaine organisée ne doit échapper au contrôle public, y compris, dans l'idéal, l'agriculture. Cette prolifération des tâches de l'Etat s'opère au prix d'une hypertrophie rapide de l'appareil administratif. Alors que de 1945 à 1948 deux ministères et quatre offices centraux (Urzad Centralny) seulement avaient été créés, ce sont respectivement 17 ministères et 21 offices centraux qui sont fondés entre 1949 et 1955 (5). Le ministère de l'industrie et du commerce est ainsi scindé en février 1949 en 7 ministères dont certains seront à nouveau divisés en 1952. En mai 1951, le ministère de l'agriculture subit le même sort. Après quelques années, l'organigramme du gouvernement polonais ressemble à celui du gouvernement soviétique et le ministère des fermes d'Etat y côtoie celui de l'industrie légère ou de la construction de machines agricoles.

En l'espace d'un an, entre 1949 et 1950, le nombre des fonctionnaires de l'Etat - hormis l'appareil de sécurité, l'armée et, bien entendu, le secteur productif - passe de 150 à 345 000 (6), chiffre auquel il se maintiendra peu ou prou par la suite. L'hypertrophie de l'Etat est doublée par un phénomène similaire dans l'appareil du Parti.

Devenu maître du jeu en décembre 1948, le PZPR investit, en peu de temps, sans changements institutionnels ni actes juridiques, l'Etat. En dehors de la Bezpieka, de l'armée, le PPR était, avant 1949, loin d'exercer un pouvoir absolu sur l'administration : d'autres partis lui disputaient la gestion des affaires, surtout au niveau local, et des cadres de différentes affinités politiques occupaient des postes de responsabilité que leur avaient valu leurs compétences. Cet équilibre transitoire, dicté par les exigences de la reconstruction, est rompu par le passage au monopartisme de fait. Le pouvoir local, jusque-là partagé entre le "Conseil national" (Rada Narodowa) du lieu et le représentant de l'Etat, le "voïvode", est transféré au Premier Secrétaire du Parti dans la

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voïvodie, lequel se voit investi d'une compétence universelle pour toutes les affaires de son ressort territorial, à l'exclusion de la défense et de la sécurité. Ceux, ingénieurs, architectes, techniciens, à qui leur seul talent avait valu d'exercer des responsabilités sont relevés par la génération montante des jeunes technocrates communistes, aux rangs gonflés par l'opportunisme.

La fonction de direction politique qu'entend exercer le Parti se charge d'un contenu technique croissant qu'il ne peut maîtriser qu'en développant un appareil technique propre, véritable administration parallèle, dont procède l'autorité. Au sommet, l'identité des intérêts du Parti et de l'Etat est assurée par le cumul de l'autorité suprême sur l'un et l'autre dans les mains de Bierut, président à la fois de la République et du Comité Central du PZPR.

Cette double extension de l'appareil de pouvoir se traduit par une rapide dérive bureaucratique, aux symptômes bien connus : foisonnement de directives et circulaires, multiplication des redondances, pesanteur de la hiérarchie, dilution des responsabilités, invasion de rituels et de privilèges. C'est de cette époque que date la campagne de propagande, qui se poursuivra jusqu'à la fin du régime, contre la bureaucratie. Sans vergogne, Bierut l'impute au "style de vie et de travail lié à la vieille idéologie bourgeoise" (7). La propagande s'avère impuissante, évidemment, à vaincre la bureaucratie et l'indolence administrative, que la dualité du système de pouvoir tend plutôt à encourager. Le Parti met donc en place un aiguillon extérieur à l'administration sous la forme d'actions publiques et spectaculaires, dans lesquelles il mobilise les mouvements qui lui sont subordonnés. Les organisations de jeunesse - l'Union de la Jeunesse Polonaise (ZMP)3 ou le "Service de la Pologne" - mais aussi le mouvement stakhanoviste offre une masse de manoeuvre gratuite pour de telles actions : campagnes de pression pour la livraison de produits agricoles, campagnes d'"émulation socialiste", distribution de ravitaillement etc. Ces opérations ponctuelles n'ont, au-delà de leurs effets immédiats, guère d'autre conséquence que d'achever de démoraliser une administration déjà soumise à la double autorité de sa propre hiérarchie et du Parti.

La dictature s'installe sur le modèle soviétique, copié par toutes les démocraties populaires. Tous les éléments constitutifs s'en trouvent rapidement réunis au sommet de l'Etat et du Parti : une mystique du chef, dont le pouvoir est sacralisé, l'absence de contre-pouvoir et de contrôle, la liquidation de toute velléité d'opposition et une suspicion mutuelle généralisée. Les plus hauts dignitaires du régime sont entourés d'une garde prétorienne et, même entre eux, la confiance ne règne qu'en apparence : Bierut a fait fouiller le passé de tous les hauts responsables par la Bezpieka, qui fait surveiller ceux-ci par leurs gardes du corps et employés de maison (8). Nombre d'entre eux ont une tache (collaboration avec le régime polonais d'avant-guerre ou avec les

3 ZMP : Zwiazek Mlodziezy Polskiej

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nazis) qui, en cas de besoin, permettra de les faire chanter ou les perdre. Le pouvoir s'identifie de plus en plus avec sa police secrète, la Bezpieka. Celle-ci, devenue, en l'espace de quelques années, un véritable "Etat dans l'Etat", au personnel trié sur le volet et à qui le pouvoir laisse les coudées franches pour mener la répression. A partir de 1949, la direction du Parti y voit un précieux instrument de gouvernement. Discrète et efficace, la police politique s'est acquis une sorte de compétence universelle dans tous les domaines de la vie civile : ses "départements" couvrent aussi bien le monde de la culture que l'économie ou la vie religieuse. Si bien que ce sont Bierut et Berman qui, soit par le truchement du ministre de la Sécurité Publique, Radkiewicz, soit même directement avec des agents du ministère, dirigeront personnellement la politique de répression et de terreur du régime.

B - LA FACADE JURIDIQUE.

Au plus fort de la dictature et de l'arbitraire, le pouvoir éprouve le besoin, comme du reste les autres "démocraties populaires", de dissimuler ses agissements derrière la façade juridique d'un système irréprochablement démocratique. C'est ainsi que la Diète adopte, en 1950, le régime de l'administration locale, puis, en 1952, une constitution et, enfin, la même année, le mode de scrutin de sa propre réélection.

1) L'administration locale.

Sous l'étrange appellation de "loi sur les organes locaux du pouvoir d'Etat unifié", la loi du 20 mars 1950 pose le fondement théorique de la démocratie populaire - un pouvoir largement décentralisé et d'essence démocratique. Le cadre politique d'une telle organisation existe déjà avec les "conseils nationaux" (Rada Narodowa) créés en novembre 1944. Ces conseils - non élus à l'époque - sont les organes délibérants d'une administration locale théoriquement autonome à l'échelon de la voïvodie, du district ou de la commune. Ils n'exercent pas, cependant, la réalité du pouvoir, qui est partagée, fort inégalement d'ailleurs, entre l'Etat, représenté par les "voïvodes" - équivalent des préfets français - les "starostes" - maires de communes rurales -, et le Parti, qu'incarne partout le Premier Secrétaire du comité local.

La loi de 1950 aligne le régime de l'administration locale sur celui des "soviets" en vigueur en Union Soviétique, rompant radicalement avec le modèle en vigueur dans la Pologne d'avant-guerre. Les conseils deviennent ainsi l'autorité politique et administrative unique dans leur ressort territorial, cumulant les compétences de l'"organe d'autogestion locale" qu'ils possédaient - en théorie - de 1944 à 1950 et du représentant local de l'Etat. Le système pyramidal mis en place en 1944, qui subordonnait les "conseils de communes" aux "conseils de district", eux-mêmes sous l'autorité des "conseils de voïvodie", est confirmé. Au sommet de l'édifice, le Conseil

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d'Etat créé en 1947 par la "petite constitution" est l'autorité suprême des "conseils nationaux". Ceux-ci sont dotés d'une compétence générale - qui couvre aussi bien la culture que les finances locales, l'économie et jusqu'à l'ordre public - dans leur circonscription d'action, mais n'ont qu'un pouvoir délibérant. Le pouvoir exécutif est exercé par un presidium élu, et plus précisément par le président de ce presidium.

Ce modèle de démocratie politique n'est cependant qu'une fiction. Plusieurs mécanismes garantissent, en toute légalité, l'autorité sans partage du Parti sur les affaires locales. Le mode d'élection des conseils tout d'abord : la machinerie complexe nécessaire pour obtenir les résultats souhaités n'est pas encore en place en 1950, et ce n'est donc qu'en 1954, soit dix ans après leur création, que les "conseils locaux" seront enfin élus. Le mode de scrutin permettra au pouvoir, comme pour les élections législatives, d'y faire élire des candidats à sa dévotion, selon la répartition qu'il a déterminée (deux tiers seront des membres des 3 partis de gouvernement (9)). Par ailleurs, l'autorité supérieure des "conseils nationaux", le Conseil d'Etat, contrôlé par le PZPR, a le pouvoir de dissoudre ces conseils et d'annuler leurs résolutions pour peu qu'elles soient "illégales ou contraires à la ligne politique (...) de l'Etat" (10). Enfin, le sommet de la pyramide des organes exécutifs, les presidiums, des "conseils nationaux" est le gouvernement lui-même, également aux mains du Parti. La loi lui donne non seulement autorité hiérarchique sur les présidents de presidium, mais encore un droit d'agrément des candidats à l'élection, purement formelle, à ce poste et un droit d'annulation de toute décision d'un "conseil national".

Cette autorité reste, là encore, purement théorique. La réalité du pouvoir local est exercée par la chaîne de commandement parallèle que constitue l'appareil du Parti, dont les premiers secrétaires de district et de voïvodie appliquent strictement les directives reçues du Secrétariat du Comité Central. Les "conseils nationaux", dépourvus de pouvoir et d'influence, seront ravalés au rang d'instances de validation de décisions prises en dehors d'eux.

2) La constitution de 1952.

La Pologne est régie, depuis 1947, par la "petite constitution", une loi constitutionnelle provisoire dont les dispositions imprécises n'ont pas élevé le moindre obstacle à la concentration des pouvoirs. Or toutes les autres "démocraties populaires" se sont déjà, elles, dotées de constitutions définitives : la Bulgarie, dès décembre 1947, la Roumanie, la Tchécoslovaquie et la Hongrie en 1948. En Pologne, cette démarche n'est pas la priorité la plus pressante, mais la législature du Sejm élu en 1947 arrive à échéance en février 1952 et elle avait reçu un mandat d'assemblée constituante. Une "commission constituante" est donc créée en mai 1951, sous la présidence de Bierut, pour élaborer un projet de constitution. La publication de celui-ci, le 27 janvier 1952, ouvre sous la forme d'une "large consultation des masses", une vaste campagne de

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propagande du pouvoir. Le régime se glorifie ainsi de quelque 200 000 réunions de "consultation", où 11 millions de participants ont émis 1,4 million d'observations ou de questions. L'opération est une pure parodie que la Bezpieka, de surcroît, met à profit pour déceler les opposants.

En réalité, le projet de constitution est le fruit du travail de deux commissions, l'une étatique présidée par le Professeur Rozmaryn, l'autre mandatée par le Parti et présidée par Berman. Le texte doit beaucoup aux suggestions de Staline, avec lequel Bierut aurait eu, selon le colonel Swiatlo (11), un long entretien en tête-à-tête à ce sujet. Les rédacteurs polonais, terrifiés à l'idée d'encourir les foudres du dictateur, ont, dans le préambule de la constitution, omis la Russie parmi les "oppresseurs" de la Pologne, ne mentionnant que la Prusse et l'Autriche. C'est Staline lui-même qui, grand seigneur, suggère de réparer cet oubli (12). Bierut pousse la servilité jusqu'à proposer à celui qu'il appelle "le maître" de changer l'hymne et l'emblème de la Pologne, offre que Staline décline (13). Celui-ci aurait, selon l'un des membres des commissions préparatoires, Léon Chajn, retourné aux Polonais leur projet de constitution avec 82 modifications, mais ce témoignage est catégoriquement démenti par Berman, qui déclare que les seules modifications introduites par Moscou touchaient au préambule (12) (13). Quoi qu'il en soit, le texte qu'adopte le Sejm le 22 juillet 1952, à l'occasion du huitième anniversaire du "Manifeste de juillet" emprunte abondamment à la constitution soviétique de 1936. 50 des 91 articles de la constitution de la République Populaire de Pologne sont soit identiques, soit directement dérivés des articles correspondants du texte de 1936 (14). Mais elle ne fait pas, comme une rumeur insistante le laissait redouter à l'époque, de la Pologne la dix-septième république de l'URSS, elle ne se réfère pas à la dictature du prolétariat ni au rôle dirigeant du Parti communiste et elle mentionne même le droit de propriété des petits fermiers.

A l'instar de toutes les constitutions staliniennes, la constitution polonaise pose les fondements d'une démocratie modèle. Elle garantit ainsi une multitude de droits au citoyen : les libertés de conscience, de religion, d'expression, de réunion, de manifestation, d'association, de presse, l'inviolabilité de la personne et de son domicile, le secret de la correspondance, mais aussi le droit au travail, au repos, à l'instruction, etc. Par une amère ironie, c'est précisément au moment où ces droits sont le plus ouvertement bafoués et méprisés par le pouvoir qu'une Diète réduite à l'impuissance confère valeur constitutionnelle à cette impressionnante énumération de libertés. Même si la constitution prescrit à l'Etat d'apporter les garanties matérielles nécessaires à l'exercice de ces droits, ceux-ci restent purement déclaratoires et sont vidés de leur contenu par des clauses de sauvegarde : la constitution ne les garantit plus dès lors que leur abus porte atteinte aux "intérêts du peuple travailleur" ou qu'est proclamé l'état de siège ou l'état de guerre.

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L'écart entre théorie et pratique n'est pas moins grand dans la construction institutionnelle, fondée pourtant sur le suffrage universel et un régime théorique de démocratie parlementaire. Au sommet de l'édifice constitutionnel, le parlement est déclaré "organe suprême du pouvoir de l'Etat" (15). Elu pour 4 ans, il représente la "volonté du peuple travailleur des villes et des campagnes". En cette qualité, il est investi d'un pouvoir législatif qui ne connaît d'autre limite, en théorie du moins, que la constitution. Il ne peut être dissous, et désigne à la fois le chef de l'Etat et le gouvernement. Bref, le parlement possède théoriquement un pouvoir sans partage, d'autant plus que le référendum de 1946 a posé le principe que ce parlement serait réduit à une chambre unique, la Diète ou Sejm.

Au chef d'Etat "Président de la République" institué par la "petite constitution" de 1947, celle de 1952 substitue le chef d'Etat collégial que forme le Conseil d'Etat. Celui ci est un aréopage de 9 membres élus par le Sejm en son sein, mais qui, une fois désignés, ne peuvent plus être révoqués ni collectivement ni individuellement. Il devient ainsi une entité autonome dotée de - larges - pouvoirs propres. Au-delà des prérogatives formelles de convocation des sessions de la Diète ou de fixation de la date des élections, le Conseil d'Etat a un rôle essentiel dans la procédure législative : il possède le droit d'initiative législative, peut adopter, entre les brèves sessions parlementaires, des décrets ayant force de loi et promulgue les lois. S'y ajoutent les fonctions plus classiques d'un chef d'Etat : nomination aux emplois publics les plus élevés, collation des grades et décorations, droit de grâce, ratification des accords internationaux. Le Conseil d'Etat décrète l'état de siège, l'état de mobilisation et, en dehors des sessions parlementaires, la loi martiale. C'est cette dernière disposition qui sera mise en oeuvre a posteriori le 13 décembre 1981. Enfin, le Conseil d'Etat exerce une tutelle, en fait de pure forme, sur la pyramide des "conseils nationaux". Le gouvernement, qualifié d'"organe exécutif et administratif suprême du pouvoir d'Etat" est désigné par le Sejm qui a également pouvoir de le révoquer.

Ce dispositif, qui ne retient qu'une distinction purement formelle entre les pouvoirs législatif et exécutif, ignore le principe de la séparation des pouvoirs. A ce vice de construction s'ajoutent l'abstraction et l'imprécision du texte. Elles permettront à Bierut d'en faire au prix de quelques altérations de l'esprit, mais dans le respect approximatif de la lettre, un instrument souple et adapté à la dictature. Ainsi la Diète, élue par un scrutin à nouveau falsifié sera-t-elle rapidement dévaluée par la pratique constitutionnelle. Sans même parler de l'initiative législative, inexistante, son rôle législatif disparaît au profit du Conseil d'Etat. L'assemblée ne se réunit qu'en deux brèves sessions bisannuelles : de 1952 à 1954, elle ne siégera en tout et pour tout que 17 jours, adoptant 11 lois seulement (16), de caractère subalterne le plus souvent. Le Sejm finit même par perdre sa chancellerie, rattachée à celle du Conseil d'Etat. C'est

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celui-ci qui, sous la présidence d'un proche de Bierut, Zawadzki, exerce, en fait, la réalité du pouvoir d'Etat. Il nomme et révoque le gouvernement : cette prérogative qui, aux termes de la constitution, devait être l'exception, devient la règle. Et il légifère par décrets que le Sejm est invité à valider à chacune de ses sessions, sans discussion, même lorsqu'il s'agit d'amendements constitutionnels. 115 textes seront adoptés de la sorte entre 1952 et 1956 (17).

Le gouvernement est, quant à lui, ravalé au rang d'un simple exécutif administratif : l'initiative législative lui échappe au profit du Parti dont les résolutions et directives forment souvent la trame des projets de lois. Son rôle est encore amoindri par la création d'un organe sans existence constitutionnelle, le presidium du conseil des ministres, composé du chef du gouvernement et des vice-premiers ministres. Le conseil des ministres à son tour devient donc rapidement une instance d'enregistrement de décisions prises en dehors de lui.

3) Les élections de 1952.

Le 1er août 1952, le Sejm adopte, quelques jours après la constitution, la loi électorale du scrutin qui doit pourvoir à son renouvellement. Ce scrutin sera de liste et secret, chaque liste comportant autant de noms que de sièges à pourvoir dans la circonscription. La loi électorale accorde également le droit de présentation des candidats aux "organisations sociales de masse du peuple travailleur". Bien que celles ci puissent, en théorie, présenter leurs propres listes, le pouvoir entend de réutiliser la formule du "front", déjà appliquée en 1947 et qui donne les meilleures garanties de fiabilité quant aux résultats. C'est ainsi qu'une machine électorale est mise en place, sous la supervision de Zambrowski, qui avait fort bien dirigé la campagne de 1947. Un "front national" est créé le 30 août 1952, assemblage hétéroclite formé des trois partis légaux (PZPR, ZSL et SD) ainsi que des syndicats officiels, des fédérations de coopératives et autres organisations contrôlées par le pouvoir. Placé sous la présidence de Bierut, ce "front" se définit comme une "plate-forme de coopération" mais n'a d'autre finalité que de maintenir la fiction du pluralisme. "Ce mode de présentation des candidats, écrit le juriste communiste Rozmaryn, "constitue indéniablement une garantie (...) que des candidatures d'ennemis du régime social et politique de la Pologne populaire ne seront pas présentées" (18). On ne saurait mieux dire. Cette garantie est encore renforcée par le contrôle rigoureux de la "loyauté" des candidats qu'opère la police politique, la Bezpieka.

Le 26 octobre 1952, dans un climat de pression, sinon de terreur, la Pologne vote. Les mêmes procédés qu'en 1947 (vote par immeuble, par usine, etc.) sont à nouveau employés, mais de façon désormais systématique. Le secret du scrutin est purement théorique : l'usage de l'enveloppe n'est pas prévu, l'isoloir est placé à l'écart des urnes et son utilisation ne peut qu'éveiller des soupçons aux conséquences fâcheuses, parfois

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tragiques. Dans de telles conditions, le résultat du scrutin ne fait guère de doutes. Cette garantie ne suffit pas à Bierut, qui donne l'ordre de falsifier les résultats. Une commission spéciale aurait été, si l'on en croit l'un de ses principaux membres, le colonel Swiatlo, créée à cette fin au Ministère de la Sécurité Publique (Bezpieka) avec l'assistance d'une spécialiste soviétique de la falsification de documents, une certaine camarade Konopko : "sa mission était de nous apprendre à effacer les inscriptions d'un document, à choisir les qualités de papier, de plume et d'encre qui se prêtaient le mieux à cette opération" (19). Ces leçons sont retenues et, à la veille des élections, les protocoles falsifiés sont prêts, dûment signés et estampillés. Il ne reste qu'à y porter les chiffres avant qu'ils ne soient collationnés par la Commission Electorale Centrale, qui doit rester en dehors de la confidence. C'est le Bureau Politique lui-même qui, toujours selon Swiatlo, aurait mis cette dernière touche. Quoi qu'il en soit, les résultats sont éloquents : le taux de participation atteint 95,3 % et les listes du "Front national" recueillent 99,8 % des suffrages exprimés (20). Quant à la répartition des sièges, elle est sans surprises : 273 des 425 députés sont issus du PZPR, 90 du ZSL, 25 du SD et 37 sont sans parti.

La Diète élue investit aussitôt un nouveau gouvernement dont la direction est prise par Bierut lui-même, l'ancien Premier Ministre, Cyrankiewicz, étant rétrogradé au rang de vice-premier ministre. Cinq des sept autres vice-premiers ministres sont également membres du PZPR Bierut, toujours président du Comité Central du Parti, chef du gouvernement et ès-qualités membre du Conseil d'Etat présidé par un de ses affidés, tient entre ses mains toutes les rênes du pouvoir.

Cette façade juridique fait de la démocratie populaire, selon le mot de Norman Davies, une "fiction légalisée" (21). Le souci du prestige du socialisme à l'extérieur du pays explique en partie, comme pour les autres régimes staliniens, ce légalisme. L'historienne Krystyna Kersten y voit un anéantissement de l'Etat de droit : "même les principes juridico-politiques les moins démocratiques limiteraient, s'ils étaient effectivement appliqués, les agissements arbitraires du pouvoir, tandis que les principes démocratiques, en contradiction avec le système de dictature du Parti communiste, ou plus précisément de l'appareil de ce Parti, permettaient simplement de gouverner hors du droit" (22)

C - LA POLOGNE "ETAT-GARNISON".

Le 6 novembre 1949, à l'issue d'une réunion conjointe du Conseil d'Etat et du gouvernement, le Président de la République, Bierut, formule une demande insolite à l'adresse de Staline : "considérant que le maréchal Rokossowski est polonais et qu'il est populaire en Pologne", il lui demande de le mettre, "si c'est possible, à la disposition du

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gouvernement polonais pour servir dans l'armée" (23). La demande n'aurait en soi, à cette époque, rien d'étrange si Konstanty Rokossowski, 53 ans, maréchal de l'Union Soviétique, n'était l'ancien commandant en chef du Ier Front Biélorusse qui avait, en 1944, retenu ses troupes l'arme au pied devant Varsovie insurgée et, à présent, commandant en chef du groupe nord des forces armées soviétiques, stationné en Pologne. Le seul poste de l'armée polonaise où le maréchal Rokossowski puisse décemment servir est à la tête de celle-ci, et il est aussitôt nommé maréchal de Pologne et ministre de la défense nationale en remplacement d'un autre maréchal, polonais celui-ci, Rola-Zymierski. Mais le fait que Rokossowski soit né et ait vécu pendant sa jeunesse à Varsovie alors sous occupation russe ne change rien aux faits : pour les Polonais, le maréchal, que trahit un fort accent russe, reste un soviétique imposé par Staline. Aussitôt nommé, il quitte son quartier général de Legnica (Basse Silésie) pour s'installer à Varsovie où il est aussitôt, à l'occasion du IIIème plenum (11-12 novembre), coopté membre du Comité Central du PZPR.

Sans doute "suggérée" à Bierut, cette mise à disposition est motivée par la volonté de reprendre en main l'armée polonaise autant que par l'aggravation de la situation internationale. Rola-Zymierski, l'ancien chef de l'Armia Ludowa et ministre de la défense depuis 1944, tard rallié aux communistes, n'inspire pas confiance aux Soviétiques bien qu'il ait travaillé pour le NKVD. Spychalski, vice-ministre de la défense et chef du service politique de l'armée, est un communiste "national" proche de Gomulka. De 1946 à 1948, soutenus par ce dernier, l'un et l'autre ont discrètement renvoyé en URSS quelque 6 000 des 14 000 officiers soviétiques "mis à la disposition" de l'armée polonaise, remplacés par des militaires de carrière polonais revenus de captivité en Allemagne ou des formations polonaises à l'Ouest et qui ont accepté de reprendre du service sous le nouveau régime (24). Ces départs n'en laissent pas moins nombre d'hommes de confiance des Soviétiques à des postes-clefs, comme les généraux Korczyc, chef d'état-major général de l'armée polonaise, Poplawski ou Kieniewicz, deux officiers soviétiques qui peuvent faire valoir une origine polonaise.

Mais en 1949 l'heure est toujours au resserrement des rangs dans les "démocraties populaires". La campagne contre le titisme bat son plein et la direction du Parti Communiste de l'Union Soviétique, relayée par les partis satellites, développe une véritable paranoïa du "complot". L'armée, qui comporte de nombreux éléments non contrôlés, c'est-à-dire potentiellement "nationalistes", est au centre des suspicions. C'est de cette époque que datent les premières arrestations d'officiers. D'autre part, la situation internationale est grave : la Guerre Froide règne, les Occidentaux ont signé à Washington, en avril 1949, un traité d'alliance militaire et le blocus de Berlin a manqué de précipiter le monde dans un nouvel affrontement. C'est dans ce contexte tendu qu'intervient le "prêt" de Rokossowski à la Pologne. Le nouveau ministre de la défense

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entreprend aussitôt de mettre l'armée polonaise au niveau des besoins de l'URSS en cette période de réarmement frénétique.

Dès décembre 1949, Rokossowski demande au Sejm de voter des crédits militaires supplémentaires. Les dépenses militaires seront entre 1949 et 1952 multipliées par plus de 4 pour dépasser, selon certaines estimations (25), 15 % du revenu national. L'armée polonaise est rapidement modernisée, enrichie de nouvelles divisions et corps d'armée - surtout après le déclenchement de la Guerre de Corée en juin 1950 - et renforcée en hommes. Rokossowski fait voter dès février 1950 une loi qui aligne le régime de l'appel sous les drapeaux et de la mobilisation sur les normes soviétiques. Deux années de service militaire (trois dans l'aviation et la marine) permettent de créer une armée permanente de 400 000 hommes. Celle-ci est quadrillée, à l'image de l'Armée Rouge, par un réseau d'officiers politiques - des Soviétiques, souvent aux postes les plus élevés - qui seront formés par l'Académie militaire politique fondée en 1951. Le serment des jeunes recrues mentionne dorénavant la loyauté envers l'Union Soviétique. Enfin le nouveau ministre de la défense opère une purge parmi les hauts responsables militaires dont un bon nombre seront peu après arrêtés. Ils sont remplacés par des officiers soviétiques : "1949 et 1950 furent marquées par un afflux massif d'officiers et de généraux soviétiques", note dans ses mémoires Wojciech Jaruzelski, alors jeune lieutenant-colonel de 26 ans (26). Le général Naszkowski, ancien ambassadeur de Pologne à Moscou, est nommé chef du service politique des armées et les "conseillers" soviétiques sont soit confirmés soit promus à des postes-clefs. Le NKVD, déjà bien implanté dans l'armée, en particulier dans la Sécurité Militaire, a désormais toute latitude pour opérer.

En mai 1950, le maréchal Rokossowski qui, à en juger par la garde prétorienne d'une vingtaine de militaires tous soviétiques dont il s'entoure, ne fait pas encore totale confiance à l'armée dont il est le chef, entre au Bureau Politique. Il deviendra même vice-premier ministre en 1952. Son poids à la direction du Parti et au gouvernement demeure limité, mais il parvient à soustraire l'armée au contrôle du pouvoir polonais. "C'est Rokossowski qui", révèle Swiatlo, "reçoit directement de l'état-major soviétique les directives sur l'élaboration des plans et les missions de l'armée. Bierut, le plus souvent, ignore ces instructions" (27). Le ministre de la défense fait également abandonner ce qui, dans l'uniforme, les cérémonials et les traditions de l'armée, rappelle trop la Pologne d'avant-guerre.

Mais l'influence soviétique n'est pas limitée aux seules forces armées, elle s'exerce avec une remarquable ubiquité dans tous les centres de pouvoir. A commencer par le sommet, où Bierut est un jouet entre les mains de Moscou. Il se rend régulièrement à Moscou, accompagné quelquefois de Berman ou de Minc. Les Soviétiques n'ignorent rien de son passé et disposent de son sort sans partage.

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A l'image de l'armée, l'administration est généreusement dotée en "conseillers" soviétiques, notamment les ministères économiques et le Ministère de la Sécurité Publique (MBP). La pénétration des Soviétiques dans ce dernier - qu'ils ont, il est vrai, contribué à fonder et à former - est décrite par le colonel Swiatlo, qui en fut l'un des principaux responsables : chaque service régional de la Bezpieka est "conseillé" par un Soviétique et, à l'échelon central, chaque département est lui aussi doté de son "conseiller", du grade de colonel. Deux de ces départements, ceux du personnel et de la protection des membres du gouvernement, seraient d'ailleurs, toujours selon Swiatlo, presqu'entièrement composés de Soviétiques. Un général du NKVD, en contact permanent avec sa centrale, est détaché auprès du ministre de la Sécurité Publique, Radkiewicz, pour coordonner l'action de ces "conseillers". "Ils avaient," se souvient l'un des acteurs de cette époque, Ochab, un communiste sans états d'âme pourtant, "le plus souvent le dernier mot dans de nombreux ministères, surtout dans les organes du Ministère de la Sécurité Publique. Souvent ils ignoraient notre langue et ne savaient rien de notre histoire si douloureuse" (28). Toujours est-il que l'Union Soviétique semble vouloir installer ses "conseillers" dans la durée puisqu'elle leur demande de prendre la carte du PZPR et la nationalité polonaise (29).

A ce réseau s'ajoute celui des "confidents" polonais - souvent de très hauts responsables - recrutés par le NKVD pendant la guerre ou après, à l'insu du gouvernement polonais. On ignore toujours l'ampleur de ce recrutement, mais Berman lui-même confirmera quarante ans plus tard son existence et laisse entendre qu'il touchait le Bureau Politique (Mazur et Nowak), une partie de la direction de la Bezpieka (Mietkowski, un des vice-ministres, Rozanski, Fejgin et Luna Brystygierowa), le chef de la censure, Jerzy Borejsza et d'autres encore (30).

Dans ces conditions, l'ambassadeur d'URSS à Varsovie peut se contenter d'un rôle de coordinateur et de supervision de ces "conseillers" : tous les relais sont en place pour que les priorités soviétiques soient intégrées dans la politique polonaise.

"Au fond, nous sommes un Etat-garnison", soupire le même Ochab dans son interview à Toranska (31). Berman dément que les "conseillers" aient été les maîtres de la Pologne, mais ses dénégations embarrassées sonnent faux : "nous n'avons introduit personne. Ils (les "conseillers") sont venus de leur propre initiative (...). Nous ne pouvions pas les empêcher (...). Staline pensait qu'ils nous aideraient non pas qu'ils porteraient préjudice" (32).

D - LA REPRESSION ET LES PROCES.

1) "complots" et procès.

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La Bezpieka aurait, à en croire Swiatlo, reçu de Bierut dès 1948, à l'époque où Gomulka et ses amis occupaient encore des positions de force dans le Parti, instruction d'établir leurs "liens avec l'impérialisme" (33). La révélation n'a rien d'invraisemblable à un moment où Staline a entrepris de monter de faux procès pour éliminer le ferment titiste dans les partis communistes d'Europe centrale. Tel sera en effet le cas en Hongrie d'abord avec le procès de Rajk (septembre 1949) puis en Bulgarie avec le procès de Kostov (décembre 1949) et enfin en Tchécoslovaquie avec l'affaire Slansky (novembre 1952). A chaque fois, la police secrète a d'abord fabriqué des preuves ou arraché aux accusés des aveux qui confirmaient leur responsabilité dans un prétendu complot. Le verdict, infamant, devait ensuite déclencher la lutte politique contre les diverses déviations, titiste, nationaliste, trotskiste ou sioniste selon les circonstances et l'époque. En Pologne, ce schéma devra être inversé. Gomulka, avec son intervention au plenum de juin 1948, prend de court le clan des "moscovites" obligés de précipiter l'offensive politique contre lui. C'est ainsi qu'ils obtiennent que ses amis le désavouent et qu'il abandonne ses responsabilités à la tête du Parti. Mais même ainsi évincé, l'homme représente un danger potentiel qui doit être neutralisé. Cette tâche demeurera l'une des obsessions de Bierut jusqu'à la mort de Staline et constituera le fil directeur d'une longue série d'arrestations et de procès que va connaître la Pologne.

Le passé de Gomulka n'offrant guère de prise à une accusation sérieuse, notamment de connivence avec l'"impérialisme", le pouvoir choisit une tactique oblique en s'attaquant à ses amis politiques. Marian Spychalski, un proche de Gomulka, est une victime désignée. Communiste d'avant-guerre, il avait refusé de rallier le groupe de Wanda Wasilewska à Lwow et avait préféré regagner Varsovie occupée par les Allemands, où il passera le reste de la guerre dans la résistance. Après avoir participé à la fondation du PPR, il était devenu chef du service de renseignement de l'Armia Ludowa. Mais surtout, il avait maintenu des relations avec son frère, dirigeant important de l'Armia Krajowa jusqu'à la disparition de celui-ci dans les mains de la Gestapo en 1944 et avait dissimulé ce fait par la suite. On ne s'attaque pas, cependant, à lui directement, mais à deux de ses anciens collaborateurs du service de renseignements de l'AL, entrés, depuis, au gouvernement. Wlodzimierz Lechowicz, ministre de l'approvisionnement et député, est ainsi arrêté en septembre 1948. Le Sejm, sans même vérifier le bien-fondé des charges retenues contre lui, vote à l'unanimité la levée de son immunité parlementaire. Son adjoint, Alfred Jaroszewicz, vice-ministre de l'approvisionnement, est arrêté à son tour en 1949. L'un et l'autre avaient été pendant la guerre des "taupes" infiltrés par l'Armia Ludowa dans les services de renseignements de l'AK La Bezpieka renverse le lien et les accuse d'avoir été des agents de l'AK infiltrés dans l'AL et de collaboration avec la Gestapo. L'"enquête" est menée par un des hauts responsables du Ministère de la Sécurité Publique, Jozef Rozanski,

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tortionnaire de sinistre réputation. Mais malgré les tortures, menaces et pressions, l'enquête, qui est directement supervisée par Bierut et Berman et touche une centaine de personnes, ne permet pas d'établir de charges précises à l'encontre de Spychalski et encore moins de Gomulka.

Une seconde filière semble plus prometteuse, celle d'un complot international. Après l'arrestation, en mai 1949, de Rajk, le ministre des Affaires Etrangères hongrois un envoyé spécial du Parti communiste hongrois vient à Varsovie informer Bierut de prétendus liens de la "conjuration" avec Gomulka et ses amis. Les Hongrois ont également arrêté, peu après, à Budapest, Noel Field, un Américain qui s'était lié, pendant la guerre, avec de nombreux communistes d'Europe centrale promus ensuite à des postes de responsabilité et dont les aveux, disent-ils, confirment la thèse du "complot" titiste. Son frère Herman, parti à sa recherche, est arrêté à Varsovie en août 1949. Une délégation de la Bezpieka est envoyée à Budapest recueillir ces fameuses "preuves", passe par Prague où l'on prétend en détenir également, mais ne rassemble guère que des accusations vagues et invérifiables. Les interrogatoires des frères Field n'apportent pas davantage d'éléments concrets.

Bierut, pressé par Moscou, poursuit et dirige personnellement l'offensive contre Gomulka. Celui-ci, relevé le 20 janvier 1949 de ses fonctions de vice-premier ministre et de ministre des Territoires recouvrés, est à nouveau mis en cause, dans pas moins d'une cinquantaine de discours, devant le IIIème plenum du PZPR les 11-12 novembre suivants. Avec ses amis Spychalski et Zenon Kliszko, il est accusé de n'avoir pas "aidé le Parti à démasquer les agents hostiles qui se sont infiltrés à divers postes, grâce notamment à leur coupable tolérance". Spychalski est particulièrement mis en cause : les "agents hostiles" Lechowicz et Jaroszewicz avaient travaillé avec lui et lui devaient en partie leur ascension. Quant à Gomulka, Bierut lui reproche d'être responsable de la mort de ses prédécesseurs, Nowotko et Finder et aussi d'avoir "manqué de vigilance" en confiant un poste de vice-ministre des Territoires recouvrés à Czeslaw Dubiel, arrêté peu avant et accusé de collaboration avec la Gestapo. Curieusement, parmi les procureurs les plus intransigeants des trois hommes, on trouve non seulement le nom de Minc mais aussi les noms de Stefan Staszewski et Jerzy Albrecht, qui seront, quelques années plus tard, d'ardents "réformateurs", artisans du retour de Gomulka au pouvoir. Ainsi, tandis que les autres orateurs hésitent encore à accuser Gomulka de trahison, Staszewski n'a pas ce scrupule. Alors que Spychalski se livre à la tribune du plenum à une autocritique humiliante - et accusatrice envers Gomulka - ce dernier se défend avec dignité. Oui, admet-il, il n'a pas fait preuve d'assez de vigilance dans le choix de ses collaborateurs, oui, des erreurs ont été commises - y compris des erreurs "idéologiques" - dont il assure la responsabilité, mais celle-ci est largement partagée avec d'autres camarades. Sur le fond il ne renie guère que sa position passée sur la

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Yougoslavie : il croyait alors que l'action de la "clique de Tito" était erronée alors qu'en réalité il s'agissait d'"une activité de subversion menée par un agent ennemi" (34). Les trois accusés sont exclus du Comité Central et, pratiquement, du Parti. Gomulka conserve néanmoins le modeste poste de vice-président de la "Chambre suprême de contrôle" (NIK)4, qui lui a été attribué en janvier 1949. Mais en 1950, il est rétrogradé et nommé directeur de l'Institut des assurances sociales de Varsovie, fonctions qu'il exerce sous la surveillance permanente d'une escorte d'inspecteurs de la Bezpieka.

Les enquêtes sur les "complots" piétinent, malgré de nouvelles arrestations, notamment parmi les anciens dirigeants de l'AK remis en liberté à la faveur des amnisties successives. Et en mai 1950, Bierut donne l'ordre d'arrêter Spychalski. Les charges sont toujours inconsistantes, mais le pouvoir entreprend d'étayer la thèse d'un complot militaire en faisant procéder à l'arrestation au printemps 1950, de quelque 130 officiers d'active par la Sécurité Militaire. Il s'agit, pour l'essentiel, d'anciens officiers de l'AK comme le général Kirchmayer et de militaires d'avant-guerre de retour soit d'émigration à l'Ouest, comme le général Tatar, soit des camps allemands (général Kuropieska). Les charges retenues contre eux ne sont pas connues mais dès septembre 1950, le colonel Skulbaszewski, l'officier soviétique qui dirige la Sécurité Militaire, remet à Bierut un "plan d'enquête" qui indique à l'avance quelles seront les conclusions de cette "enquête" : "Spychalski connaissait l'existence d'une organisation clandestine dans l'armée, et négociait avec ses représentants pour fomenter un coup d'Etat" (35). Cette première version ne semble pas satisfaire Bierut et une année se passe sans même qu'un acte d'accusation soit dressé contre l'ancien chef du service politique de l'armée. Mais les choses se précipitent avec l'ouverture, le 31 juillet 1951, devant la Cour Suprême Militaire, du procès dit "des généraux". Neuf officiers dont quatre généraux - Tatar, Kirchmayer, Herman, Mossor - sont au banc des accusés. Ils sont accusés d'espionnage au profit de puissances Occidentales, de tentative de coup d'Etat et de contacts avec Gomulka et Spychalski. Bierut passe outre aux conseils de retenue de ses proches - Berman notamment - et ordonne à la Bezpieka d'arrêter Gomulka, mis en cause personnellement dans l'acte d'accusation des inculpés, ce même jour. C'est le colonel Swiatlo qui procède à l'arrestation de l'ancien Premier Secrétaire et de sa femme, près de Cracovie, où ils sont en congé. Le couple est conduit dans la banlieue de Varsovie, dans une villa du Xème Département du Ministère de la Sécurité Publique. L'opération est menée dans la plus grande discrétion et ne sera rendue publique que trois mois plus tard.

Le procès des officiers est conduit avec un souci scrupuleux des apparences. "Ce à quoi nous assistions semblait on ne peut plus crédible. Le procureur lisait l'acte d'accusation. Il y avait des preuves. Des témoignages. Des aveux. Et les accusés

4 N.I.K.: Najwysza Izba Kontroli. La N.I.K.est l'organe juridictionnel chargé du contrôle des comptes publics.

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témoignaient. Avouaient. Exprimaient leurs regrets. Comment aurions-nous pu douter?", se rappelle Jaruzelski, invité à assister avec de nombreux autres jeunes officiers, aux fins d'édification, à un des procès. (36). De fait, des aveux ont été extorqués aux accusés en échange de promesses de libération discrète à l'issue du procès (37). Berman déclare que, sceptique sur la culpabilité des accusés, il était intervenu expressément pour qu'aucune sentence de mort ne soit prononcée contre eux (38). Tel sera le cas : les quatre généraux sont condamnés à la réclusion à perpétuité et les autres à de lourdes peines de prison. Mais une cinquantaine d'autres procès - individuels - sont montés à la même époque, en liaison avec celui dit "des généraux", dans le secret, sans avocat. On n'apprendra qu'en 1956 que sur les 85 accusés, 37 ont été condamnés à mort et 19 exécutés (39).

