L'Europe et la puissance

L'Europe et la puissance

L'Europe peut-elle devenir une grande puissance ?

Collection Penser l'Europe, CulturesFrance, Centre d'Analyse et de Prévision, Paris, 2008

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L’EUROPE ET LA PUISSANCE

Pierre Buhler1

Rapprocher deux notions aussi chargées de sens que l’Europe et la puissance ouvre une multitude d’avenues, qui mènent vers les profondeurs de l’histoire du Vieux Continent, ordonnent les débats et les controverses d’aujourd'hui, se disputent les directions à imprimer à la construction européenne. Le concept d’Europe-puissance, unique voie de salut pour les uns, impasse pour les autres, endure les pires avanies depuis des décennies pour, à chaque fois, retrouver sa vigueur. Pour éclairer cette relation ambivalente avec la puissance, il faut se rappeler que l’Europe a non seulement été le terrain de ses déchaînements les plus barbares, mais qu’elle en a inventé les formes modernes : par sa concentration dans les mains de l’Etat, par son avance technologique et sa supériorité militaire, par sa projection dans le reste du monde, par l’organisation efficace de la production de biens et services, par les idéologies dont elle a été le creuset... Les champs de ruines de 1945, les charniers et les fours crématoires ne font pas moins partie de cette histoire, façonnant aujourd'hui le rapport des Européens, les citoyens comme les nations, à la puissance.

Des générations de jeunes Européens ont étudié la voie choisie par les pères fondateurs de l’Europe, les Schuman, les Monnet, les Adenauer, pour préserver le continent de la malédiction de la puissance, alors évidente dans toute son horreur. « L’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes, créant d’abord une solidarité de fait ». En prononçant, le 9 mai 1950, ces phrases entrées dans l’histoire, Robert Schuman avait énoncé une méthode empreinte de réalisme et de modestie. En offrant de placer sous une autorité supranationale la gestion des deux matières premières de base de l’industrie d’armement, le charbon et l’acier, elle esquissait un dépassement de la puissance militaire, et des fléaux qui lui étaient, au lendemain de la guerre, associés. L’échec, quatre ans plus tard, de cette même méthode, appliquée à l’intégration des forces armées européennes, avait préludé à un autre développement fondateur de l’Europe : la remilitarisation de l’Allemagne de l’Ouest non pas dans le cadre de la Communauté Européenne de Défense, mais dans le giron atlantique, derrière le leadership des Etats-Unis, seuls à même de garantir la sécurité de l’Europe face à l’Union Soviétique.

C’est donc dans la réhabilitation de la souveraineté allemande et les garde-fous mis en place contre une résurgence toujours possible de la puissance allemande - avec l’assentiment, du reste, des dirigeants allemands, eux-mêmes effrayés par une telle perspective - qu’il faut chercher les mobiles premiers de la construction européenne. La double intégration, européenne et atlantique, qui en a résulté a débouché sur deux logiques animées chacune d’une tension constante entre les exigences de la discipline au nom d’un intérêt supérieur et les réticences des Etats-nations à accepter ces disciplines ou leurs velléités de poursuivre des politiques autonomes. Ces deux logiques, ces deux sphères d’intégration ont, par leurs oscillations et leurs interférences, formé la matrice de l’Europe, écrivant les grands chapitres de son histoire contemporaine. Et leurs constantes déterminent toujours les équilibres politiques du continent.






1 Professeur associé à Sciences Po. Le présent article, paru dans « l’Europe et la puissance », Penser l’Europe, CulturesFrance, Paris, 2008, est une version mise à jour d’un article paru, sous le même titre, dans l’Annuaire Français de Relations Internationales, Vol. VII, 2006.


Le troisième épisode fondateur du statut de la puissance en Europe procède de sa projection hors du continent : le fiasco diplomatique de l’expédition franco-britannique à Suez de novembre 1956 a révélé brutalement aux deux puissances coloniales, que leur statut de membre permanent du Conseil de Sécurité n’a nullement protégées, un affaiblissement de leur poids et de leur influence, un rétrécissement majeur de leur marge de manœuvre face aux deux Grands. Londres et Paris ont tiré de leur échec des conclusions opposées. La Grande- Bretagne a choisi de naviguer au plus près de la puissance américaine, en s’efforçant de tirer le meilleur parti, pour préserver ses intérêts nationaux et son influence, d’une « relation spéciale » que reprendront à leur compte tous les premiers ministres successifs. La France, au contraire, a réagi en affirmant son autonomie politique par rapport aux Etats-Unis.