A l'exception des aveux douteux des accusés, ces procès n'apportent toujours pas un commencement de preuve de la "culpabilité" de Gomulka. Sans doute attend-on de lui qu'à l'image de Rajk, Gomulka s'accuse lui-même de tous les crimes - "fractionnisme" dans le Parti, préparation d'un coup d'Etat, liens avec le Parti Communiste Yougoslave et les groupes condamnés en Hongrie puis en Tchécoslovaquie - dont on veut le rendre coupable. Mais l'ancien Secrétaire Général du PPR, fidèle à son tempérament opiniâtre, tient bon. Il n'est pas torturé et est même bien traité dans sa villa-prison. Aucun membre du Bureau Politique n'ose s'entretenir avec lui et ce sont les chefs de la Bezpieka qui conduisent des interrogatoires peu concluants. Or les pressions soviétiques ne faiblissent pas : "j'accompagnai précisément Bierut et Berman à leurs entretiens avec les camarades soviétiques", confie Ochab à Teresa Toranska, "et j'étais témoin des pressions que l'on exerçait sur eux pour qu'ils fassent un procès à Gomulka" (40), "un procès semblable à celui de Rajk" confirme de son côté Berman (41). Il est vrai que la situation de Gomulka a quelque chose d'étrange : alors que les autres dirigeants communistes - Rajk en Hongrie, Kostov en Bulgarie, Slansky en Tchécoslovaquie, puis Patrascanu en Roumanie - pourtant moins "coupables" que lui de nationalisme ou de titisme, ont été jugés et exécutés, Gomulka, lui, échappe à un tel sort.

Le procès de Spychalski n'est toujours pas prêt lorsque le 11 novembre 1952, la Sécurité Militaire procède à l'arrestation discrète du général Komar, ancien chef du renseignement de l'armée polonaise (de 1945 à 1947) et de nombreux officiers de ce service, parmi lesquels plusieurs anciens des brigades internationales d'Espagne. Komar est accusé notamment d'avoir été à l'origine de l'attentat contre le général Swierczewski (42) et d'espionner au profit des puissances occidentales. Il avoue tout ce qu'on exige de lui et n'hésite pas à tourner l'enquête en dérision en impliquant dans le "complot" Bierut et Berman. Peu après, Bierut ordonne l'arrestation de l'ancien ministre de la défense, le maréchal Rola-Zymierski, dont le frère, colonel dans l'armée

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polonaise, après avoir servi à l'Ouest pendant la guerre, est déjà en prison, accusé d'intelligence avec la France.

Ce n'est finalement qu'en décembre 1952 que Radkiewicz remet à Bierut le "plan" du procès contre Spychalski, "nationaliste et agent double, infiltré dans le Parti", torturé pendant l'"enquête" au point d'en perdre momentanément la raison. Mais ce procès, qui devait entraîner celui de Gomulka n'aura pas lieu ni en 1953, ni plus tard, bien que l'acte d'accusation soit prêt. Le procès de Gomulka pas davantage. Pourquoi? Ochab estime que Berman y est pour beaucoup et que Bierut lui-même n'était pas persuadé du bien-fondé des accusations portées contre son rival : "peut-être Bierut, aussi bien que Berman, étaient-ils convaincus qu'il s'agissait là de provocations de Beria. Mais ils ne pouvaient pas le dire de but en blanc à Staline. C'est pourquoi ils louvoyaient et repoussaient l'échéance" (43). Sans doute auraient-ils moins louvoyé si Gomulka s'était brisé comme Rajk ou Slansky. Sans doute aussi craignaient-ils le scandale d'un Gomulka qui dans un procès public refuserait de jouer le rôle qui lui était imparti ou ferait des révélations sur le passé peu glorieux des uns et des autres.

2) La répression au quotidien.

Ces procès spectaculaires, quoique moins meurtriers qu'en Hongrie ou en Tchécoslovaquie, rejettent dans l'ombre la répression quotidienne. Alors que les procès ont impliqué quelques centaines d'individus, c'est par dizaines de milliers que se comptent les victimes de la terreur que fait jusqu'en 1954 régner sur la Pologne une Biezpieka omniprésente.

Personne n'est à l'abri de la répression et de l'arbitraire : ni les députés - le Sejm a perdu près d'un sixième de ses membres qui ont fui ou ont été arrêtés entre 1947 et 1952 - ni les dirigeants du Parti. La Bezpieka avait même, à la suggestion des "conseillers" soviétiques, élaboré un projet de construction d'une nouvelle prison dotée d'un pavillon spécial pour la direction du Parti (44). Mais la répression est tout autant l'affaire de l'homme de la rue : on manie avec prudence la plaisanterie, on évite de s'exprimer ouvertement devant les collègues, voire les enfants, et l'on écoute clandestinement les radios étrangères. Le lien entre la faute et la sanction est dissous : "on pouvait se retrouver en prison", écrit l'historienne polonaise Krystyna Kersten, "sans avoir enfreint le moindre règlement, pour participation aux combats en Espagne, à l'action de l'AK ou encore du PPR, sur la foi d'une délation ou d'aveux extorqués à un collègue ou à un ami. Les méthodes des autorités jouaient un rôle important dans la formation de la psychose de peur, ainsi que le secret entourant l'arrestation et l'absence de nouvelles sur le sort des prisonniers. "Assez souvent un individu disparaissait dans la rue", note encore Kersten, "et il était extrêmement difficile pour ses proches d'établir qu'il avait été arrêté" (45).

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Une fois dans les mains de la Bezpieka, le "suspect" est livré à une véritable machine à broyer, forte de quelque 6 000 agents dans l'administration centrale, un millier dans chaque voïvodie et une cinquantaine à l'échelon du district (46). S'y ajoute un réseau développé d'indicateurs et de "mouchards". La procédure obéit ensuite à un schéma rigoureux, inspiré des méthodes soviétiques : le "plan d'enquête" est établi en même temps que le mandat d'arrêt et c'est au Ministère de la Sécurité Publique qu'il revient de faire confirmer la thèse ainsi préétablie par le "suspect". Quant aux moyens de l'"enquête", la Bezpieka laisse une entière liberté à l'imagination de ses "enquêteurs", permettant le développement des méthodes les plus raffinées. Kazimierz Moczarski, ancien dirigeant de l'AK, mentionne les 49 formes de torture employées contre lui par la Bezpieka : brûlures de cigarettes sur les lèvres et les yeux, coups administrés à l'aide d'un bâton de caoutchouc sur la base du nez, le menton, les talons, écrasement des doigts entre trois crayons, interdiction de dormir pendant 7 à 9 jours, etc. (47). Les tortures morales et psychiques sont tout autant appréciées : aux menaces sur la famille, aux chantages s'ajoute la technique soviétique dite de l'"agent douanier", qui consiste à placer dans la cellule du prisonnier un voire deux "confidents" de la Bezpieka pour le manipuler (48). Nombreux sont les décès dans les caves du département d'enquête dirigé par Jozef Rozanski. Aleksander Kowalski, dirigeant des organisations de jeunesse du Parti jusqu'en 1948 et partisan de Gomulka, meurt en 1951, brisé par les tortures, dans un asile psychiatrique. Un autre dirigeant communiste, Gecow, meurt également dans les mains de la police. D'autres en sortent handicapés à vie ou tentent de s'en échapper par le suicide.

Mais, révèle encore Swiatlo, en dépit de cette impressionnante panoplie de moyens de torture, 40 % environ des prisonniers résistent et refusent les aveux que l'on exige d'eux. C'est contre ceux-là que sont dirigés les procès secrets, tenus dans les murs de la prison, sans observateurs, dans un total arbitraire. Berman reconnaît que "les juges provenaient de l'appareil de sécurité, comme en Union Soviétique, car les conseillers avaient implanté chez nous leurs méthodes judiciaires" (49). Le plus souvent sont prononcées des sentences de mort qui ne sont pas rendues publiques. C'est ainsi que Moczarski est condamné à peine capitale : il ne devra son salut qu'à un mémoire démontrant son innocence des charges retenues contre lui et décrivant les tortures subies qu'il avait réussi à faire parvenir à Bierut. Une enquête est menée, quelques sanctions de pure forme sont même prises, mais plutôt que de rouvrir son procès, le pouvoir préfère commuer sa peine en prison à vie.

Lorsque le procès est public, c'est que l'accusé a fait les aveux que l'on exigeait de lui. Il est alors présenté comme un individu méprisable, traître à sa patrie, immoral et néfaste qui ne doit guère escompter de secours de ses défenseurs. Une réforme du régime du barreau, adoptée le 27 juin 1950, fait en effet de l'avocat un collaborateur

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des "tribunaux et autres pouvoirs publics dans la défense de l'ordre légal de la Pologne populaire" (50). Dans les deux cas, "ce n'étaient pas des tribunaux normaux", convient Berman, "et les juges n'étaient pas des plus subtils (...) mais ils voulaient remplir aussi honnêtement que possible leur devoir vis-à-vis du Parti, résultant des exigences de la raison d'Etat" (51).

En remplissant leur devoir, ils remplissent les prisons. Celles-ci relâcheront, en effet, quelque 30 000 personnes à la faveur de l'amnistie de 1956. En 1953, Zambrowski, membre du Bureau Politique et secrétaire du Comité Central, commandite, en sa qualité de président de la "commission spéciale de lutte contre les abus et la délinquance économique", une enquête sur les prisons de la Bezpieka, enquête qui relève beaucoup moins d'un souci de rigueur et de justice que du règlement de comptes avec Radkiewicz, le chef de la police politique. Le rapport remis au Comité Central établit que 70 à 80 % des prisonniers sont des ouvriers et des paysans, emprisonnés le plus souvent pour des "délits économiques" dérisoires (52). "Les travailleurs de la ville et de la campagne désignés par la constitution comme les détenteurs du pouvoir politique étaient, en fait, ses victimes impuissantes", conclut Norman Davies (53).

II - LA STALINISATION DE LA POLOGNE (1949 - 1953)

A - LA SOCIETE EMBRIGADEE

1) Les organisations de masse.

La pratique léniniste de l'Etat commande l'élimination de toute organisation indépendante et le contrôle du pouvoir sur les organisations de masse, fussent-elles, comme dans le cas du sport, sans rapport immédiat avec la politique. Au contraire, ces organisations doivent être les instruments d'une mobilisation constante des "masses".

Avec ses 4 millions d'élèves, l'école justifie une attention particulière de la part des "ingénieurs des âmes" : elle est, dans le schéma stalinien, le creuset de la "conscience socialiste" du citoyen futur. L'ajustement du système d'enseignement à cette fin ne commencera qu'en 1948-49. Dans les premières années d'après-guerre, le déficit d'enseignants - profession durement éprouvée par les combats dans la Résistance - est tel qu'il s'agit avant tout de parer au plus pressé et de rouvrir les écoles. Cette priorité, l'existence de syndicats autonomes et d'un certain pluralisme politique, le maintien d'écoles catholiques, enfin, permettent de conserver une certaine liberté à l'enseignement. Mais quatre ans après la fin des hostilités, l'heure est venue de fondre l'école dans le moule stalinien. Cette entreprise commence avec le remodelage du corps

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enseignant. Sa composition est modifiée par l'afflux d'instituteurs militants issus des organisations de jeunesse du Parti, qui prennent le pas sur le corps enseignant d'origine, majoritairement hostile aux communistes. La profession est ouverte à de jeunes ouvriers d'élite moyennant une brève et insuffisante formation mais, déçus par les bas salaires, ils n'y restent guère. Parmi les enseignants d'avant-guerre, les plus ouvertement réfractaires au nouvel esprit sont évincés, les autres subissent, par dizaines de milliers, des examens idéologiques et ne peuvent guère s'affranchir du cadre strict des programmes et méthodes définis à l'échelon central, par le ministère de l'éducation. L'éducation devient avant tout une fonction politique, dictée par les besoins de l'appareil de production en ouvriers "enthousiastes", par les besoins de l'appareil de pouvoir en citoyens dociles et en cadres politiques.

Les programmes scolaires reflètent ces priorités, faisant une large part à l'exaltation des vertus communistes : "stakhanovistes", "rationalisateurs" et "novateurs" sont à l'honneur et la "lutte pour la paix" le dispute, dans les leçons quotidiennes, au commentaire du dernier mot d'ordre du Bureau Politique (54). Les cours d'histoire payent leur tribut au culte de la personnalité et chantent les louanges de Lénine, Bierut et Staline. Pour complaire aux Soviétiques, les manuels scolaires réécrivent l'Histoire. Tout ce qui peut entretenir l'animosité des Polonais envers les Russes est soigneusement gommé : c'est ainsi que la Russie disparaît de la triade des puissances prédatrices, au 18ème siècle, de la Pologne, d'où l'incident peu glorieux du préambule de la constitution de 1952. L'apprentissage du russe devient obligatoire à partir de l'âge de 10 ans et la connaissance du russe deviendra, comme ailleurs, un critère essentiel de sélection scolaire puis de réussite professionnelle. Les méthodes reflètent, elles aussi, les exigences de l'éducation politique en veillant à éliminer toute velléité d'indépendance chez l'enfant. La pratique soviétique de la délation est introduite. Enfin, l'enseignement se voit assigner la mission de briser la stratification sociale existante : un régime favorisant, par un jeu de handicaps, les enfants d'origine ouvrière est ainsi mis en place, qui jouera un rôle non négligeable dans leur accès à l'enseignement supérieur.

Les organisations de jeunesse prennent le relais de l'école en dehors des horaires scolaires ou après la fin des études. Les organisations propres aux différents partis jusqu'en 1948 ont été soit dissoutes soit absorbées par celles que le PPR contrôlait déjà, si bien qu'en 1949, le PZPR se trouve à la tête d'un puissant appareil de manipulation de la jeunesse qui, déjà, présente une forte ressemblance avec son homologue soviétique. A la filière soviétique des "pionniers" - komsomols - correspondent, en Pologne, des organisations aux noms plus neutres, mais aux desseins identiques : les "scouts", réunis dans l'OH5 offrent à un demi-million de jeunes enfants des activités de

5 O.H.: Organizacja Harcerzy (Organisation des Scouts)

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plein air assorties d'un encadrement politique qui devient beaucoup plus manifeste au stade suivant, celui de l'Union de la Jeunesse Polonaise (ZMP). Erigée par la propagande en "premier auxiliaire de l'école", celle-ci regroupe, vers 1950, environ 1 million de jeunes, offrant une promotion sociale rapide aux jeunes de condition modeste. Enfin, à partir de 1951, l'Union de la Jeunesse Polonaise devient l'instrument d'une sélection sociale à rebours : "on engagea le combat pour le caractère socialiste de l'enseignement supérieur" note Jacek Kuron, à l'époque un des cadres les plus enthousiastes de l`organisation, "et le chemin des études supérieures ne passait déjà plus que par la ZMP" (55). Théoriquement indépendante, elle perdra cet attribut en 1954 en devenant statutairement subordonnée au Parti. A ces deux organisations s'ajoute la formation paramilitaire "Service de la Pologne", également forte d'un demi million de membres (56). Plus élitistes, les brigades de Walterowcy sont des espèces de phalanstères où sont mis en pratique, dans leur plus grand pureté, les principes de l'éducation socialiste : autocritique, conseils de camarades, idéalisme exigeant, foulards rouges et chansons russes. Ces organisations ne se contentent pas de dispenser un catéchisme politique, mais fournissent au pouvoir une masse de manoeuvre abondante, main-d'oeuvre gratuite pour les actions ponctuelles les plus diverses : distribution de tracts anticléricaux sur les parvis des églises, participation aux campagnes du Parti pour les livraisons obligatoires ou la paix, défilés, parades, quêtes et même "surveillance" des réactions de la population à une hausse des prix. Cette illusion de participation au pouvoir crée auprès des jeunes les plus malléables un certain attachement au système.

L'autre grande organisation de masse du pouvoir est le syndicat. Depuis 1944, le PPR est parvenu peu à peu à exercer un contrôle sans partage sur la Commission Centrale des Syndicats (CKZZ) et à éliminer les organisations syndicales indépendantes. Après le passage au monopartisme en décembre 1948, le syndicat doit devenir, conformément au modèle léniniste, la "courroie de transmission entre le Parti et les masses". C'est l'objet du IIème Congrès du CKZZ convoqué pour le 1er juin 1949. 1 700 délégués "élus" à cette fin adoptent les nouveaux statuts de la centrale, inspirés de "l'expérience et de l'exemple de la magnifique activité des syndicats soviétiques" (57). En même temps qu'elle change de nom pour devenir le Conseil Central des Syndicats (CRZZ)6, l'organisation rompt avec les "tendances réformistes", les "théories d'indépendance syndicale et d'autonomie ouvrière" qui inspiraient le mouvement syndical polonais depuis sa création à la fin du 19ème siècle. Et une résolution définit les nouveaux objectifs de l'action syndicale : "mobiliser les masses dans la lutte pour l'exécution des tâches de l'Etat", organiser le mouvement d'"émulation socialiste", lutter contre l'absentéisme, former les cadres d'une élite

6 CRZZ : Centralna Rada Zwiazkow Zawodowych

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ouvrière appelée à occuper les postes de direction et, enfin, lutter pour la paix" (58) dans la forme, paradoxalement d'un renforcement du potentiel de défense de la Pologne.

Le Bureau Politique délègue à la présidence du Conseil Central un de ses membres, Aleksander Zawadzki, également secrétaire du Comité Central. Il sera, pendant son année de fonctions, l'artisan de la stalinisation du mouvement syndical avant d'être nommé vice-premier ministre en 1950, cédant la place à un jeune fonctionnaire du Parti, Wiktor Klosiewicz (43 ans) tout aussi étranger que lui au syndicalisme. Klosiewicz restera en place jusqu'en 1956. Le syndicat n'est cependant que l'un des éléments d'un réseau dense qui quadrille le milieu de travail : à côté des "hommes de confiance" du syndicat s'activent en effet l'"organisateur", délégué du Parti dans l'atelier, le contremaître, le "correspondant ouvrier" - qui a surtout une fonction de délation, sur le modèle soviétique - ainsi que les délégués des autres organisations de masse du pouvoir (Ligne des Femmes, Association d'Amitié Polono Soviétique, Union de la Jeunesse Polonaise). Ces différents intervenants ont cependant la préoccupation commune de dépasser le plan par tous les moyens : en légitimant la rémunération aux pièces, en faisant souscrire par les ouvriers des engagements individuels ou collectifs, de production additionnelle, en animant le "mouvement stakhanoviste", en menant campagne contre l'absentéisme, etc.

2) la vie quotidienne.

En même temps qu'il cherche à canaliser les énergies, le pouvoir stalinien entreprend de disloquer tout ce qui, dans la vie quotidienne, forme obstacle à l'endoctrinement et à l'embrigadement. La dissolution des valeurs, normes et liens de la société est, avec la terreur policière, le principal instrument de cette entreprise.

D'une part, un pôle d'attraction se forme, avec les perspectives qu'offre le ralliement au pouvoir, dans une de ses nombreuses organisations. Les esprits malléables ou simplement ambitieux - ensemble qui s'étend bien au-delà de la seule jeunesse - succombent à l'illusion de la participation à l'exercice du pouvoir : "ils se sentaient les maîtres de la Pologne", note dans ses mémoires le futur dissident Jacek Kuron à propos des jeunes qui fréquentaient l'organisation de jeunesse de son quartier de Zoliborz, un faubourg de Varsovie (59). Cette participation, purement factice aux échelons inférieurs, est habilement encouragée par le régime, qui organise l'émulation dans la course aux responsabilités, assortissant celles-ci de privilèges matériels appréciables en ces temps de pénurie (magasins spéciaux, vacances, accès à l'information) et d'un statut social rehaussé. L'opportunisme devient la règle : "au fur et à mesure que le système se stabilisait, de plus en plus de gens reconnaissaient qu'il fallait y souscrire", relève encore Kuron, "le pouvoir commença à exiger non

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seulement qu'on ne soit pas contre, mais qu'on se déclare en faveur (du système). De plus en plus nombreux étaient ceux qui portaient une cravate rouge, qui adhéraient au Parti. C'étaient avant tout des chefs, des directeurs d'entreprise. Soudain nous vîmes autour de nous une foule d'adeptes de l'ordre nouveau. Nous nous disions : ce sont des carriéristes qui détruisent le socialisme en y adhérant" (60).

D'autre part, une tension permanente est entretenue dans la société par une propagande belliqueuse et un climat général de haine. La thèse stalinienne de l'"aggravation de la lutte des classes à mesure du développement de la construction du socialisme", fondement de la Guerre Froide, tient lieu, en effet, de doctrine officielle en politique intérieure. Le thème de la "lutte" envahit le vocabulaire politique. On "lutte" et on "livre des batailles" contre ou pour n'importe quoi : pour la réalisation du plan, la "pureté idéologique", la "vigilance au sein du Parti" ou le socialisme; contre le "nationalisme", le "sionisme", le "cosmopolitisme", le "défaitisme" ou l'absentéisme. On hait l'"ennemi de classe", le "traître", le "provocateur", on démasque le "saboteur", l'"agent de la subversion", les "cliques criminelles", les "laquais de l'impérialisme", les "espions" et les koulaks et on "renforce la vigilance révolutionnaire envers les ennemis de la nation polonaise" (61). Ce florilège donne la mesure de l'agressivité dont le discours politique et la propagande entourent quotidiennement la population.

Un second élément de cette entreprise de corrosion morale est l'asservissement de l'individu dans son travail, qui n'a rien à envier aux pages les plus noires de l'histoire du capitalisme. L'Etat est l'employeur, début 1949, de quelque 4 millions de salariés auxquels il va rapidement imposer, surtout dans l'industrie, une organisation militaire du travail copiée du "modèle" soviétique. Le salaire aux pièces est généralisé à toutes les entreprises où il est possible, de même que la pratique soviétique du travail "volontaire" et gratuit les jours fériés. L'"émulation socialiste" est introduite à grand renfort de propagande et de mises en scène dans les entreprises : tableaux d'honneur, médailles, concours du "meilleur tisserand" ou du "meilleur mineur" et "engagements de production". La notion de "travailleur d'élite" est même reconnue dans la constitution de 1952 et, dans un discours en avril de la même année, le président du syndicat, Klosiewicz, annonce le passage à l'"émulation stakhanoviste".

Cette mobilisation étant insuffisante pour remplir les exigences démesurées du plan sexennal, deux lois sont adoptées successivement en 1950 qui vont soumettre le salarié à la dictature du chef d'entreprise. Pour mettre un terme à la forte rotation de la main-d'oeuvre qualifiée, une loi du 7 mars 1950 donne à l'entreprise le droit de retenir un salarié contre son gré. Peu après une loi du 19 avril 1950, sur "la discipline socialiste du travail", introduit des dispositions si manifestement impopulaires que le gouvernement juge utile de faire précéder sa publication d'une vaste campagne d'"explication". Les retards et l'absentéisme léger sont sanctionnés, en effet, par de

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lourdes peines disciplinaires (retenue sur le salaire) et plus de quatre jours d'absence injustifiée par an exposent à des sanctions pénales et, en cas de récidive, à l'internement en camp de travail. Ces mesures, quoiqu'appliquées avec sévérité par les tribunaux, restent sans effet sur l'absentéisme, si bien que le 1er avril 1952, le pouvoir institue, par une nouvelle loi, le système soviétique du "travail de correction", régime de semi-liberté sur le lieu de travail, ou plutôt de "prison à l'usine".

La durée légale du travail demeure celle de la Pologne d'avant-guerre, 46 heures par semaine, mais le gouvernement se réserve le droit, en mars 1951, de l'augmenter temporairement, ce qu'il fait aussitôt dans les mines, où la durée journalière est portée à 8 heures 1/2. Au nom de l'égalité des sexes, la législation d'avant-guerre sur la protection du travail féminin est abrogée le 26 février 1951, autorisant l'emploi des femmes dans les mêmes conditions que les hommes. Quelques mois plus tard, la durée hebdomadaire de travail des apprentis est relevée de 18 à 36 heures.

Les ouvriers subissent ce régime draconien avec d'autant moins d'enthousiasme que leurs conditions d'existence sont médiocres. L'hygiène et la sécurité du travail sont déplorables. Nombre de jeunes ouvriers proviennent de la campagne et l'insuffisance de logements les relègue dans des baraquements provisoires ou de sordides "hôtels ouvriers" dans lesquels s'entassent, fin 1951, près d'un demi-million de personnes (62). Appelé un jour à se rendre à la "Maison de la jeune ouvrière", Kuron, alors militant des jeunesses socialistes, est frappé par les "escaliers couverts de vomi, les vitres brisées, les tables cassées, la literie sale et taché de mauvais vin", l'alcoolisme, la prostitution ouverte (63) Quelques années plus tard, en 1955, le poète Adam Wazyk, un enthousiaste de la première heure, brossera dans son poème pour adultes un tableau saisissant de cette Pologne-là :

Des villages, des bourgades, par wagons on les apporte

Pour construire une usine, bâtir par sorcellerie une ville,

Extirper de la terre un nouvel Eldorado...

Armée de pionniers, racaille raflée,

ça s'entasse dans les hangars, les baraques, les hôtels,

ça titube et ça sifflote dans les rues fangeuses.

Géante migration, hirsute ambition!

(...)

Masse nomade, ô Pologne inhumaine, hurlante

D'ennui dans les soirées de décembre...

En des poubelles suspendues aux cordes

Les garçons, tels des matous, courent les toits;

Les baraques des femmes, ces cloîtres sans Dieu,

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Grouillent de luxure, puis les pauvres filles comme aux temps seigneuriaux Vont noyer leur portée... la Vistule coule tout près...

Géante migration édifiant l'industrie,

Inconnue en ce pays, mais bien connue en ces temps,

Nourrie du désert des grands mots, vivant

Sauvagement, au jour le jour, malgré les prédicateurs...

Dans la fumée asphyxiante, dans le lent martyre

S'opère la fusion de la classe ouvrière

Des déchets et des déchets...et pour l'instant la crasse7

Par ailleurs, les salaires sont bas et le ravitaillement de plus en plus difficile : le rationnement est rétabli pour la viande et les matières grasses en septembre 1951 et pour le sucre et le savon, en 1952. Impuissants à améliorer leur sort, c'est par la passivité, l'indifférence, la fraude et la falsification des statistiques que les ouvriers polonais manifestent leur résistance.

La stalinisation ne touche pas seulement les structures sociales, mais embrasse aussi le mode de vie et de pensée. L'Union Soviétique est érigée au rang de modèle universel par la propagande du régime, qui développe un véritable complexe d'infériorité de la Pologne vis-à-vis de la "grande nation russe soeur", pour reprendre une expression de l'époque (64). L'art, la culture, la civilisation, les réalisations industrielles et architecturales de l'Union Soviétique méritent d'être servilement copiés. Et comme une si grande nation ne saurait perdre les rencontres sportives, on s'arrange, comme le reconnaît Berman (65), pour les lui laisser gagner.

Le culte rendu à la personne de Staline transpose la pratique soviétique. Tous les objets en avaient été introduits, dès 1944, par l'Armée Rouge : bustes en plâtre, portraits et monuments. Ce n'est toutefois qu'à partir de 1949 que le culte stalinien revêt les dimensions d'un exercice national : discours et débats sont nécessairement émaillés de citations du grand homme, dont les statues envahissent les villes en même temps que les monuments à la gloire de l'Armée Rouge. La mégalomanie stalinienne devient une norme de la vie publique polonaise. Dans l'architecture par exemple : le régime décline les offres de Le Corbusier de reconstruire Varsovie - "trop novateur", bien qu'il soit encore tenu en estime en URSS - et c'est dans le style "stalinien", monumental et pompeux que Varsovie est rebâtie : "marbres, façades vertigineuses avec lourdes colonnes et pinacles vulgaires", écrit l'historien Norman Davies (66). Staline lui-même rejette la suggestion polonaise de bâtir une cité de logements qui lui serait dédiée et décide de laisser à la Pologne un "symbole de l'amitié et de l'aide soviétique (...) quelque chose de grand, de superbe et d'unique (...) qu'on puisse voir de

7 Adam Wazyk, traduction pour l'Anthologie de la poésie polonaise, Editions du Seuil, 1965

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partout" (67). C'est ainsi que des milliers d'ouvriers soviétiques érigent, de 1952 à 1955, le "Palais de la culture et de la science", sorte de cathédrale laïque qui domine la capitale polonaise d'une pesante architecture néogothique et qui restera pendant des décennies, pour les Varsoviens, le symbole équivoque de l'"amitié soviétique". Ce culte atteindra son paroxysme avec la mort du tyran, qui vaudra à Katowice (Haute Silésie) d'être rebaptisée, sur décision du Bureau Politique, Stalinogrod.

L'identité polonaise est mise à mal par la stalinisation, qui, à bien des égards, évoque une russification dont la Pologne a déjà une expérience séculaire. Outre la réécriture de l'Histoire dans les manuels scolaires, le passé du pays est soumis à réexamen. Son rattachement à l'Occident catholique est désormais considéré comme une "erreur historique" et une trahison de la solidarité slave (68). La langue elle-même subit l'invasion du russe. Dès lors que le polonais ne se prête pas à l'expression des subtilités de la "langue de bois" communiste, ou même par simple désir d'imitation, la langue officielle - c'est-à-dire la seule, pratiquement, qui s'imprime - emprunte largement au vocabulaire, voire à la syntaxe, russe. L'usage de la troisième personne du singulier (Pan, Pani pour "monsieur", "madame") qui est la forme de politesse en polonais est aboli au profit du wy (vous) en usage en Russie, qui heurte l'oreille polonaise. Le modèle culturel soviétique pose une chape de conformisme sur le théâtre, le cinéma, la radio, la presse, comme sur la façon de se vêtir. Le pays est inondé de livres et d'articles de journaux traduits du russe. Une puissante organisation officielle, forte de quelque 4 millions d'adhérents, l'Association d'Amitié Polono-Soviétique (TPPR)8 déploie, par un réseau qui couvre l'ensemble du pays et avec d'importants moyens matériels, une activité débordante à cet égard en organisant force cours, exposés et conférences. Il n'est jusqu'aux hooligans et au hooliganisme que la Pologne n'importe - involontairement - de l'Union Soviétique, cette contre-culture de la violence irrationnelle, réaction à l'absurdité et à l'inhumanité du système social, comme dans l'URSS des années vingt et trente.

Les liens avec l'Ouest sont rompus. Les frontières fermées de la Pologne ne laissent guère entrer que des délégations d'ouvriers et de kolkhoziens soviétiques qui viennent, devant leurs homologues polonais, vanter les mérites (69) du socialisme réel. Dans l'autre sens, les relations avec les "démocraties populaires" sont limitées à des échanges officiels, des séjours d'étudiants dans les Universités soviétiques, l'envoi d'ouvriers polonais sur les chantiers d'URSS et à des excursions strictement encadrées. Quant aux contacts avec l'Ouest, ils sont dénoncés sans relâche par le discours politique et la propagande qui érigent la xénophobie en doctrine officielle. Il faut, morigène Bierut, "lutter contre la vénération du vernis occidental qui cache le vide et la stérilité" (70). Les Polonais sont quotidiennement mis en garde contre l'"Occident

8 T.P.P.R.: Towarzystwo Pryjazni Polsko-Radzieckiej

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corrompu", "dégénéré par le cosmopolitisme et l'existentialisme", qui ne peut que nourrir des intentions agressives à l'égard de la Pologne. La campagne confine au grotesque lorsque les autorités accusent les Etats-Unis de vouloir affamer le pays en faisant répandre sur le territoire, par des avions spéciaux, les doryphores qui auraient gravement endommagé les plants de pommes de terre. Autre illustration de la phobie anti-occidentale, rapportée par Jacek Kuron, un étudiant de deuxième année d'histoire est exclu de l'Université et des jeunesses socialistes parce qu'il a osé affirmer que les avions américains étaient plus rapides que les soviétiques (71).

Mais le pouvoir ne se contente pas d'invectives et entreprend activement d'interdire ou de dissuader tout lien avec l'Ouest. Un climat de méfiance et d'"espionnite" est habilement entretenu par l'appareil de propagande et la Bezpieka, qui se voit doter d'un régime juridique à cette fin : un décret sur le "secret d'Etat" est adopté en octobre 1949, dont les libellés sont suffisamment vagues pour couvrir la quasi-totalité des informations, et laisser aux organes de la police politique une totale liberté d'appréciation. La presse met en garde contre les "questions innocentes". La culture occidentale n'a pas droit de cité : l'enseignement du français et de l'anglais est repoussé dans la marginalité et les instituts français de Katowice, Cracovie et Varsovie sont fermés. Quant aux voyages à l'Ouest, ils sont réservés à un petit nombre de privilégiés "sûrs" tandis que l'admission des Occidentaux en Pologne est strictement réglementée. L'un des derniers liens avec l'Occident reste l'audition des radios, que l'on capte facilement dans le pays. Bien qu'elle ne soit pas explicitement interdite, elle peut causer, à cette époque, de graves désagréments. Mais malgré les risques, ces radios - notamment les services en polonais de la BBC et de la "Voix de l'Amérique" - sont semble-t-il largement écoutées, puisque le régime entreprend en 1950 de les brouiller. Le brouillage est peu efficace au début, mais le pouvoir, qui a vent des projets de création d'un émetteur permanent vers les pays de l'Est, entreprend de réunir dans le plus grand secret un groupe d'ingénieurs chargés de concevoir un réseau de brouillage couvrant tout le pays. Les travaux aboutissent rapidement et un système de brouillage sera mis en place, dans tout le pays, coûteux mais efficace, surtout dans les agglomérations (72). Ces mesures ne dissuadent pas, cependant, un groupe d'émigrés des pays de l'Est, sous les auspices et avec l'aide financière des Etats-Unis, de mener à terme le projet de Radio-Europe Libre (RWE)9. Les émissions en polonais commencent le 3 mai 1952, ouvrant une véritable "guerre des ondes", ininterrompue jusqu'à la chute du communisme en 1989 (73).

Ce rejet obsessionnel de l'Ouest est reçu avec des sentiments divers par une population polonaise dont il heurte les affinités traditionnelles. De temps à autre, des incidents viennent, symptomatiquement, rompre l'apparence d'unanimité distillée par la

9 R.W. E. : Radio Wolna Europa

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propagande. En 1951, une série retentissante de défections de matelots dans les ports occidentaux donne ainsi la mesure du malaise de la jeunesse. Celle-ci manifeste, dans les villes, son rejet du modèle imposé par une mise et une coiffure occidentales et provocantes en s'abîmant dans le jazz diffusé par les émetteurs des soldats américains stationnés en Allemagne (74). C'est ainsi qu'apparaît dans la jeunesse urbaine le mouvement dit des bikiniarzy, une mode dont les adeptes affichent avec ostentation le "style de vie américain". Jacek Kuron, alors militant actif des jeunesses socialistes (ZMP), dont tant les bikiniarzy que les hooligans sont les bêtes noires, en donne une description méthodique : "les garçons portaient des chemises de couleur à carreaux, et de la chemise dépassait un maillot également coloré, mais à rayures (...) La pochette était elle aussi terriblement américaine, aux couleurs assorties, de même que la cravate, obligatoirement très large, en principe peinte à la main. Les plus en vogue représentaient un îlot surmontée d'un palmier; sous le palmier une fille nue, et, souvent, au-dessus, une espèce de champignon atomique, car c'était censé être l'atoll de Bikini. D'où du reste ce nom - les bikiniarzy.(...) Pantalon collant, très serré aux chevilles, assez court pour découvrir des chaussettes rayées et colorées. Chaussures à haute tige et à semelle de crêpe ou de caoutchouc. Les filles portaient des jupes étroites avec une longue fente sur le côté. Les bikiniarzy aimaient le jazz, dansaient le boogie-woogie (...) Une partie d'entre eux avait conscience de prendre parti pour les Etats-Unis contre l'Union Soviétique, ou plutôt pour l'Occident bariolé contre la grisaille de leur vie" (75).

Malgré la terreur et la rigueur qui s'abattent sur la Pologne, le stalinisme n'y empruntera jamais, cependant, les mêmes formes extrêmes que dans les autres démocraties populaires. La longue tradition historique de résistance à l'assimilation et le soutien discret que les Polonais trouvent dans la seule force que le pouvoir communiste ne soit pas parvenu à laminer, l'Eglise, expliquent ce relatif avantage.

B - L'ECONOMIE ADMINISTREE.

1) L'industrie et le plan sexennal.

Alors que le plan triennal (1947-1949) n'est pas échu, Minc présente dès décembre 1948, au Congrès de fusion du PPR et du PPS, les grands traits du futur plan sexennal qui doit couvrir les années 1950 à 1955. Le premier était celui de la reconstruction après les dévastations de la guerre. Le prochain sera le plan de la construction du socialisme. Il s'agit d'une part de poursuivre le choix, arrêté par le premier plan, d'une accumulation rapide de capital primaire, c'est-à-dire, de développer l'industrie lourde et d'équipement au détriment du reste de l'économie. Ce choix implique, dans l'esprit des dirigeants, que l'Etat contrôle l'ensemble du circuit

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économique, de la production à la distribution, et signifie donc la liquidation des reliquats de secteur privé. Il s'agit d'autre part de créer une grande classe ouvrière qui n'existe pas encore en Pologne et qui pourrait donner au pouvoir l'assise politique et l'enracinement qui lui font défaut. "Les tâches du plan sexennal", déclare Bierut au Vème plenum du Comité Central du Parti, en juillet 1950, "sont liées à d'énormes changements des rapports sociaux dans le pays". Deux millions de travailleurs viendront des campagnes s'intégrer à l'appareil économique d'Etat, annonce Bierut, qui ajoute : "mais il ne s'agit pas seulement d'élargir les rangs de l'armée prolétaire (...) il faut qu'elle soit une armée de combattants du prolétariat, conscients, dévoués et décidés à la lutte pour le socialisme". (76). Le pouvoir entend ainsi faire éclater les cadres "bourgeois" qui auraient résisté à son action politique et répressive. Le choix d'implanter le gigantesque complexe sidérurgique de Nowa Huta et l'aciérie de Huta Warszawa respectivement aux portes de Cracovie et de Varsovie n'aura ainsi d'autre but que de faire investir par la classe ouvrière ces "bastions de la bourgeoisie" que sont restées l'ancienne et la nouvelle capitale.

"Le plan sexennal était un plan de misère. Son but principal était de dégager des excédents destinés à l'industrie lourde", note encore Jacek Kuron (77). Des objectifs très ambitieux compte tenu des capacités d'une économie à peine rebâtie sont en effet fixés : la croissance annuelle du revenu national devra atteindre 11 % et celle de la production industrielle 20 %. Aux ouvriers, on ne promet qu'une hausse annuelle de salaires de 6 %. Les services de Minc élaborent donc, en 1949, les objectifs détaillés, ventilés par année, par branche et par entreprise. Après la crise de l'Office Central de Planification (CUP) en février 1948, les entreprises ont été progressivement soumises au même système allocatif-directif que leurs homologues soviétiques : leurs ressources physiques et financières sont fixées par l'organe central de planification, qui détermine également leurs principaux paramètres économiques, tels que les prix, les salaires et surtout la production. Il ne reste donc à l'entreprise guère de marge de manoeuvre pour remplir les objectifs qu'on lui assigne.

Le premier plan triennal a été peu ou prou réalisé, du moins si l'on en croit les déclarations officielles, grâce à un afflux constant de main-d'oeuvre rurale. A partir de 1950, le plan sexennal prend le relais, après avoir été plusieurs fois remanié. La dernière révision en date est celle qu'impose le maréchal Rokossowski après son arrivée au ministère de la défense en novembre 1949 : elle consiste, ce n'est pas une surprise, en une importante réallocation de ressources vers l'industrie de l'armement. Mais c'est un véritable bouleversement du plan sexennal, alors à peine commencé que provoque, le 25 juin 1950, le franchissement du 38ème parallèle par les troupes nord coréennes. Moscou mobilise aussitôt le camp socialiste tout entier. Minc s'y rend quelques jours plus tard pour un long séjour, suivi par Ochab et Rokossowski, qui

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représentent la Pologne à une réunion des responsables du camp socialiste destinée à répartir le fardeau de l'effort de guerre contre l'"impérialisme" (78). Les bougonnements des Polonais contre l'ampleur de la contribution demandée laissent Staline de marbre : l'Union Soviétique, où la population manque de pain, de sucre, de vêtements et de logement, a accepté une charge plus lourde encore, déclare-t-il d'un ton sans appel, et il incombe à la Pologne, maintenant que les circonstances l'exigent, de se serrer également la ceinture (79). L'Etat-major soviétique répartit les tâches, attribuant aux "pays-frères" la production de masse d'armements classiques sous licence soviétique et réservant à l'industrie militaire soviétique les armes de technologie plus moderne, nucléaire, balistique et aéronautique. Un accord commercial est signé le 29 juin 1950, qui prévoit l'octroi à la Pologne d'un crédit à court terme de 400 millions de roubles. Le but à peine dissimulé de ce prêt est de financer l'équipement de l'énorme complexe sidérurgique que les Polonais construisent à Nowa Huta, près de Cracovie, pour qu'il puisse fournir plus rapidement l'acier dont l'industrie d'armement a un besoin urgent. Mais, surtout, Minc revient avec des instructions précises et impératives : la contribution polonaise au potentiel économique et militaire du camp socialiste doit être augmentée. En l'espace de quelques semaines, une nouvelle version du plan sexennal est au point, adoptée par le Comité Central le 16 juillet, puis par la Diète à l'unanimité le 21 juillet : les objectifs sont fortement relevés. De 11 % le taux de croissance annuel est porté à 17 % et le montant total des investissements est augmenté de 36 %. L'industrie lourde est reine. La Pologne devra produire, à l'échéance du plan, 100 millions de tonnes de charbon et 4,6 millions de tonnes d'acier. Par ailleurs, le principe est posé d'une intégration économique avec l'URSS et les autres démocraties populaires. Ce processus se déroulera dans le cadre du Conseil d'Assistance Economique Mutuelle (CAEM, encore appelé Comecon) créé un an plus tôt, en 1949, pour "coordonner" les plans nationaux. Cette "division socialiste du travail", selon la terminologie consacrée, dissimule en fait un mécanisme centralisé de répartition, par Moscou, des tâches au sein du camp socialiste.

C'est un effort surhumain que le pouvoir exige de la sorte des Polonais. Il n'hésitera pas à mettre en oeuvre des moyens radicaux. La liquidation du reliquat de secteur privé non agricole est parachevée : de 15 % en 1948, sa part dans la production industrielle tombe, en 1951, à 4 %. Son déclin est plus spectaculaire encore pour le commerce, où il passe, entre ces deux années, de 62 % à 7 % (80). Le 28 octobre 1950, le pouvoir procède à une réforme monétaire préparée dans le plus grand secret. Fortement déprécié, le zloty est remplacé par un "nouveau zloty", à parité avec le rouble. Mais le taux d'échange pour les particuliers, les artisans et commerçants privés est trois fois inférieur à celui consenti au secteur étatisé. De plus, les possibilités d'échange sont plafonnées pour les premiers, qui perdent la plus grande partie de leurs

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économies dans l'opération. Celle-ci constitue avant tout, pour le pouvoir, une ponction sur le pouvoir d'achat des ménages, que vient compléter en juin 1951 un emprunt, obligatoire, dit de "développement des forces de la Pologne".

Enfin, le principal moteur de ce plan sexennal est le volontarisme que lui insuffle le pouvoir, mélange de menace, de terreur, de contrainte et de mobilisation. Minc, à son retour de Moscou, cite en modèle les procédés de planification et de gestion soviétiques, la méthode de la chtourmovchina ("opération de choc") également soviétique. Les équipes, déjà en place, de "conseillers" soviétiques sont renforcées. Le Plan devient une finalité suprême, entourée d'un parfum de culte et de mystique. Loi du Sejm, sa non-exécution peut être pénalement sanctionnée par un arsenal juridique constamment amélioré. Minc, en 1950, pronostique triomphalement qu'en l'espace de deux plans, triennal et sexennal, "la Pologne fera un peu plus de la moitié de la distance qui la sépare, du point de vue de l'industrialisation, des Etats-Unis" (81). Le mot d'ordre de l'heure est d'"épuiser les réserves cachées de main-d'oeuvre et de matières".

Dans de telles conditions de pression, la mutation est rapide et les usines jaillissent de terre au prix d'un travail forcené. Une partie des travailleurs, notamment parmi les jeunes ruraux, s'investit dans cette entreprise d'édification d'un Etat industriel. Mais si l'on est fier des usines et des mines, les sceptiques restent nombreux. Et ils le seront de plus en plus au fur et à mesure que se fait jour, après le déclenchement de la guerre de Corée, le sentiment que le plan sexennal correspond aux intérêts de l'Union Soviétique davantage que de la Pologne. Les conditions extrêmes dans lesquelles le plan est réalisé ne vont pas tarder à sécréter nombre d'effets pervers. L'organisation soviétique de la production est en effet introduite avec ses défauts. Le système de mensualisation du plan est responsable des à-coups caractéristiques dans le rythme du travail : une période de sous-emploi au début du mois précède une subite accélération de la production pendant la seconde quinzaine. Les mêmes gaspillages, goulots d'étranglement, surmenage des machines et malfaçons apparaissent qu'en Union Soviétique. Les entreprises, qui se voient assigner des objectifs totalement inaccessibles, trouvent le moyen de s'en acquitter nominalement du moins, par des simulacres de "campagnes d'émulation", en payant des primes illicites pour attirer la main-d'oeuvre, en négligeant la qualité ou, plus prosaïquement, en falsifiant, à tous les niveaux de la hiérarchie, les statistiques. Cette dernière pratique sera officiellement admise après 1956 et elle impose de traiter avec une grande prudence les statistiques des performances annoncées à cette époque.

Un autre effet pervers de ce modèle de croissance est la crise de l'approvisionnement à partir de 1951. L'arbitrage résolu en faveur de l'industrie lourde a des conséquences directes sur la production de biens de consommation, qui se

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raréfient sur le marché, provoquant, par le jeu de la rétention dans les campagnes, une raréfaction parallèle des produits alimentaires. Dès le printemps 1951, malgré la ponction sur le pouvoir d'achat opérée par la réforme monétaire, l'emprunt forcé et une hausse des prix alimentaires, l'approvisionnement redevient problématique : les files d'attente réapparaissent, le rationnement est partiellement rétabli et le marché noir retrouve de beaux jours. Cette situation ne manque pas de provoquer une poussée de mécontentement. Suite à un relèvement de 7h 30 à 8 h30 de la durée du travail au fond, une grève éclate en avril 1951 dans le bassin minier de la Dabrowa. Elle est réprimée avec discrétion - le mot de grève n'est jamais prononcé - et efficacité (82) et vaut aux mineurs des augmentations de salaire. Mais cette vague d'insatisfaction accompagnée d'une certaine fronde verbale jette le trouble dans la base du Parti, trouble vite étouffé, il est vrai, par l'appareil. Mais le malaise n'est nullement résorbé : le pouvoir ne cesse d'attiser la frénésie de production alors que le taux de croissance continue de diminuer. Et même si aucune statistique ne le reconnaît, la mémoire populaire réalise aisément que la comparaison avec les salaires ouvriers d'avant-guerre reste très défavorable - le salaire ouvrier réel est inférieur à celui de 1939 de 35 % en termes de pouvoir d'achat alimentaire (83) et de 28 % en termes de pouvoir d'achat total (84). Moyennant quoi, la "classe ouvrière" manifeste son insatisfaction par une grande instabilité : un taux annuel de rotation de la main-d'oeuvre qui atteint 20 % des effectifs employés (85) et augmentera les années suivantes malgré la loi votée pour y remédier, un absentéisme croissant qui lui aussi débordera la loi du 19 avril 1950 sur la "discipline socialiste du travail" dont il rend, par son caractère massif, les dispositions inapplicables.

Le bilan sommaire de la réalisation des premières années du plan sexennal retiendra surtout le formidable mouvement de migration intérieure imprimé à la société rurale polonaise. Les prédictions de Bierut se réaliseront avant terme et en l'espace de 3 ans, l'appareil économique d'Etat aura reçu les deux millions de ruraux qu'annonçait le dictateur.

2) La collectivisation de l'agriculture.

Le départ de Gomulka, au plenum de septembre 1948, lève le dernier obstacle à l'entreprise de collectivisation de l'agriculture polonaise, qui se prolongera, avec des fortunes diverses, pendant 8 ans. Il n'existe pourtant guère de raison intérieure sérieuse de précipiter les choses. L'agriculture, malgré des structures toujours archaïques - émiettement des terres - s'est remarquablement bien relevée des séquelles de la guerre. L'approvisionnement alimentaire a été rétabli lentement, mais sans à-coups, le marché noir s'est dégonflé et le rationnement a été levé en janvier 1949.

Ces considérations ne pèsent guère, cependant, face aux impératifs politiques. Staline, qui jusqu'en 1948 déclarait à ses interlocuteurs polonais (86) pouvoir s'accommoder d'une agriculture privée dans les "démocraties populaires", revient

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brusquement sur cette tolérance : les risques de contagion de l'hérésie yougoslave et de fermentation nationaliste sont trop grands, en ces premières années de Guerre Froide, pour laisser à chaque parti communiste le choix de sa propre voie vers le socialisme. C'est donc au clan des "moscovites" - Berman, Minc, Bierut - aiguillonné par les "conseillers" soviétiques, qu'il revient de mener au plus vite cette collectivisation de l'agriculture que les communistes s'étaient bien gardés d'annoncer dans le "Manifeste de juillet" en 1944.

Tempérée par le risque de famine que laisse craindre le précédent de la collectivisation soviétique, l'entreprise revêt plusieurs formes : il y a d'abord la formation d'une "économie socialiste des campagnes," inspirée du modèle soviétique. L'"Entreprise Agricole d'Etat" (PGR)10, est une version polonaise du sovkhoze soviétique, cette ferme d'Etat dotée de grandes superficies et d'un parc de machines agricoles. Les vastes domaines nationalisés des territoires de l'ouest offrent une localisation de prédilection à ces unités. Les bonnes volontés appelées à la rescousse s'émoussent vite. Jacek Kuron cite le cas d'un jeune communiste qui a demandé son rappel au bout de six mois : "les PGR étaient effrayantes, la ruine absolue, les biens laissés par les Allemands détruits, les champs envahis par les mauvaises herbes au point de défier l'imagination. Ne restaient là-bas que ceux qui n'avaient vraiment nulle part où aller, beaucoup de femmes, d'infirmes. Il n'y avait même rien à voler, car tout avait déjà été pillé" (87). Mais c'est sur la création de coopératives, homologues des kolkhozes soviétiques - bien qu'on se garde d'employer ce terme - que portent les efforts du régime. Comme dans les autres démocraties populaires, les paysans polonais se voient proposer le choix entre trois formules : la première prévoit un apport, sans perte de propriété, de moyens de production (terre, outillage, bétail) et une rémunération mixte, fonction à la fois de cet apport et de l'apport en travail. La seconde formule consiste en un transfert de propriété à la coopérative et une rémunération sur la seule base de l'apport en travail. La troisième est une variante intermédiaire entre ces deux extrêmes, mais la philosophie du système est de drainer vers le second statut, forme la plus achevée du socialisme, des paysans convaincus des vertus de celui-ci par un "stage" transitoire dans le premier statut.

Pour persuader les intéressés d'adhérer à ces formules, l'Etat-Parti manie à la fois la carotte et le bâton. La carotte en réservant aux coopératives un accès privilégié aux "stations de machines et tracteurs" fondées dans tout le pays - également sur le modèle soviétique -, aux fournitures d'engrais et autres produits de base, à l'électrification, etc. Le bâton avec, de plus en plus, l'emploi de la répression, des brimades et des confiscations pour convaincre les récalcitrants de rejoindre les coopératives. Une vaste campagne de propagande est lancée pour accélérer le mouvement d'adhésion : l'Union

10 P.G.R.: Polskie Gospodartswo Rolnicze

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d'Entraide Paysanne (ZSChl.)11, organisation de masse du Parti dans les zones rurales, est épaulée par l'organisation de jeunesse, le ZMP, et par les militants du Parti lui même. Des délégations soviétiques parcourent les campagnes pour vanter, devant des auditoires réservés et dubitatifs, la supériorité de la forme socialiste de l'agriculture.

Le zèle des organes locaux du pouvoir est tel que le Comité Central du PZPR doit, à plusieurs reprises - en mai et octobre 1949, puis en janvier 1950 - les rappeler à l'ordre et réaffirmer que l'adhésion reste libre. Les paysans polonais ne se pressent guère de s'associer et quelque 250 coopératives seulement sont fondées en 1949. Mais sous la contrainte, le mouvement s'accélère et, en 1950, il s'en crée en moyenne 5 par jour. Au printemps 1951, leur nombre avoisinera les 3.000 (88).

Devant les réticences des paysans à livrer, pour des prix dérisoires, l'essentiel de leur récolte à l'Etat, les réquisitions sont, avec l'importation - coûteuse - le seul moyen, pour le pouvoir, d'assurer l'approvisionnement alimentaire d'une population urbaine en croissance rapide d. L'un des responsables des réquisitions, Stefan Staszewski, vice ministre de l'agriculture en 1954 et 1955, a décrit cette méthode, importée d'Union Soviétique et déjà rodée à l'époque : "le paysan qui ne remplissait pas le plan de livraison fixé par l'appareil du Ministère des Achats (...) se retrouvait devant les agents du Parquet et de l'appareil de sécurité. Là-bas on avait prévu toute une technique d'action. D'abord on convoquait le paysan à un premier, puis à un second entretien de mise en garde, après quoi on l'arrêtait. Il restait habituellement détenu de quelques jours à deux semaines et on confisquait ses biens" (89). Ces arrestations se chiffrent par centaines de milliers pendant la période du stalinisme polonais.

Enfin, la lutte contre les koulaks est le corollaire de la collectivisation de l'agriculture. L'objectif est ici plus politique qu'économique : les déclarations sur la nécessaire modernisation de l'agriculture ou l'incompatibilité entre une industrie socialiste et une agriculture privée dissimulent mal la volonté de réduire la seule force politique encore autonome après la nationalisation du commerce, de briser le dernier opposant potentiel. Le symbole de cette opposition est fourni par le koulak, une notion elle aussi empruntée à la vulgate soviétique. Le chiffre de 10 hectares de terre pour définir le koulak a été avancé par Zambrowski devant un plenum du Comité Central. Mais le critère est bien davantage idéologique et politique que patrimonial ou économique. Est koulak celui que le pouvoir local a décrété tel. L'état de dépendance dans lequel la nationalisation du commerce a plongé l'agriculture quant aux fournitures industrielles donne au pouvoir de nombreux moyens de pression et de brimade : les koulaks se voient imposer des corvées arbitraires, une fiscalité discriminatoire (90) des contingents de réquisitions plus élevés, sont exclus du bénéfice des "stations de tracteurs et machines" ou paient des prix de location exorbitants. Le non-paiement des

11 Z.S.Chl.: Zwiazek Samopomocy Chlopskiej

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impôts est sanctionné par des confiscations ou des expropriations. Parmi les exactions commises à l'encontre des koulaks, Staszewski cite une pratique courante : des brigades de l'organisation de jeunesse du Parti (ZMP) peignaient à la faveur de la nuit le mot koulak sur les maisons paysannes, ainsi désignées le lendemain à la répression de la police politique.

Cette politique varie cependant dans le temps. Les débuts sont laborieux et le pouvoir hésite à s'engager dans l'escalade de la violence pour imposer son projet. La révision du plan sexennal, en juillet 1950, assigne à l'agriculture des objectifs irréalistes : un accroissement de 50 % de la production pendant le plan, et l'objectif, pour les coopératives, d'exploiter de 20 à 25 % de la surface cultivable. En comptant les P.G.R., un tiers des terres devrait, à l'issue du plan, revenir à l'"économie socialiste des campagnes". Ces mots d'ordre sont appliqués sans ménagements, sur le terrain, par les organes locaux du Parti et de l'Etat. La tension monte, les pénuries se multiplient, le cheptel diminue, l'approvisionnement des villes devient de plus en plus difficile. En mai 1951, à Gryfice, près de Szczecin, éclatent de graves incidents, provoqués par des brutalités, mauvais traitements et tortures infligés à des paysans récalcitrants par la Bezpieka. Le pouvoir recule : le 25 mai, le Comité Central du PZPR désavoue, dans une résolution, les auteurs des brutalités dont certains sont exclus du Parti, d'autres jugés et condamnés à des peines de prison. Pour apaiser une tension alors à son paroxysme, le pouvoir décide une pause dans la collectivisation : la création de coopératives s'arrête pratiquement jusqu'au début de 1952, les réquisitions, jusque-là laissées à la discrétion du pouvoir local, sont désormais réglementées par le pouvoir central et les prix d'achat sont relevés. Ces mesures ne suffisent à éviter ni de nouveaux incidents - à Drawsko, en Pologne occidentale, et dans le lublinois - ni le rétablissement du rationnement alimentaire en septembre 1951. Mais surtout, elles ne préludent pas à l'arrêt de la collectivisation, ni même de l'usage de la contrainte pour la mener à bien. Dès le début de l'année 1952, en effet la campagne de collectivisation reprend de plus belle, avec les mêmes moyens - à peine atténués - qu'avant. De 3 000 en janvier 1952 le nombre de coopératives passe à 5 000 à la fin de l'année, à 8 000 un an plus tard et avoisine, fin 1954, la dizaine de milliers (91), niveau auquel il se stabilisera par la suite, avec une tendance à la décroissance. La grande majorité des coopératives sont du second type, celui dont le caractère collectif et socialiste est le plus marqué.

La résistance aux projets du pouvoir ne se relâche pas, surtout dans le centre de la Pologne, où l'enracinement est fort, contrairement aux zones colonisées, à l'Ouest et au nord. C'est d'ailleurs dans ces dernières, peuplées de populations déplacées qui ne sont au début liées par aucune solidarité, que la densité de coopératives est la plus forte. Ailleurs, les subterfuges sont nombreux pour échapper aux contraintes de l'entrée dans

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une coopérative : partage de la propriété entre les membres de la famille, adhésion du seul chef de famille, surexploitation du lopin individuel qui échappe à la collectivisation, abattage clandestin de bétail, ou auto-consommation. Tous les moyens administratifs déployés par les autorités pour venir à bout de cette résistance passive resteront vains.

Rendements médiocres, production stagnante, mécanisation embryonnaire, l'agriculture polonaise s'installe dans la crise. Bierut lui-même reconnaît, devant le VIIème plenum du Comité Central (14-15 juin 1952), la gravité de celle-ci : la production stagne désespérément depuis 1950 alors que le nombre de bouches à nourrir augmente rapidement. On est loin des 50 % d'accroissement assignés au plan sexennal. Devant le même plenum, Zambrowski reconnaît que les koulaks honnis assurent le quart de la production agricole, soit bien davantage que le secteur socialisé, et le professeur Tepicht, spécialiste du Parti pour les questions agricoles, convient que les rendements de ce dernier sont inférieurs à ceux des exploitants individuels (92). Les privilèges accordés aux coopératives - allocation de machines, électrification, crédits gratuits - pour démontrer la supériorité de l'agriculture socialiste sur l'agriculture privée ne suffisent même pas à assurer leur viabilité économique : pour nombre d'entre elles, l'Etat doit éponger les déficits d'exploitation. Ce simple fait déjà rend leur généralisation problématique : "je leur disais", se souvient Stefan Staszewski, "qu'on ne pourrait collectiviser la campagne que par la guerre civile et que même si nous la gagnions, cela signifierait la banqueroute de l'Etat, car les coopératives existantes engloutissaient déjà des sommes faramineuses et s'il s'en créait de nouvelles, l'argent finirait par faire défaut" (93).

Poursuivie avec obstination même après la mort de Staline - 3 000 coopératives seront encore fondées en 1953 - la collectivisation n'aura jamais raison d'une autre obstination, celle de la paysannerie polonaise : la surface exploitée par les coopératives ne dépassera pas, même en 1955-56, 10 % de la surface arable totale. Quant aux livraisons obligatoires, qui visaient, selon les termes du professeur Tepicht, à "extorquer un surcroît de production des fermes sans faciliter une augmentation correspondante de leur production", elles aboutiront, vers le milieu des années 50, à un "traumatisme général de l'agriculture (94). Il n'est jusqu'à son objectif de désagrégation du tissu social des campagnes en opposant les koulaks aux autres paysans où le pouvoir n'ait échoué.

La collectivisation restera un échec. Contrairement aux Russes ou aux Slaves du sud, dont les structures traditionnelles réservent une certaine place à des formes d'organisation collective, les Polonais obéissent davantage à des traditions d'indépendance. Confronté à l'imposante masse des quelque 4 millions d'exploitations individuelles, le pouvoir communiste polonais n'aura pas voulu - ou pu - imposer sa

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politique par une répression trop brutale ou, comme en URSS, par la liquidation physique et la terreur.

C - LES INTELLECTUELS.

1) le "réalisme socialiste".

Le plénum d'août-septembre 1948 répudie solennellement la "politique culturelle opportuniste et éclectique" de Wladyslaw Bienkowski, secrétaire du Comité Central chargé de la culture et proche de Gomulka, coupable d'avoir "négligé l'éclairage marxiste des questions de la littérature, de l'art et de la science" (95). Et au tournant des années 1948 et 1949, une véritable glaciation s'abat sur la vie culturelle et artistique : vivante et diverse, la culture polonaise est, en l'espace de quelques mois, comme ailleurs à l'Est, alignée sur le modèle soviétique défini par Jdanov.

L'offensive idéologique commence au IVème Congrès de l'Union des Ecrivains (Z.L.P.)12, réuni à Szczecin du 20 au 23 janvier 1949 et où sont esquissés, pour la première fois, les contours du "réalisme socialiste" - le socrealizm - en littérature. Depuis la tribune du Congrès, les nouveaux maîtres de la culture dénoncent tour à tour les influences occidentales, le "naturalisme", le "psychologisme", l'"esthétisme", le "formalisme", où se serait égarée la littérature polonaise. Borowski, l'un des poètes les plus talentueux de la jeune génération, auteur de récits émouvants sur les camps nazis, est violemment pris à partie, désigné comme le "héros négatif par excellence" (96). La pression, assortie de menaces à peine voilées, est telle que peu d'écrivains ont le courage de s'opposer à la nouvelle ligne.

Peu après, les 12 et 13 février, se réunit le Congrès des Arts Plastiques, où le vice-ministre de la culture, Wlodzimierz Sokorski, "l'écume aux lèvres et les yeux en feu" selon l'expression de Staszewski (97), harangue les artistes incrédules, les rappelant aux devoirs du socrealizm. Les débats sont ici plus houleux et des voix dissidentes, y compris les plus autorisées - comme celle du professeur Eibisch, un des grands coloristes polonais - s'élèvent contre ces nouvelles formes imposées à l'art.

L'offensive continue dans les discours publics, au plenum du Comité Central d'avril 1949. Une conférence du Parti sur la culture est convoquée en mai, où Berman qui, au Comité Central, supervise la culture depuis le départ de Bienkowski, précise les intentions du pouvoir : "nous devons susciter le dégoût envers cet art chargé de cynisme et de formalisme sans idéal, envers l'art décadent capitaliste, envers le cosmopolitisme américain" (98). Le même Berman, en février 1950, exhorte les écrivains à s'associer aux transformations en cours et à faire place, dans leurs écrits, à l'"homme nouveau" (99). De congrès en conférences, le modèle ainsi sommairement défini finit par prendre forme, en même temps que le lourd appareil bureaucratique

12 Z.L.P. : Zwiazek Literatow Polskich

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chargé de l'administrer. Celui-ci ressemble étrangement à l'appareil culturel soviétique. Il y a là le tout puissant Département de la culture et de la science au Comité Central, confié à un critique littéraire, Stefan Zolkiewski. Ancien rédacteur en chef de la revue littéraire Kuznica, celui-ci a été mis en cause en septembre 1948 par Bierut pour son apparentement avec Gomulka, mais qui doit sa réhabilitation à une opportune "auto critique" (100). Il y a le ministère de la culture, sommet de la pyramide des bureaucraties de la culture, de ces unions des écrivains, des architectes, des artistes plasticiens aux statuts dérivés de ceux de leurs homologues soviétiques. A leur tête, le pouvoir a placé des exécutants loyaux de sa politique : Leon Kruczkowski, communiste d'avant-guerre et président de l'Union des Ecrivains, dont Jerzy Putrament, communiste formé en URSS, devient le secrétaire général après avoir été rappelé de son poste d'ambassadeur de Pologne à Paris. Il y a les syndicats, tout aussi dépourvus d'autonomie que les unions, ravalés au rang de machines administratives. Il y a également le ministère de la Sécurité Publique (UBP) où, à la tête du Vème Département, Luna Brystygierowa exerce une vigilance sourcilleuse contre toute "activité hostile". Il y a enfin l'appareil "logistique" de la culture - maisons d'édition, bibliothèques, salles d'exposition, cinémas, théâtres - dont l'Etat s'est assuré le monopole. Le pouvoir a pris le contrôle, en effet, des maisons d'édition des grands partis d'après-guerre au fur et à mesure que ceux-ci tombaient dans l'orbite du PPR. A la tête de la plus importante d'entre elles Czytelnik, Jerzy Borejsza, propagandiste de talent, accusé par certains d'être un agent du NKVD (101), domine la vie littéraire polonaise. Deux revues littéraires, Kuznica (la forge) et Odrodzenie (la renaissance) respectent, jusqu'en 1949, malgré leur engagement en faveur du régime, un certain pluralisme. En 1950, les deux revues sont fusionnées en une seule, la très conformiste Nowa Kultura (la nouvelle culture). Au sommet de cet édifice, enfin, est le Bureau Politique qui n'hésite pas à se saisir de questions précises, tranchant, par exemple, contre la publication de plusieurs nouvelles du grand classique polonais Zeromski (102). Mais le pouvoir polonais n'est lui-même que l'exécutant d'une partition écrite ailleurs : "le Bureau Politique du Parti recevait des instructions précises de Moscou", déclare Swiatlo après sa défection à l'Ouest (103). "Le socrealizm était un élément de politique du camp tout entier, que personne ne pouvait mettre en question", convient Staszewski, à l'époque chef du département de la presse et de l'édition du Comité Central (104).

L'offensive idéologique est menée rondement si bien qu'au début 1950, un an après son déclenchement, la plupart des artistes et écrivains ont dû choisir entre le silence et un ralliement qui fait d'eux des agents d'agit-prop du régime. Les plus âgés sont les plus hésitants et c'est la jeune génération qui, illusion d'une carrière facile ou engagement sincère, fournit les rangs des "enthousiastes", et quelquefois des "enragés".

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L'entreprise ne va pas, cependant, sans heurts, par manque de souffle davantage que de bonne volonté des artistes et écrivains mobilisés. Le pouvoir reconnaît à plusieurs reprises la médiocrité de la production artistique et les 27 et 28 octobre 1951, lors d'une nouvelle conférence d'artistes et écrivains, Berman leur fait la leçon : les oeuvres sont trop "schématiques" et "simplistes", les personnages, les "héros positifs", sont de "carton mâché" (105). Malgré ces exhortations, ils ne seront jamais autre chose.

En effet, introduite par d'innombrables débats et discours, la théorie du "réalisme socialiste" en art n'en reste pas moins d'une consternante indigence, sombrant dans la confusion et le schématisme. Loin d'être une école artistique, le socrealizm se définit d'abord par une mosaïque d'interdits : le "cosmopolitisme", terme qui désigne la culture occidentale et se teinte peu à peu de connotations antisémites, le "personnalisme", déviation bourgeoise de la culture, le "formalisme" ou l'"esthétisme", dont le seul tort est le souci de la beauté, ou encore le "naturalisme", c'est-à-dire le "réalisme" privé de son qualificatif de socialiste. L'aversion pour tout ce qui symbolise l'art occidental ne suffisant pas à tenir lieu de définition d'un courant, celui-ci se limite à la copie du modèle soviétique de "réalisme socialiste", qu'artistes et écrivains ont vite fait d'explorer et de délimiter. Empruntant à un mode d'expression, le réalisme, qui avait conquis ses lettres de noblesse au XIXème siècle, le socrealizm aurait peut-être pu trouver un souffle dans l'observation du présent. Mais la substitution de normes politiques et idéologiques aux normes esthétiques le ravale au rang d'instrument de propagande. Il ne reste, selon l'expression de François Fejtö, qu'un "art pompier, pseudo-classique, sans grandeur" (106). De même que la culture fait partie intégrante du plan sexennal, l'émotion est planifiée, la surprise absente, le génie proscrit. "La théorie parlait d'esprit de Parti, d'engagement, d'idéal, de politisation, de vocation sociale, d'art de masse, de forme nationale", observe Wojciech Wlodarczyk, historien du réalisme socialiste, "mais la pratique ne révélait autre chose que l'hermétisme de cet art" (107).

Le "réalisme socialiste" est le plus marquant en littérature, dont la Pologne est littéralement inondée puisque 120 millions d'ouvrages sont imprimés chaque année à cette époque, soit trois fois plus qu'avant-guerre (108). Signe des temps, de 2 % en 1948, la part des livres traduits du russe - classiques et contemporains - passe en 1951 à plus du tiers des titres publiés en Pologne. Non sans habileté, le pouvoir est parvenu à obtenir le ralliement de jeunes auteurs qui avaient connu un début de célébrité dès avant la guerre : Adolf Rudnicki, Jan Kott, Jerzy Andrzejewski. Ce dernier fait paraître en 1948, "Cendres et diamants", un roman où il décrit avec talent la rupture, en 1945, entre deux mondes, deux époques. Mis en cause publiquement par Kott, il acceptera d'en publier, en 1954, une version "réaliste socialiste", après avoir signé deux autres fleurons du socrealizm : "l'homme soviétique" et "le Parti et la création littéraire".

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C'est surtout, cependant, parmi de jeunes écrivains et poètes, aux sympathies de gauche - mais pas seulement - en quête d'authenticité ou d'une carrière rapide, que le pouvoir recrute les troupes du "réalisme socialiste". Choyés par le régime, ils sont envoyés par le pays, sur les chantiers, dans les coopératives rurales, les mines et les usines, d'où ils rapportent des chef-d'oeuvre comme "la numéro 16 produit" ou "le charbon". Konwicki publie "le pouvoir". L'écrivain Putrament, alors ambassadeur à Paris, publie en décembre 1949, après bien d'autres, une "ode à Staline", tandis que Woroszylski signe des poèmes à la gloire de Dzierzynski ou du Ministère de la Sécurité Publique et, avec Mandalian et Braun, fait paraître "le printemps du plan sexennal". Marian Brandys applique son talent à exalter le chantier de Nowa Huta. Borowski, d'abord critiqué pour le récit de ses épreuves dans les camps nazis, s'est plié aux règles du "réalisme socialiste", mais se suicide en 1951, ce qui le fait accuser de désertion. Seul Galczynski, poète bouffon, jonglant avec la dérision et l'absurde, parvient à demeurer dans l'ambiguïté.

En peinture, le ralliement au "réalisme socialiste" est la condition sine qua non pour être exposé. Les contestataires du début ont sacrifié aux règles du genre et le professeur Eibisch signe "les conjurés chez Lénine". Les paysages doivent désormais représenter des hauts-fourneaux, les natures mortes des instruments aratoires et les portraits des révolutionnaires du passé ou du présent. A la différence de la littérature, la peinture parvient, après 1951, à s'affranchir quelque peu du modèle soviétique mais, éclipsé par les turbulences qui suivront la mort de Staline, le genre "réaliste socialiste" polonais ne réussira pas à s'affirmer. Quant à la sculpture, ses horizons se limitent à l'exaltation de l'amitié soviéto-polonaise et de la libération du pays par l'Armée Rouge, aux statues de Lénine et Staline. A l'exception d'Aleksander Ford, stalinien orthodoxe et seul cinéaste de quelque talent à cette époque, le cinéma reste d'un niveau très faible et ses oeuvres le disputent en médiocrité au cinéma soviétique.

S'il fut moins massif que la propagande ne se plaisait à le souligner, l'engagement de nombreux intellectuels polonais dans l'aventure staliniste ne laisse pas de poser des questions, d'ordre artistique certes, mais surtout moral et politique. Les débats à ce sujet sont aujourd'hui loin d'être clos et les passions loin d'être éteintes. "Cette période d'après-guerre est un chapitre honteux dans l'histoire de la littérature polonaise", estime le poète Zbigniew Herbert (109) qui fait observer que précisément ceux qui dirigeaient la littérature à l'époque - les Putrament, Borejsza, Wazyk - avaient séjourné en URSS pendant la guerre et ne pouvaient donc pas ne pas savoir (110). Quant à ceux "qui ne savaient pas", ils ont toujours eu le choix. Ce choix, quelques-uns parmi les plus grands, l'ont fait. A la compromission, Czeslaw Milosz préfère l'exil. Auteur engagé, rallié brièvement à la "nouvelle ligne", ce qui lui vaut d'être nommé conseiller culturel à l'ambassade de Pologne à Paris, il choisit de rester à l'Ouest, en 1950, à 39 ans, une

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fois tombés les derniers doutes sur l'évolution du régime de Varsovie. Sa défection lui vaut non seulement d'être rayé des archives, mais aussi des attaques d'une rare véhémence de la part de ses anciens confrères. C'est ainsi qu'Antoni Slonimski, écrivain connu avant-guerre, écrit, en 1951, dans Trybuna Ludu, à l'adresse de Milosz : "avant la guerre déjà, tu étais un traître et, dans ton subconscient, tu étais favorable à la droite. Et maintenant tu sers ceux qui ont brûlé Varsovie, tu sers les gestapistes et les hitlériens" (111). Réfugié aux Etats-Unis, Milosz aura donc matière à réflexion pour démonter, dans un magistral essai - "la pensée captive, essai sur les logocraties populaires - le mécanisme intellectuel du ralliement des artistes et des écrivains.

Ceux qui, comme Maria Dabrowska ou Zbigniew Herbert, ont renoncé à toute carrière publique pour ne pas collaborer avec le pouvoir stalinien choisissent le silence. Ils travaillent en secret, "pour les tiroirs", en attendant des temps meilleurs. En peinture se développe ainsi, dans les ateliers, un art d'avant-garde qui ne verra le jour que quelques années plus tard, pendant le "dégel". D'autres encore trouvent refuge dans l'enclave minuscule que forme, dans une presse monopolisée par l'Etat, l'hebdomadaire catholique de Cracovie Tygodnik Powszechny. Animé par Jerzy Turowicz, un éditorialiste et essayiste qui se réclame du personnalisme de Mounier, Tygodnik parvient à conserver, au prix d'une habile discrétion, son indépendance jusqu'en 1953 et ouvre ses colonnes à des intellectuels qui, comme Jan Jozef Lipski ou Jan Jozef Szczepanski, ne sont pas dans la mouvance catholique.

Le ralliement au pouvoir d'intellectuels de talent ne s'explique pas par la seule tentation de la facilité. Les autorités ne ménagent pas, certes, les faveurs aux convertis : salaires et droits d'auteur élevés, appartements confortables, maisons de repos, clubs, voyages dans le pays et à l'étranger, approvisionnement privilégié, avantages d'autant plus appréciables que la majorité de la population éprouve chaque jour les rigueurs de la pénurie. Mais, cet Etat-mécène, nullement désintéressé, offre à l'artiste, à l'écrivain, une position extraordinaire : celle d'un "ingénieur des âmes", selon l'expression de Staline, investi d'une mission politique de la plus haute importance, changer l'ordre du monde. Habile à flatter une vanité souvent exacerbée, le pouvoir sait doser honneurs et récompenses : position élevée dans la hiérarchie sociale, distinctions honorifiques, conférences devant des auditoires enthousiastes ou privilège d'être reçu par Berman, voire Bierut. S'y ajoutent le conformisme social - "puisque tous s'accommodent, cela signifie que c'est la norme", note l'essayiste Zbigniew Kubikowski (112) - le snobisme de l'engagement à gauche, la mystique collective ou individuelle - "j'étais hypnotisé", reconnaît l'écrivain Jacek Bochenski (113) - ou encore, selon le poète Zbigniew Herbert, la "peur" et la "mauvaise foi" (114). L'analyse la plus subtile du phénomène est sans doute encore celle de Milosz, dans "la pensée captive", où l'auteur convient avoir été lui-même engagé dans une sorte de "jeu" : "celui des concessions, des

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témoignages extérieurs de loyauté, des ruses et des coups faits en cachette pour la défense de certaines valeurs" (115). Mais alors que Milosz a rompu à temps avec ce jeu faustien, comprenant qu'il y perdait son âme, ses confrères écrivains sont entrés dans la logique du ketman13.

Mouvement sans profondeur ni authenticité, servilement copié d'un modèle étranger lui-même d'inspiration douteuse, le "réalisme socialiste" polonais n'aura pas, même si les talents ne faisaient pas défaut, produit d'oeuvre majeure. Peut-être parce que, comme l'écrit avec une ironie amère Czeslaw Milosz, il "fortifie les petits talents et mutile les grands" (116). C'est plutôt dans la réaction à cet ordre imposé, dans les interstices, que germent et mûrissent les idées du renouveau culturel de la déstalinisation polonaise.

2) La mise au pas de l'Université

Le foyer de résistance intellectuelle au pouvoir communiste que constituait l'Université a été réduit par une première réforme - le décret du 28 octobre 1947 - qui abolissait les structures libérales d'avant-guerre, le principe de l'autonomie de gestion et l'élection des autorités universitaires. Mais le pouvoir ne pouvait tolérer que l'Université reste à l'écart des "transformations en cours" et se soustraie aux nouvelles règles du jeu. L'attitude envers la science offre le motif de la première attaque, lancée au IIème plenum du Comité Central (20-21 avril 1949). Est visée "cette partie du corps professoral qui avec obstination demeure sur des positions rétrogrades, n'a guère d'estime pour l'acquis de la science polonaise progressiste et qui, les yeux fixés sur les modèles de la science bourgeoise, néglige (...) les conquêtes de la science soviétique aujourd'hui à l'avant-garde qu'elle se dispense de transmettre à la jeunesse" (117).

Dans la pratique, les choses vont moins vite, cependant, que dans l'art et la culture : le corps professoral a été décimé par la guerre et il manque une relève compétente pour réponde aux besoins en formation du régime. Celui-ci met certes enseignants et scientifiques en demeure de choisir leur camp, mais admet que le processus se déroule plus lentement. Les sciences exactes jouissent ainsi d'un certain répit, contrairement à des disciplines comme l'économie, la philosophie ou l'histoire contemporaine, où il est urgent d'introduire la "nouvelle pensée" et d'enseigner le matérialisme dialectique, que la "novlangue" qui se forge a vite fait d'appeler le diamat, . Quelques réfractaires sont écartés de l'Université, mais la plupart des représentants de l'"ordre ancien" demeurent en place, au prix de quelques compromis, et le pouvoir parvient même à gagner à sa cause quelques noms prestigieux, adeptes, eux aussi, du ketman.

13 Dans la Perse médiévale, le ketman était la pratique de l'hypocrisie élevée au rang de discipline morale. Par cette analogie philosophique, Milosz explique comment artistes et écrivains ont pu choisir d'effacer leur personnalité pour se fondre dans le milieu de l'époque et s'en accommoder (Cf. infra).

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Ce répit n'est que provisoire. Au printemps 1950, le Parti lance une nouvelle offensive idéologique autour la "question des cadres". Celle-ci, marotte de tous les régimes communistes, fait l'objet du IVème plenum du Comité Central (8-10 mai 1950) : comment former les cadres futurs du régime ? L'Université est bien sûr concernée mais ce n'est pas à elle que le Parti entend laisser le soin de la formation de ses théoriciens. C'est ainsi qu'est créé, en 1950, l'Institut de formation des cadres scientifiques près le Comité Central, confié à un jeune intellectuel de 37 ans, Adam Schaff, professeur de marxisme à l'Université de Varsovie. L'institut a vocation à former des historiens, économistes et philosophes, appelés ensuite à irriguer l'Université de la pensée marxiste-léniniste. L'Université ne sort pas intacte de ce réexamen. Les règles de recrutement sont modifiés : 40 % seulement des étudiants sont d'origine ouvrière ou paysanne, constate au plenum Zenon Nowak, membre du Bureau politique et vice-premier ministre, qui demande que ce taux soit relevé à 70 % (118). Un système de handicaps sera peu après mis en place pour favoriser l'accès à l'Université de jeunes d'origine prolétarienne et de membres des organisations de jeunesse. Les examens sanctionneront désormais les vertus politiques et l'origine à raison des deux tiers de la note et les paramètres scolaires à hauteur d'un tiers seulement (119). Par ailleurs, à partir du deuxième semestre 1950, l'épuration du corps professoral revêt, sous la dénomination de "démocratisation de l'enseignement supérieur", des proportions beaucoup plus importantes qu'auparavant. Un nouveau cadre juridique, aligné sur le modèle soviétique, est donné à l'Université par une réforme de décembre 1951, qui a raison des derniers vestiges de l'autonomie des Universités, comme le principe de l'inamovibilité du corps professoral. L'essentiel du pouvoir est transféré au ministère de l'enseignement supérieur.

Après de longs préparatifs et des débats scolastiques sur la "méthode progressiste en sciences", est réuni du 19 juin au 2 juillet 1951 un "Congrès de la Science Polonaise", qui décide de dissoudre l'ancienne "académie des connaissances" et de fonder une académie des sciences. Créée formellement par une loi du 30 octobre 1951, l'Académie Polonaise des Sciences (PAN)14, elle aussi dérivée du modèle soviétique, est une énorme structure bureaucratique et centralisée, qui place la quasi-totalité des sciences exactes et humaines sous le contrôle direct du pouvoir.