L’« heure de l’Europe » ?

Ce n’est cependant véritablement qu’avec la chute du Mur de Berlin et la fin de la Guerre Froide que la question de la puissance sera remise sur la table. Non pas celle de l’Europe politique, mais celle de la redistribution de la puissance en Europe, dont les incertitudes réveillent les vieux démons, ravivant les inquiétudes autour de la « question allemande ». Et c’est à nouveau aux deux principes d’organisation de l’ordre européen qu’il est fait appel pour absorber le « choc » de la réunification allemande : l’Alliance atlantique, dans laquelle l’Allemagne réunifiée reste, avec l’accord de l’URSS, intégrée, et la construction européenne, qui, à l’initiative du chancelier Kohl et du président Mitterrand, se voit insuffler une nouvelle ambition. Signé en 1991, le traité de Maastricht, qui l’incarne, représente, dans l’aventure européenne, le saut le plus significatif en direction de l’union politique, voire de la forme étatique classique : institution d’une citoyenneté européenne, décision de créer une monnaie unique, institution d’une politique étrangère et de sécurité qui, à défaut d’être unique, sera commune (PESC), inclusion dans le périmètre européen de matières jusque-là internes, comme la justice et les affaires intérieures. Autant par les gestes symboliques que par les avancées réelles, ce traité présente toutes les apparences d’un changement de nature de l’ensemble européen, ce qui explique un accouchement difficile, avec des procédures qui manquent de tourner au fiasco dans différents pays, dont la France.

« Voici venue l’heure de l’Europe », déclarait en cette même année 1991 Jacques Poos, le Président luxembourgeois du Conseil européen. Cette bravade avait été accueillie avec faveur par une Amérique à peine sortie de sa première épreuve de maintien de l’ordre mondial d’après-Guerre Froide - la première guerre du Golfe - une Amérique trop heureuse de déléguer à ses alliés européens le traitement d’un conflit subalterne comme celui qui couvait en Yougoslavie. Par une ironie du sort, à peine l’encre de Maastricht est-elle sèche que l’embryonnaire politique étrangère commune reçoit là un baptême du feu qui la sollicite bien au-delà de sa capacité de résistance, en un enchaînement funeste où l’Europe, entraînée de Charybde en Scylla, étalera de bout en bout son impuissance.

A nouveau, les rapports de puissance apparaissent dans toute leur nudité : c’est aux Etats- Unis, restés à l’écart pour des raisons de politique intérieure et parce qu’ils ne jugent pas leurs intérêts stratégiques sérieusement menacés, que les Européens, englués, vont, en invoquant le risque de fracture transatlantique, demander de s’impliquer dans la résolution du conflit en Bosnie. C’est ce qu’ils feront, avec les instruments, les méthodes et les réflexes de la puissance : d’abord en orchestrant un renversement du rapport des forces sur le terrain, ensuite en prenant en mains la conduite de la négociation. Jouant de tout son poids, l’Amérique obtient en quelques semaines un arrangement, baroque, certes, mais parfaitement adapté à son ambition, celle de mettre fin aux hostilités. Quant aux Européens et aux Russes,


leur association aux négociations de paix de Dayton dissimule mal le différentiel de puissance et la fonction de figuration dans laquelle ils sont confinés. Dans une autre partition jouée quelques années plus tard par les mêmes acteurs moins la Russie, la campagne aérienne de l’OTAN contre la Serbie, un différentiel similaire se manifestera à nouveau entre Européens et Américains, non seulement dans les capacités opérationnelles, mais même dans le choix du niveau de violence guerrière à déployer pour atteindre un résultat politique donné.