Celui-ci réussit ainsi à rompre le "lien de vassalité" de l'Université "avec la science bourgeoise" - selon l'expression de Zenon Nowak (120) - mais c'est pour la lier aux errements de la science soviétique. C'est à cette époque que règne, en effet, en URSS, l'hystérie lyssenkiste et que font autorité les écrits de Staline sur "le marxisme en linguistique" - "une farce gigantesque", selon Zbigniew Herbert (121). Toute l'école polonaise des sciences humaines est décapitée avec les départs de Tatarkiewicz ou

14 P.A.N. : Polska Akademia Nauk

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Ingarden. Quant aux sciences exactes, exclues du bénéfice des recherches de pointe soviétiques - réservées aux applications militaires - elles sont condamnées à l'arriération.

D - L'ASSERVISSEMENT DE LA POLITIQUE ETRANGERE.

La politique étrangère de la Pologne qui, pendant les années d'immédiat après guerre, avait soin de respecter les formes de l'indépendance, se réduit, avec l'entrée du monde dans la "guerre froide", à un simple appendice de la politique soviétique.

La crise de Berlin, de juillet 1948 à mai 1949, la signature en 1949 du traité de l'Atlantique nord, l'écrasement des nationalistes chinois par Mao-Tse-Toung (octobre 1949), sont autant de degrés de l'escalade continue de la tension. Staline fait resserrer les rangs de ce qui est devenu le "bloc" ou le "camp" soviétique. La tournure que prennent les relations de la Pologne avec l'URSS tient davantage de l'union forcée que de la lune de miel. A Varsovie, l'équipe dirigeante réunie autour de Bierut prête à cette entreprise un concours qui ignore toutes les bornes de la servilité. Bierut n'hésite pas, ainsi, à se féliciter, en octobre 1949, dans des messages aux partis communistes d'Ukraine et de Biélorussie, du "retour à la patrie soviétique" des provinces occidentales de ces républiques, marquant ainsi la "fin de l'oppression des Biélorusses et des Ukrainiens par la Pologne" (122).

C'est à cette époque également, en novembre 1949, que le maréchal Rokossowski est "prêté" à la Pologne, que les diplomates de carrière sont écartés des postes de responsabilité du ministère polonais des Affaires Etrangères, au profit de staliniens militants. C'est trop peu dire de constater que l'ensemble de la politique étrangère est axée sur les relations avec l'URSS. Sur un fond de rumeurs persistantes d'une incorporation de la Pologne à l'URSS, les dirigeants de Varsovie mettent peu à peu le pays au diapason de la vie publique soviétique. Les innombrables anniversaires célébrés à Moscou deviennent autant d'événements nationaux en Pologne : naissance et mort de Lénine, fondation de l'Armée Rouge, révolution de 1917, naissance de Dzierzynski et surtout l'anniversaire de Staline, dont le soixante-dixième est fêté en grande pompe en 1950. Les ambassadeurs d'URSS sont de véritables proconsuls qui opèrent depuis l'imposant palais voisin de tous les centres du pouvoir à Varsovie. Mais rien ne vaut le contact direct et tant Bierut que les autres hauts dirigeants du Parti se rendent fréquemment à Moscou, tout en se gardant de rendre publics ces déplacements. La presse officielle polonaise se borne à une exaltation sans nuance de l'exemple soviétique et attend prudemment que Moscou ait arrêté ses positions de politique internationale avant de les relayer fidèlement. Ce sont là des relations d'absolue vassalité, mais que l'on veille, de part et d'autre, à dissimuler derrière les formes de la

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souveraineté et de la légalité. C'est ainsi que les deux Etats signent, le 15 février 1951, un accord d'échange de territoires. La Pologne cède à l'URSS 480 km2 de territoire frontalier à l'extrême sud, dans la région de Przemysl et reçoit de l'URSS un territoire de superficie égale au sud de la ville de Chelm. La Pologne, à qui revient l'initiative de l'opération, y gagne quelques gisements de pétrole et de gaz naturel, et l'URSS un tronçon de voie ferrée auparavant enclavé dans le territoire polonais.

Ces embrassades officielles cachent mal - quand elles ne l'aggravent pas - l'aversion séculaire que la population polonaise nourrit vis-à-vis des Russes. Celle-ci se manifeste bruyamment lors des rencontres sportives polono-soviétiques, surtout si le résultat du match est fixé à l'avance, c'est-à-dire si les Polonais doivent perdre. Il arrive que l'ambassadeur d'URSS quitte la tribune d'honneur pour protester contre l'hostilité sonore des spectateurs à l'équipe soviétique, voire que des matches se terminent en pugilat. Même le millier d'ouvriers et techniciens soviétiques venus à Varsovie à partir de 1952 pour ériger le "Palais de la science et de la culture", don de l'URSS à la capitale, ne trouvent pas grâce aux yeux des Polonais : il s'agit au mieux d'une "intrusion", au pire, d'une "invasion". En avril 1951 survient à Szczecin un incident plus grave qui illustre toute la force du ressentiment polonais contre une Union Soviétique perçue souvent comme une puissance occupante. Le 9 avril, en effet, un officier soviétique passablement éméché se prend de querelle avec un ouvrier polonais qu'il finit par abattre d'un coup de pistolet. Pris en chasse par des passants, il parvient à leur échapper, continuant à tirer sur ses poursuivants, dont il tue ou blesse quelques uns. L'immeuble dans lequel il a pu se réfugier est aussitôt assiégé par une foule qui grossit rapidement jusqu'à 2 000 personnes. Il faudra l'intervention de la troupe polonaise pour dégager le bâtiment au prix de graves affrontements et de plusieurs centaines d'arrestations (123).

Dans cette relation léonine avec l'Union Soviétique, la diplomatie de la Pologne abandonne toute volonté autonome. "Dans la camisole de force de l'empire stalinien", écrit le journaliste allemand Hans-Jakob Stehle, "il n'y avait non seulement pas de politique étrangère de la Pologne, mais l'ensemble de la souveraineté du pays était même substantiellement diminuée" (124). Cette souveraineté, purement formelle, est elle-même mise au service de la politique soviétique. Dans les instances internationales, ainsi, la Pologne, sans doute le pays le plus meurtri par la seconde guerre mondiale, n'hésite pas à se prévaloir de ce titre pour se faire l'auxiliaire de l'URSS dans ses campagnes pacifistes : plan de sécurité collective en Europe, campagne contre l'arme nucléaire ou le réarmement de l'Allemagne, etc.

Dans la condamnation du titisme, la presse autant que le discours officiel polonais épousent avec une invariable fidélité les thèses soviétiques, jetant l'anathème sur les "traîtres", les "fascistes", les "renégats" yougoslaves coupables de "collusion

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avec l'impérialisme" et de "frénésie anti-soviétique", tandis que le pouvoir débusque les "espions" titistes présumés opérer en Pologne. Lorsqu'en juillet 1950 éclate la guerre de Corée, la Pologne est, comme les autres démocraties populaires, mise à contribution pour dénoncer la "barbarie impérialiste américaine" dans la péninsule, organiser d'imposantes manifestations de soutien et collecter des dons au profit de la Corée du nord, et surtout se voir imposer une saignée économique sans précédent. Mais, curieusement, la presse officielle minimise, dans sa présentation des événements, le risque de confrontation généralisée : il s'agit, en effet, de décevoir les attentes de l'opinion polonaise, toujours encline à attendre d'une guerre générale sa libération du joug soviétique.

S'agissant des relations avec les puissances occidentales, la politique polonaise reflète le climat d'ensemble des relations Est-Ouest, qui va en se détériorant. Les trois principales puissances, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France, ont toutes, sur leur sol, une importante colonie polonaise émigrée, en majorité hostile au pouvoir de Varsovie. Une partie de celle-ci est retournée en Pologne à la faveur de l'atmosphère d'euphorie de l'immédiat après-guerre. Une fois l'euphorie dissipée, les anciens émigrés sont accusés d'être des "espions" ou des "saboteurs", arrêtés, jugés, condamnés à de lourdes peines, comme des milliers d'autres Polonais. L'ambassade de Grande Bretagne à Varsovie est désignée comme un "centre d'espionnage et de sabotage". Après l'expulsion de France de communistes polonais impliqués dans l'organisation de grèves, les autorités polonaises exercent des représailles contre des ressortissants français séjournant en Pologne : certains sont arrêtés et condamnés, de même que des employés des consulats français.

Ces mesures, qui se répètent, ne cessent d'envenimer les relations avec tous les pays de l'Ouest. Mais c'est sur les Etats-Unis, qui continuent de jouir au sein de la population polonaise d'un grand capital de sympathie, que le pouvoir polonais concentre son hostilité. Ne reculant devant aucune outrance, comme dans le cas de la "campagne des doryphores", la propagande dénonce avec constance la collusion de Washington avec le "revanchisme allemand", de même que le blocus économique imposé aux démocraties populaires. Les commentaires de la politique américaine se réduisent le plus souvent à une juxtaposition d'injures et d'imprécations. Au fil des années, les relations bilatérales, déjà ténues, connaissent une détérioration ininterrompue, que viennent souligner quelques gestes de part et d'autre. En septembre 1951, le gouvernement polonais demande à l'ambassade des Etats-Unis de fermer le centre d'information et la bibliothèque ouverts à Varsovie, très fréquentés par le public polonais. Avec des relations politiques quasiment inexistantes, l'ambassade devient un simple poste d'observation. C'est également en septembre 1951 que les Etats-Unis retirent à la Pologne la clause de la nation la plus favorisée.

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Les relations s'enveniment davantage encore lorsque le 18 septembre 1951 la Chambre des Représentants des Etats-Unis décide de constituer une commission d'enquête sur le massacre de Katyn. Le gouvernement polonais, invité à témoigner, repousse cette offre avec indignation. Et lorsque la commission dépose son rapport - plus de 2 300 pages - en décembre 1952, la présomption de culpabilité de l'Union Soviétique en sort aggravée. La commission conclut à l'unanimité que les indices recueillis "prouvent de façon irréfutable" que l'Union Soviétique est responsable des massacres des camps de Katyn, mais aussi de Starobelsk et Ostachkov. Au cours des auditions, il s'avère que l'administration américaine disposait depuis 1945 des preuves de la culpabilité soviétique - sous la forme d'un rapport, malencontreusement "égaré" au Département de la Guerre, d'un certain colonel Van Vliet (125). Roosevelt avait donné de strictes consignes de silence sur un épisode historique accusant gravement son allié soviétique. Sept ans plus tard, la situation s'est renversée et Truman est affranchi de ces inhibitions. Les Soviétiques relayés par les Polonais, tentent de faire contre-feu en recueillant les témoignages de ceux des membres de la commission d'enquête commanditée par les Allemands en 1943 qui résident dans les démocraties populaires (deux Tchèques, un Bulgare), mais ils ne parviennent pas à lever les doutes qui pèsent sur eux. L'affaire de Katyn, étouffée depuis la fin de la guerre au nom de diverses raisons d'Etat, éclate pour la première fois au grand jour.

Le seul aspect des relations extérieures de la Pologne où celle-ci puisse se prévaloir d'intérêts propres réside dans son irréductible hostilité à toute restauration de l'Allemagne sur la scène internationale. Il est vrai que, pour l'heure, cette position converge avec celle des Soviétiques. Si bien que l'on voit la Pologne emboîter le pas, à partir de 1950, à l'URSS dans son opposition au "plan Schumann" de Communauté Européenne de Défense, et à tous les projets de réarmement de l'Allemagne. En contrepoint, c'est auprès de la R.D.A., fraîchement constituée, que la Pologne trouve, dans le traité de Zgorzelec (Görlitz) signé en août 1950, une première confirmation de sa frontière occidentale.

III - LA LUTTE OUVERTE AVEC L'EGLISE.

A - LES PREMIERS HEURTS (1948-1950).

L'Eglise catholique reste, à l'automne 1948, la dernière force d'opposition, à la fois organisée et légale, au pouvoir communiste. Les centaines de milliers de fidèles qui assistent aux obsèques du cardinal Hlond, décédé le 22 octobre 1948, témoignent de sa puissance. Le 12 novembre, Pie XII appelle à sa tête le plus jeune des évêques polonais, Stefan Wyszynski - 47 ans - évêque de Lublin. D'extraction modeste, ouvert aux préoccupations sociales (126), il semble, aux yeux du Pape, être, davantage que le

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cardinal Sapieha, par ailleurs trop âgé - il a 81 ans -, l'homme d'une situation qui requiert une grande force de caractère en même temps qu'un sens politique développé. Car la détermination du pouvoir à éliminer l'Eglise de la scène politique est désormais sans faille, précipitée par la mise à l'écart de la ligne "modérée" incarnée par Gomulka et par la radicalisation de l'évolution politique dans le camp communiste populaire. Le relatif répit dont a joui l'Eglise de la fin de la guerre jusqu'en 1949 procédait en effet d'abord du besoin du pouvoir de consolider, dans un premier temps, son assise en éliminant l'opposition politique directe. Les autorités se contentaient d'exploiter les faiblesses et l'archaïsme de l'Eglise, mais se gardaient de toute attaque frontale qui, compte tenu du rapport des forces à l'époque, risquait de dégénérer en une guerre civile, lourde d'implications intérieures et internationales. Par ailleurs, l'Eglise était érigée en alliée involontaire du pouvoir par la doctrine Dimitrov, qui posait le principe d'alliances tactiques avec des forces politiques vouées à l'anéantissement à mesure de l'édification du socialisme. "Pendant longtemps", admet Berman, "nous avons voulu avoir l'Eglise et, en particulier, les croyants de notre côté". "Au début, nous réussissions", poursuit-il, "mais avec l'aggravation de la situation internationale (...) nos plans originels furent modifiés" (127).

Les premières escarmouches se produisent au lendemain du plenum de août septembre 1948 du PPR : un hebdomadaire catholique est interdit, des responsables de la presse catholique sont arrêtés (128), de même que plusieurs prêtres accusés d'"activités politiques". Le pouvoir entreprend des actions qui en d'autres temps et lieux relèveraient de la laïcisation de la vie publique, mais qui, dans les circonstances de l'époque, revêtent un caractère politique marqué : abolition de la prière à l'école, campagnes de retrait des crucifix des salles de classe par les jeunesses communistes, organisation de cérémonies commémoratives et manifestations diverses les dimanches et jours fériés religieux pour détourner les fidèles des églises, etc.

Le congrès de fusion des partis communiste et socialiste pose, en décembre 1948, les principes des relations entre l'Etat et l'Eglise : le nouveau parti, indique sa "déclaration de programme", reconnaît "la liberté de conscience et de confession" et "ne s'ingère pas dans les affaires intérieures de l'Eglise". Il se prononce pour la séparation de l'Eglise et de l'Etat, ainsi que pour la laïcité de l'enseignement et des institutions publiques. Mais il exige des prêtres de toutes confessions qu'ils "remplissent loyalement leurs devoirs envers l'Etat populaire". Enfin, l'Eglise est avisée que les "tendances réactionnaires (...) dissimulées sous le manteau de la défense de la foi (...), les tentatives d'exploiter les convictions religieuses des croyants pour semer la discorde (...) ou de soumettre à l'influence du clergé la vie politique et sociale du pays" se heurteront à l'opposition déterminée du Parti (129). Toutes ces formules reviendront

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par la suite, de façon récurrente, dans les griefs articulés par le pouvoir à l'encontre de l'Eglise.

Mais surtout, cette mise au point marque la fin de quatre années d'"état de grâce" de l'Eglise dans la Pologne populaire. Elle coïncide avec le déclenchement d'une active campagne de propagande athéïste et de nouvelles mesures contre les milieux catholiques : arrestation d'écrivains, dissolution de l'organisation de jeunesse de l'Eglise, nationalisation des éditions catholiques.

En février 1949, le cardinal Sapieha demande à Bierut l'ouverture de négociations pour régler les relations entre l'Eglise et l'Etat. C'est une non-réponse qu'il reçoit le 18 mars sous forme d'un mémorandum du gouvernement : celui-ci se défend de vouloir attenter à la liberté religieuse, mais met en garde contre l'"activité politique croissante" du clergé et exige une normalisation du statut économique des territoires recouvrés du nord et de l'Ouest. Dans une lettre pastorale lue en chaire le 25 mars, l'épiscopat réplique en laissant entendre qu'il ne céderait pas à la menace.

Une initiative du Saint-Siège relance l'escalade des hostilités : le 1er juillet est publié un décret de la Congrégation du Saint-Office qui prévoit l'excommunication de tout catholique qui adhérerait à la "doctrine matérialiste et athée du communisme" ou collaborerait avec elle. Ce décret est valide erga omnes, mais concerne au premier chef la Pologne, où vit, à l'époque, la moitié des catholiques du monde communiste.

Malgré les déclarations apaisantes de l'épiscopat polonais sur l'application de ce décret, la réaction du pouvoir est immédiate. Le 2 juillet, le gouvernement déclare, dans un communiqué, considérer le décret comme un "acte d'agression politique" contre la République Populaire de Pologne (130) et annonce que le décret, contraire au droit polonais, ne sera ni publié, ni appliqué en Pologne.

La réplique juridique du pouvoir prend la forme d'un décret sur "la protection de la liberté de conscience et de confession en Pologne", pris le 5 août 1949. Ce texte prévoit des peines d'emprisonnement, jusqu'à 5 ans, pour toute discrimination selon des critères politiques au sein de l'Eglise et vise notamment les prêtres qui refusent d'administrer des sacrements à des catholiques membres des partis au pouvoir. Il soumet à autorisation préalable les processions et s'attaque aux franchises des congrégations et ordres religieux, tenus de procéder, dans les trois mois, à un enregistrement auprès des autorités, ce que, sur instructions de l'épiscopat, ils s'abstiendront d'ailleurs de faire. Mais surtout, ce décret prélude à une offensive généralisée contre les privilèges, relativement nombreux et importants, dont jouissait jusqu'alors l'Eglise. En septembre 1949, le gouvernement procède à la nationalisation des institutions de bienfaisance - hôpitaux, orphelinats, crèches - de l'Eglise, dont le personnel religieux est congédié, les institutions scolaires catholiques sont transférées à la "Société des amis de l'enfant", association athéiste. A compter du 1er août 1949, les

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revenus de l'Eglise sont taxés et des mouvements de grève sont entretenus parmi les ouvriers agricoles employés sur ses domaines fonciers, relayés par une campagne de presse destinée à la discréditer. En même temps, les autorités multiplient les obstacles administratifs à la construction d'églises, privent l'Eglise de tout accès à la radio et à la télévision et rationnent sévèrement les quotas de papier alloués à la presse catholique. Toute référence religieuse disparaît de la formule du serment prononcé devant les tribunaux. Enfin, la campagne contre Pie XII, ouverte après sa déclaration de sympathie, en mars 1948, pour les Allemands expulsés des territoires accordés à la Pologne prend de l'ampleur; pour tenter de diviser le Vatican et la hiérarchie épiscopale polonaise, le pouvoir veille à ce que cette dernière soit davantage ménagée par la propagande, révélera après sa défection le colonel Swiatlo (131).

La tension entre l'Eglise et l'Etat s'aggrave cependant et les négociations, enfin ouvertes en août 1949 entre le secrétaire de la Conférence Episcopale, l'évêque Choromanski, et le ministre des cultes, Wolski, au sein d'une commission mixte, sont rompues en octobre. Les arrestations de prêtres se poursuivent : 500 d'entre eux sont détenus en janvier 1950 et un évêque, Mgr Pelplinski, est emprisonné le 4 mars 1950. En ce début d'année, le pouvoir, décidément en position de force, frappe deux nouveaux coups. Le 23 janvier, en effet, l'association de bienfaisance Caritas est, sous le prétexte de malversations financières, retirée à la gestion de l'Eglise et placée sous le contrôle d'organisations catholiques à la solde du pouvoir. Cette mesure, outre le discrédit qu'elle vise à jeter sur l'Eglise, prive celle-ci d'un de ses moyens d'intervention séculiers, d'un outil qui lui permet d'administrer notamment l'importante aide financière envoyée par les Polonais installés aux Etats-Unis. Le 6 mars 1950, enfin, le gouvernement dépose devant le Sejm un projet de loi, adopté peu après, qui prévoit la confiscation sans indemnité de toutes les propriétés ecclésiastiques, de plus de 50 hectares (100 hectares dans certaines régions), jusqu'alors exemptées de la réforme agraire. 375 000 hectares seront de la sorte transférés au domaine public (132).

B - LE MODUS VIVENDI (1950-1952).

Les négociations entre l'Eglise et l'Etat, renouées après quelques semaines d'interruption, sont conduites dans un climat de tension et de pressions du pouvoir. Celui-ci rejette, le 28 février 1950, dans une déclaration officielle, la responsabilité de l'impasse sur l'Eglise. Puis, brusquement, à la faveur d'un séjour à Rome du cardinal Sapieha - le prélat le plus réservé, dans l'épiscopat polonais, vis-à-vis d'un tel accord (133) - les tractations aboutissent. Le principal artisan de ce processus est le Primat lui même, qui a fini par avoir raison des nombreuses réticences qu'il suscitait au sein de l'Eglise (134). Le 14 avril est signé un accord entre l'Eglise, représentée par Mgr

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Choromanski et deux autres évêques, et le gouvernement, représenté par Wolski, Ochab, qui est alors vice-ministre de la défense, et Mazur, chargé de la politique religieuse au Bureau Politique.

L'Eglise contracte un certain nombre d'engagements en même temps qu'elle se voit reconnaître des droits et garanties. Au rang des premiers figure une obligation de loyauté envers l'Etat et même de soutien de sa politique, à la condition, il est vrai, qu'elle soit "conforme aux enseignements de l'Eglise". Le clergé est ainsi tenu d'"enseigner le respect de la loi et de l'autorité de l'Etat", d'appeler à la reconstruction du pays, de participer au "mouvement de défense de la paix", de combattre l'"activité criminelle des bandes clandestines" et de s'abstenir de toute prise de position contre la collectivisation de l'agriculture. La hiérarchie s'engage également à sanctionner toute action du clergé qui serait dirigée contre l'Etat populaire.

S'agissant de la question territoriale, l'Eglise reconnaît, dans le texte, la polonité des territoires recouvrés et s'engage à demander au Vatican la création, sur ces territoires, de diocèses permanents ainsi qu'à s'opposer aux "menées révisionnistes d'une partie du clergé allemand". D'une façon générale, c'est la "raison d'Etat polonaise" qui doit dicter la conduite de l'Eglise pour toutes les questions temporelles. De son côté, le pouvoir reconnaît l'autorité du Pape pour les seules "questions de foi, de morale et de juridiction ecclésiastique" et accorde à l'Eglise des garanties pour l'accomplissement de sa mission pastorale : libertés de culte, de procession, de pèlerinage et d'apostolat, exercice du droit d'association, liberté d'action des ordres et congrégations. L'Eglise se voit concéder le droit d'ouvrir des aumôneries dans l'armée, les prisons et les hôpitaux, d'éditer des périodiques et publications et obtient des garanties quant au maintien des écoles catholiques existantes et de l'Université Catholique de Lublin ainsi que d'un enseignement du catéchisme dans les écoles publiques.

L'accord, le premier de cette nature entre l'Eglise et un Etat communiste, fait sensation en Pologne, où il est reçu avec des sentiments mêlés, et au Vatican. N'ayant pas été consulté, le Saint-Siège l'accueille fraîchement et considère que c'est un "coup de maître pour le pouvoir soviéto-polonais" (135). "Ce document n'était pas un concordat, mais un modus vivendi, un instrument technique et non un compromis idéologique", écrit l'historien Dziewanowski (136). Sans doute l'accord est-il un modus vivendi, mais il est aussi un pacte léonin entre une Eglise affaiblie et un pouvoir en position de force. Pour Mgr Wyszynski, l'essentiel a cependant pu être préservé, avec la sauvegarde de l'autorité spirituelle de Rome, au moment où, dans les autres démocraties populaires, sont mises en place des Eglises autocéphales. Pour le pouvoir, il s'agit, la suite des événements le démontrera, d'un accommodement provisoire, simple étape de l'entreprise d'érosion des positions d'une organisation encore trop forte,

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malgré tout, pour être éliminée. L'accord n'est d'ailleurs pas ratifié par la Diète et n'est même pas publié au Journal officiel.

Le gouvernement se dote d'un instrument supplémentaire pour circonvenir l'Eglise en créant, quelques jours après la signature de l'accord, le 19 avril, un "Office pour les questions confessionnelles" près le présidium du conseil des ministres. Placé sous la haute supervision de Mazur, cet office n'est autre qu'un "guichet" public du Xème Département - chargé du suivi des affaires de l'Eglise - de la Bezpieka, dont il reprend certaines attributions, comme le contrôle et la censure des homélies ou la diversion dans les rangs du clergé.

L'armistice conclu par l'accord du 14 avril ne dure guère et de nouvelles frictions témoignent de la détermination d'un pouvoir soucieux de pousser son avantage. En juillet 1950 est signé entre la RDA, fondée en 1949, et la Pologne, un accord de délimitation des frontières sur la ligne Oder-Neisse. Le gouvernement de Varsovie en tire argument pour exiger, dans un ultimatum daté du 23 octobre de la même année, que les juridictions ecclésiastiques soient mises en conformité avec cet ordre territorial et que des évêques de plein exercice soient nommés dans les diocèses administrés jusqu'alors par des administrateurs apostoliques. Le Vatican, seule autorité canoniquement compétente pour procéder à une telle réorganisation, continue de s'en tenir à la thèse ouest-allemande qui argue de la validité des frontières de 1937 du Reich jusqu'à la conclusion d'un traité de paix.

La manoeuvre est habile, qui place la hiérarchie catholique en porte-à-faux. La quasi-totalité des Polonais soutient en effet le nouvel ordre territorial et l'Eglise elle même y est favorable : 7 millions de catholiques servis par 3 000 prêtres vivent dans les territoires recouvrés (137) et tant le cardinal Hlond que son successeur sont intervenus auprès du Vatican pour obtenir le rattachement des diocèses contestés à la Pologne. Fort de cette position, le gouvernement prend les devants et, par un décret du 26 janvier 1951, se substitue ouvertement à l'autorité pontificale - pourtant reconnue en matière de juridiction ecclésiastique par l'accord d'avril 1950 - en abrogeant le statut d'administration provisoire des territoires recouvrés et en expulsant les administrateurs en place, pour leur substituer des vicaires capitulaires, prêtres élus par des "conseils diocésains". Pour éviter le schisme qui se profile, le Primat confère, en février, la "juridiction canonique" à ces prélats.

C'est ce moment que le cardinal Wyszynski choisit pour faire, le 3 février, sa première visite au chef de l'Etat, Bierut. La détente n'est qu'apparente, mais le Primat reçoit enfin le passeport qui lui avait été jusqu'ici refusé et peut se rendre à Rome, en avril 1951. Au Vatican, où, rapporte l'ambassadeur de France près le Saint-Siège, l'on estime que l'épiscopat polonais a "cédé et renoncé à résister" (138), les interlocuteurs du cardinal le trouvent "dans un état de psychose" (139). Mgr Wyszynski tente, en

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vain, de convaincre le Pape de nommer des évêques résidents dans les diocèses de Pologne occidentale. A son retour à Varsovie, le Primat propose au gouvernement une solution de compromis - nommer des évêques titulaires provisoires dans les diocèses anciennement allemands - mais celui-ci décline cette offre et s'en tient à ses positions antérieures. Bien loin de rechercher l'apaisement, il continue d'enfoncer le coin entre le Vatican et l'Eglise polonaise en déclenchant une violente campagne de propagande - qui se poursuivra en 1952 - contre Pie XII, associé au "révisionnisme" allemand. Ce dernier thème, que le pouvoir veut unificateur, permet de mobiliser nombre de catholiques, laïcs et prêtres confondus, le 12 décembre 1951, à Wroclaw, en un grand meeting de protestation contre le "révisionnisme" et la "remilitarisation" de l'Allemagne fédérale. Dans le même esprit, des intellectuels catholiques adressent un appel à leurs homologues français pour qu'ils s'opposent de leur côté au réarmement de l'Allemagne.

L'Eglise, pour sa part, multiplie les gestes de conciliation et tente, par des initiatives malheureuses, de donner de la substance à son engagement de prendre une part plus active à la vie politique et sociale. Ainsi, après qu'a été lancé l'"appel de Stockholm pour la paix", en juin 1950, l'épiscopat accepte après quelques hésitations d'y joindre sa signature et exhorte le clergé à suivre son exemple. C'est à ce choix qu'est dû le spectacle insolite du Primat de Pologne rendant visite au président Bierut. En mai 1951, une lettre épiscopale exprime le soutien de l'Eglise à l'effort économique du pays et encourage prêtres et fidèles à respecter la loi. Peu après, en juin, l'épiscopat lance un appel à la participation à un "emprunt national de développement" lancé par le gouvernement. Enfin, l'Eglise s'engage dans le débat politique en appelant les croyants à voter, lors des élections législatives de 1952, pour la coalition gouvernementale, le "Front national" (140), et en se prêtant, malgré de nombreuses réserves, à la discussion du projet de constitution à laquelle elle contribue, de la sorte, à donner un brevet de respectabilité.

Le pouvoir empoche ces concessions tout en poursuivant une politique de "coups de canifs" à l'accord conclu en avril 1950. De nombreuses écoles catholiques sont ainsi rattachées à l'enseignement public, où les cours de catéchisme sont progressivement abandonnés. Des petits séminaires sont fermés ainsi que des facultés de théologie aux Universités de Varsovie et de Cracovie. La confiscation des biens de l'Eglise se poursuit, de même que la liquidation de ses maisons d'édition. Mgr Kaczynski, directeur de l'hebdomadaire de la curie de Varsovie, Tygodnik Warszawski, est arrêté en janvier 1951. La laïcisation de la vie publique se poursuit sans relâche : l'exemption de service militaire pour les futurs prêtres est rapportée et le serment prêté par les militaires est à son tour débarrassé de toute référence religieuse. Le 18 janvier 1951, la Diète adopte une loi qui supprime plusieurs jours fériés religieux. L'Office pour les

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questions confessionnelles, pour sa part, gère avec méthode les tracasseries administratives infligées à l'Eglise, tandis que la Bezpieka conduit la répression à l'encontre du clergé : la majorité des prêtres ayant refusé de signer l'"appel de Stockholm", certains d'entre eux sont expulsés de leur paroisse ou arrêtés. Les arrestations touchent de plus en plus les niveaux élevés de la hiérarchie et plusieurs évêques, parmi lesquels l'évêque de Kielce, Mgr Kaczmarek, en janvier 1951, sont emprisonnés et inculpés de collaboration avec les Allemands.

En butte à l'hostilité ouverte d'un pouvoir qui administre une nouvelle fois la preuve qu'il n'a cure de ses engagements, l'Eglise se prépare à l'épreuve, réconfortée par la dignité cardinalice que Pie XII a conférée le 29 novembre 1952 à son Primat.

C - LES AUXILIAIRES DU POUVOIR.

Derrière l'action ouverte contre l'Eglise, le pouvoir se livre à des agissements clandestins qui visent à faire éclater celle-ci de l'intérieur par le truchement d'organisations catholiques manipulées par la Bezpieka, au premier rang desquelles Pax et les "prêtres patriotes".

L'association Pax a pour mission de détourner de l'Eglise une partie de la jeunesse urbaine et de l'intelligentsia, milieux où elle jouit, malgré la modestie de ses effectifs, d'une certaine influence. Il est vrai que l'organisation, dont les liens avec le pouvoir restent ignorés du plus grand nombre, est florissante : les autorités lui accordent en avril 1952 un enregistrement officiel. Sous le couvert de la quête d'un syncrétisme entre le catholicisme et le marxisme, Pax accompagne la politique du pouvoir, aide à créer l'organisation des "prêtres patriotes", fait discrètement la propagande des mesures gouvernementales, tient lieu d'auxiliaire dans la campagne pacifiste des autorités. En novembre 1950, Piasecki, le fondateur et chef de Pax, crée auprès du "comité polonais de défense de la paix" une commission d'intellectuels et de militants catholiques. Malgré l'interdiction faite, par l'épiscopat, aux catholiques de participer aux actions de Pax, l'entreprise enregistre quelques succès sans parvenir cependant à ébranler l'Eglise.

En septembre 1949, par l'intermédiaire du Xème Département de la Bezpieka, le pouvoir commence à mettre sur pied une association de prélats disposés à collaborer avec lui, autour d'un noyau initial de prêtres rescapés des camps allemands et d'aumôniers militaires réunis autour du colonel Werynski. Cette formation prend le nom de "prêtres patriotes", titre qui laisse deviner son ambition de diviser l'Eglise entre un bas clergé crédité de sentiments patriotiques et une hiérarchie "réactionnaire". Jouant de l'aversion pour le régime nazi de ces anciens prisonniers traumatisés par l'épreuve, usant en cas de besoin de méthodes de chantage et de menace qui, dans le climat de terreur de l'époque, passent inaperçues, la Bezpieka parvient à gonfler les

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rangs des "prêtres patriotes" jusqu'à un millier de membres en 1954, soit un dixième environ des prêtres en exercice. Dès sa création, l'association des "prêtres patriotes" noue des liens avec le ZBOWiD15 l'association des anciens combattants, totalement contrôlée par le pouvoir, et est dotée, à partir de mai 1950, d'une publication, Glos kaplana ( la voix du prêtre).

Outre l'instrument de pression qu'ils forment collectivement vis-à-vis de l'épiscopat, les "prêtres patriotes" servent, selon les révélations du colonel Swiatlo (141), d'indicateurs à la police politique dans leur paroisse, tiennent lieu de représentants de l'Eglise dans les "conseils populaires" ou dans les comités du "Front National", le bloc électoral du pouvoir, ou encore apportent, en les signant, une caution ecclésiastique les pétitions gouvernementales.

La hiérarchie épiscopale est relativement démunie devant ce phénomène : le décret sur la "liberté de conscience" d'août 1949 la prive du droit de prendre des sanctions à l'encontre des "prêtres patriotes". Le Primat use donc de son autorité morale en s'inquiétant, dans une lettre pastorale du 10 octobre 1949, du risque de schisme et en admonestant aussi bien les instigateurs de cette entreprise de division que les prêtres qui manquent à leurs devoirs en y participant. Cette lettre sera d'ailleurs la cause directe de la suspension des pourparlers entre le gouvernement et l'Eglise.

C'est donc à la double tâche de préserver l'unité intérieure de l'Eglise et son lien avec le Vatican que le Primat doit, dès son entrée en fonctions, consacrer tous ses efforts.

D - L'AFFRONTEMENT (1953).

L'année de la mort de Staline est aussi celle de l'offensive contre l'Eglise, d'une offensive que le pouvoir voudrait décisive, tout en réalisant qu'il doit pour cela mobiliser d'autres moyens que la manipulation de groupes dissidents ou le grignotage du modus vivendi de 1950. "En 1953, il était devenu clair que l'opération de Pax et des "prêtres patriotes" ne parvenait pas à entraver l'activisme de l'Eglise", confie Berman à Teresa Toranska, estimant que l'entreprise était "vouée à l'échec", mais qu'elle avait l'avantage de donner au pouvoir un "élément de négociation dans les tractations avec l'Eglise" (142).

L'offensive indirecte n'ayant guère apporté de résultats probants, le pouvoir s'en prend donc directement à l'Eglise. Dès le début de l'année, plusieurs procès fabriqués témoignent de la détermination nouvelle des autorités : des peines de mort sont infligées, sur la base d'accusations controuvées, à des prêtres (143), tandis qu'un procès

15 Z.B.O.W.iD. : Zwiazek Bojownikow za Wolnosc i Demokracje (Union des Combattants pour la Liberté et la Démocratie)

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pour espionnage ouvert contre des employés de la curie métropolitaine de Cracovie, en janvier 1953, fait scandale.

C'est le 9 février que le pouvoir imprime un tournant à ses relations avec l'Eglise en faisant promulguer, par le Conseil d'Etat, un décret "sur la création, l'occupation et la suppression des charges ecclésiastiques". Ce décret rend nécessaire l'accord des autorités à toute nomination - du curé jusqu'à l'évêque - et autorise celles-ci à annuler toute désignation qui ne leur agrée pas. Il impose également à l'Eglise l'obligation de révoquer tout clerc coupable d'avoir "commis, soutenu ou dissimulé une action illégale ou contraire à l'ordre public". Enfin, il exige de l'ensemble du clergé la prestation d'un serment d'allégeance à la République populaire de Pologne. Ce texte consacre la subordination de l'Eglise au pouvoir temporel, faisant pratiquement des prélats des fonctionnaires de l'Etat. Mais surtout il est une violation flagrante par celui-ci de sa propre loi, tant du principe de séparation entre l'Eglise et l'Etat inscrit dans la constitution de 1952, que de l'accord d'avril 1950, qui reconnaissait l'autorité souveraine du Pape pour toutes les questions de "juridiction ecclésiastique". Enfin, en établissant un droit de veto à l'encontre des évêques qui lui déplaisent, le décret constitue un nouveau pas vers une Eglise autocéphale contrôlée par le pouvoir en même temps qu'un défi jeté à l'Eglise de Rome.

Le cardinal Wyszynski comprend qu'accepter sans broncher ce diktat ne ferait qu'encourager le pouvoir dans ses intentions et, le 8 mais 1953, à l'occasion de la commémoration de la canonisation de Saint Stanislas, l'épiscopat fait parvenir à Bierut un mémoire retentissant. Ce document, signé par tous les évêques, démontre, en égrenant les griefs, que le gouvernement a violé le modus vivendi du 14 avril 1950. Certes, convient l'épiscopat, "la vie purement religieuse a pu se développer (...) sans trop d'obstacles" (144), mais nombre d'engagements pris alors n'ont été respectés ni dans la lettre, ni dans l'esprit : disparition de l'enseignement religieux dans les écoles publiques, liquidation des écoles, des organisations de jeunesse et des organes de presse de l'Eglise, pressions sur le clergé et manoeuvres de division de celui-ci à l'aide d'organisations dissidentes, ingérences caractérisées dans la vie interne de l'Eglise avec les tentatives de la censure de faire modifier les textes liturgiques, l'immixtion des autorités dans les élections de vicaires capitulaires ou encore les destitutions de prêtres et d'évêques. Le décret du 9 février est particulièrement visé dans le mémoire épiscopal : il enfreint non seulement l'accord de 1950, mais aussi la constitution et le droit canon, ainsi que l'autorité souveraine du Saint-Père (145). Pour ces motifs, les évêques opposent une solennelle fin de non-recevoir au décret gouvernemental : "nous n'avons pas le droit de mettre sur les autels de César ce qui est à Dieu. Non possumus".

Le même jour, une impressionnante foule de croyants, bravant l'interdiction des autorités, défile en procession à travers Cracovie, démontrant le soutien dont l'Eglise

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continue de jouir en Pologne. Un mois plus tard, une foule également nombreuse assiste, à Varsovie, le 4 juin, à la célébration de la Fête-Dieu par le cardinal Wyszynski qui dénonce en chaire la "tentative intolérable des communistes d'évincer la religion de la vie individuelle et de la vie sociale" et réitère le non possumus de mai.

Entre-temps, le 5 mars 1953, meurt Staline. La presse du régime surenchérit de nécrologies panégyriques. L'hebdomadaire de l'évêché de Cracovie, Tygodnik Powszechny, sommé de faire de même, s'y refuse. Il est aussitôt interdit, de même que le mensuel Znak, édité par la même rédaction. Quatre mois plus tard, en juillet, il reparaîtra dans une forme inchangée mais sous l'enseigne de Pax (146).

Les manifestations de juin 1953 à Berlin-est ont également un effet de dramatisation et décident la direction du Parti - Bierut et Mazur - à ouvrir dès l'automne le procès de l'évêque de Kielce, Mgr Kaczmarek, emprisonné depuis plus de deux ans sous l'accusation de collaboration avec les Allemands. Il s'agit avant tout de terroriser l'épiscopat toujours rétif à la volonté du pouvoir. Le procès se tient du 14 au 21 septembre 1953, devant le tribunal militaire de Varsovie, dans le plus pur style stalinien. Selon le colonel Swiatlo, il aurait été monté en étroite collaboration avec le Kremlin (147). L'accusé "avoue" devant les juges avoir obéi aux occupants allemands et fait de l'espionnage au profit des Etats-Unis et du Vatican. Il est condamné à 12 ans de prison. Ses coaccusés se voient infliger des sentences de 5 à 10 ans pour "appartenance à un groupement anti-étatique et anti-populaire". Le gouvernement demande aussitôt au Primat de dégrader, dans l'ordre canonique, l'évêque condamné. Le cardinal s'y refuse et proteste énergiquement contre le verdict.

Quelques jours plus tard, le 26 septembre vers 22 heures, le palais épiscopal de Varsovie est cerné par des agents de l'UB (Bezpieka) et perquisitionné - l'un des policiers est même mordu, pendant l'opération, par le chien du cardinal (148) - tandis que le Primat est arrêté. On lui notifie une décision du gouvernement le suspendant, en vertu du décret du 9 février, de ses fonctions : au nombre des griefs qui lui sont exposés, figurent, outre son refus de condamner Mgr Kaczmarek, sa ferme homélie de la Fête-Dieu et le "sabotage du modus vivendi" (149). Pour éviter des manifestations de protestation, l'opération a été menée dans le plus grand secret et le Primat est placé en résidence surveillée d'abord dans un cloître de la région d'Olsztyn. Il sera transféré d'un cloître à l'autre avant d'être finalement relégué, en octobre 1955, dans un monastère à l'extrême sud-est du pays.