Brique par brique, l’Europe politique

Tirant les leçons de leur échec en Yougoslavie, les Européens remettent sans cesse leur ouvrage sur le métier. Au fil des révisions du Traité d’Union Européenne, des sessions du Conseil européen et des sommets bilatéraux se constitue peu à peu la « boîte à outils » de l’Europe politique : création d’un échelon de visibilité de la PESC, avec le poste de « Haut- Représentant pour la PESC », légitimation d’une « Politique Européenne de Sécurité et de Défense » (PESD), mise sur pied d’une force de réaction rapide de 60 000 hommes, mise en place de structures de gestion des crises, intégration européenne de l’industrie d’armement... Ces avancées sont négociées pied à pied, au gré des oscillations politiques, arrachées dans les sommets puis érodées, au stade de la mise en œuvre, par les appareils diplomatiques et surtout militaires, de culture atlantiste pour la plupart, réservés vis-à-vis de toute construction européenne de défense significative en dehors du cadre atlantique. Invoquant sans retenue la nécessité d’éviter les redondances, le besoin légitime de transparence et de concertation entre structures atlantique et européenne, ils savent y faire pour rogner les ailes de tout dispositif alternatif capable d’opérer de façon autonome.

Dans le camp opposé, les partisans d’une défense européenne font valoir qu’on ne peut tout à la fois déplorer que l’Europe ne dispose pas des outils d’analyse, de décision et de mise en œuvre d’actions dans le domaine de la sécurité et de la défense et freiner ses efforts pour s’en doter. On reconnaît là la position constante de la France, toujours en pointe dans la revendication d’un rééquilibrage des rôles et responsabilités - et, en dernière analyse, de la distribution de la puissance - entre l’Amérique et l’Europe. Alors que l’alternative proposée à cet égard par de Gaulle aux Européens n’était guère crédible dans le contexte de la division est-ouest, les tentatives ultérieures, pourtant plus réalistes, n’ont pas été davantage couronnées de succès : réactivation de l’Union Européenne Occidentale (UEO), formation d’un « pilier européen de l’OTAN », création d’une « identité européenne de sécurité et de défense », et même proposition de retour conditionnel de la France dans les organes intégrés d’une OTAN rééquilibrée en faveur des Européens. Pesanteurs, « chasses gardées » bureaucratiques, défense d’intérêts corporatistes... Toutes les explications ont été avancées, mais elles dissimulent mal une évidence : la puissance ne se partage pas, la puissance ne se divise pas. Une évidence qui vient nourrir, ne fût-ce que sur le mode subliminal, les arguments de ceux qui croient l’Europe capable d’agréger de la puissance, d’en acquérir pas à pas, sur le papier d’abord, puis dans la réalité, les outils, la culture, l’expérience pour former un des pôles de cette « multipolarité » que la France, par exemple, appelle de ses vœux.

Cette vision est au cœur - et parfois même enfouie sous la surface - des débats constants sur le sens et la finalité de la construction européenne. Et si la France en est l’avocat le plus fervent, elle n’est pas la seule. Le raisonnement ne manque ni d’attrait ni de force : l’addition des potentiels militaire, politique, économique, démographique des Etats de l’Union Européenne confère à celle-ci un poids et une influence supérieurs à la somme de ses parties. D’abord dans son aire de proximité géographique, vis-à-vis des Etats susceptibles de rejoindre l’Union, qui s’empressent d’ajuster leurs conduites pour se conformer à ses normes avant


d’accroître ensuite, par l’adhésion, ce poids. L’Europe Centrale et Orientale a emprunté avec succès cette voie. Vis-à-vis du reste du monde, outre le prestige d’une expérience réussie, l’UE peut s’appuyer sur une palette d’outils patiemment élaborée : une batterie d’accords avec des Etats, des plus modestes aux plus puissants, ou avec des organisations régionales, des rencontres au sommet, une action multiforme d’aide au développement, un savoir-faire d’aide à la reconstruction étatique, des actions communes, décidées à l’issue d’un processus intensif de négociation couvrant un nombre croissant de sujets - généralement à faible potentiel contentieux et largement consensuels. Enfin, l’Union est désormais capable de conduire seule, de bout en bout, des opérations militaires complexes, comme au Congo, avec l’opération Artémis en juin 2003, ou en Bosnie, avec l’opération Althea, lancée en décembre 2004, largement perçues comme produisant du bien public.