La controverse n'est pas tranchée sur les circonstances qui ont entouré cet acte d'une extrême gravité. Il ne fait aucun doute, bien entendu, que la décision a été prise par Bierut lui-même. Berman, qui déclare avoir été personnellement opposé à cette mesure - "de Wyszynski l'on faisait encore un martyr et au lieu d'affaiblir l'Eglise, on la renforçait" (150) - impute cette "erreur" au seul Bierut et estime que la décision a été

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prise par les autorités polonaises sans consultation de Moscou. Swiatlo, pour sa part, affirme formellement que l'ensemble de l'opération, depuis l'arrestation et le procès de Mgr Kaczmarek jusqu'à l'arrestation du cardinal, avait été conduit en étroite concertation avec Moscou. Bierut et Mazur se rendaient en effet fréquemment en URSS et c'est, toujours selon Swiatlo, Staline qui aurait convaincu Bierut de surseoir à un projet que celui-ci caressait depuis longtemps. Ce n'est qu'après la mort du dictateur que Bierut aurait obtenu de Malenkov le feu vert soviétique à son plan.

La nuit même de l'arrestation du Primat, Piasecki aurait, selon un membre de Pax (151), été mobilisé par Luna Brystygierowa, pour dépêcher ses collaborateurs auprès de tous les évêques afin de les informer de l'événement et de les avertir qu'en refusant de collaborer avec les autorités, ils se condamnent à partager le sort du cardinal. Brystygierowa se rend elle-même chez Mgr Klepacz, évêque de Lodz, que le pouvoir pressent pour assurer l'intérim de Mgr Wyszynski.

L'opération est menée rondement : dès l'arrestation, Bierut (152) reçoit, en présence de Cyrankiewicz, alors vice-premier ministre, et de Mazur, les évêques polonais en plein désarroi et parvient, par la menace, à leur imposer une déclaration de désaveu du Primat. Les difficultés de l'entreprise expliquent le délai de deux jours qu'il a fallu pour mettre au point les trois communiqués rendus publics le 28 septembre 1953. Le premier, signé des évêques, reprend les accusations de la propagande gouvernementale et prend position contre Mgr Kaczmarek. Dans le second communiqué, le gouvernement se garde de mentionner l'arrestation du cardinal Wyszynski et se contente d'affirmer sans vergogne que le gouvernement "faisant droit à la requête de l'épiscopat avait donné son accord à la retraite du Primat dans un cloître" (153). Le troisième communiqué annonce que les évêques ont confié à Mgr Klepacz la présidence de l'épiscopat.

Le Vatican fait savoir aussitôt qu'il considère que ces déclarations sont extorquées et donc nulles. Avec ce coup porté à la tête de l'Eglise polonaise, commencent les années les plus noires que celle-ci aura connues dans la Pologne populaire. Le pouvoir, incontestable vainqueur de cette bataille, peut désormais pousser son avantage en multipliant les gestes qui ébranlent davantage encore l'autorité déjà affaiblie de l'Eglise. C'est ainsi qu'il obtient des quelque 25 évêques encore en liberté qu'il prêtent devant Cyrankiewicz, le 17 décembre 1953, le serment d'allégeance au régime prévu par le décret de février 1953. En 1954, il obtiendra le soutien des évêques, exprimé dans une lettre pastorale, aux élections locales.

L'Eglise est soumise, dans ses activités quotidiennes, à un régime draconien : alors que jusqu'en 1953, les offices se déroulaient presque normalement, un tiers des lieux de culte est fermé. Les autorités achèvent de confisquer les propriétés, imprimeries, éditions et écoles catholiques. Des personnalités proches du pouvoir sont

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introduites au sein du personnel enseignant de l'Université Catholique de Lublin et de l'Académie Ecclésiastique, fondée après la fermeture des facultés de théologie. Ceux des prélats qui ne se plient pas à l'ordre nouveau endurent les rigueurs de la répression : 9 des 33 évêques sont en prison au début de l'année 1954, de même que quelque 900 prêtres (154). Le chiffre des catholiques - clercs et laïcs - emprisonnés atteindra 2 000 en 1955.

Privée de la personnalité forte du Primat et pratiquement coupée de tout lien avec le Saint-Siège, la hiérarchie épiscopale n'est pas en position de résister aux exigences du pouvoir, mais reste fidèle à son chef et au Vatican et parvient à faire barrage à l'accession de "prêtres patriotes" à des fonctions épiscopales : aucun d'entre eux ne sera nommé évêque.

Pax et les "prêtres-patriotes" triomphent. Les deux formations sont d'ailleurs réunies, en octobre 1953, sous l'égide Piasecki, en une nouvelle "commission des clercs et des laïcs catholiques" auprès du Front National - l'organe qui tient lieu de front électoral au pouvoir. A la tête de cette commission, le fondateur de Pax place l'un de ses fidèles, Ryszard Reiff. Pax, qui conserve néanmoins sa propre raison sociale, ajoute, en province notamment, de nouveaux titres à sa panoplie d'organes de presse, fort déjà du titre prestigieux - bien qu'usurpé - Tygodnik Powszechny. Le groupement de Piasecki accède de la sorte à un véritable monopole de fait sur la presse catholique en Pologne, et peut entretenir, vis-à-vis de l'extérieur comme de l'intérieur, l'apparence d'une coexistence harmonieuse entre le pouvoir communiste et le catholicisme.

Discrète, cette politique n'est guère apparente pour les fidèles. Les attaques visent au premier chef le clergé et la hiérarchie, que le pouvoir tente de couper du Vatican et de priver de son influence spirituelle, notamment auprès des jeunes. Les manoeuvres de division et de pénétration de l'Eglise, la répression policière, ont fait leurs preuves ailleurs, en Tchécoslovaquie et en Hongrie. Mais à la différence de ces deux pays, en Pologne, pays sorti confessionnellement homogène de la guerre - 98 % de la population est catholique (155) - la religion, ses rites autant que son éthique sont enracinés dans l'identité nationale. Malgré une baisse de la pratique religieuse liée au très fort exode rural et aux conditions de l'époque, le diamat trouve moins de prise sur les âmes. Et l'organisation hiérarchique très formelle de l'Eglise constitue par elle même un barrage aux tentatives d'entrisme du pouvoir temporel. Celui-ci ne remporte, dans son offensive, qu'une victoire à la Pyrrhus. Décapitée, affaiblie, L'Eglise polonaise demeure cependant fidèle à l'essentiel, à ses dogmes et au Vatican. Incarnation par excellence de cette "Eglise du silence" dont parlait Pie XII pour désigner le catholicisme dans les pays de l'Est, elle sortira de l'épreuve trempée et plus unie que jamais avec la nation.

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IV - LA DESTALINISATION.

A - LES PREMIERES FISSURES

Le matin du 6 mars 1953, l'information tombe sur les téléscripteurs : Staline est décédé la veille à 21 heures 50. La Pologne officielle prend le deuil. Le 7 mars, le Bureau Politique décide de rebaptiser la ville de Katowice, en Silésie : elle s'appellera Stalinogrod.

A Moscou se déroule une lutte acharnée pour le pouvoir entre Khrouchtchev, Malenkov et Beria. L'édifice du pouvoir personnel, verrouillé par la terreur du vivant du dictateur, se désagrège rapidement après sa mort. Dès le 14 mars, une direction collégiale est restaurée au PCUS, avec le rétablissement de plusieurs postes de secrétaires du Comité Central. Le 27 mars est prononcée une amnistie des prisonniers de droit commun condamnés à moins de 5 ans. Le 1er avril, le gouvernement annonce une baisse des prix des produits de base et la propagande promet le relèvement d'un niveau de vie médiocre. Le 4 avril on apprend la réhabilitation des "médecins du Kremlin" arrêtés en janvier, dont les aveux avaient été extorqués par des "méthodes illégales d'instruction". Des hauts responsables de la Sécurité d'Etat sont arrêtés. Fin juin 1953, la Pravda dénonce le "culte de la personnalité". Puis la vague touche Beria, accusé au plenum de début juillet d'avoir voulu prendre le pouvoir au sein du Parti pour le "détruire". Le 10 juillet, la presse annonce son arrestation. Il est aussitôt fusillé. De nombreux hauts responsables de la sécurité d'Etat connaîtront le même sort par la suite. En août 1953, l'Union Soviétique renoue les relations diplomatiques avec la Yougoslavie. Et c'est en août, également, que le chef du gouvernement, Malenkov, annonce une réduction radicale des prélèvements sur l'agriculture et une amélioration de l'approvisionnement en produits alimentaires et en biens de consommation.

Ces événements ont des contrecoups presqu'immédiats dans plusieurs pays de l'Est. En Tchécoslovaquie, où le dictateur Gottwald devait décéder deux semaines après Staline, une réforme monétaire provoque, le 1er juin 1953, des troubles à Pilzen. A Berlin-est, c'est un relèvement des normes de travail qui fait descendre dans la rue, le 15 juin, les ouvriers du bâtiment. L'émeute est réprimée à l'aide des chars soviétiques. Mais en juillet, le chef de la police politique est-allemande, Zaisser, est exclu du Comité Central. En Hongrie, les fonctions de Premier Secrétaire du Parti et de chef du gouvernement sont dissociées dès juillet 1953. Appelé à ce dernier poste, Imre Nagy, un communiste écarté du pouvoir en 1948 et désormais protégé de Malenkov, entreprend une réorganisation de l'économie et prend des mesures pour améliorer le niveau de vie. L'attention aux conditions de vie est d'ailleurs le thème récurrent dans les capitales du bloc soviétique, avec pour corollaire une condamnation plus ou moins

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explicite du modèle stalinien d'industrialisation à outrance et une tendance à la baisse des livraisons obligatoires dans les campagnes.

En Pologne, les effets des changements en cours à Moscou et ailleurs se font attendre. L'arbitraire policier continue de régner après comme avant la mort de Staline. C'est en mai 1953, en effet, que sont exécutés les 19 condamnés à mort des procès politiques de 1951 et c'est en septembre de la même année qu'ont lieu le procès de Mgr Kaczmarek et l'internement du Primat. Une fissure, pourtant, apparaît dès 1953 dans cet ordonnancement, si l'on en croit le témoignage d'Ochab, 30 ans plus tard. Secrétaire du Comité Central à l'époque, il avait été chargé par Bierut d'examiner l'affaire des officiers accusés de complot (Rola-Zymierski, Komar...). Il réalisa alors, dit-il, que les soviétiques à la tête de la Sécurité Militaire - les colonels Voznessenski et Skulbaszewski - avaient dissimulé la vérité et que de nombreux agents de la Bezpieka avaient appliqué des "méthodes d'enquête interdites". Il demanda alors le rappel des premiers et l'ouverture de procédures judiciaires contre les seconds. Le rapport de la commission d'enquête conclut à l'innocence des inculpés et recommanda leur élargissement (156).

Alors que les radios occidentales rendent compte en détail des changements chez les voisins de la Pologne, celle-ci ne connaîtra le premier frémissement - discret - qu'au plenum d'octobre 1953 du PZPR. Le rapport du Bureau Politique admet à mots couverts que le plan sexennal n'a pas rempli tous les espoirs placés en lui quant à la croissance du niveau de vie ainsi qu'à la disponibilité des biens de consommation et produits alimentaires. "Les partisans de Gomulka, qui visaient la démocratisation du Parti commençaient à se réveiller", note dans ses mémoires Piotr Jaroszewicz, alors vice-premier ministre chargé des industries lourdes et en particulier des industries d'armement, et "l'opposition qui était en train de se former dans le Parti exploitait les difficultés engendrées par les dépenses d'armement pour critiquer la politique de Bierut" (157).

Le IIème Congrès du PZPR, qui se tient du 10 au 17 mars 1954, commence à tirer les conclusions des changements intervenus ailleurs en introduisant une détente dans l'exécution du plan sexennal, dont le taux d'investissement, supérieur à un quart du revenu national, est réduit. Les ressources ainsi libérées sont réallouées à l'agriculture et à l'industrie légère, en même temps que sont décidées des hausse de salaires. Mais le pouvoir, s'il desserre les contraintes pour l'agriculture individuelle, ne renonce pas à poursuivre la collectivisation.

Autre indice de changement, les fonctions de direction du Parti et du gouvernement sont séparées. Finissant par s'aligner sur les mots d'ordre en vigueur à Moscou, la direction du PZPR condamne le "culte de la personnalité" et découvre la nécessité de la "collégialité de direction". Moyennant quoi Cyrankiewicz retrouve son

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poste de Premier Ministre et Bierut ne conserve que la fonction de Premier Secrétaire du Comité Central - nouvelle dénomination qui succède à celle de président du Comité Central - après avoir confié à l'un de ses proches, Zawadzki, la présidence du Conseil d'Etat. Ce partage reste cependant assez formel et la réalité du pouvoir continue d'être exercée par Bierut, Berman et Minc. Ce dernier et un autre proche de Bierut, Zenon Nowak, flanquent d'ailleurs Cyrankiewicz, avec le titre de premier vice-président du conseil des ministres.

La véritable impulsion du changement ne viendra cependant - mais cette fois sous la forme d'un séisme politique - qu'un an et demi après la disparition de Staline, lorsque le 28 septembre 1954, à Washington, le lieutenant-colonel Jozef Swiatlo, ex-chef adjoint de département au Ministère de la Sécurité Publique, tient une conférence de presse. Swiatlo, à qui le sort réservé à Moscou à Beria et aux chefs de la sécurité laissait peu d'illusions sur son propre sort, avait fait défection à Berlin le 5 décembre 1953. Minutieusement entendu par les services spéciaux américains, il dévoilera à l'opinion publique, dix mois plus tard, un grand nombre d'informations - quelquefois sujettes à caution - précieuses sur les méthodes de travail de son administration d'origine, les tortures, les procès fabriqués, la personnalité des principaux dirigeants, leurs faiblesses et leur mise sous surveillance par la police secrète, le passé des uns et des autres. Invité au micro de Radio-Europe Libre, il dissèque jour après jour, pendant des mois, les turpitudes du régime de Varsovie. Ecoutées avec passion par les Polonais, ces émissions déclenchent la panique au sommet du pouvoir et dans les rangs de l'UB (158). Les révélations de Swiatlo seront par la suite envoyées depuis l'Occident en Pologne sous la forme originale de brochures portées par des ballons poussés par les vents (159).

La première conséquence en est la libération de Herman Field, un citoyen américain que les autorités polonaises avaient toujours nié détenir. La seconde conséquence, plus grave celle-ci, est la réunion deux mois après le début des émissions, les 24 et 25 novembre 1954, du Bureau Politique (160). Bierut demande alors la convocation d'urgence, sans attendre le prochain plenum, en janvier 1955, d'une conférence de l'"actif" central du Parti - c'est-à-dire les principaux responsables de l'appareil central - pour sonder les humeurs d'un appareil qu'il sent en pleine fermentation et prendre la mesure de l'autorité de sa direction. La procédure est sans précédent. La conférence, tenue secrète, a lieu peu après, sans doute les 29 et 30 novembre. La direction du Parti est, rapporte Seweryn Bialer, un autre transfuge, ébranlée par la sévérité des critiques qui lui sont adressées. Enhardis par le cours des événements en URSS, des hauts responsables du Parti - Matwin, Morawski ou encore Zambrowski, ennemi personnel de Radkiewicz, le ministre de la Sécurité Publique, - dévident des griefs accumulés depuis des années et qui vont bien au-delà de la

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dénonciation des "déviations dans l'appareil de sécurité" : ils dénoncent le style de direction du Bureau Politique, les rapports du Parti avec la nation, évoquent la question de la réhabilitation du Parti communiste d'avant-guerre (KPP), dissous en 1938, et la nécessité de réformer l'administration de l'économie. Berman, qui tente de rejeter sur Beria la responsabilité des agissements de la Bezpieka, est nommément pris à partie. Pour la première fois, l'affaire Gomulka est mentionnée publiquement au sein du Parti : "ou il est coupable, alors jugez-le, ou il est innocent, alors relâchez-le", lance le président des syndicats Klosiewicz, à qui la formule vaut la célébrité (161). "La direction s'est, de fait, retrouvée isolée", tranchera Ochab deux ans plus tard (162) et, greffier consciencieux, Wladyslaw Gora, l'historien officiel du Parti, note : "Pour la première fois, la conférence a adopté une position très critique envers l'action du Bureau Politique et de la direction du Parti, a posé la question des abus et déviations dans l'appareil de la Sécurité Publique, a stigmatisé l'arrestation de Wladyslaw Gomulka" (163).

Le stalinisme polonais est ébranlé. Impensable du vivant de Staline, cette réunion peu connue revêt une importance historique pour la Pologne : la chape de terreur s'est fissurée, l'appareil de sécurité est sur la défensive et les apparatchiks du Parti n'ont plus peur. La lutte pour le pouvoir est ouverte.

Bierut, affaibli, doit lâcher du lest. Une semaine après la houleuse réunion de l'"actif", le 7 décembre 1954, le Ministère de la Sécurité Publique est dissous par décret du Conseil d'Etat et ses attributions réparties entre deux organes nouveaux : un ministère de l'Intérieur à la tête duquel est nommé Wicha, un protégé de Zambrowski, et un Comité pour la Sécurité Publique, confié à un secrétaire du Comité Central, Dworakowski. Radkiewicz, l'exécuteur des basses oeuvres de Bierut, échappe au sort de Beria et trouve une disgrâce dorée à la tête du ministère des Fermes d'Etat. Une enquête ouverte contre lui restera sans suite. En revanche, la plupart des hauts responsables du ministère dissous (Romkowski, Fejgin, Rozanski...) sont, dans la plus grande discrétion, révoqués, deux d'entre eux exclus du Comité Central. L'un des chefs de département, Rozanski, dont Swiatlo avait décrit les pratiques de tortionnaire, sera discrètement jugé et condamné, en décembre 1955, à 5 ans de prison. Par ailleurs, les deux officiers soviétiques - les colonels Voznessenski et Skulbaszewski - placés à la tête de la Sécurité Militaire par le maréchal Rokossowski, sont expulsés. Ils seront, chacun, condamnés à 10 ans de camp à leur retour en URSS. Un petit nombre de prisonniers politiques - quelques centaines, des anciens soldats de l'AK pour la plupart - seront libérés avant Noël, pour les autres, les conditions de détentions s'amélioreront quelque peu (164).

Le 13 décembre 1954, Bierut fait libérer Gomulka et sa femme, mais s'oppose à ce que cette mesure soit rendue publique. Elle ne sera connue qu'en avril 1956.

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Enfin, dans le numéro de décembre du mensuel théorique du Parti, Nowe Drogi, paraît un long article non signé où le lecteur apprend - s'il ne le savait déjà par expérience personnelle ou par les radios occidentales - que "certains échelons" de l'appareil de sécurité avaient "enfreint la légalité (...) en contradiction avec l'idée humaniste du socialisme" (165). Mais surtout, Nowe Drogi s'en prend à quelques dogmes du passé en estimant que la justice devrait être rendue par des tribunaux indépendants et que la Prokuratura devrait, quant à elle, assurer une réelle supervision des enquêtes confiées aux organes de sécurité. Demandant la libération des innocents emprisonnés, le mensuel théorique du Parti admet également, pour la première fois, que d'anciens opposants, comme les combattants de l'AK peuvent fort bien participer à l'"édification du socialisme" et suggère qu'une "déviation" - allusion à Gomulka - n'est pas assimilable à une entreprise de subversion. Dans le contexte d'une idéologie toujours marquée, à l'époque, du sceau de l'orthodoxie stalinienne, ces postulats constituent une véritable rupture, dont l'initiative revient aux idéologues du Parti eux mêmes, lassés de la terreur.

Les remous se poursuivent au IIIème plenum du Comité Central du PZPR, qui se tient du 21 au 24 janvier 1955. Bierut, qui présente le rapport du Bureau Politique, admet que la Bezpieka a failli à sa mission, est devenue un Etat dans l'Etat, et s'engage à sanctionner les "violations de la légalité socialiste". Il est à nouveau très durement attaqué, notamment sur le traitement infligé à Gomulka, et sommé de faire la lumière sur les responsabilités au Ministère de la Sécurité Publique dont l'ancien chef, Radkiewicz, interpellé, explique piteusement que sa confiance en ses subordonnés avait été trahie. "Le Bureau Politique était à nouveau isolé", déclare encore Ochab. Le plenum nomme deux nouveaux secrétaires au Comité Central, plus jeunes et tenants de la moralisation du Parti : Wladyslaw Matwin, rédacteur en chef du quotidien du Parti, Trybuna Ludu et Jerzy Morawski, chef du département d'agit-prop au Comité Central.

Mais, surtout, le plenum adopte trois résolutions qui sont autant de désaveux de la politique passée de Bierut : l'une demande le respect du "principe léniniste (...) de collégialité de la direction" et vise directement la concentration du pouvoir et les méthodes autocratiques du Premier Secrétaire, la seconde réclame un "renforcement du contrôle du Parti sur l'action des organes de sécurité", la troisième, enfin, appelle en des termes critiques à plus de souplesse dans une économie toujours stalinienne.

A l'issue de ce plenum, Bierut, s'il reste le maître, a perdu sa toute-puissance. Avec l'affaiblissement de la Bezpieka, il a perdu le pouvoir assorti à la terreur que celle-ci faisait régner. Lui qui ne buvait pas se met à boire, assure Staszewski (166), "sans doute pour fuir la peur ou la mauvaise conscience". Devant l'inconsistance du dossier, Bierut se résigne à faire relâcher Komar et ses coaccusés, mais s'obstine à

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vouloir faire un procès à Spychalski, pour lequel les actes d'accusation se succèdent, toujours aussi peu convaincants.

Dès le mois de février 1955 paraît dans Nowe Drogi un nouvel article, signé cette fois-ci de Jerzy Morawski, porte-parole de la ligne de réforme du Parti, qui revient sur les "excès (...) les arrestations d'innocents (...) les preuves fabriquées et les méthodes indignes, inadmissibles d'enquête" (167) pour annoncer que les libérations et réhabilitations d'innocents sont en cours. 2 000 prisonniers politiques environ seront de la sorte libérés en l'espace d'un an et demi, ce qui ne représente toujours qu'une infime proportion des quelque 70 000 détenus. "La direction soviétique", observe Jacek Kuron, "et derrière elle la direction polonaise - avait rejeté la terreur de masse et son corollaire, la domination de l'appareil de sécurité sur l'appareil du Parti (...) C'était évidemment dans l'intérêt de (...) la nomenklatura. La terreur la frappait également et réduisait radicalement leur pouvoir au profit de l'appareil de sécurité. Le combat au sommet pour la succession de Staline entraînait des luttes analogues aux échelons inférieurs du pouvoir. Toute les structures étaient d'accord pour rompre avec la terreur" (168).

Le débat est désormais sur la place publique et donne du PZPR l'image d'un Parti coupé de la population, administré par une caste bureaucratique de quelques milliers de personnes qui ont traversé les purges successives et dirigé par une coterie de caciques inamovibles, qui n'ont de comptes à rendre à personne. En témoigne la composition des délégués au IIème Congrès du Parti en mars 1954 : moins d'un quart d'entre eux sont des ouvriers alors que plus de la moitié sont, à un titre ou un autre, des fonctionnaires des appareils du Parti ou de l'Etat (169).

C'est ce Parti, précisément, qui, enfiévré par les révélations de Swiatlo, est saisi par l'esprit de contestation. La discussion est franche et vive à tous les échelons, elle touche peu à peu les rédactions des journaux du Parti, jusqu'au très officiel Trybuna Ludu. Malgré quelques sanctions, la presse communiste met à profit cette ouverture soudaine, à la plus grande satisfaction des lecteurs. La censure, elle-même contaminée par la fronde, se montre plus tolérante. Le pouvoir tente de réagir et de freiner une évolution qui, de plus en plus, échappe à son contrôle. En avril 1955, le Comité Central adresse aux responsables de l'appareil local une lettre pour les mettre en garde contre "le danger d'une déviation droitière". Dépourvue du moindre effet, elle ne freine nullement la discussion. Au printemps 1955, une résolution du Bureau Politique consacrée à Trybuna Ludu précise que "la critique doit être saine, doit être de Parti" (170). Et à l'automne 1955 s'ouvre ainsi une prudente discussion sur la "voie polonaise vers le socialisme".

Un nouveau coup est porté à la direction du Parti, en mai 1955 par le voyage de Khrouchtchev à Belgrade et la réconciliation soviéto-yougoslave. Le "numéro un"

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soviétique déclare en effet, le 26 mai, à son arrivée à l'aéroport de la capitale yougoslave : "les graves accusations et offenses avancées à l'époque à l'encontre de la Yougoslavie étaient fabriquées par des ennemis du peuple (...) des provocateurs désormais démasqués". Le communiqué conjoint signé à l'issue de la visite reconnaît que "les différences entre les formes concrètes de développement du socialisme sont de la seule compétence des peuples concernés" (171). Gomulka ne disait pas autre chose, ont désormais beau jeu de faire valoir ses partisans.

La fermentation ne se limite pas au seul Parti, mais s'étend peu à peu à l'ensemble de la société, d'une société de moins en moins tétanisée par la peur, encouragée en cela par les audaces de l'intelligentsia. On ose parler à voix haute de tout, des arrestations, des méthodes de la Bezpieka, de la misère et des privilèges de la caste dirigeante, des magasins spéciaux aux "rideaux jaunes", des cliniques réservées et des villégiatures luxueuses... L'ampleur de la vague de mécontentement surprend le Parti, mais celui-ci, divisé, est incapable de l'endiguer. Bien au contraire, une fraction de l'appareil tente discrètement de s'en servir pour éliminer politiquement ceux qu'elle rend responsable de ce mécontentement.

Avec le XXème Congrès du PCUS, le "dégel" polonais entre dans une nouvelle phase qui revêtira, à bien des égards, des allures de crue. Le Congrès s'ouvre le 14 février 1956 par une très violente attaque de Khrouchtchev contre la "bande de Beria". En marge du Congrès, un comité spécial est formé par les délégations de 5 partis communistes, d'URSS, d'Italie, de Finlande, de Bulgarie et de Pologne, pour examiner la dissolution, par le Komintern, en 1938, du Parti communiste polonais d'avant-guerre (KPP). Le comité rend son rapport le 19 février : "les accusations de pénétration généralisée de l'actif du KPP par des agents ennemis (...) étaient fondées sur des preuves falsifiées par des provocateurs arrêtés depuis" (172). Par conséquent, "la dissolution du KPP n'était pas justifiée" et le Parti est réhabilité. Une semaine plus tard, le 25 février, jour de clôture du Congrès, Khrouchtchev prononce à huis clos un rapport "sur le culte de la personnalité et ses conséquences", dévoilant une - petite - partie des crimes commis par Staline.

Le Congrès clos, la délégation polonaise regagne Varsovie, sans Bierut, à qui l'on prête une grippe. Le bruit se répand vite, dans les milieux du Parti de la capitale, qu'il s'est passé quelque chose d'important au XXème Congrès. L'appareil veut savoir sans attendre le retour de Bierut et la convocation en bonne et due forme d'un plenum. La pression est telle que le Bureau Politique est contraint d'organiser à nouveau une conférence de l'"actif" central du Parti. Moins d'une centaine de responsables de l'appareil central du PZPR sont conviés à cette réunion prévue pour durer une journée, mais qui finira par se prolonger plusieurs jours. La délégation rend compte de la teneur du rapport secret de Khrouchtchev. La conférence se transforme en un procès du

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stalinisme polonais. Bierut et Berman sont durement pris à partie pendant les débats, rapportés chaque jour au Premier Secrétaire toujours à Moscou (173). A Varsovie, des responsables compromis se suicident (174).

Le 13 mars parvient à Varsovie la nouvelle du décès de Bierut, mort la veille d'une attaque cardiaque, suite des complications d'une pneumonie. La mort du dictateur prend de court la majorité des Polonais - qui ignoraient tout de sa maladie - et reste entourée de mystère. Berman, qui était retourné à Moscou pour assister Bierut dans sa fin, s'est vu refuser toute entrevue avec lui (175). Son médecin personnel, Mieczyslaw Fejgin, n'est pas autorisé à assister à l'autopsie. A Varsovie, les spéculations vont bon train sur un éventuel suicide (176). Il n'en reçoit pas moins des funérailles nationales pour lesquelles Khrouchtchev se déplace en personne, moins par compassion de camarade - il avait refusé de le recevoir pendant son séjour à Moscou - que pour superviser la succession à la tête du Parti. Car tel est l'ordre du jour du plenum du 20 mars 1956, qui met un terme prématuré à une compétition pour le pouvoir antérieure, bien entendu, à la disparition de Bierut, même si elle ne revêtait pas des formes ouvertes. Si l'on ne peut parler de fractions organisées au sein du Parti, il existe des lignes de clivage et des "sensibilités" marquées.

Un groupe de responsables du Parti se réunit régulièrement depuis des mois dans une résidence du gouvernement, à Natolin, dans la banlieue de Varsovie. Parmi eux, les noms de Zawadzki, Nowak, Jozwiak, Mijal, Klosiewicz et Ruminski sont le plus fréquemment cités. Cyrankiewicz y fait des apparitions. Liées par divers liens à l'Union Soviétique, ces personnalités représentent une ligne conservatrice, marquée par l'héritage stalinien et préoccupée par les risques de dérive du Parti à la faveur du "dégel". Bien qu'ils se défendent des accusations d'antisémitisme, ce sentiment apparaît en toile de fond dans leurs prises de position. Un de leurs détracteurs, Staszewski, estime que la "judaïsation" du Parti était évoquée aux réunions de Natolin (177), auxquelles ne participe d'ailleurs aucun Juif. Un certain populisme teinté d'anti intellectualisme marque également les choix idéologiques - assez sommaires, il est vrai - du groupe.

Par opposition à lui se définit un ensemble assez hétérogène de communistes qui se laissent volontiers qualifier de partisans de la "démocratisation". Certains ont noué entre eux des contacts pour faire prévaloir, sans rien renier des fondements du marxisme-léninisme, une ligne plus novatrice et restaurer une légitimité populaire perdue par le Parti. Le jour même de l'enterrement de Bierut, un groupe de dignitaires de l'appareil, parmi lesquels Morawski, Matwin, Albrecht, Zambrowski et Staszewski, décident de contacter Gomulka (178). De façon générale, l'opposition au groupe de Natolin est désignée sous le nom de "groupe de Pulawska", du nom de la rue où habitaient et se réunissaient plusieurs des membres de celui-ci.

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Lorsque s'ouvre le VIème plenum du Comité Central, le 20 mars, Khrouchtchev est depuis 3 jours à Varsovie, où il multiplie les entretiens privés avec les uns et les autres. Et lorsque contrairement à la tradition des partis communistes, il manifeste son désir d'assister aux travaux du plenum, personne n'ose refuser. Simplement, pour respecter les formes, on lui donnera la parole hors séance. Le plenum passe rapidement sur les questions de procédure pour arriver au point principal de l'ordre du jour, les "questions organisationnelles", à savoir l'élection d'un nouveau Premier Secrétaire et de deux secrétaires du Comité Central.

La journaliste américaine Flora Lewis, correspondante du New York Times à l'époque, a reconstitué après-coup le déroulement des tractations (179), corroboré par les révélations faites 25 ans après à Teresa Toranska par plusieurs des participants au plenum. Plusieurs noms circulent à l'époque pour la succession de Bierut : Aleksander Zawadzki - 57 ans - ancien de l'Union des Patriotes Polonais et président du Conseil d'Etat, qui se considère quelque peu comme le dauphin de Bierut, Zenon Nowak - également 57 ans - qui dans ses discours passés, a su épouser le plus habilement l'évolution politique et idéologique de Khrouchtchev sur des questions comme l'agriculture ou la décentralisation des responsabilités vers les Etats satellites. Ces candidatures, qui présentent pour Moscou toutes les garanties de fiabilité, ne satisfont pas tout le monde au Comité Central, dont bien des membres ne sont pas prêts à se contenter de la modeste marge d'autonomie vis-à-vis de Moscou que laisserait au PZPR l'élection de Zawadzki ou Nowak au poste de Premier Secrétaire. Les partisans de changements plus radicaux, que, par commodité, on appellera les "réformateurs", lancent alors une contre-candidature, celle de Zambrowski, à l'un des postes de secrétaire du Comité Central. Zambrowski - 47 ans - lui aussi ancien "moscovite", membre de l'Union des Patriotes Polonais, n'est pas véritablement lié aux groupe des "réformateurs", mais il est juif. Son accession au secrétariat ferait de lui, qui est déjà membre du Bureau Politique, l'un des tout premiers dirigeants du Parti. Cette perspective est combattue avec vigueur, notamment par un homme comme Wiktor Klosiewicz, président des syndicats, membre influent du "groupe de Natolin", dont il partage les réflexes antisémites (180).

Lors d'une interruption de séance, Khrouchtchev, qui prend la parole devant un groupe de communistes polonais, ne s'embarrasse guère de nuances. Après quelques révélations supplémentaires sur les méfaits de Staline (181), il aborde sans complexes la question des Juifs à la direction du Parti. Les Polonais, estime-t-il, préfèrent avoir quelqu'un avec un nom polonais à la tête du Parti : "il vaut mieux avoir une douzaine de Kowalski (...) qu'un seul Abramowicz", une allusion qui vise directement la candidature de Zambrowski. Un certain malaise s'empare de l'assemblée - dans laquelle

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figurent des Juifs, comme Minc ou Staszewski - tandis que plusieurs auditeurs manifestent ouvertement leur indignation.

A la reprise de la séance, les candidatures "problématiques" sont écartées et le Bureau Politique propose un nom de compromis, celui d'Edward Ochab. Agé de 50 ans, communiste de la première heure réfugié en URSS pendant la guerre, puis général de l'armée polonaise, Ochab a été, en sa double qualité de membre du Bureau Politique et de secrétaire du Comité Central de 1950 à 1956, associé de près à la politique de Bierut. Staline voyait en lui un "bon bolchevik" (182). Inconnu de l'immense majorité des Polonais, Ochab jouit, parmi les communistes, d'une réputation d'orthodoxie stalinienne, mais aussi d'intégrité et est crédité d'une énergie et d'une autorité suffisantes pour ne pas devenir le jouet des Soviétiques. Sa femme est juive et il est moins exposé au soupçon d'antisémitisme. Deux jeunes responsables, partisans de la ligne "réformatrice", entrent au Secrétariat du Comité Central, Jerzy Albrecht - 42 ans - chef du département de propagande du Comité Central - et Edward Gierek - 43 ans - chef du département de l'industrie lourde, l'un des rares dirigeants communistes polonais qui, mineur en Silésie, puisse se prévaloir d'un passé d'ouvrier.

B - LE REVEIL DES INTELLECTUELS.

Après la mort du dictateur, le modèle stalinien du "réalisme socialiste" continue de s'appliquer dans toute sa rigueur. Et si le très doctrinaire ministre de la culture, Sokorski, reconnaît, le 15 avril 1954, devant le Conseil de la Culture, la "stagnation" et la "détérioration" de la culture polonaise, c'est parce que le "réalisme socialiste" est mal compris et mal appliqué. Tout au plus assiste-t-on, au fil des mois, à un relâchement de la contrainte exercée sur les milieux créateurs. La pratique stalinienne de la culture se réduit de plus en plus à un rite obligé des discours officiels et des réunions d'unions de créateurs. Des artistes consacrés, comme l'écrivain Andrzejewski, qui publie en 1954, juste avant de répudier le communisme, une version plus "réaliste socialiste" de "Cendres et diamants", continuent de nourrir le genre, mais celui-ci se heurte à un scepticisme croissant. Les premiers doutes commencent en effet à se manifester publiquement au tournant des années 53 et 54. Après la mort de Beria, le poète Witold Wirpsza signe, en première page de la revue culturelle du Comité Central, Nowa Kultura, un poème sur le mensonge. A l'Université, la glace est brisée par un professeur marxiste, Jozef Chalasinski qui, début 1954, n'hésite pas, dans une polémique ouverte avec l'Institut de Recherches Littéraires de l'Académie des Sciences, à mettre en question le monopole du marxisme-léninisme sur toutes les sciences. La polémique finit par transpirer dans la presse grand public, ce qui vaut au professeur un blâme, mais non le renvoi de sa chaire. La relative impunité dont jouit cet hérétique ne peut qu'enhardir d'autres hérétiques. Dans la jeunesse, également, les

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choses commencent à bouger; le 31 juillet 1954, paraît un supplément culturel du quotidien des jeunesses communistes - Sztandar Mlodych (l'étendard des jeunes) - qui, sous le nom de Przedpole, réunira les signatures de jeunes écrivains et journalistes imprégnés d'idéal socialiste. Les poèmes, articles et reportages critiques qu'une censure quelque peu relâchée tolère, feront de ce périodique un précurseur de l'irrévérencieux Po prostu.

Après des débuts timorés, le mouvement de contestation, encouragé par l'affaiblissement de la Bezpieka à l'automne 1954 et l'allégement sensible de la terreur, prend de l'ampleur dans tous les secteurs de la vie intellectuelle : littérature, presse, beaux-arts, Université, etc.

L'ossification de la culture sous le stalinisme est de plus en plus souvent dénoncée, y compris dans les colonnes de la presse officielle. Aux avant-postes, les écrivains, aspirant sans doute à retrouver ce rôle de conscience de la nation polonaise qui fut le leur au XIXème siècle, réclament, prudemment au début, avec passion par la suite, l'abolition du carcan du "réalisme socialiste" et la liberté de création. Une première fissure s'ouvre en 1954, lorsque le "Conseil de l'art et de la culture", une des principales structures bureaucratiques de la culture, est réorganisée et son secrétaire général, l'écrivain stalinien Jerzy Putrament, écarté (183). La publication en URSS du "Dégel", cette nouvelle d'Ilya Ehrenburg où l'auteur décrit la sombre réalité du pays au sortir du stalinisme et qui donnera son nom à la période, encourage les écrivains polonais à faire de même, à dénoncer l'hypocrisie et l'inhumanité du régime. Ils le font souvent avec d'autant plus de violence qu'ils en étaient auparavant d'ardents thuriféraires. C'est ainsi que Slonimski - ce même Slonimski qui accusait Milosz de "servir les hitlériens" - dénie au Parti le droit de procéder à la déstalinisation de la littérature, tâche qui revient aux écrivains eux-mêmes (184).

Un autre symbole de cette conversion des écrivains engagés, le poète Adam Wazyk, champion du "réalisme socialiste" et pourfendeur de la "décadence occidentale", provoque le scandale en signant, le 19 août 1955, dans Nowa Kultura, un "poème pour les adultes", compte amer des désillusions de la génération sacrifiée au stalinisme. Mais c'est encore, en dernière instance, au Parti que Wazyk demande de rendre l'espoir.

"Ils nous criaient :

Un communiste ne meurt jamais

Il n'est jamais arrivé qu'un homme ne meure pas

Seule la mémoire reste

Ils nous criaient :

Sous le socialisme, un doigt coupé ne fait pas mal

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Ils ont coupé leur doigt

Ils ont senti le mal

Ils ont perdu leur foi (...)

Nous demandons (...)

Une vérité claire

Le pain de la liberté

La raison ardente

Nous le demandons chaque jour

Nous le demandons au Parti." (185)

La réaction officielle ne se fait guère attendre : le poème, "anti-Parti et néfaste, défigure la réalité, offense la classe ouvrière et le peuple polonais" (186). Le comité de rédaction et le rédacteur en chef, Pawel Hoffmann, de Nowa Kultura sont suspendus sur l'intervention expresse de Berman et Wazyk est interdit de plume pendant des mois. Mais l'effet reste et le "poème pour les adultes" suscite un vaste débat dans le pays. Pour les uns, les "vrais croyants", c'est un séisme, pour les autres, la majorité, une délivrance. Selon Wirpsza (187), ce texte aurait été commandé par Zambrowski et ses alliés du groupe de la rue "Pulawska". Dans cette hypothèse - dont la véracité reste cependant à établir - le poème aurait été un élément important dans la lutte pour le pouvoir au sein du Parti.

La littérature étrangère non soviétique devient accessible : après les classiques français ou russes (sauf Dostoïevski) paraissent, en 1955, les premières traductions de Kafka, Hemingway, Sartre.

La presse également subit une métamorphose. Le porte-drapeau du changement est un obscur et fade hebdomadaire de l'organisation officielle des étudiants, Po prostu (tout simplement) qui, à l'issue d'un changement de rédaction, devient, le 4 septembre 1955, "l'hebdomadaire des étudiants et de la jeune intelligentsia". Il se définit comme un "groupe d'insatisfaits", qui se veut le "porte-parole des jeunes pour toutes les questions de politique, de morale et de culture" (188) et se situe dans la tradition d'une gauche laïque qui se défie autant du dogmatisme stalinien que de l'Eglise catholique, réputée incarner la droite (189). Les articles, qui traitent de problèmes de fond de la Pologne en s'affranchissant peu à peu à des interdits antérieurs, sont attendus chaque semaine avec intérêt par un public qui déborde largement le groupe des jeunes. Le rédacteur en chef, Eligiusz Lasota, devient une célébrité nationale et des plumes de talent se révèlent - Ryszard Turski, Roman Zimand, Jerzy Urban. Le tirage de Po prostu passe de 20 000 à près de 200 000 exemplaires en l'espace d'un an et entretient son succès en parrainant la création de clubs et de cercles de débat. Héritiers d'une vieille tradition polonaise, des clubs et cercles analogues avaient survécu quelques

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années dans l'immédiat après-guerre, mais avait succombé à la glaciation stalinienne. La Bezpieka avait coupé court aux premières tentatives de les ressusciter en 1954, mais avait fini par renoncer sous la pression de la demande. C'est ainsi qu'est fondé, au printemps 1955, dans un appartement privé d'une rue qui a donné son nom au club, le Krzywe Kolo (la roue voilée). L'adresse draine rapidement le tout-Varsovie intellectuel; victime de son succès, le club finit par être hébergé dans une maison de la culture municipale. L'élan est donné et sous l'égide de Po prostu, qui s'en fait le porte-parole, les clubs essaiment à travers tout le pays : on en compte quelque 130 au printemps 1956, dont certains jouissent d'une notoriété et d'un rayonnement remarquables. Issus de la même mouvance surgissent, dans les Universités, des théâtres et cabarets qui, échappant à la censure, donnent à la satire une verve et une férocité inconnues. Un théâtre de Varsovie monte "les Aïeux", une pièce du poète polonais Adam Mickiewicz, qui met en scène la répression du nationalisme polonais par les Russes au début du XIXème siècle.

Aiguillonnée par le style et le ton de Po prostu, la presse plus officielle, délivrée de la peur qui était le lot des années staliniennes, lui emboîte le pas, évoquant, en des termes certes plus mesurés, les mêmes sujets tabous : nuisances de l'industrialisation, privilèges de la classe dirigeante, criminalité et même les relations avec l'URSS. C'est cette même presse qui, dès l'été 1955, prend les devants en procédant à la réhabilitation du Parti communiste polonais d'avant-guerre, le K.P.P, et des communistes polonais victimes des purges staliniennes. "Les journalistes découvraient la Pologne", écrit Marek Tarniewski, un historien dissident, "les reportages ne cessaient de s'améliorer, de nouveaux thèmes faisaient leur apparition" (190). Il est vrai que les principaux magazines littéraires officiels - Nowa Kultura, Przeglad Kulturalny (la revue culturelle), Zycie Literackie (la vie littéraire) - sont contrôlés par des communistes d'opposition pour qui une "cure de vérité" est la meilleure garantie d'une régénération du socialisme. Fait impensable sous le stalinisme, l'écrivain catholique Stefan Kisielewski entreprend des démarches pour obtenir l'autorisation de créer une revue culturelle indépendante. Aidée par une censure elle-même de plus en plus en proie au désarroi, la presse polonaise devient, de mois en mois, fraîche, vivante et brillante, au point de faire baisser l'audience de Radio-Europe Libre (191).

Un témoin étonné de cette métamorphose est le cardinal Wyszynski, dont la rigueur de l'isolement, en Silésie, a été en août 1955 quelque peu assouplie, et qui peut désormais recevoir des journaux. "Tout constitue une révélation", relève-t-il dans ses "Notes de prison", "une nouvelle façon d'écrire, extraordinairement critique, envers tout ce qui était jusque-là tabou. On peut donc aujourd'hui parler, sans se gêner, des problèmes de la Milice, des fermes d'Etat ou de l'organisation de jeunesse officielle en

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pleine déconfiture ? Mais il y a deux ans, il était même dangereux de penser ainsi ! (...) On fait aujourd'hui ce pourquoi je suis en prison depuis deux ans" (192). La jeunesse et les intellectuels sont au centre du mouvement ; c'est à l'intersection de ces deux catégories que se situe le foyer du débat en cours. La jeunesse est sans doute la plus enthousiaste. Lasse des pesanteurs d'une "morale socialiste" dont elle n'entrevoit ni la légitimité, ni la finalité, elle se détourne d'un régime qui ignore ses aspirations spirituelles et matérielles. "Un monde nouveau et merveilleux devait surgir, et c'était un désert. Partout arrivait ce moment, où l'aversion, le rejet, l'indifférence, la vodka - tout, se transformait en révolte", se souvient Jacek Kuron (193). L'organisation de jeunesse du Parti, le ZMP, qui regroupe quelque 2 millions de jeunes, traverse une grave crise ; craquant de toutes parts, elle est marginalisée, ignorée. Certains proposent sa dissolution. La jeunesse trouve d'autres moyens pour s'exprimer : les interrogations cruelles de jeunes que publie Po prostu en disent plus long que tous les discours. Du 31 juillet au 14 août 1955 se tient, à Varsovie fort opportunément, le festival mondial de la jeunesse. C'est là, pour les jeunes Polonais, la première occasion, après 10 années de confinement, de se confronter avec d'autres cultures, la culture occidentale au premier chef. Il en restera un formidable engouement pour des symboles de cette culture, du jazz au cinéma, en passant par le vêtement et la danse. A l'occasion du festival est organisée, dans la capitale, une exposition de jeunes peintres exclus des circuits officiels et qui s'écartent résolument des principes du "réalisme socialiste", voire se définissent contre lui. Bien que les oeuvres exposées ne puissent, par leur hétérogénéité, définir une nouvelle école de peinture, cette exposition demeurera, sous le nom de la salle qui l'abrita - l'"Arsenal" - un point de référence de la peinture polonaise.

L'Eglise, privée de son chef, reste à l'écart de l'effervescence, mais les cercles d'intellectuels catholiques font écho à nombre de ses préoccupations. La secousse qui ébranle les structures du pouvoir frappe de plein fouet, en revanche, son auxiliaire dans la lutte contre l'Eglise, l'association "Pax". Le 8 juin 1955, la Congrégation du Saint Office prend un décret de mise à l'index d'un livre de Piasecki et de l'hebdomadaire de Pax, Dzis i jutro, plongeant l'organisation dans une grave crise. La publication de l'hebdomadaire est arrêtée et nombre de jeunes intellectuels, membres ou collaborateurs de l'organisation, qui, par nécessité ou par naïveté, s'accommodaient de sa duplicité, prennent leurs distances, ou, comme Tadeusz Mazowiecki, la dénoncent sans détours. "Pax" est également attaquée dans la presse - notamment Po prostu, mais aussi les publications plus officielles, comme Nowa Kultura avec Kisielewski et Przeglad Kulturalny avec Stomma - pour ses sympathies pro-staliniennes (194). Une première sécession se produit en septembre 1955, sous le nom de Fronda (la fronde) qui fonde le mensuel de réflexion Wiez (le lien). "Pax" est affecté par un autre départ

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collectif, Secesja (la sécession), en 1956, d'intellectuels catholiques qui créeront l'"Association Socio-Chrétienne" (195).

A l'Université, enfin, la fermentation, mesurée au début, devient générale. Le débat ouvert par le professeur Chalasinski sur le primat du marxisme en philosophie, en histoire et dans les sciences humaines, se poursuit avec des esprits brillants comme Adam Schaff, 42 ans, professeur de marxisme-léninisme à l'Université de Varsovie, ou Leszek Kolakowski, un philosophe marxiste adversaire de tous les dogmatismes. Le débat philosophique connaît alors, en Pologne, une vitalité et une profondeur qu'il ne retrouvera plus. Dans d'autres disciplines, politiquement moins exposées - notamment les sciences exactes - où la pénétration idéologique du marxisme-léninisme est restée superficielle, les milieux universitaires participent à la discussion générale et osent à prendre leurs distances avec un pouvoir qui s'est discrédité en prétendant leur imposer, en génétique (Lyssenko), en linguistique, en architecture ou en littérature, des théories qui se sont effondrées d'elles-mêmes. Mais par l'universalité de ses implications, le débat porte au premier chef sur l'avenir du socialisme et, plus précisément, l'avenir du socialisme en Pologne. La quasi-totalité des intellectuels se définissent contre le pouvoir stalinien incarné par Bierut et la direction du Parti. Mais dans cette opposition, ils sont profondément divisés. Pour nombre d'entre eux, le socialisme n'a pas perdu sa valeur intrinsèque : la faillite du stalinisme ne signifie nullement, en effet, celle du socialisme. Le renouveau socialiste passe par une réflexion approfondie sur les causes de la dépravation stalinienne, par une mise à nu de tous les mécanismes, par un retour aux sources marxistes, etc. D'autres intellectuels, qui doutent de la disparition prochaine du communisme en Pologne, cherchent à s'en accommoder en l'humanisant. Dans ce foisonnement d'idées s'amorcent des réflexions sur l'économie qui pourrait conserver un caractère socialiste tout en gagnant en efficacité par la décentralisation ou l'introduction d'éléments de marché, sur la démocratie et l'autogestion ouvrière. La sociologie, bannie sous le stalinisme, est remise à l'honneur. L'idée d'une "voie polonaise vers le socialisme", elle aussi proscrite, fait son apparition et l'on se souvient maintenant qu'elle avait été professée en son temps par Gomulka.

La direction du Parti tente en vain, de son côté, de contenir une évolution qui, de plus en plus, échappe à son contrôle. Une lettre d'avril 1955 du Comité Central à l'appareil local met en garde les premiers secrétaires contre les "déviations" dans l'art. Fin 1955, une conférence de l'"actif" central du Parti sur la situation idéologique dans l'art et la littérature admet du bout des lèvres la "nécessité de combattre les tendances anti-socialistes". Les pressions directes sur les artistes ou les rédactions de journaux, les admonestations solennelles de Bierut lui-même, sont des mesures d'autant plus dérisoires que le pouvoir, discrédité et privé de l'arme de la terreur, a perdu son autorité. Après le XXème Congrès du PCUS, le Parti, divisé et affaibli, non seulement

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ne parvient pas à endiguer ni même à canaliser la vague de contestation, mais est submergé par elle. En témoigne le débat passionné qui se déroule les 24 et 25 mars 1956 au Conseil de la Culture et des Arts, organe consultatif du ministère de la culture. De nombreux écrivains et intellectuels y prennent la parole pour décrier, sans qu'aucune voix officielle vienne les contredire, la situation de la culture et de l'art polonais. "Il s'est transformé en un grand art du panégyrique (...) en une grande décoration permanente", dénonce l'écrivain Jan Kott (196). Pour Zolkiewski, un socialiste devenu marxiste, c'est le Parti qui, à l'origine du changement, doit le diriger. Artur Sandauer lui réplique en niant que "le droit de réparer la machine revienne à celui qui l'a cassée" (197). Slonismski réfute l'idée que le culte de la personnalité puisse porter une quelconque responsabilité : "ce n'est pas tant le culte de l'individu que l'individu lui-même. Non pas tant, même, l'individu que le système qui permet des agissements aussi néfastes de l'individu" (198). Manifestement, les intellectuels polonais entendent se réserver le droit de définir ce que doivent être la culture et l'art en Pologne et même quelles voies doit emprunter la réforme.

Lorsque, le 21 avril 1956, Sokorski, le ministre de la culture est "libéré de ses fonctions" par le Conseil d'Etat, c'est le symbole d'une certaine époque qui disparaît.

C - LE DEGEL DE LA POLITIQUE ETRANGERE.

La mort de Staline, en mars 1953, est avant tout un événement de politique intérieure en Pologne. Mais derrière l'affliction affichée, les observateurs occidentaux à Varsovie décèlent un imperceptible soulagement dans la population. "Les participants", écrit l'ambassadeur de France en Pologne, Etienne Dennery, en rapportant le défilé funèbre officiel, "même ceux qui portaient sur un panneau une grande photographie du défunt, marchaient avec un air indifférent (...). Très peu de spectateurs les regardaient passer (...). Aux points de dislocation du cortège, les participants se séparaient même avec des rires et de grandes manifestations de joie (...), des centaines de portraits furent jetés négligemment, après le défilé, dans la neige et la boue des berges de la Vistule" (199). Comme pour en finir avec cette époque.

Mais le changement ne touche qu'avec lenteur la politique étrangère du pays, au rythme, d'ailleurs, du cours des événements au Kremlin et sur la scène internationale. La diplomatie polonaise ne s'émancipe guère de la tutelle soviétique et c'est sans réserves qu'elle continue de défendre les thèses de Moscou, sur la sécurité collective notamment, ou qu'elle prend rang aux côtés des autres démocraties populaires pour signer, le 14 mai 1955, un " traité d'amitié, de coopération et d'entraide" auquel la Pologne attache le nom de sa capitale. Le Pacte de Varsovie est présenté comme une alliance défensive constituée en riposte au réarmement de l'Allemagne et à son

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admission à l'O.T.A.N. Les relations avec l'Ouest ne subiront guère d'inflexion pendant ces années de "dégel" et c'est davantage dans les relations internes au camp socialiste ou avec des pays tiers que s'esquissent les premiers mouvements.

Les rapports avec l'URSS sont plus détendus : peu après la mort de Staline, l'armistice de Pan Mun Jon met fin, en juillet 1953, à la guerre de Corée et au fardeau qu'elle faisait peser sur les épaules polonaises. Khrouchtchev tranche sur la pratique antérieure en multipliant les déplacements à Varsovie, et en juillet 1955, en même temps qu'est livré le "Palais de la science et de la culture", arrivent en Pologne les premiers contingents de Polonais libérés des camps staliniens où ils croupissaient depuis la guerre.

Dans les relations avec les pays socialistes ou du tiers-monde, le carcan stalinien se lézarde aussi : en juillet 1954, Chou-En-Laï effectue sa première visite officielle en Pologne, que Bierut rend quelques mois plus tard en allant à Pékin assister, en compagnie de Khrouchtchev, aux cérémonies du cinquième anniversaire de la révolution chinoise. Et en juin 1955, c'est Nehru qui est reçu à Varsovie en grande pompe.

Mais c'est vis-à-vis de la Yougoslavie que l'évolution de la politique polonaise - fidèle reflet, au demeurant, de celle du Kremlin - est la plus spectaculaire. Dès novembre 1953, la propagande anti-titiste dans la presse polonaise faiblit. Un an plus tard, en octobre 1954, les bibliothèques et librairies du pays reçoivent instruction de retirer de leurs rayons tous les ouvrages, quelque 2 000 titres, qui attaquent directement ou indirectement le régime yougoslave (200) tandis que cesse le brouillage des émissions en polonais de la radio de Belgrade. Enfin avec le spectaculaire voyage de Khrouchtchev dans la capitale yougoslave, le 27 mai 1955, le pas est franchi, et il ne reste plus à la presse polonaise qu'à s'évertuer à expliquer comment les "renégats fascistes" d'hier sont redevenus des marxistes-léninistes fréquentables.

D - LES PREMIERES MESURES DE LA DESTALINISATION.

Nommé Premier Secrétaire dans un contexte d'incertitude, Ochab se veut avant tout le garant de l'unité du Parti : "il faut chercher", dit-il, "l'unité sur les questions de fond" (201). Bien qu'il soit choqué par les révélations sur les crimes de Staline, il cherche, en bon stalinien, à maintenir le régime tout en l'amendant sans avoir, au départ, une idée précise de ce qui peut être préservé et de ce qui doit être abandonné. Mais dans le pays comme dans le Parti, la situation évolue vite et la pression du changement se renforce sur Ochab.

Déjà dans les semaines précédant son accession à la tête du Parti, avaient eu lieu, dans certaines cellules, de houleuses réunions où la base avait réclamé un changement

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radical de politique (202). Et dès mars, Jerzy Morawski, jeune secrétaire du Comité Central, avait, dans le mensuel théorique de celui-ci, Nowe Drogi, tiré les "leçons du XXème Congrès du PCUS" : s'interrogeant sans originalité sur les causes du stalinisme, il reconnaissait une certaine justesse - sans les approuver totalement - aux thèses de Gomulka sur la "voie polonaise vers le socialisme". Mais surtout, pour la première fois, le nom de Gomulka était cité sans l'épithète de "traître" (203). Enfin, le PZPR est le "Parti frère" où le rapport secret de Khrouchtchev est le plus largement diffusé. L'artisan de cette diffusion est le Premier Secrétaire du comité de Varsovie du Parti, Stefan Staszewski, un des chefs de file des "réformateurs", un stalinien repenti qui a passé les années de guerre dans un camp de l'Extrême-Orient soviétique. Avec l'accord d'Ochab, il le fait traduire et imprimer à quelques dizaines d'exemplaires distribués dans l'appareil local. Il y alimente des discussions qu'on imagine vives sur l'essence du communisme, semant le désarroi, provoquant des démissions et même des suicides. Le même Staszewski en fera par la suite imprimer 15 000 exemplaires et en remettra lui-même copie aux correspondants occidentaux, Philippe Ben - "Le Monde" - , Sidney Gruson - Herald Tribune - et Flora Lewis - New York Times (204). C'est à partir d'une copie polonaise - elles se vendent sous le manteau dans les "bazars" de Varsovie pour 500 zlotys, près d'un mois de salaire - que le Département d'Etat américain révélera au monde entier la teneur du rapport de Khrouchtchev. Celui-ci en tiendra toujours rigueur à Ochab (205).

L'intelligentsia et les journalistes, enhardis par la tonalité du XXème Congrès, s'en prennent chaque semaine à de nouveaux tabous. Po prostu, dont les rédacteurs se baptisent les "Enragés" par référence à la Révolution française, demande ainsi, le 11 mars, la réhabilitation des anciens combattants de l'AK, jusque-là honnie. L'hebdomadaire ouvre, les semaines suivantes, ses colonnes à un débat sur ce sujet sensible et le plus officiel Nowa Kultura lui emboîte le pas en avril. C'est également au lendemain de l'arrivée au pouvoir d'Ochab que se tient la réunion iconoclaste du Conseil de la Culture et des Arts, évoquée plus haut.

Enfin, la déstalinisation dans les autres pays de l'Est n'est pas sans conséquence pour la Pologne : c'est en mars, en effet, que sont réhabilités, en Bulgarie, Kostov, et en Hongrie, Rajk. Or c'est le procès de Rajk qui avait été, on s'en souvient, à l'origine de la mise en accusation de Gomulka.

Le 6 avril, Ochab en personne apprend à l'"actif" varsovien du PZPR réuni en conférence que le Comité Central a estimé "injustifiée" l'arrestation en 1951 de Gomulka. Mais il fait la part du préjudice personnel causé à l'ancien Premier Secrétaire par les accusations infondées de l'époque et des thèses politiques de celui-ci. Ces dernières restent, fait-il valoir, des "déviations opportunistes et nationalistes" et le Parti continuera de lutter contre elles (206). Alors que la parole s'est partout libérée, la

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sévérité de la critique de Gomulka suggère qu'il n'est nullement question, encore, de son retour au Parti et encore moins à sa tête. Au cours de la même conférence, Ochab annonce également la réhabilitation et la réintégration dans le Parti, début mars, des généraux Komar, Dobrowolski et Kuropieska, ainsi que la libération de l'ex-vice ministre de la défense, le général Spychalski, et de Zenon Kliszko, pour défaut de "preuves d'une activité d'espionnage" (207). Plusieurs des condamnés du procès dit "des généraux", les généraux Kirchmayer, Tatar et Mossor, se voient accorder une remise de peine - le 28 avril, leur procès sera annulé pour "défaut de preuves" - tandis qu'une vingtaine d'officiers condamnés dans les procès connexes sont également libérés et réhabilités : les méthodes d'enquête étaient "illégales" (208).

La disparition de Bierut ouvre la voie à la deuxième vague de l'épuration : elle touchera les personnalités les plus discréditées au sein des appareils du Parti et de l'Etat, par leur rôle dans ce stalinisme polonais que, précisément, on cherche à évacuer. Un premier remaniement ministériel, le 21 avril, destitue l'ancien ministre de la Sécurité Publique, Radkiewicz, de ses fonctions de ministre des fermes d'Etat où lui succède un autre ex-agent de la police politique, Mieczyslaw Moczar. Les ministres de la Justice, Swiatkowski, et de la Culture, Sokorski, sont également relevés de leurs fonctions. Quelques jours plus tard, le ministre des Affaires Etrangères est remplacé par Adam Rapacki, un ancien socialiste connu pour ses sympathies nationalistes et libérales, jusque-là ministre de l'Enseignement supérieur. L'ancien rédacteur en chef de l'hebdomadaire littéraire Kuznica d'avant 1949, Stefan Zolkiewski, également connu pour sa sensibilité "libérale", lui succède.

La justice est, elle aussi, le théâtre d'une vaste purge. Le 21 avril, le procureur général Kalinowski et le procureur militaire Zarako-Zarakowski, deux des principaux artisans de la répression stalinienne et des procès truqués, sont révoqués pour "carences graves". L'ex-vice-ministre de la Sécurité Publique (UB), Romkowski, et l'ex-chef du Xème Département de celle-ci sont arrêtés et font l'objet d'une instruction judiciaire. Enfin, Rozanski, le plus cruel et le plus sinistre des bourreaux de l'UB est condamné pour "abus de pouvoir" à 5 ans de prison - le Parquet fera d'ailleurs, en juin 1956, appel a minima de ce jugement.

Aux exécutants succèdent les commanditaires. Le 4 mai, Berman, qui fut au Parti l'autorité de tutelle de la police politique pendant toute la durée du stalinisme, démissionne de ses fonctions de membre du Bureau Politique et de vice-premier ministre pour "faciliter" dit-il, "la tâche de la nouvelle direction" (209). Quatre jours plus tard, cependant, un communiqué du Bureau Politique lie son départ aux "erreurs et déviations" commises dans les domaines dont il avait la supervision (210). La mort de Bierut laisse cet homme à l'intelligence froide, véritable "mauvais génie" - selon l'expression de la journaliste américaine Flora Lewis (211) - du régime polonais, sans

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appui politique. Haï au sein du Parti - où il avait été attaqué très durement en public lors du plenum de mars 1956 - il ne trouve aucune protection auprès de Khrouchtchev, qui le déteste. Il finira par être exclu du Parti en 1957, mais aucune poursuite judiciaire ne sera entamée contre lui.

Cédant aux pressions de la base et d'une partie de la direction du Parti, Ochab consent également à une revitalisation de la Diète et charge le Premier Ministre, Cyrankiewicz, d'en présenter le projet aux députés, réunis en session de printemps du

23 au 28 avril. Le Sejm est invité à faire preuve d'initiative et d'esprit critique. Déplorant que l'assemblée ait été si longtemps tenue dans l'ignorance de l'état des affaires publiques, Cyrankiewicz assure que le gouvernement veillera à son information et lui promet la restauration de ses fonctions de délibération, de législation et de contrôle. Même si le modèle ainsi esquissé reste très éloigné du parlementarisme occidental, une atmosphère de liberté s'installe. Après des débats sans inhibition sur un projet de loi relatif à l'avortement, 5 députés catholiques, rompant avec la tradition bien établie des votes à l'unanimité, se prononcent contre. Des députés prennent la parole pour demander pêle-mêle l'autorisation de créer des organisations de jeunesse catholiques, l'arrêt des discriminations à l'encontre des anciens membres de l'AK ou l'extension de la liberté de presse (212). Le Sejm approuve également un projet de loi d'amnistie déposé par le gouvernement, qui touche au premier chef les prisonniers politiques. Ceux-ci se voient accorder une remise totale de peine pour les condamnations à moins de 5 ans de prison, de moitié pour les peines de 5 à 10 ans et d'un tiers pour les peines de plus de 10 ans. Sur 70 000 prisonniers détenus au 1er mai, 40 000 sortiront pendant les 3 premières semaines de mai. Les derniers prisonniers politiques quitteront leur geôle en juillet (213). De nombreux prêtres figurent dans les rangs, mais, malgré les pressions croissantes, le pouvoir refusera toujours obstinément de rendre la liberté au cardinal Wyszynski, toujours relégué au monastère de Komancza.

Cette dynamique de libéralisation indique que le rapport des forces à la direction du Parti est favorable au groupe des "réformateurs". Le groupe conservateur est quasiment neutralisé par le pouvoir répulsif qu'acquiert, au fur et à mesure des révélations de la presse, le stalinisme. Quant aux "réformateurs", ils ont l'habileté de ne pas attaquer de front un système encore largement stalinien, mais de s'en prendre à ses aspects les plus critiquables. Entre ces deux lignes, Ochab joue un jeu de balance, s'abstenant, pour l'heure, de prendre position clairement. Mais la fracture au sommet du Parti continue de s'aggraver et en mai, "il devenait clair", pour Stefan Staszewski, "qu'Ochab ne pourrait pas entreprendre de grandes réformes et ne pourrait tenir front longtemps" (214). Le chef du Parti dans la capitale caresse un moment, avec d'autres partisans du changement comme Rapacki et Zambrowski, le projet de proposer Cyrankiewicz aux fonctions de Premier Secrétaire. Celui-ci, écarté de la réalité du pouvoir sous Bierut, était relativement peu compromis. Son habileté manoeuvrière, estime Staszewski, devrait lui permettre de négocier plus facilement qu'Ochab l'important virage idéologique et politique qui attend le Parti.

Mais une alternative commence à se dessiner, ébauchée dès mars, lorsque plusieurs "réformateurs" vont, aussitôt après les obsèques de Bierut, rendre visite à Gomulka. D'autres visites analogues ont eu lieu à partir du mois de mai (215), à un moment où les idées de l'ancien chef du Parti connaissent un regain de faveur : la discussion porte désormais, avec plus d'audace chaque jour, sur la question sensible des relations avec l'URSS.

Ochab, pris entre l'enclume des conservateurs et le marteau des "réformateurs", doit également se justifier devant les Soviétiques qui voient certes en lui le garant de la continuité dans les relations soviéto-polonaises, mais constatent une dérive "nationaliste" beaucoup plus marquée en Pologne que dans les autres pays satellites. Et lorsqu'il arrive à Moscou, en juin 1956, pour une réunion au sommet du CAEM, Ochab est accueilli par un article malveillant de la Pravda qui insinue que les Polonais refusent de livrer aux "pays frères" un charbon qu'ils possèdent en abondance. Le même thème est repris dans une attaque concertée de ses collègues hongrois, Gerö, tchécoslovaque, Novotny, et est-allemand, Ulbricht, qui accusent ouvertement la direction du PZPR de manquer de "sens de la solidarité internationaliste" (216).

E - LES EVENEMENTS DE POZNAN.

Le mercredi 27 juin, tard le soir, Ochab reçoit un appel téléphonique alarmiste de Stasiak, Premier Secrétaire du Parti pour la voïvodie de Poznan. L'homme, de tempérament habituellement réservé, rapporte d'une voix inquiète qu'il revient d'une réunion de cheminots à l'atelier de réparation du matériel ferroviaire de Poznan. L'atmosphère y est très tendue, dit-il, les ouvriers se préparent à la grève générale et des groupes organisés se mobilisent contre le "pouvoir populaire". Ochab appelle aussitôt Pczolkowski, chef de la Bezpieka de Poznan et lui donne instruction de se renseigner sur ces "groupes organisés" (217). Gierek, le secrétaire du Comité Central nommé quelques mois plus tôt, ancien ouvrier, est aussitôt dépêché sur place où il arrive le 28 juin, aux premières heures du matin.

A Poznan, comme ailleurs en Pologne, la situation n'est guère brillante. Selon les statistiques officielles, le salaire mensuel moyen est de 1 000 zlotys, mais ces chiffres sont surestimés, et nombre de Polonais doivent se contenter de 500 zlotys par mois, dont sont déduits les impôts, les cotisations obligatoires au syndicat ou à la Association pour l'Amitié Soviéto-Polonaise. Or une paire de chaussures coûte 400 zlotys, une chemise 270 (218) et même si les produits de première nécessité sont subventionnés, le niveau de vie est médiocre, l'un des plus bas en Europe. Le plan quinquennal a sacrifié la consommation à l'investissement ou aux livraisons à la Corée du nord pendant la guerre. Une gigantesque industrie lourde à la rentabilité douteuse est sortie de terre. Plus de dix ans après la fin de la guerre, les Polonais sont las d'une vie quotidienne sans perspectives, des files d'attente devant les magasins, des conditions de logement exécrables, des transports en commun exténuants, de l'arrogance des bureaucrates assurés de l'impunité dans les entreprises, las, en un mot, de toujours "travailler pour la prochaine génération" (219). Même si, statistiquement, la situation économique s'améliore au premier semestre 1956, l'idée reste largement répandue qu'on vit plus mal maintenant qu'avant 1950. Cette situation est d'autant plus mal ressentie que tout le monde connaît maintenant l'existence largement révélée par la presse, des "magasins aux rideaux jaunes", réservés à la nomenklatura du pouvoir.

Contenue auparavant par la terreur policière, l'insatisfaction s'exprime désormais plus librement. Et dans les grands centres industriels du pays, la situation est si tendue et conflictuelle, en ce printemps 1956, que le pouvoir craint à tout moment la rupture. Tel est le cas dans le bassin houiller de Haute Silésie, où les mineurs sont poussés à la limite de leurs possibilités, ou à Lodz, où les ouvrières du textile sont excédées par la difficulté de la vie quotidienne. Nous nous attendions à des grèves sérieuses", reconnaîtra plus tard Ochab "et nous tentions de décharger la tension par des moyens politiques et économiques" (220) : limitation de l'investissement, hausses de salaires dans certaines branches.

A Poznan, à l'usine ZISPO16, un contentieux oppose depuis la fin de l'année 1955 les ouvriers avec la direction. Plus connue sous le nom de Cegielski - celui de l'ancien propriétaire, qu'elle retrouvera après les événements - l'usine fabrique du matériel ferroviaire et est, avec 15 000 salariés, une des plus grandes entreprises industrielles du pays. Tout d'abord, la reconversion de l'usine à la fin de la guerre de Corée à des fins de production civile a amputé les salaires ouvriers d'environ un quart. Ensuite, les normes de production sont régulièrement augmentées, rendant les primes de rendement pratiquement inaccessibles. Enfin, plus grave, depuis quelques mois, une charge fiscale grève indûment le paiement de leurs heures supplémentaires. Ni l'organisation du Parti dans l'usine, ni le syndicat ne soutiennent évidemment les ouvriers dans leurs revendications. Le climat social est détestable : A la mi-juin, déjà, des débrayages ont affecté quelques ateliers. Les 2 000 ouvriers de l'atelier W-3, qui produit des wagons de marchandises, sont à la pointe du mouvement. Le 26 juin, une délégation de l'usine arrive à Varsovie pour présenter au Ministère de la Construction Mécanique et au syndicat de la métallurgie leurs doléances. Le ministre, Tokarski, auquel les délégués


16 ZISPO : Zaklady imienia Stalina w Poznaniu (Etablissements Staline à Poznan)


font valoir les risques de grève générale, brandit la menace de l'intervention armée. Le 27 juin, la direction de l'usine, qui a provoqué des réunions dans les ateliers, promet la mise en place d'un nouveau système de calcul du salaire, sans parvenir à désamorcer la tension.

Le jeudi 28, à l'aube, les ouvriers de l'atelier W-3 refusent de prendre le travail, aussitôt imités par ceux des autres unités. Les grévistes forment un cortège qui s'ébranle vers le centre de la ville. A Poznan, la nouvelle se répand comme une traînée de poudre. D'autres usines, alertées par les piquets de grève de ZISPO, suivent le mouvement - qui se transforme en grève générale - et descendent dans la rue. Par un phénomène de boule de neige, le cortège grossit rapidement entonnant des cantiques et de vieux chants patriotiques interdits (221).

A Varsovie, aux premières heures de la matinée, Ochab convoque d'urgence le Bureau Politique qui, à l'issue d'une brève réunion, décide d'envoyer à Poznan un délégué muni des pleins pouvoirs. C'est le Premier Ministre Cyrankiewicz, plus familiarisé que d'autres avec la gestion des conflits (222), qui est désigné pour cette mission. Il emmènera avec lui Klosiewicz, le président des syndicats, et le général Poplawski, un officier de l'Armée Rouge "prêté", comme Rokossowski, à l'armée polonaise. Ochab a avec celui-ci un entretien en tête-à-tête : le maréchal lui demande carte blanche pour faire réduire la manifestation par l'armée. Ochab accepte - "il fallait agir vite", se justifie-t-il 25 ans plus tard (223) - et le Bureau Politique entérine la décision.

Sur place, le mouvement a pris de l'ampleur. De 50 à 100 000 personnes, selon les estimations, sont rassemblées sur la "Place de la Liberté" : des ouvriers, bien sûr, mais aussi des fonctionnaires, des étudiants, des lycéens et même, d'après les témoins, des soldats en uniforme (224). Calme au départ, la manifestation est peu à peu gagnée par la tension. Des manifestants commencent à arracher les banderoles de propagande qui ornent traditionnellement les édifices publics. Des mots d'ordre surgissent sur des pancartes de fortune : "du pain, de la liberté", "dehors les Russes", "libérez Wyszynski"... Une rumeur - fausse - électrise la foule : les délégués de l'usine ZISPO auraient été arrêtés à Varsovie. Désarmant au passage les miliciens dans les commissariats, la foule se dirige vers la prison où elle pense trouver les délégués emprisonnés. Les gardiens se rendent avec leur armement sans résistance. Les prisonniers - quelque 200 condamnés de droit commun seulement - sont libérés, les archives brûlées. Les manifestants s'en prennent au bâtiment du comité de voïvodie du Parti, dont les occupants ont pris le large, mettent à sac le siège du tribunal et du Parquet, ainsi que la station de brouillage radio qui se trouve au centre de la ville. Le coûteux appareillage est défenestré et saccagé par les manifestants. "Cette cochonnerie vaut 4 millions de zlotys", s'écrie un ouvrier, "et ma bonne femme n'a rien à mettre dans la marmite" (225). Sous les yeux des visiteurs étrangers venus à la Foire Internationale de Poznan, la manifestation prend de plus en plus une tournure insurrectionnelle.

Débordée par l'ampleur du mouvement, la Milice est incapable de réagir. Vers la fin de la matinée, la foule s'approche du siège de la police politique. Depuis Varsovie, Ochab a donné l'ordre d'ouvrir le feu (226) et les premiers coups de feu éclatent à ce moment-là, tirés par on ne sait pas qui. Des manifestants tombent. Des barricades surgissent, des magasins sont pillés. Un gavroche de 13 ans, Romek Strzalkowski, qui marchait en tête de la manifestation en portant un drapeau aux couleurs nationales sera retrouvé plus tard dans les locaux de l'UB, tué d'une balle dans la tête. Il deviendra le héros et le martyr de la ville, dont une rue porte aujourd'hui son nom. Les autorités réussissent à mobiliser, en milieu de journée, les unités locales de la Milice et de Corps de Sécurité de l'Intérieur (KBW) équipées de quelques chars (T-34) qui interviennent contre la foule. Mais ils ne sont nullement préparés à une telle situation, leurs rangs sont éclaircis par les départs en permission et ils ne parviennent pas à dégager le bâtiment de la police politique.

C'est à l'armée qu'il revient de réduire la révolte. Le général Poplawski donne instruction de "faire donner l'infanterie, la cavalerie et, si besoin est, l'artillerie" (227). Plusieurs unités était en manoeuvre, il a fallu les rappeler. Vers 17 heures, la ville est verrouillée par les troupes d'élite des KBW et les blindés de l'armée prennent position dans les rues mouillées. C'est la confusion : des témoins voient des soldats fraterniser avec les manifestants, l'équipage d'un char est aperçu tirant à la mitrailleuse sur le bâtiment de l'UB (228), tandis qu'un soldat qui refuse de tirer sur la foule est abattu par un officier (229). Mais la majeure partie de l'armée reste loyale au commandement et dans ce rapport de force par trop inégal - "il y avait trop de troupes engagées là-bas", admet plus tard Ochab lui-même (230) - les insurgés perdent du terrain. Le couvre-feu est proclamé. Les combats de rue se poursuivent toute la nuit et pendant la journée du 29 juin. Des émeutiers en armes se réfugient dans les pavillons de la Foire (231). Les derniers îlots de résistance tombent le samedi 30 au matin. L'insurrection de Poznan est réduite. On relève 55 morts selon les données officielles, mais les estimations de source occidentale sont trois à quatre fois supérieures. Le bilan s'alourdit de 19 autres victimes, décédées par la suite : 74 morts en tout, dont 66 civils, enterrés à la sauvette, et 8 membres des forces de l'ordre, qui reçoivent des funérailles officielles. Les émeutes ont fait quelque 300 blessés et 323 arrestations ont été opérées.

La première explication officielle est osée le 28 juin par l'agence gouvernementale PAP17, qui minimise la gravité des incidents : des "agents de l'impérialisme" associés à la "clandestinité réactionnaire" ont mis à profit les difficultés


17 P.A.P.: Polska Agencja Prasowa


économiques et la tension dans certaines usines de la ville pour provoquer des "manifestations contre le pouvoir populaire" (232). Le lendemain 29 juin, le Premier Ministre Cyrankiewicz, dans un discours radiodiffusé demeuré célèbre, s'en tient à cette thèse, ajoutant, en une glaçante mise en garde : "tout provocateur (...) qui osera lever la main contre le pouvoir populaire doit être certain que celui-ci lui coupera cette main dans l'intérêt de la classe ouvrière (...) dans l'intérêt de la Patrie" (233). Ces fortes paroles vaudront à leur auteur le sobriquet de "Joseph coupe-mains" et un discrédit durable. Cyrankiewicz admet également l'existence d'un mécontentement dans les usines et annonce quelques mesures d'apaisement : suspension de cadres honnis et abandon des mesures fiscales litigieuses. Le même jour, le Parti organise un contre-feu de propagande : des réunions de comités d'usine du Parti sont convoquées, ainsi que des assemblées d'ouvriers qui condamnent les "actions armées" et demandent un "châtiment exemplaire contre les fauteurs de troubles" (234). Accompagné de Gierek, Cyrankiewicz rend visite aux blessés dans les hôpitaux. Une commission d'enquête est constituée, sous la présidence de Gierek. Elle enquêtera pendant 10 jours, auditionnant toutes les parties prenantes, avant de rendre au Bureau Politique un rapport qui ne sera jamais rendu public.

Les Etats-Unis, qui ont proposé dès le 30 juin une aide alimentaire à la Pologne, se voient accuser le 2 juillet d'avoir organisé et financé les incidents. Leur offre est peu après officiellement déclinée. Mais sans tarder, la propagande abandonne la version absurde d'une "provocation organisée par l'impérialisme", les "agents de l'étranger" cèdent la place aux "hooligans" et "éléments anti-sociaux", tandis qu'apparaissent, dans le discours officiel, de "justes revendications des ouvriers".

Longtemps absent d'une scène politique occupée essentiellement par le Parti et l'intelligentsia, le peuple polonais s'est enfin exprimé avec des conséquences tragiques, à Poznan. Les manifestants ont "parlé pour presque toute la nation (...) et ont recouru à la violence parce qu'ils n'avaient aucun autre moyen de se faire entendre", estime la journaliste Flora Lewis avant de conclure : "la confrontation de Poznan était une explosion de désespoir, mais ce n'était pas un désespoir neuf. Ce qui était neuf était l'atmosphère de liberté, de critique, de redressement de certains torts. Elle produisit la graine d'espoir qui renforça le désespoir par le courage" (235). La révolte ouvrière de Poznan va jouer un rôle déterminant dans la lutte larvée pour le pouvoir qui se déroule dans les coulisses du Parti.

F - LA LUTTE POUR LE POUVOIR.

1) Le VIIème plenum (18-28 juillet 1956).


Pour le Parti, Poznan constitue un choc, un avertissement, mais aussi une arme dans les mains des factions qui se disputent le pouvoir. Plus grave, le mouvement de réforme est sorti du cercle étroit du Parti et de l'intelligentsia pour revêtir une dimension populaire et nationale. Il est devenu urgent d'arrêter la nouvelle ligne politique du Parti, tâche sans cesse ajournée depuis la disparition de Bierut, à cause des divisions au sommet. Moscou donne des signes de nervosité. Le 2 juillet, avant même que le PZPR ait pris officiellement position sur les événements, la Pravda publie une résolution du PCUS qui tranche sans détours : "il est évident (...) que les manifestations anti-populaires sont stipendiées par les Etats-Unis" (236). En Pologne, la presse, privée d'instructions sur la conduite à tenir, tend peu à peu à embrasser la cause des manifestants de Poznan, "honnêtes ouvriers conduits au désespoir" (237). Un plenum du Comité Central est donc convoqué dans la hâte, pour le 18 juillet, déclenchant des préparatifs fiévreux dans les coulisses du pouvoir.

Gomulka, qui continue de se taire, se trouve soudain au centre d'un ballet de visites discrètes de toutes sortes de personnages. La rumeur d'un retour aux affaires du "Tito polonais" (238) a largement transpiré hors du Parti. Ce sont au premier chef les "réformateurs" qui voient en lui un allié possible. Zambrowski, stalinien repenti et rallié au groupe, se fait au Bureau Politique l'avocat du retour de Gomulka (239), tandis que Cyrankiewicz, dont les propos à Poznan ont disqualifié la candidature au poste de Premier Secrétaire, pressent la perspective de dividendes politiques. Ochab lui-même a, la veille du plenum, un entretien avec l'ancien proscrit. Dans une atmosphère tendue, ce dernier lui fait part de son souhait de réintégrer le Parti. Mais interrogé sur sa position vis-à-vis de la ligne du Parti, Gomulka estime qu'en ayant été injustement exclu, il n'a pas à s'expliquer pour revenir. Quant à l'idée d'inviter Gomulka au plenum du Comité Central, le Premier Secrétaire du PZPR la repousse en faisant valoir que cette instance qui l'avait exclu en 1949, doit d'abord se prononcer sur son retour dans les rangs du Parti. Les choses en restent là et Ochab qui, à l'époque, comptait parmi les vigoureux détracteurs de Gomulka, ne promet rien d'autre que son soutien (240).

L'ancien Premier Secrétaire est également courtisé par les conservateurs du "groupe de Natolin" qui, peut-être inspirés par leurs correspondants à Moscou, lui ont proposé, dès avant Poznan, malgré leurs divergences de fond, le retour au sein du Parti assorti d'un portefeuille de ministre de l'Agriculture (241). La tactique ne manque pas d'habileté : plutôt que de le laisser devenir, à l'extérieur du Parti, un symbole d'opposition à la direction, il est préférable de l'admettre à l'intérieur pour le neutraliser. Gomulka rejette avec constance les propositions qui lui sont faites, exigeant avant tout la possibilité de défendre ses thèses devant le Parti, réuni en plenum du Comité Central, voire un congrès.

La personnalité de Gomulka intéresse également les Soviétiques qui peuvent de moins en moins ignorer ce nouvel acteur d'une situation décidément mouvante. Des diplomates de l'ambassade d'URSS à Varsovie entretiennent avec lui des contacts suivis et, en juillet 1956, Khrouchtchev lui propose de venir se soigner en Crimée (242), offre qu'il décline en déclarant préférer la ville d'eaux polonaise de Ciechocinek, où il séjourne une partie de l'année.

Tandis que la presse, encouragée par le groupe des "réformateurs", poursuit l'offensive idéologique, les conservateurs préparent la contre-offensive. Quelques jours après les événements de Poznan, Klosiewicz, le président des syndicats, se rend à l'usine d'automobiles Zeran dans la banlieue de Varsovie, pour tenter, en vain, de mettre en accusation devant les ouvriers la classe intellectuelle. Et à la veille même du plenum a lieu une importante réunion du "groupe de Natolin" pour arrêter la position commune. Il y a là, outre Zenon Nowak et Klosiewicz, Mijal, ministre de l'Economie Communale, Witaszewski, le chef du service politique de l'armée, Ruminski, ministre de la chimie, et Skrzeszewski, le ministre des Affaires Etrangères et, peut-être également, l'ambassadeur d'URSS, Ponomarenko. Une ligne générale est arrêtée, que la majorité dont dispose le groupe au Bureau Politique (Zawadzki, Minc, Nowak, Mazur, Jozwiak, Dworakowski et Rokossowski) permettra aisément de défendre. Toutefois Mazur, malade, sera absent et le Premier Secrétaire, Ochab, ne fait pas partie de cette coterie.

Le 18 juillet s'ouvre donc le VIIème plenum du Comité Central. Sans être vraiment conviée, une délégation soviétique est arrivée à Varsovie, conduite par le président du conseil des ministres d'URSS, le maréchal BoulganineCelui-ci, qu'accompagne un autre militaire de haut rang, le maréchal Joukov, fait aussitôt savoir qu'il prendrait volontiers la parole devant le plenum. Courtoisement éconduit par Ochab, il s'entend promettre de pouvoir prononcer un discours le 21 juillet, à l'occasion de la fête nationale. En attendant, la délégation est conduite à travers le pays d'usine en mine, en hôpital, en crèche.

A l'ouverture du plenum, Ochab présente le traditionnel rapport "sur la situation politique et économique". Il parle longuement des émeutes de Poznan, provoquées non pas par une quelconque intervention étrangère, mais par les "torts immenses" faits à la classe ouvrière, par la "bureaucratie et l'inhumanité des autorités locales autant que centrales" (243). Des statistiques officielles mensongères ont travesti la situation réelle du niveau de vie et de "graves désaccords" ont surgi entre le Parti et la population (244). Il fallait donc renouer avec la classe ouvrière, restaurer la liberté de critique, relever de 30 % les salaires, construire des logements, etc. Il fallait également mettre un terme à l'excessive centralisation de l'économie, qui ne faisait qu'amplifier les erreurs du passé. Ochab donne également quelques satisfactions aux conservateurs en dénonçant les excès de la presse qu'il accuse de "tout peindre en noir" (245). Prenant la parole le lendemain, 19 juillet, Cyrankiewicz adopte un ton plus offensif en dressant un tableau critique de la situation économique et en exhortant les cadres à une véritable rééducation politique : "c'est le conservatisme d'une partie de l'appareil du Parti et de l'Etat qui freine le processus de démocratisation" (246).

La surprise vient du discours, le 21 juillet, de l'hôte soviétique, le maréchal Boulganine. Sans guère s'embarrasser de précautions oratoires, il fait la leçon à son auditoire polonais. S'il admet du bout des lèvres l'idée d'une "voie nationale vers le socialisme", c'est pour aussitôt la vider de son contenu : "nous ne pouvons fermer les yeux sur les tentatives d'affaiblir les liens internationaux entre pays socialistes au nom des soi-disant spécificités nationales (...), nous ne pouvons permettre de miner le pouvoir populaire sous prétexte d'étendre la démocratie". Sur la presse, l'allusion à la Pologne est encore plus précise : "des ennemis de notre cause ont utilisé les organes de presse des pays socialistes pour semer leurs graines vénéneuses. Les dirigeants de ces organes ont quelquefois succombé à l'influence de l'adversaire" (247). Quant à la révolte de Poznan, le maréchal Boulganine ne craint pas d'avancer sa propre interprétation, qui contredit celle exposée par Ochab trois jours plus tôt : "les événements de Poznan provoqués par des agents ennemis sont une nouvelle confirmation que la réaction internationale n'a toujours pas renoncé à ses plans absurdes de restauration du capitalisme dans les pays socialistes" (248). En d'autres termes, le chef du gouvernement soviétique signifie clairement à ses interlocuteurs polonais qu'ils marchent en avant de la musique dans la déstalinisation. Mais au lieu de semer la panique dans le Comité Central - comme c'eût été le cas quelques années plus tôt - ces propos, ingérence caractérisée dans les affaires intérieures du PZPR, suscitent davantage, au bout du compte, une réaction de fierté nationale offensée.

A la reprise des travaux du plenum, l'aile conservatrice du Parti met dans la balance tous les arguments pour dénoncer la politique suivie jusqu'alors. En veillant à prendre leurs distances avec les "erreurs et déviations du passé", les membres du "groupe de Natolin" font valoir que ce sont le relâchement de l'autorité du Parti et les errements de la "démocratisation" qui ont formé le terreau des émeutes de Poznan. A travers les discours des uns et des autres se dessine un programme politique alternatif : châtiment exemplaire des "instigateurs" de la révolte, reprise en main de la presse et de l'intelligentsia, hausse de 50 % des salaires des ouvriers. Un discours particulièrement remarqué est celui de Zenon Nowak qui, tout en se défendant d'être antisémite, produit, statistiques à l'appui, un descriptif des postes de responsabilité occupés par des Juifs et réclame une "régulation des cadres sur une base nationale", c'est-à-dire une épuration antisémite des appareils du Parti et de l'Etat (249). A un moment où l'antisémitisme resurgit dans la population - un pogrom s'est produit à Walbrzych - il est tentant, en effet, pour la faction stalinienne, de détourner vers les Juifs l'aversion éprouvée par la majorité des Polonais à l'égard du stalinisme.

Dans le groupe des "réformateurs", Jerzy Albrecht, secrétaire du Comité Central récemment nommé, présente au plenum le rapport du Comité Central sur les événements de Poznan : aucun instigateur étranger n'a pu être découvert et aucune arme n'avait été stockée à l'usine ZISPO, déclare-t-il avant de conclure calmement que les émeutes étaient spontanées (250).

Quoi qu'il en soit de ces débats - qui n'ont jamais été publiés - la résolution finale, reflète davantage les idées des "réformateurs" que celles des conservateurs staliniens, dont aucune proposition n'a été reprise, mais qui sont parvenus à l'émailler de clauses restrictives. Après quelques réflexions auto-critiques formulées dans l'habituel jargon marxiste-léniniste, le plenum se prononce pour la "poursuite de la démocratisation", la "lutte efficace contre la bureaucratie" et l'"approfondissement de la démocratie socialiste", qui déterminent cinq priorités :

- l'"extension de la démocratie ouvrière dans les entreprises";

- l'"élargissement de l'autonomie et des compétences des conseils nationaux";

- le "relèvement du rôle du Sejm et le contrôle du travail du gouvernement et des ministères";

- un "total respect de la légalité socialiste";

- le "développement de la critique à la base" et la "transparence de la vie politique".

Les relations avec l'Union Soviétique y sont traitées par les formules rituelles et seule une timide référence à l'"intérêt national de la Pologne" rappelle que cette question est au centre de toutes les préoccupations. Quant à l'économie, la résolution retient des objectifs qui s'écartent des schémas staliniens : relèvement du niveau de vie et limitation de l'investissement, recours accru aux stimulants matériels, développement de l'artisanat et de l'agriculture, décentralisation de la décision... Sur la réhabilitation de Gomulka, le consensus est plus aisé. Bien que poussées par des mobiles différents, les factions à la tête du Parti sont d'accord sur sa réintégration, mais en quelle qualité? Une délégation est désignée pour nouer avec lui un contact formel : le 1er août, Ochab, Cyrankiewicz et Zawadzki ont un entretien avec l'ancien Premier Secrétaire du PPR, recueillent son sentiment sur le plenum et l'interrogent sur ses intentions. Gomulka estime, en substance, que les changements, quoique réels, ne sont pas suffisants, fait valoir qu'une nouvelle politique doit être mise en oeuvre par des dirigeants neufs et demande notamment le départ de Minc (251). Le 5 août parait dans la presse la décision du plenum d'annuler la résolution de novembre 1949 du Comité Central "dans sa partie relative aux griefs, offensants et injustifiés, de tolérance envers des agents hostiles, adressés à Gomulka, Spychalski et Kliszko". Puis, après une audition de Gomulka par des représentants du Bureau Politique, ce dernier décide de lui "rendre sa qualité de membre du Parti" (252). Rien n'est dit, cependant, des accusations de "déviations nationalistes et droitières" portées contre lui dès 1948. La réparation du traitement qui lui a été réservé dans le passé n'implique pas encore, pour la majorité de la direction du Parti, de ralliement à ses thèses politiques.

Enfin, le plenum, après avoir pris acte de la démission de Berman, nomme de nouveaux membres au Bureau Politique : Edward Gierek, Roman Nowak et Adam Rapacki, le ministre des Affaires Etrangères, y entrent en qualité de membres titulaires, Jedrychowski, un des vice-premiers ministres, en qualité de membre suppléant. Les nouveaux promus sont tous, de près ou de loin, rattachés à la mouvance "réformatrice"

: en revanche le "groupe de Natolin" n'est pas parvenu à introduire dans la plus haute instance du Parti ses propres candidats (Klosiewicz, Witaszewski).

A l'issue de ces 9 jours de débat - durée sans précédent dans le Parti - et de quelque 65 discours, la situation a incontestablement évolué en faveur des "réformateurs", mais le VIIème plenum n'a pas tranché sur les questions essentielles : "toutes les décisions", écrit Francis Fejtö, "portent le sceau de l'incomplet, du transitoire" (253). Certes, le "groupe de Natolin" a perdu du terrain sur le plan des idées, mais il conserve de solides positions au Bureau Politique et dans l'armée - avec le maréchal Rokossowski et le général Witaszewski - et jouit de l'appui de Moscou et de l'appareil du Parti, menacé de perdre pouvoir et privilèges et resté très stalinien. L'élément le plus prometteur du plenum est sans doute, pour les "réformateurs", l'évolution d'Ochab. Celui-ci cherche avant tout à éviter la crise ouverte dont il redoute qu'elle déclenche l'intervention armée de l'URSS (254). La position "centriste" qu'il s'impose de respecter entre les deux factions opposées le rapproche, au fil des semaines, des "réformateurs", à mesure que le centre de gravité du Parti se déporte vers la ligne politique qu'ils incarnent.

2) la société en effervescence.


Dans leur entreprise de sape d'un système stalinien ébranlé, les "réformateurs" mobilisent de plus en plus ouvertement non seulement la presse, mais aussi les organisations de jeunesse, l'intelligentsia, les ouvriers et, en dernier ressort, l'opinion publique. La presse est l'instrument privilégié de cette mobilisation. Certes la censure n'est pas supprimée, mais sa tolérance est cautionnée au plus haut niveau du Parti - Ochab - et du gouvernement - Cyrankiewicz. L'audace des journalistes aidant, les articles et commentaires vont toujours plus loin : "il ne se passe pas un jour", écrit le correspondant du "Monde", Philippe Ben, "sans qu'un journal polonais n'admette la faillite du Parti dans tel ou tel secteur" (255). Et les réalités de l'Ouest sont présentées de façon moins tendancieuse.

La palme du franc-parler est toujours détenue par l'hebdomadaire Po prostu, qui multiplie les reportages sur le vif et les éditoriaux au vitriol. Dès le lendemain du plenum, la rédaction déclare approuver les décisions de celui-ci, mais estime qu'elles sont insuffisantes pour résoudre la crise. Le rédacteur en chef, Eligiusz Lasota, limogé en même temps que la rédactrice en chef du quotidien des jeunesses socialistes, Irina Tarnowska, organise avec elle une manifestation de protestation jusqu'au Comité Central, à la suite de quoi tous deux sont réintégrés (256). La contestation est également vive dans la presse littéraire que dominent des écrivains de sensibilité "réformatrice", dans le quotidien de Varsovie, Zycie Warszawy, et touche même l'organe officiel du PZPR Trybuna Ludu dont le rédacteur, Jerzy Morawski, finira par être remercié.

Des publications nouvelles voient le jour : une revue littéraire rédigée par de jeunes écrivains Wspolczesnosc (le temps présent), des hebdomadaires dans les grandes cités de province, à Szczecin et à Wroclaw, et même des périodiques des minorités biélorusse et ukrainienne (257).

Cette atmosphère libérale fait de la presse une cible permanente des attaques du "groupe de Natolin" dont les membres font valoir qu'elle ne fait qu'aggraver l'insatisfaction, le pessimisme et l'aversion de la population envers le Parti. Elle déplaît également aux Soviétiques : avant même la mise en garde de Boulganine, l'ambassadeur soviétique, Ponomarenko, demandait à Ochab, mais en vain, de faire arrêter les journalistes trop insolents (258). Et Rokossowski exige avec insistance du Premier Secrétaire des "mesures énergiques contre cette presse effrontée", allant, pendant une réunion du Bureau Politique, jusqu'à s'emporter et frapper d'un poing martial la table (259).

Dans la vie intellectuelle et culturelle, le processus de libéralisation amorcé en 1955 se poursuit. Les revues littéraires publient des poètes qui rejettent le réalisme socialiste comme Miron Bialoszewski ou Zbigniew Herbert, ainsi que des réalistes de talent comme Leopold Tyrmand - qui signe le premier roman policier publié en Pologne Populaire - ou Marek Hlasko, ou encore des écrivains qui ont des comptes à régler avec ce stalinisme dont ils furent les complices - Kazimierz Brandys avec "la défense de Grenade" parue en janvier 1956. On trouve même çà et là des mentions de Milosz et de sa "pensée captive", de Koestler et d'Orwell, mais leurs oeuvres ne sont pas encore publiées. Le théâtre également connaît des heures glorieuses avec des pièces de Beckett, Ionesco, Dürrenmatt, tandis que se multiplient sans trop d'entraves les spectacles satiriques à Gdansk (Bim-Bom), Varsovie et Cracovie Pod baranami (Aux moutons). A Varsovie d'abord puis au festival de Sopot, le jazz polonais sort des caves où, symbole de la "décadence" occidentale, il était relégué. L'architecture commence à s'affranchir du lourd héritage stalinien. Quant à la peinture, plusieurs salles - et notamment celle de Po prostu - accueillent maintenant les peintres d'avant- garde, ceux qui ont refusé le réalisme socialiste.

S'agissant de la pensée politique, les courants les plus divers peuvent s'exprimer dans une relative liberté, y compris la droite nationaliste, qui sort des catacombes. Mais c'est l'intelligentsia de gauche qui tient le haut du pavé. Celle-ci a, dans les discussions ardentes dont les Universités et les "clubs" sont le théâtre, esquissé des projets divers qui, sans remettre en cause les transformations intervenues depuis la fin de la guerre, plaident pour un retour à la tradition polonaise d'un socialisme humaniste, accepté par la majorité. Autour de ce thème, les revendications sont les plus variées : abandon de la collectivisation forcée dans l'agriculture, respect de la liberté d'instruction religieuse, relations d'égalité avec l'Union Soviétique, autonomie de la vie intellectuelle et de la culture par rapport au Parti et suppression de la censure, réhabilitation de la sociologie, rejet du réalisme socialiste en esthétique, etc. Le philosophe Leszek Kolakowski suggère de revenir aux sources morales du socialisme pour fonder l'action tandis que l'ancien ministre de l'Education de Gomulka, Wladyslaw Bienkowski, vulgarise les idées gomulkistes dans Przeglad kulturalny et que Po prostu s'interroge sur la légitimité du concept de dictature du prolétariat.

La réflexion économique connaît une effervescence analogue. Du 7 au 10 juin se tient un congrès des économistes qui entend des analyses très critiques de la planification, de la gestion centralisée et de la politique agricole. Parmi les intervenants figurent des théoriciens de renom, comme Brus, Lipinski, Kurowski et Oskar Lange. Ce dernier, dans un article remarqué de la revue économique Zycie gospodarcze le 13 juillet 1956, formule un plan de réforme de l'entreprise qui prévoit la décentralisation de la décision et la participation ouvrière à la gestion de l'entreprise.

Cette dernière idée est, après des années de dictature du directeur d'entreprise, l'une des plus discutées, tant par les intellectuels que par les ouvriers eux-mêmes. Depuis le début de l'année, en effet, l'on parle dans les comités du Parti de certaines entreprises de "conseils ouvriers", institution de la démocratie ouvrière dans sa conception anarcho-syndicaliste. Fondée quelques années plus tôt, en 1952, l'usine d'automobiles Zeran, dans la banlieue de Varsovie, est à l'avant-garde de ces débats, à l'instigation d'un jeune ouvrier communiste, Leszek Gozdzik, 25 ans, un "enthousiaste" passé par l'appareil des jeunesses socialistes et des syndicats, mais à qui son esprit frondeur et son franc-parler ont valu d'en être licencié. Embauché comme manutentionnaire à l'usine de Zeran, il est élu en 1955, au scrutin direct, - une nouveauté - Premier Secrétaire du Parti dans l'établissement. D'autres usines comme WFM à Varsovie et Pafawag à Wroclaw sont également concernées. Assez rapidement, les revendications ouvrières vont dépasser le strict cadre de l'entreprise et revêtir une dimension plus politique et plus universelle : déjà en avril 1956, les délégués de l'usine de Zeran avaient réclamé, lors d'une réunion des cadres du PZPR, la liberté de presse et des transformations démocratiques (260). Cette fermentation n'est pas spontanée, mais elle est encouragée, sinon inspirée, par les "réformateurs" avec lesquels les ouvriers sont en contact au Comité Central, au comité de Varsovie du Parti et même à l'Université de Varsovie. L'un d'entre eux, Jerzy Morawski, secrétaire du Comité Central, n'hésite pas, d'ailleurs, à organiser des réunions dans les usines de la capitale pour entretenir les ouvriers de la situation politique du moment (261). Les événements de Poznan ne faisant qu'ajouter à la fièvre, les premiers conseils ouvriers sont fondés en septembre 1956, aux usines F.S.O. de Zeran et W.F.M. L'idée est aussitôt largement popularisée par Po prostu, qui y voit la base de la démocratie ouvrière du futur. Loin de contrarier ces initiatives, le pouvoir s'empresse de les récupérer à son profit et le 28 septembre, le Premier Ministre Cyrankiewicz ouvre un séminaire de réflexion sur les nouvelles formes de gestion des entreprises. Il ne débouche pas sur des conclusions particulières, mais sur la nomination d'une commission chargée de poursuivre la réflexion et placée sous la présidence de Piotr Jaroszewicz.

Le crédit des syndicats officiels, déjà mince, s'évanouit complètement. Les ouvriers membres du Parti ne craignent plus, lors des réunions de cellules, de dénoncer la bureaucratie syndicale et son assouvissement à la hiérarchie (262). Et lorsque le président des syndicats, Klosiewicz, se rend au lendemain de l'émeute de Poznan à l'usine de Zeran, les ouvriers ne lui épargnent aucune question sur son salaire, ses privilèges et la gabegie des organisations syndicales (263). Le 20, 21, 22 août suivant, le même Klosiewicz, présidant la session du conseil central des syndicats, reconnaît sous la huée que ceux-ci ont failli dans leur tâche de défendre les intérêts des ouvriers. Dans la résolution finale, le conseil se prononce pour l'"indépendance des syndicats".

Dernière organisation de masse à être mobilisée par les réformateurs, l'Union de la Jeunesse de Pologne (ZMP), dont la présidente, Helena Jaworska, compte parmi les plus ardents partisans du renouveau, entre à son tour en ébullition. Au nom du Parti, Jerzy Morawski, secrétaire du Comité Central, invite les jeunes à devenir une "force politique" et à "prendre part au processus de démocratisation" (264). A la fin de l'été 1956, d'ailleurs, une partie des jeunes n'hésite pas à fonder un groupe dissident, l'Union de la Jeunesse Communiste.

Provoqué dans la presse, les usines et parmi les intellectuels, le "dégel" acquiert une dynamique propre dans la société. La terreur stalinienne fait maintenant partie du passé et l'on ne redoute plus l'heure du laitier. Les Polonais n'ont plus peur de parler, de rencontrer des étrangers, de poser les vraies questions, que de nombreux journaux n'hésitent plus à publier sans censure dans le courrier des lecteurs. Privé de la parole jusqu'alors, le peuple polonais s'enhardit désormais à exiger davantage et à tester les limites des concessions du pouvoir. Le 1er mai 1956, dans le cortège officiel, un groupe d'étudiants entonne insolemment, devant la tribune des dignitaires du Comité Central, un vieux chant polonais : "O gloire à vous, messieurs les magnats" (265) Puis, le 1er août 1956, une manifestation silencieuse célèbre, pour la première fois, l'anniversaire du début de l'insurrection de Varsovie dans un cimetière de la capitale. L'Eglise, elle aussi, marque qu'elle n'entend pas rester à l'écart de la "démocratisation". La célébration du tricentenaire du couronnement de la Vierge réunit le 26 août à Czestochowa près d'un million de pèlerins. Tous les évêques polonais en liberté - 34 - y concélèbrent la messe et l'un d'entre eux, Mgr Klepacz, lit un message rédigé de la main du Primat. Puis, en signe de muette protestation contre l'internement du cardinal Wyszynski, le trône vide de celui-ci est ostensiblement porté pendant la procession, imposante de calme et de dignité. Il n'est jusqu'à l'association Pax qui ne ressente les turbulences de la déstalinisation : les clubs d'intellectuels catholiques qui avaient vu le jour en son sein prennent assez vite leurs distances vis-à-vis d'elle. Quant à la presse de Pax, Piasecki décide de fusionner les hebdomadaires Tygodnik Powszechny - dont on sait que le titre avait été usurpé - et Dzis i jutro en une seule publication, Kierunki (tendances) dont le premier numéro paraît le 20 mai 1956.

Ochab et Cyrankiewicz, qui, malgré l'instabilité de la situation, conservent le contrôle des rouages du pouvoir, poursuivent, au lendemain du plenum, la déstalinisation. Le 5 août, Kliszko est nommé vice-ministre de la Justice. Il est le premier des dirigeants réhabilités à se voir proposer un poste de responsabilité. Le 24 août, à la faveur d'une absence du maréchal Rokossowski, Cyrankiewicz nomme un autre réhabilité récent, le général Komar, à la tête du Corps de Sécurité de l'Intérieur (KBW). Il y entreprendra une énergique épuration des cadres staliniens. C'est également en août que Tokarski, le ministre responsable des négociations avec la délégation de l'usine Z.I.SPO., est démis de ses fonctions.

Du 5 au 12 septembre, le Sejm se réunit en session plénière et est animé à nouveau, comme en avril, de débats passionnés. Il adoptera notamment une nouvelle loi sur l'enseignement supérieur qui établit un régime plus libéral et décentralisé : pour les décisions importantes, le ministre sera tenu de consulter un "conseil central de l'enseignement supérieur". D'autre part, les recteurs seront élus, de même que le "Sénat", instance collégiale délibérative de chaque Université.

En août, le gouvernement annonce une hausse des salaires ouvriers, ainsi que la reconversion d'une partie des usines d'armement. Le 13 août, les Polonais apprennent que des élections générales seront organisées en décembre. Puis, à l'issue de négociations discrètes avec l'URSS, la Pologne obtient un crédit de 100 millions de roubles, un relèvement du prix payé pour le charbon polonais et le rapatriement de milliers de citoyens polonais toujours détenus ou retenus en URSS. En septembre, les mesures de réforme touchent l'agriculture : les livraisons obligatoires de lait sont supprimées, les "stations de machines et de tracteurs" dissoutes et leur matériel revendu aux paysans individuels, tandis que commencent les premières dissolutions de coopératives agricoles. Le gouvernement fait également savoir qu'un nouveau Code Pénal est en cours d'élaboration et les Polonais constatent que la délivrance des passeports est devenue beaucoup plus libérale.

Ces mesures qui, à un titre ou un autre, affectent la vie quotidienne entretiennent le sentiment que les choses bougent et que l'esprit de réforme se traduit dans les faits. Dans le traitement des suites de l'affaire de Poznan, le pouvoir, irrésolu au début - le procès est remis de semaine en semaine - finit par choisir la voie de l'apaisement. En septembre, la moitié des quelque 300 manifestants arrêtés est libérée. A un procès unique et spectaculaire, les autorités préfèrent plusieurs procès de moindre importance qui seront, annonce Cyrankiewicz le 5 septembre devant le Sejm, tous publics. Les deux premiers s'ouvrent le 27 septembre, l'un contre trois manifestants accusés d'avoir battu à mort un fonctionnaire de la police politique, le second contre 10 émeutiers inculpés pour l'attaque du bâtiment de l'UB. Après des années de procès fabriqués et tenus à huis clos, ceux de Poznan paraissent presque exemplaires : les accusés ont droit à des défenseurs de leur choix, qui peuvent s'exprimer librement, et des professeurs d'Université, comme le Professeur Chalasinski, aussi bien que des ouvriers viennent à la barre témoigner sur la dégradation du climat social. Le Parquet finit par admettre que la police était responsable de nombreuses brutalités (266) et les accusés eux- mêmes se font accusateurs, dénonçant la misère morale et matérielle des ouvriers, la médiocrité de leurs conditions de travail. La présence dans la salle d'audience de nombreux observateurs occidentaux - diplomates, journalistes - donne à l'événement un retentissement international, tandis que la presse polonaise, qui rend largement compte, chaque jour, des débats, transforme le procès en un débat politique public. Grâce à un choix judicieux des chefs d'inculpation, les peines infligées restent relativement modérées - de un an et demi à six ans de prison et quelques acquittements. Un troisième procès, ouvert le 8 octobre, ne sera jamais conduit à terme.

G - L'"OCTOBRE POLONAIS"

1) la veillée d'armes.

Le VIIIème Congrès du Parti Communiste Chinois va fournir aux communistes polonais une occasion inespérée de rompre leur isolement croissant dans la communauté socialiste. A l'exception de la Yougoslavie, tous les partis des "pays frères" sont persuadés qu'en Pologne "la contre-révolution est en train de triompher" (267). Fin septembre, Ochab se rend à Pékin à la tête d'une petite délégation qui ne comprend guère que Jozwiak et Oskar Lange. Mao-Tse-Toung est depuis plusieurs années déjà le champion de l'indépendance des partis communistes vis-à-vis de Moscou. Ochab est donc reçu au plus haut niveau, par Maolui-même, par Tchou-En- Laï, le premier ministre, et Liou-Tchao-Tchi, le dauphin de Mao. Pour la plupart de ces entretiens, Ochab est flanqué de Jozwiak, "confident" attitré des Soviétiques, de l'ambassadeur soviétique à Pékin et même, lors d'une conversation avec Mao, de Mikoyan, chef de la délégation soviétique au Congrès (268). Malgré ces présences encombrantes, Ochab informe ses interlocuteurs - à mots couverts - de la situation en Pologne, de son analyse des événements de Poznan, de l'intention de la direction du Parti d'associer à nouveau Gomulka au pouvoir, ou encore de son souci d'avoir des relations d'égal à égal avec Moscou. Le courant passe : Mao exprime sa sympathie pour les "réformateurs" du Parti et Ochab retourne à Varsovie - sans faire escale à Moscou - avec le sentiment d'avoir été compris et confiant dans le soutien moral et politique des Chinois.

A Varsovie, depuis le VIIème plenum, la "légende Gomulka" continue de prendre consistance à la fois dans le Parti et dans le pays. Dans les rangs du PZPR, on a oublié - ou voulu oublier - l'autocrate pour ne retenir que l'image d'un communiste sincère dont le cours de l'histoire a confirmé la justesse de vues (sur l'agriculture, sur l'affaire yougoslave, etc.). L'intelligentsia de gauche et la jeunesse voient en lui un symbole de l'indépendance nationale et, à tort ou à raison, un garant de la régénération démocratique d'un système politique fourvoyé dans le stalinisme. Pour la majorité des Polonais, enfin, Gomulka incarne la victime de Staline, demeuré ferme dans ses convictions et digne dans l'adversité. "La société polonaise a toujours témoigné de la sympathie pour les martyrs", déclare l'un de ses partisans de l'époque, Staszewski, "elle devait donc glorifier Gomulka" (269). Son opposition à la collectivisation des campagnes lui a valu un capital de sympathie auprès des paysans et à Poznan, rapporte Philippe Ben, les manifestants, entre autres slogans, scandaient : "nous voulons Gomulka" (270). Mais bien plus que le communiste sincère, c'est le nationaliste capable de tenir tête aux Russes que les Polonais acclament ainsi.

Ce prestige croissant fait de Gomulka l'enjeu des surenchères des deux factions du PZPR, d'autant plus que l'intéressé observe le silence et n'a pas encore, apparemment, choisi son camp. Après le plenum de juillet, le "groupe de Natolin" continue, sans doute avec l'accord de Moscou, les pourparlers avec lui : le ralliement de Gomulka serait, en effet, un atout décisif dans l'affrontement larvé avec les "réformateurs". Mais ces derniers sont les plus empressés : avec la bénédiction d'Ochab, Cyrankiewicz a notamment plusieurs entretiens avec lui en août et septembre et, selon Philippe Ben, les deux hommes seraient parvenus vers le 25 septembre à un accord sur le retour de Gomulka au pouvoir (271). L'ancien Premier Secrétaire a décliné toutes les offres de postes subalternes qui lui ont été faites et est resté intransigeant sur la liste des personnalités qu'il voulait voir écartées du pouvoir, notamment Minc, le maréchal Rokossowski et Jozwiak. Quoi qu'il en soit, Gomulka se contente de se préparer - il consulte notamment le Professeur Lange sur l'économie - de faire circuler confidentiellement, dans les cercles dirigeants du Parti, des notes d'analyse de la situation politique et économique ou encore de laisser ses amis - Bienkowski- diffuser ses thèses dans la presse. Mais prudemment, il s'abstient de prendre des positions publiques. Sans rien laisser percer de ses intentions, Gomulka attend son heure.

Celle-ci, manifestement, n'est plus très éloignée. En octobre, la tension gagne encore quelques degrés. Forts de leurs points d'appui dans de nombreux comités de base du Parti - usines, Universités, jeunesses socialistes - les "têtes de turc" du PZPR (Staszewski, Matwin, Albrecht, Morawski...) continuent de "mobiliser les masses" dans des formes très directement inspirées de la tradition révolutionnaire léniniste. Là où les "réformateurs" possèdent une majorité, dans les comités de Lodz, de Wroclaw ou de Stalinogrod - l'ancienne Katowice -, dans de nombreuses usines (Zeran, WFM) et établissements d'enseignement supérieur, la "base" multiplie les réunions, les meetings, ainsi que les résolutions pour demander des "changements démocratiques", le retour de Gomulka, etc. Ces adresses affluent ensuite au Comité Central. La rentrée universitaire vient jeter de l'huile sur le feu avec la convocation, le 9 octobre, à l'instigation d'un groupe de militants en rupture de ban avec l'organisation universitaire des jeunesses socialistes, dont Jacek Kuron, d'un grand rassemblement étudiant à l'Université de Varsovie. Sous la forme d'une "lettre ouverte à tous les étudiants de Pologne", l'assemblée adopte une résolution audacieuse qui non seulement exprime son soutien à la "ligne démocrate" à la tête du Parti, mais demande la création d'une "nouvelle organisation révolutionnaire de la jeunesse" ainsi que d'une "Université politique ouvrière", la "transparence" dans la vie politique, une réglementation législative de la censure ou encore la suppression des articles du Code Pénal qui autorisent des condamnations politiques (272).

La manifestation prélude à une succession de meetings d'étudiants les jours suivants. Au sommet également, le cours des événements s'accélèrent. Le 9 octobre, Hilary Minc démissionne pour "raisons de santé" - il n'a que 51 ans et près de 20 ans à vivre - de ses fonctions de membre du Bureau Politique et de président de la Commission du Plan. Ce départ, qui ressemble fort à un limogeage, lève un nouvel obstacle au retour de Gomulka. Puis le Bureau Politique siège pratiquement en session continue. Le 12 octobre, Gomulka, qui n'en est pas membre, y participe pour la première fois. La réunion est décisive. "Le Parti traverse une crise imputable aux erreurs commises dans le passé", déclare avec gravité Ochab, le Premier Secrétaire, "dans la situation où se trouve actuellement le Parti, nous pouvons aller à la catastrophe" (273). Gomulka, dans un long réquisitoire, dénonce les errements du passé, stigmatisant pêle-mêle l'échec de la politique agricole, la crise économique, les livraisons sans contrepartie à l'URSS et l'omniprésence des "conseillers" soviétiques. Le Bureau Politique décide de convoquer pour le 17 octobre le VIIIème plenum du Comité Central et d'y proposer la réintégration de Gomulka et de deux de ses proches, Spychalski et Kliszko. Le retour au pouvoir de l'ancien Premier Secrétaire ne fait plus de doute. En danger de perdre la majorité dans l'instance dirigeant du Parti, le "groupe de Natolin" alerte ses protecteurs de Moscou. Les rumeurs d'intervention armée de l'URSS sont alors si insistantes que cette menace fait littéralement partie du paysage politique de la Pologne en ce mois d'octobre 1956. Piasecki, le président de l'association catholique favorable au régime, Pax, la brandit d'ailleurs sans ambages, le

16 octobre, dans les colonnes de son quotidien Slowo powszechne. Sous le titre "l'instinct d'Etat", il lance une solennelle mise en garde à ses compatriotes : "si nous ne maintenons pas le débat dans les limites de la responsabilité, au lieu de la démocratisation nous provoquerons une situation où la raison d'Etat devra être mise en oeuvre brutalement, dans des circonstances proches de l'Etat de siège". La menace à l'adresse des "réformateurs" est à peine voilée et Piasecki s'attire une volée de répliques dans la presse polonaise et de résolutions de comités locaux du Parti condamnant ce postulat.

L'annonce publique, le même jour, de la convocation du plenum, reporté de deux jours, au 19 octobre, provoque à Moscou un nouvel accès de nervosité. L'ambassadeur soviétique, Ponomarenko, apporte à Ochab une invitation de Khrouchtchev, adressée à l'ensemble du Bureau Politique polonais - y compris Gomulka - à se rendre à Moscou. Arguant de l'imminence du plenum, Ochab décline courtoisement cette étrange offre. Ponomarenko le rappelle dans la nuit et lui demande de reporter la réunion. En vain. Le Bureau Politique, réuni d'urgence, repousse cette demande. L'affront est sans précédent dans l'histoire des relations entre Moscou et les démocraties populaires. Ochab en informe l'ambassadeur et lui fait part de la décision de nommer Gomulka Premier Secrétaire (274). Après une nouvelle tentative soviétique de différer le plenum et un refus polonais réitéré, Khrouchtchev fait savoir, le 18 octobre, qu'il apprécierait de participer aux débats. Ochab lui suggère de venir à Varsovie après le plenum. Ignorant cette fin de non-recevoir diplomatique, Khrouchtchev maintient son projet et annonce son arrivée pour le lendemain, jour de l'ouverture du plenum, à la tête d'une imposante délégation du PCUS. A Varsovie, c'est le branle-bas. Le Bureau Politique est à nouveau réuni et arrête la composition de la délégation polonaise, qui décide de ne pas admettre les Soviétiques au plenum, mais de mener avec eux des pourparlers dans un lieu distinct - le château du Belvédère. Une délégation est composée où figurent Ochab et Gomulka - qui n'est pas encore formellement désigné Premier Secrétaire - ainsi que Gierek, Zawadzki, Cyrankiewicz, Rokossowski et Rapacki.

A Varsovie, en cette veille de plenum, l'excitation est à son comble. Pour prévenir la répétition des événements de Poznan, Ochab a convenu avec le maréchal Rokossowski, ministre de la défense, et avec le général Komar, chef du "Corps de Sécurité de l'Intérieur" (KBW), d'un plan de déploiement aux points névralgiques de leurs unités respectives, en alerte depuis deux semaines (275). A ces préparatifs s'en superposent d'autres, qui échappent au contrôle des autorités polonaises : le 18 octobre, le chef de la région militaire de Varsovie, le général soviétique Andreïevski, rapporte Staszewski, Premier Secrétaire du Parti à Varsovie, réunit tous les chefs des unités de la garnison pour leur présenter un plan d'intervention et d'arrestations. Ochab, alerté, interroge aussitôt sur cette réunion Rokossowski qui nie en rougissant (276). Des mouvements vers Varsovie de troupes soviétiques sont signalés, en Basse Silésie notamment. Quant aux troupes polonaises, les unités mises en branle sont pour l'essentiel commandées par des officiers soviétiques : le corps des officiers polonais donne en effet, depuis quelques semaines déjà, surtout parmi les jeunes, des indices de sympathies nationalistes et de relâchement de la discipline (277).

La rumeur se répand qu'un coup d'Etat militaire est en préparation, inspiré par le "groupe de Natolin" : une liste de 700 personnes à arrêter en priorité - parmi lesquelles Gomulka - est interceptée à la veille du plenum par les ouvriers de Zeran, qui préviennent certains des intéressés. Nombre d'entre eux passeront cette nuit du 18 au 19 octobre hors de leur domicile. La rumeur déclenche de véritables réactions d'auto- défense, dans la plus pure tradition révolutionnaire. A l'instigation de Staszewski, des milices ouvrières se constituent dans différentes usines de la capitale, un réseau de communication - avec messagers et véhicules de transport (278) - est mis en place entre les usines, l'Ecole Polytechnique et l'Université. Grâce à la complicité du général Komar, mais à l'insu d'Ochab, le Premier Secrétaire de l'organisation varsovienne du Parti, qui exerce sur le jeune dirigeant du Parti dans l'usine, Gozdzik, une véritable fascination, est parvenu à équiper la "Milice" ouvrière de Zeran de quelque 800 armes à feu et grenades, ainsi que de munitions (279). La consigne est donnée de n'organiser aucune manifestation dans la capitale pour ne pas fournir de prétexte à intervention, mais elle est mal respectée et des meetings se tiennent malgré tout. "Il nous fallait extorquer au VIIIème plenum les changements que nous voulions", note dans ses mémoires Jacek Kuron, alors un des dirigeants, marxiste et enthousiaste, du mouvement étudiant, "pour cela il fallait mobiliser les masses, et il fallait, par des meetings permanents, imposer notre volonté au plenum, être prêt à descendre dans la rue, à manifester - afin que le plenum agisse sous la pression de la classe ouvrière, de la jeunesse révolutionnaire" (280). Varsovie enfiévrée a retrouvé le souffle des soirs d'insurrection.

2) L'épreuve de force.


Vers 7 heures, ce vendredi 19 octobre, deux Tupolev soviétiques se sont annoncés au point du jour au-dessus de l'aéroport militaire de Varsovie. Surpris par l'heure matinale, les dirigeants polonais sont accourus à la hâte. Molotov, Mikoyan et Kaganovitch descendent d'abord. Puis arrive Khrouchtchev, flanqué du maréchal Konev, commandant en chef des troupes du Pacte de Varsovie et d'une dizaine de généraux en grande tenue. A peine descendu de la passerelle, rouge de colère, il agite un poing menaçant à l'adresse de la délégation polonaise venue l'accueillir. Puis il se dirige ostensiblement vers le groupe d'officiers soviétiques et polonais convoqués là par l'état-major et les salue d'abord. Puis s'approchant d'Ochab, qu'il menace à nouveau du poing, il explose : "nous avons libéré ce pays par le sang de nos soldats et vous voulez le vendre aux Américains et aux sionistes! Ca ne se passera pas ainsi". "Nous sommes les maîtres dans la capitale de la Pologne", réplique Ochab, "il n'est pas nécessaire de se livrer à un pareil spectacle à l'aéroport". Et un peu plus tard, en aparté

: "nous ne repousserons pas le plenum, j'ai passé beaucoup d'années en prison et je n'en ai pas peur (...). Nous répondons pour notre pays et nous faisons ce que nous estimons opportun, car ce sont là nos affaires intérieures. Nous ne faisons rien qui menacerait les intérêts de nos alliés et notamment l'Union Soviétique" (281). Le ton est donné. Pendant que le cortège officiel se rend au palais du Belvédère, niché dans la verdure au centre de Varsovie, où doivent se dérouler les entretiens, une partie des généraux gagne avec ostentation Legnica, le quartier général des forces armées soviétiques en Pologne.

A 10 heures, Ochab, qui a quitté les entretiens du Belvédère pour le siège du Comité Central, ouvre le plenum, explique qu'il n'a pu préparer le traditionnel rapport du Bureau Politique et donne lecture au Comité Central des décisions arrêtées quelques jours plus tôt et soumises à l'approbation du plenum : la cooptation au Comité Central de quatre nouveaux membres, Gomulka, Spychalski, Kliszko et Loga-Sowinski, la réduction à neuf du nombre des membres du Bureau Politique et enfin l'élection de Gomulka au poste de Premier Secrétaire. Et, annonçant l'arrivée de la délégation soviétique, demande une suspension de séance jusqu'à 18 heures. En réponse à une question, il indique que les entretiens porteront sur les "relations polono-soviétiques" (282). Et il repousse la suggestion d'élire un nouveau Bureau Politique avant d'ouvrir les pourparlers.

Pour ses conversations avec les dirigeants polonais, Khrouchtchev a prévu un argument : l'Armée Rouge. Elle se concentre, apprend-on, sur les frontières de la Pologne, en RDA, à l'ouest, sur le Bug, à l'Est, que certaines unités auraient d'ailleurs franchies. Des colonnes blindées soviétiques font mouvement, depuis la veille, de Wroclaw et de la côte baltique sur Varsovie. La première est arrêtée à Sochaczew, à 70 kilomètres de la capitale, stoppée sans incidents par le KBW du général Komar. Les unités soviétiques sont également signalées dans la banlieue, à Bielany, Lomianki et Jablonna, tandis que dans la baie de Gdansk est soudain apparu le croiseur "Jdanov" à la tête d'une escadre. Des unités de l'armée polonaise sont également engagées dans l'entreprise : l'une d'elles s'arrête aux abords de Varsovie, où les ouvriers de l'usine de Zeran expliquent aux soldats quel est le motif réel de leur mouvement. Les correspondants de presse occidentaux sont tenus informés d'heure en heure par les "réformateurs" polonais, bien décidés à donner la résonance internationale la plus large aux événements dont le pays est le théâtre. A Varsovie, l'annonce de l'arrivée des Soviétiques, les mouvements de troupes et des rumeurs contradictoires d'arrestations massives, ont porté la tension à son paroxysme. A l'écoute de la radio nationale ou de Radio-Europe Libre, le pays entier, retenant son souffle, suit d'heure en heure l'évolution de la situation. Toute la journée du vendredi, les messages de sympathie et résolutions de soutien affluent par milliers au Comité Central, en provenance des usines, des administrations, des comités du Parti et des Universités. L'armée polonaise elle-même est gagnée par cette fièvre patriotique et des réunions de militaires ont lieu un peu partout en Pologne, dont les participants expriment leur soutien au Comité Central ou encore demandent le départ du maréchal Rokossowski et du général Witaszewski. L'une des rares voix dissonantes, quoiqu'inaudible, est celle d'un très jeune général de brigade de 33 ans, qui se prononce contre le départ de Rokossowski et des officiers soviétiques de l'armée polonaise. Il s'appelle Wojciech Jaruzelski et sera, quatre ans plus tard, chef du service politique de celle-ci (283). Dans la confusion et l'excitation du moment, la réalité a sans doute été déformée et amplifiée. Mais le fait est que d'importants mouvements de troupes soviétiques font peser sur la Pologne la menace d'une intervention armée. Cette circonstance donne pratiquement à la situation une dimension internationale.

Dès le début des entretiens avec les Soviétiques au Belvédère, Ochab aborde ce point : "nous savons depuis hier que vos forces armées font mouvement de Legnica sur Varsovie; si vous ne donnez pas l'ordre de retrait (...) nous ne mènerons pas les négociations avec un pistolet contre la tempe". Khrouchtchev répond en maugréant qu'il s'agit de manoeuvres banales. Ochab insiste "même si tel est le cas, il faut se rendre compte que la population considère ces mouvements comme une forme de pression sur la direction (284). Khrouchtchev donne finalement des instructions dans ce sens au maréchal Konev, commandant en chef des forces du Pacte de Varsovie. Les vraies négociations commencent, et prennent tout de suite une tournure houleuse. Khrouchtchev accuse, tempête, vocifère, invective, traite Ochab de "traître" et dénie à Gomulka le droit de parler au nom du Parti (285). Si les Polonais s'obstinent à changer la composition du Bureau Politique, menace-t-il, l'Union Soviétique fera usage de la force. Les Polonais rétorquent qu'il s'agit d'une affaire intérieure du Parti (286). Gomulka expliquera peu après, en privé, que Khrouchtchev redoutait avant tout que le départ du Bureau Politique du maréchal Rokossowski ne prélude à un retrait de la Pologne du Pacte de Varsovie, ce qui aurait non seulement affecté la cohésion du bloc soviétique, mais aussi la situation stratégique sur la frontière occidentale de l'URSS (287). Ochab, dans son entretien avec Teresa Toranska, reste peu disert sur cet épisode, à l'exception d'une intéressante révélation. En effet, vers le début des entretiens, Khrouchtchev se tourne vers Gomulka, déjà présenté comme le futur Premier Secrétaire, et déclare : "nous vous saluons, nous n'avons rien contre vous, nous vous souhaitons la bienvenue". "Mais lui", poursuit-il en désignant Ochab, "il n'a pas convenu avec nous (de cette nomination)". Puis commencent des entretiens, selon Ochab, "difficiles, amers et extrêmement détaillés" (288).

Ils se déroulent toute la journée du vendredi sans résultat apparent. Les Soviétiques soufflent tour à tour le chaud et le froid, alternant offre d'aide économique et menace brandie par Mikoyan d'"écraser tout désordre par la force si besoin" (289). A deux reprises, lorsque des mouvements de troupes soviétiques sont signalés, les Polonais protestent, les Soviétiques rétorquent qu'il s'agit de manoeuvres de routine, puis promettent de les interrompre. Mus par un même réflexe patriotique, de milliers d'ouvriers, étudiants, volontaires de toutes conditions, montent la garde cette nuit du 19 au 20 octobre - certains en sont à leur deuxième nuit blanche - prêts à alerter la capitale en cas de danger. Vers minuit, alors que le ton monte à nouveau, Gomulka - qui est avec Ochab le seul à prendre la parole du côté polonais - déclare calmement : "c'est moi qui vais parler maintenant. Non pas ici, mais à la radio, et je dirai ce que nous avons entendu ici". Un studio a d'ailleurs été préparé à cette fin. La tension s'apaise. Gomulka s'explique alors longuement : la direction du PCUS, dit-il en substance, est mal informée du cours des événements en Pologne et des intentions du Parti polonais. Celui-ci n'entend nullement rompre les alliances de la Pologne ou faire sortir celle-ci du Pacte de Varsovie. Le Parti conservera son "rôle dirigeant", c'est-à-dire le monopole du pouvoir, et veillera à ce que les manifestations d'antisoviétisme disparaissent de la presse - on sait que ce dernier point avait particulièrement irrité les Soviétiques. Vers 3 heures du matin, samedi, les deux parties conviennent d'un communiqué laconique qui indique qu'une délégation soviétique s'est rendue à Varsovie et qu'une délégation polonaise se rendra prochainement à Moscou. Les adieux sont presque cordiaux lorsque les Soviétiques quittent Varsovie vers 7 heures. Mais les troupes soviétiques n'ont pas reçu l'ordre de regagner leurs cantonnements et, à Moscou, paraît dans les colonnes de la Pravda, un article d'une violence inaccoutumée sur l'"antisoviétisme de la presse polonaise".

Samedi matin, 20 octobre, à 10 heures 30, le plenum reprend ses travaux suspendus. C'est à Zawadzki que revient la tâche de rendre compte des entretiens soviéto-polonais : "Les camarades soviétiques", déclare-t-il notamment, "ont donné comme motif de leur voyage (...) la profonde inquiétude du presidium du Comité Central du PCUS quant au développement de la situation en Pologne (...). Ils étaient particulièrement préoccupés de l'intensification de toutes formes de propagande anti- soviétique et de notre absence ou insuffisance de réaction à cette propagande (...). Les camarades se sont également intéressés à nos intentions quant à la composition de la nouvelle direction du Parti" (290). Ochab et Rokossowski sont interpellés sans ménagements sur les mouvements de troupes de la veille en direction de Varsovie : mais, avec l'accord de Gomulka, Ochab se contente de quelques explications vagues et peu satisfaisantes. Tout danger n'est, en effet, pas écarté et d'autres débats sont plus urgents. Celui du programme de Gomulka, par exemple, que celui-ci expose samedi à la tribune du plenum, dans un long discours, remarquable de maîtrise et de souffle, un discours qui, écrit Fejtö, "restera dans les annales du mouvement communiste international" (291). Fait exceptionnel, le discours est retransmis par la radio. Gomulka commence par un réquisitoire en règle contre la version polonaise du stalinisme qu'il rejette sans hésiter dans un "passé révolu". Ce système avait "envoyé des innocents à la mort" ; "d'autres, y compris des communistes, étaient emprisonnés, quoique non coupables, souvent pendant des années. Et nombreux sont ceux qui ont été soumis à des tortures bestiales" (292). Quant à l'économie, le stalinisme l'avait conduite à une faillite dissimulée par des statistiques mensongères : ruine de l'agriculture et de l'artisanat, baisse d'un niveau de vie déjà médiocre au cours des dernières années, industrialisation irrationnelle et planification inefficace. Sur les événements de Poznan, Gomulka balaie la thèse de l'intervention étrangère : "récemment la classe ouvrière a donné une sévère leçon à la direction du Parti et au gouvernement (...) les manifestants de Poznan criaient à voix haute : assez! nous ne pouvons continuer ainsi! (Ils) ne protestaient pas contre (...) le socialisme. Ils protestaient contre le mal qui s'était instillé dans notre système social (...) contre la dénaturation des principes fondamentaux du socialisme qui était leur idéal (...) la tentative malencontreuse (...) de présenter la douloureuse tragédie de Poznan comme l'oeuvre d'agents impérialistes et provocateurs était politiquement naïve" (293). Ces critiques déterminent en partie le projet politique de Gomulka. En économie, ses propositions s'écartent du modèle soviétique : il préconise l'abandon de la collectivisation forcée de l'agriculture au profit d'une socialisation sur une base exclusivement volontaire, une plus grande autonomie des entreprises, dotées d'une comptabilité économique et de "conseils ouvriers," une réforme du système des prix et du système fiscal, le recours aux stimulants matériels et l'encouragement de l'artisanat privé. Cette quasi-hérésie découle d'un postulat énoncé par Gomulka : l'essence du socialisme, dit-il, est l'"abolition de l'exploitation de l'homme par l'homme". Mais "les façons d'atteindre cet objectif peuvent être différentes" et sont déterminées par le "lieu et le moment" (294). Ce postulat emporte des conséquences pour les relations avec l'Union Soviétique : Gomulka réclame le droit pour chaque pays à la "totale indépendance" et à un "gouvernement souverain". "Cela devrait être ainsi", ajoute-t-il, "et je dirais même que cela commencera à être ainsi". Mais il circonscrit clairement les limites du modèle : "nous ne laisserons personne profiter du processus de démocratisation pour saper le socialisme". C'est au Parti et à lui seul qu'il revient de conduire ce processus. C'est lui, aussi, qui veillera à ce qu'il ne donne pas lieu à un état d'esprit antisoviétique.

Ce discours est suivi d'un débat qui s'apparente davantage à un règlement de comptes entre le "groupe de Natolin" et les "réformateurs" qu'à une discussion des thèses de Gomulka. Les premiers font valoir que l'exclusion de Rokossowski du Bureau Politique serait perçue comme un geste de défiance à l'égard de l'URSS, et attaquent durement Staszewski, un des principaux acteurs de ce qui entrera dans l'Histoire sous le nom d'"Octobre Polonais". Nowak tente à nouveau d'imputer aux Juifs tous les malheurs de la Pologne. Berman et Minc s'adressent au plenum par des lettres : ils se justifient du passé en rejetant sur une pression irrésistible des Soviétiques les erreurs qui leur sont reprochées. Ils ont fait de leur mieux pour sauvegarder l'essentiel. Du côté des partisans de Gomulka, on ne mâche pas ses mots : l'appareil du Parti de l'époque stalinienne était, déclare Spychalski, "quelque chose entre la caste et la mafia" (295).

Après le départ de la délégation soviétique, la tension est quelque peu retombée dans Varsovie, bien que le spectre de l'intervention continue de planer. Dans l'après- midi, un meeting de quelque 20 000 personnes est réuni à l'Ecole Polytechnique, haut lieu de l'agitation étudiante dans la capitale. Il s'agit, bien entendu, de soutenir la ligne "réformatrice". On y lit des extraits du discours prononcé par Gomulka peu avant, des textes de résolutions de soutien, d'encouragement, ou de revendication à l'adresse de Gomulka. Plusieurs hauts responsables du Parti y participent, voire prennent la parole, comme Jerzy Albrecht, un des secrétaires du Comité Central, Helena Jaworska, la présidente des "jeunesses socialistes" (ZMP) et l'inévitable Staszewski. Cette tentative de rechercher à l'extérieur un appui politique dans une lutte de tendances internes au Parti leur sera par la suite reprochée (296). Il n'est jusqu'aux partis "alliés" du PZPR, le ZSL et le SD qui ne soient jetés dans la bataille. Eux aussi ont tenu leur plenum, éliminé les dirigeants liés au stalinisme et, constants dans la servilité, exprimé leur "totale unité de vues" avec Gomulka (297). En revanche, à l'étranger, les réactions favorables se font attendre : seule la presse et la radio hongroises manifestent aussitôt leur sympathie, mais l'on apprend en fin de journée que Tito et Mao ont mis en garde Moscou contre une intervention en Pologne (298).

Dimanche 21 octobre, le soir, après avoir entendu une vingtaine d'orateurs, le plenum achève ses travaux en élisant sa nouvelle direction. Pour la première fois, les membres du Bureau Politique sont élus individuellement et au scrutin secret. Le vote est un triomphe pour Gomulka : aucun des membres du "groupe de Natolin" (Dworakowski, Jozwiak, Zenon Nowak, Mazur) n'est reconduit, tandis que Rokossowski ne recueille que 23 voix sur 75. Les deux derniers arrivés, Gierek et Roman Nowak, ne sont pas davantage réélus. Cyrankiewicz, Ochab, Rapacki, Zambrowski et Zawadzki, qui étaient membres du Bureau Politique, le demeurent et sont rejoints par Jedrychowski - auparavant suppléant - Gomulka et deux de ses proches partisans, Loga-Sowinski et Morawski. Ochab reste secrétaire du Comité Central, Gierek, Matwin et Albrecht le restent, Zambrowski le devient. Bien entendu, Gomulka est élu Premier Secrétaire du Comité Central. Dans la nuit de dimanche, le nouveau chef du Parti polonais reçoit un appel téléphonique de Khrouchtchev, qui lui présente ses voeux de succès. Dans la rue, à Varsovie et ailleurs, dans les innombrables réunions organisées dans le pays, on exulte : Gomulka, martyr devenu héros, a fait reculer les Russes. "Il semblait que la clarté aveuglante de la liberté", conclut Flora Lewis, "avait soudain déchiré les ténèbres" (299).

Certes, les gesticulations militaires des Soviétiques avaient d'abord pour objectif d'intimider les Polonais. Mais si les pourparlers avaient échoué, auraient-ils recouru à la force, malgré les conséquences d'une telle action sur le plan international? Ochab le tient pour certain (300) et les Soviétiques l'ont répété à plusieurs reprises et même démontré, a posteriori, en intervenant deux semaines plus tard à Budapest. La question est alors de savoir à partir de quel point Khrouchtchev pouvait considérer que les pourparlers avaient abouti. En effet, le départ de Rokossowski du Bureau Politique et de Pologne a été, toute au long des négociations, le principal point d'achoppement. Or Khrouchtchev a quitté Varsovie en acceptant ce départ, donc en faisant une importante concession, une pratique étrangère à la tradition soviétique. Une des raisons de ce revirement est que l'URSS a reçu de Pékin une très ferme mise en garde contre l'intervention en Pologne. Ochab pense que cette démarche a été déterminante dans l'attitude soviétique et les Chinois se plaisent à souligner leur rôle à cet égard. Mais l'unanimité populaire autour de Gomulka ostensiblement soulignée par la délégation polonaise, a indiscutablement impressionné Khrouchtchev, ainsi que la détermination affichée par Gomulka à s'exprimer à la radio. Il aurait pu déclencher une insurrection armée alors même que la délégation soviétique était encore à Varsovie. Par ailleurs, un partisan de Gomulka, le général Komar, était, en effet, à la tête du "Corps de Sécurité de l'Intérieur" (KBW) et personne ne pouvait garantir qu'en cas d'incident, l'armée polonaise continuerait d'obéir au maréchal Rokossowski. Enfin et surtout, Gomulka a donné à son interlocuteur des garanties suffisantes sur la position de la Pologne dans le camp socialiste et dans le Pacte de Varsovie. Homme de conviction, le nouveau Premier Secrétaire n'en est pas moins un réaliste. Ochab estime même que les Soviétiques "jouaient sur un deuxième piano" et qu'ils ont peut-être "mis en selle" Gomulka (301). Il est vrai que celui-ci avait des contacts suivis avec l'ambassade soviétique. Toute cette mise en scène n'aurait-elle eu pour autre objet que de légitimer le Parti, dans un réflexe nationaliste dont l'URSS n'aurait qu'en apparence fait les frais? Toujours est-il que le Parti polonais a fait l'économie d'une intervention armée de l'Union Soviétique. Il le doit en bonne partie à deux hommes, Ochab et Gomulka. Le premier, qui se défend d'avoir eu d'autre ambition que de servir le Parti, a su organiser et tempérer la transition entre le stalinisme et l'"homme providentiel". "Faute d'un Ochab", écrit François Fejtö, "la crise hongroise sombrera dans le sang" (302). Le second a eu la patience d'attendre son heure, sans provoquer une scission fatale dans le Parti, et l'intelligence politique de concilier la forte aspiration nationaliste du pays avec les intérêts de grande puissance de Moscou. "Dans l'esprit de beaucoup de Polonais", conclut Francis Fejtö, "la révolution ne faisait que commencer". Ce jugement est sans doute vrai pour les Polonais politiquement engagés, c'est-à-dire une fraction du Parti, une partie de l'intelligentsia, de la jeunesse et de la classe ouvrière. Mais tous les autres n'ont-ils pas davantage soutenu Gomulka contre les Soviétiques et contre le stalinisme

que sur son programme ?

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES DU CHAPITRE III

1. Z. BLAZYNSKI, Mowi..., op. cit. p. 24. 2. Ibid., p. 45.

3. S. ROZMARYN, op. cit. p. 72.

4. K. KERSTEN, Historia..., op. cit. p. 77. 5. Ibid., p. 71.

6. Ibid.

7. Ibid., p. 77.

8. T. TORANSKA, op. cit. p. 209.

9. S. ROZMARYN, op. cit. p. 254. 10. Ibid., p. 263.

11. Z. BLAZYNSKI, Mowi..., op. cit. p. 25.

12. T. TORANSKA, op. cit., p. 314. 13. Ibid., p. 204.

14. M. K. DZIEWANOWSKI, The communist..., op. cit. p. 230.

15. S. ROZMARYN, op. cit. p. 132.

16. K. KERSTEN, Historia..., op. cit. p. 74.

17. Ibid. p. 75.

18. S. ROZMARYN, op. cit. p. 89.

19. Z. BLAZYNSKI, Mowi..., op. cit. p. 195.

20. K. KERSTEN, Historia..., op. cit. p. 74.

21. Norman DAVIES, Histoire de la Pologne, Fayard, Paris, 1985, p. 25.

22. K. KERSTEN, Historia..., op. cit, p. 74.

23. Rzeczpospolita du 7 novembre 1949, cité par J. MALARA, L. REY, op. cit. p. 338. 24. Ibid., p. 199.

25. Ibid., p. 201.

26.W. JARUZELSKI, Les chaînes..., p. 125.

27. Z. BLAZYNSKI, Mowi..., op. cit. p. 23.

28. T. TORANSKA, op. cit. p. 40.

29. Z. BLAZYNSKI, Mowi..., op. cit. p; 69.

30. T. TORANSKA, op. cit. pp. 276-281.

31. Ibid., p. 29. 32. Ibid., p. 274.

33. Z. BLAZYNSKI, Mowi..., op. cit. p. 135.

34. N. BETHELL, op. cit. pp. 167-168.

35. K. KERSTEN, Historia..., op. cit. p. 80.

36. W. JARUZELSKI, Les chaînes...; op. cit. p. 126.

37. Z. BLAZYNSKI, Mowi..., op. cit. p. 82. .

38. T. TORANSKA, op. cit. pp. 336-37.

39. K. KERSTEN, Historia..., op. cit. p. 81 et Marek TARNIEWSKI, Porcja wolnosci, Instytut Literacki, Paris 1979, p. 15.

40. T. TORANSKA, op. cit.p. 39. 41. Ibid., p. 335.

42. Z. BLAZYNSKI, Mowi..., op. cit. p. 75.

43. T. TORANSKA, op. cit. p. 39. 44. Ibid., p. 123.

45. K. KERSTEN, Historia..., op. cit. p. 83.

46. Z. BLAZYNSKI, Mowi..., op. cit., p. 70.

47. Andrzej SZCZYPIORSKI, préface de Kazimierz MOCZARSKI, Entretiens avec le bourreau, Gallimard, Paris, 1979, p. 16.

48. Jozef SWIATLO, in Z. BLAZYNSKI, Mowi..., op. cit. pp. 215-220.

49.T. TORANSKA, op. cit., p. 338.

50. Trybuna Ludu du 28 juin 1950, cité par J. MALARA, L. REY, op. cit. p. 195.

51. T. TORANSKA, op. cit., p. 338.

52. Z. BLAZYNSKI, Mowi..., op. cit., pp. 49 et 209.

53. N. DAVIES, Histoire..., op. cit., p. 27.

54. J. MALARA, L. REY, op. cit., p. 246.

55. J. KURON, Wiara..., op. cit. p. 34. 56. Ibid., p. 197.

57. Ibid. p. 208.

58. Résolution du IIème Congrès, in Zwiazkowiec du 15 juin 1949, cité par J. MALARA, L. REY, op. cit., p. 209.

59.J. KURON, Wiara...,p. 31.

60. Ibid., p. 33.

61. K. KERSTEN, Historia..., op. cit. pp. 77-78 et J. MALARA, L. REY, op. cit., pp. 213-214. 62. Ibid., p. 218.

63. J. KURON, Wiara..., p. 41.

64. Discours d'E. Ochab en 1951, cité par J. MALARA, L. REY, op. cit. p. 359, note 9.

65. T. TORANSKA, op. cit. p. 315.

66. N. DAVIES, Histoire..., op. cit. p. 29.

67. T. TORANSKA, op. cit., p. 317.

68. J. MALARA, L. REY, op. cit. p. 259.

69. Ibid. et note 1, p. 358.

70. Discours prononcé par B. Bierut au IIIème Congrès de la Fédération de l'Enseignement, le 18 mars 1951, cité par J. MALARA, L. REY, op. cit. p. 259. .

71. J. KURON, Wiara...,op. cit. p. 59. 72. J. NOWAK, Wojna..., pp. 158-159.

73. voir J. NOWAK, Wojna..., op. cit.

74. Roman POLANSKI, Roman, op. cit., p. 99.

75. J. KURON, Wiara... op. cit. pp. 44-45.

76. K. KERSTEN, Historia..., op. cit. p. 94.

77. J. KURON, Wiara... op. cit. p. 33.

78. Ochab raconte son entrevue avec Staline et ses experts militaires in T. TORANSKA, op. cit. p. 37.

79. P. JAROSZEWICZ, op. cit. p. 117.

80. J. MALARA, L. REY, op. cit. p. 184.

81. H. MINC in Nowe Drogi de juillet-août 1950, cité par J. MALARA, L. REY, op. cit., p. 184.

82. Ibid., p. 276. et Edward GIEREK, Przerwana dekada, entretiens avec Janusz ROLICKI, Editions Polska Oficyna Wydawnicza BGW, Varsovie, 1980, p. 27.

83. W. KLATT, Industrial labor policy and living standards in the soviet orbit, Londres, 1957, cité par Paul BARTON, Misère et révolte de l'ouvrier polonais, Force ouvrière, Paris, 1971.

84. Pavel TIGRID, Révoltes ouvrières à l'Est, Editions Complexe, Bruxelles, 1981, p. 8.

85. J. MALARA, L. REY, op. cit. p. 272.

86. T. TORANSKA, op. cit. p. 304.

87. J. KURON, Wiara... op. cit. p. 52.

88. J. MALARA - L. REY, op. cit. p. 233.

89. T. TORANSKA, op. cit. p. 127.

90. M. K. DZIEWANOWSKI, The communist..., op. cit. p. 233.

91. H. ROLLET, op. cit. p. 458.

92. M. K. DZIEWANOWSKI, The communist..., op. cit. p. 234.

93. T. TORANSKA, op. cit. p. 190.

94. J. TEPICHT, op. cit., p. 190.

95. Résolution du plenum du Comité Central du PZPR du 2 septembre 1948, in Dokumenty programowe, op. cit. pp. 438 et 440.

96. J. TRZNADEL, op. cit. p. 260.

97. T. TORANSKA, op. cit., p. 118.

98. K. KERSTEN, Historia..., op. cit. p. 89.

99. J. MALARA - L. REY, op. cit. p. 238.

100. Z. BLAZYNSKI, Mowi..., op. cit. pp. 198 et sqq.

101. J. TRZNADEL, op. cit. p. 43.

102. T. TORANSKA, op. cit. p. 119.

103. Z. BLAZYNSKI, Mowi..., op. cit. p. 199.

104. T. TORANSKA, op. cit. p. 118.

105. J. MALARA - L. REY, op. cit. p. 240.

106. F. FEJTÖ, Histoire..., op. cit. p. 343 (t. I).

107. Wojciech WLODARCZYK, Socrealizm, sztuka polska w latach 1950-1954, Editions Libella, Paris, 1986, p. 127.

108. T. TORANSKA, op. cit. p. 119.

109. J. TRZNADEL, op. cit. p. 181.

110. Ibid., p. 185.

111. Ibid., p. 58.

112. Ibid., p. 55.

113. Ibid., p. 179.

114. Ibid., p. 184.

115. Cz. MILOSZ, La pensée..., op. cit. p. 15.

116. Ibid., p. 221.

117. K. KERSTEN, Historia..., op. cit. p. 90.

118. Ibid., p. 91.

119. R. POLANSKI, op. cit. p. 115.

120. K. KERSTEN, Historia..., op. cit. p. 91.

121. J. TRZNADEL, op. cit. p. 184.

122. Archives du Ministère des Affaires Etrangères, Paris, dossier URSS-Pologne (1949-1955).

123. Télégramme du 17 avril 1951 du consul de France à Gdansk, Archives du Ministère des Affaires Etrangères, dossier URSS-Pologne (1949-1955).

124. Hansjakob STEHLE, The independant satellite; society and politics in Poland since 1945, Pall Mall Press, Londres,1965, pp. 220-221.

125. Alexandra KWIATKOWSKA-VIATTEAU, Katyn..., op. cit. p. 99.

126. G. CASTELLAN, op. cit. p. 219.

127. T. TORANSKA, op. cit. p. 345.

128. J. MALARA - L. REY, op. cit. p. 25.

129. Dokumenty..., op. cit. p. 625.

130. K. KERSTEN, Historia..., op. cit. p. 85.

131. Z. BLAZYNSKI, Mowi..., op. cit. p. 173.

132. G. CASTELLAN, op. cit. p. 222.

133. T. WYRWA, op. cit. p. 75.

134. Stefan WYSZYNSKI, Zapiski wiezienne, Editions Przedruk, Paris, 1982, p. 3.

135. Dépêche du 21 avril 1950 de l'ambassadeur de France près le Saint-Siège, cité par T. WYRWA in art. cit. p. 74.

136. M. K. DZIEWANOWSKI, The communist..., op. cit. p. 246.

137. G. CASTELLAN, op. cit. p. 224.

138. Dépêche du 5 avril 1951 de l'ambassadeur de France près le St-Siège, cité par T. WYRWA in art. cit., p. 77.

139. Ibid., p. 83.

140. H. ROLLET, op. cit. p. 461.

141. Z. BLAZYNSKI, Mowi..., op. cit. p. 185.

142. T. TORANSKA, op. cit., p. 345.

143. J. NOWAK, Wojna..., op. cit. p. 193.

144. G. CASTELLAN, op. cit. p. 227.

145. Ibid., p. 228.

146. Jerzy TUROWICZ, Le rôle de la presse catholique en Pologne, Les quatre fleuves (cahier n° 13), Editions Beauchêne, Paris.

147. Z. BLAZYNSKI, Mowi..., op. cit. p. 185, et T. TORANSKA, op. cit. p. 344.

148. S. WYSZYNSKI, op. cit. p. 1.

149. Edward OCHAB, Kto przeszkadza w normalizacji stosunkow miedzy Kosciolem i Panstwem ? in Trybuna Ludu du 26 septembre 1953.

150. T. TORANSKA, op. cit. p. 344.

151. J. NOWAK, Wojna..., op. cit. p. 200.

152. Toujours d'après les révélations de J. Swiatlo, in Z. BLAZYNSKI, Mowi..., op. cit. p. 197.

153. J. NOWAK, Wojna..., op. cit. p. 197.

154. Patrick MICHEL, L'Eglise de la Pologne et l'avenir de la nation, Le Centurion, Paris, 1981, p. 113, et G. CASTELLAN, op. cit. p. 230.

155. M. K. DZIEWANOWSKI, The communist... op. cit. p. 241.

156. T. TORANSKA, op. cit. pp. 40-42.

157. P. JAROSZEWICZ, op. cit. p. 133.

158. Ibid.

159. J. NOWAK, Wojna..., op. cit. pp. 152-171.

160. Restée secrète, l'existence de cette réunion est connue par le rapport qu'en a fait Seweryn Bialer, un proche collaborateur de Berman, après sa défection, en janvier 1986. Cf. Seweryn BIALER, Wybralem prawde, 1956, cité par J. NOWAK, Wojna..., op. cit. p. 148.

161. Jerzy PUTRAMENT, Pol wieku literaci, cité par M. TARNIEWSKI in Porcja..., op. cit. p. 25.

162. Discours d'E. Ochab au 8ème plenum du C.C. du PZPR, le 21 octobre 1956, cité par M. TARNIEWSKI,

Porcja..., op. cit. p. 24.

163. Wladyslaw GORA, Z dziejow Polski ludowej, 1950-1954, Stoleczny Osrodek Propagandy Partyjnej, avril 1967, cité par M. TARNIEWSKI, Porcja..., op. cit. p. 25.

164. J. NOWAK, Wojna..., op. cit. p. 149.

165. Nowe Drogi, déc. 1954, cité par M. TARNIEWSKI, Porcja..., op. cit. p. 26.

166. T. TORANSKA, op. cit. p; 123.

167. M. TARNIEWSKI, Porcja..., op. cit. pp. 28-29.

168. J. KURON, Wiara... op. cit. p. 82.

169. M. K. DZIEWANOWSKI, The communist..., op. cit. p; 254.

170. J. NOWAK, Wojna..., op. cit. p. 225.

171. M. TARNIEWSKI, Porcja..., op. cit. p. 32.

172. M. K. DZIEWANOWSKI, The communist..., op. cit. p. 257.

173. T. TORANSKA, op. cit. p. 136.

174. Ibid., p. 351.

175. Ibid.

176. Erwin WEIT, Dans l'ombre de Gomulka, R. Laffont, Paris, 1971, p. 37. Cette thèse est confirmée par J. NOWAK, qui cite une source fiable, selon laquelle Bierut se serait suicidé le 12 mars, après qu'un éditorial de Trybuna Ludu, le 10 mars, l'eut, sans le nommer, durement attaqué. Cf. J. NOWAK, Wojna..., op. cit. p. 228.

177. T. TORANSKA, op. cit. p. 141.

178. Ibid. p. 139.

179. F. LEWIS, op. cit. pp. 102-107.

180. T. TORANSKA, op. cit. pp. 180 et sqq.

181. Ibid. pp. 142 et sqq. .

182. J. NOWAK, Wojna..., op. cit. p. 246.

183. F. LEWIS, op. cit. p. 85.

184. Intervention d'Antoni Slonimski devant le conseil de la culture et de l'art, 24-25 mars 1956, cité par V. L. BENES et N. J. G. POUNDS, Poland, Benn, Londres, p. 297. .

185. Traduction de l'auteur, d'après F. LEWIS, op. cit. pp. 75-76.

186. K. KERSTEN, Historia..., op. cit. p. 104.

187. J. TRZNADEL, op. cit. p. 115.

188. M. TARNIEWSKI, Porcja..., op. cit. p. 36.

189. cf. A. MICHNIK, L'Eglise...,op. cit.

190. M. TARNIEWSKI, Porcja..., op. cit. p. 47.

191. J. NOWAK, Wojna..., op. cit. p. 222.

192. St. WYSZYNSKI, op. cit. p. 42.

193. J. KURON, Wiara...op. cit. p. 80.

194. A. MICHNIK, L'Eglise..., op. cit. p. 173.

195. P. MICHEL, L'Eglise..., op. cit. p. 112.

196. M. TARNIEWSKI, Porcja..., op. cit. p. 43.

197. Ibid.

198. Dépêche du 12 mars 1953, dossier "URSS-Pologne" (1949-55), Ministère des Affaires Etrangères, Paris.

199. Ibid.

200. Dépêche du 15 octobre 1954 de l'ambassadeur de France en Pologne, dossier "politique étrangère" (1949- 1955), Ministère des Affaires Etrangères, Paris.

201. T. TORANSKA, op. cit. p. 46.

202. F. LEWIS, op. cit. p. 108.

203. N. BETHELL, op. cit. pp. 197-198.

204. T. TORANSKA, op. cit. p. 145.

205. Ibid., p. 48.

206. M. TARNIEWSKI, Porcja..., op. cit. p. 44.

207. D'après Ochab, la libération de Spychalski se serait heurtée, au sein du bureau politique, à l'opposition active et à des manoeuvres dilatoires de la part du maréchal Rokossowski et de F. Jozwiak-Witold, in T. TORANSKA, op. cit. p. 45.

208. M. TARNIEWSKI, Porcja..., op. cit. p. 44.

209. T. TORANSKA, op. cit. p. 352.

210. M. TARNIEWSKI, Porcja..., op. cit. p. 46.

211. F. LEWIS, op. cit. p. 119.

212. F. FEJTÖ, Histoire..., op. cit. p. 86 (t. II).

213. D'après le rapport présenté le 13 octobre 1956 à la commission pour les affaires judiciaires du Sejm par le ministre de la justice, Mme Wasilkowska, in M. TARNIEWSKI, Porcja..., op. cit. p. 46.

214. T. TORANSKA, op. cit. p. 146.

215. W. GORA, Polska..., op. cit. p. 378.

216. T. TORANSKA, op. cit. p. 49. 217. Ibid., pp. 49-50.

218. F. LEWIS, op. cit. pp. 146-147.

219. Propos d'un mineur de Silésie à un journaliste américain, in New York Times du 15 juillet 1956, cité par M.

K. DZIEWANOWSKI, The communist..., op. cit. p. 270.

220. T. TORANSKA, op. cit., p. 48.

221. F. LEWIS, op. cit. p. 148.

222. T. TORANSKA, op. cit. p. 49.

223. Ibid., p. 51.

224. J. NOWAK, Wojna..., op. cit. p. 234.

225. D'après un témoin, W. Kaczmarek, cité par J. NOWAK, Wojna..., op. cit. p. 236.

226. E. GIEREK, Przerwana..., op. cit. p. 35.

227. Romuald SPASOWSKI, J'ai conquis ma liberté, Paris, 1987, p. 140.

228. J. NOWAK, Wojna..., op. cit. p. 234.

229. Témoignage du correspondant de la Frankfurter Allgemeine Zeitung, rapporté par Ph. BEN, in Le Monde

des 1er-2 juillet 1956.

230. T. TORANSKA, op. cit. p. 51.

231. Ph. BEN, Le Monde des 1er-2 juillet 1956.

232. M. TARNIEWSKI, Porcja..., op. cit. pp. 49-50.

233. Ibid.

234. Ibid.

235. F. LEWIS, op. cit. pp. 145 et 150.

236. Le Monde du 3 juillet 1956.

237. F. LEWIS, op. cit. p. 165.

238. Ph. BEN, Le Monde du 6 juillet 1956.

239. T. TORANSKA, op. cit. p. 54.

240. F. LEWIS, op. cit. p. 171 et T. TORANSKA, op. cit. pp. 54-55.

241. J. NOWAK, Wojna..., op. cit. p. 239.

242. T. TORANSKA, op. cit. p. 55.

243. M. K. DZIEWANOWSKI, The communist..., op. cit. p. 268.

244. Ph. BEN, Le Monde du 21 juillet 1956.

245. F. LEWIS, op. cit. p. 168.

246. M. TARNIEWSKI, Porcja..., op. cit. p. 55.

247. F. LEWIS, op. cit. p. 169 et M. TARNIEWSKI, Porcja..., op. cit. p. 56.

248. Ibid.

249. M. WIEWIORKA, op. cit. pp. 127-128.

250. F. LEWIS, op. cit. p. 168.

251. Ibid., p. 173.

252. M. TARNIEWSKI, Porcja..., op. cit. p. 59.

253. F. FEJTÖ, Histoire..., op. cit. p. 100 (t. II).

254. T. TORANSKA, op. cit. pp. 56 et 58.

255. Ph. BEN, Le Monde du 4 octobre 1956.

256. F. LEWIS, op. cit. p. 177.

257. M. TARNIEWSKI, Porcja..., op. cit. p. 94.

258. F. LEWIS, op. cit. p. 109.

259. T. TORANSKA, op. cit. p. 60.

260. F. FEJTÖ, Histoire..., op. cit. p. 95 (t. II).

261. F. LEWIS, op. cit. p. 177.

262. P. BARTON, op. cit. p. 15.

263. F. LEWIS, op. cit. p. 161.

264. M. K. DZIEWANOWSKI, The communist..., op. cit. p. 270.

265. J. KURON, Wiara..., op. cit. p. 99 .

266. V. L. BENES, N. J. G. E. POUNDS, op. cit. p. 301.

267. T. TORANSKA, op. cit. p. 59.

268. F. LEWIS, op. cit. p. 182.

269. T. TORANSKA, op. cit. p. 138.

270. Ph. BEN, Le Monde du 10 juillet 1956.

271. J. NOWAK, Wojna..., op. cit. p. 246.

272. M. TARNIEWSKI, Porcja..., op. cit. pp. 61-62.

273. Gomulka i inni; dokumenty z archiwum KC 1948-1982, commentaires de Jakub ANDREJEWSKI, Editions Aneks, Londres, 1987, p. 89. .

274. T. TORANSKA, op. cit. p. 63. 275. Ibid., pp. 61-62 et 248.

276. T. TORANSKA, op. cit. pp. 147-148.

277. Ibid., p. 61.

278. J. NOWAK, Wojna..., op. cit. p. 248.

279. T. TORANSKA, op. cit. p. 147.

280. J. KURON, Wiara..., op. cit. p. 110.

281. Ibid. p. 63, J. NOWAK, Wojna..., op. cit. p. 249 et F. LEWIS, op. cit. pp. 209 et sqq.

282. M. TARNIEWSKI, Porcja..., op. cit. p. 63.

283. J. NOWAK, Wojna..., op. cit. p. 255.

283. T. TORANSKA, op. cit. p. 147.

285. Nowe Drogi, octobre 1956, pp. 16 et sqq.

286. J. NOWAK, Wojna..., op. cit. p. 250.

287. Jerzy MOND, Szesc lat temu, Kultura, Paris, 1963, p.16, cité par N. BETHELL, op. cit. p. 210.

288. T. TORANSKA, op. cit. p. 64.

289. F. LEWIS, op. cit. p. 217.

290. M. TARNIEWSKI, Porcja..., op. cit. p. 64.

291. F. FEJTÖ, Histoire..., op. cit. p. 111 (t. II).

292. M. K. DZIEWANOWSKI, The communist..., op. cit. p. 276.

293. W. GORA, Polska..., op. cit. p. 377, et N. BETHELL, op. cit. p. 214.

294. M. K. DZIEWANOWSKI, The communist..., op. cit. p. 277.

295. Ibid., p. 278.

296. M. TARNIEWSKI, Porcja..., op. cit. p. 67.

297. Ibid., p. 67.

298. J. NOWAK, Wojna..., op. cit. p. 251.

299. F. LEWIS, op. cit. p. 224.

300. T. TORANSKA, op. cit. p. 65.

301. Ibid.

302. F. FEJTÖ, Histoire..., op. cit. p. 77 (t. II).