Certes, le chemin est parsemé d’embûches, comme les votes français et néerlandais aux referendums du printemps 2005 sont venus le rappeler. Mais l’Europe n’a-t-elle pas connu d’autres revers, à chaque fois surmontés ? Une fois ces chocs absorbés, la dynamique inexorable qui porte vers l’« Europe-puissance » ne reprendra-t-elle pas ses droits ? Rien n’est moins sûr. Au fur et à mesure des progrès de son intégration politique, l’Europe rencontre dans sa nature même, dans sa « fabrique », dans son architecture les limites de son accession à la puissance étatique.

L’« égalisateur de puissance »

Ces limites procèdent d’abord de ses équilibres internes. Telle qu’elle a émergé de la Guerre Mondiale, telle qu’elle n’a cessé de se développer au fil des élargissements successifs, de la réunification de l’Allemagne, de l’implosion du bloc soviétique, l’Europe n’est nullement un champ vierge, mais un espace déjà strié, encombré, même, par la puissance. Un espace où cohabitent des Etats dont l’expérience historique - et notamment leur position à l’issue de la Deuxième Guerre Mondiale - la culture politique, le poids démographique ou économique ou simplement l’intérêt national définissent une distribution proprement européenne de la puissance : deux puissances nucléaires, membres permanents du Conseil de Sécurité, plusieurs puissances économiques membres du G-7, des alliés membres de l’OTAN, d’anciens « neutres » soupçonneux vis-à-vis de la puissance, des atlantistes convaincus, des petits Etats sans ambition particulière de peser sur la scène internationale et des nations marquées par des décennies d’asservissement au joug soviétique, qui surveillent du coin de l’œil les faits et gestes de la Russie.

Mais une vision trop étroitement géographique pourrait faire facilement oublier la puissance européenne qu’est l’Amérique : européens, les Etats-Unis le sont non seulement par l’histoire de la Guerre Froide, où leur présence militaire a formé le socle de la sécurité du continent, mais aussi par les équilibres contemporains d’une sécurité qui se définit en termes de moins en moins régionaux, de plus en plus mondiaux. Il a fallu l’intervention de l’Amérique pour éteindre l’incendie yougoslave et nombre d’Etats de l’OTAN élargie voient dans celle-ci la meilleure garantie contre une déstabilisation par la Russie. Enfin, les Etats- Unis ont démontré en 1991 qu’ils étaient la seule puissance à même d’assurer la sécurité des approvisionnements pétroliers, dont les Européens bénéficient au premier chef, et restent les gardiens ultimes d’un ordre mondial qui sert également les intérêts européens.

L’ambiguïté constructive qui est la marque distinctive du projet européen a permis pendant des décennies de progresser sans altérer ces équilibres politiques, non pas en les ignorant, mais en louvoyant entre eux et en évitant de les prendre de front. Des velléités se sont certes


régulièrement manifestées, générant à chaque fois résistances et luttes d’influence. On se souvient de l’épreuve de force qui, au Conseil européen de Nice, en décembre 2000, a opposé la France à l’Allemagne sur une nouvelle répartition, qui rompait avec la tradition de la parité franco-allemande, des droits de vote en cas de vote à la majorité qualifiée et du nombre de sièges au Parlement Européen. Mais lorsque la France et l’Allemagne se concertent - et elles le font souvent - avant de prendre telle ou telle initiative ou position appelée à peser dans l’espace politique européen, les sourcils se froncent, les soupçons enflent et les contre-feux se préparent chez les autres Européens, réfractaires à tout ce qui pourrait ressembler à un

« directoire » franco-allemand ou à un « directoire » des Grands Etats européens, à tout ce qui est perçu comme une atteinte à l’égalité souveraine de la délibération - même lorsque celle-ci est stérile.

Et lorsqu’il y a interférence ou conflit entre un intérêt « européen » et intérêt « atlantique », nombre d’Etats sont enclins à arbitrer en faveur du second, d’autant plus naturellement que le différentiel de puissance est si écrasant qu’il n’y a pas directoire, mais leadership, que les procédures de décision à l’OTAN prennent soin de ménager les apparences de l’égalité souveraine, que le contrôle quasi-total de l’Alliance par une autorité politique unique apparaît comme une garantie de fiabilité et de sécurité. Pour nombre d’Européens, l’Amérique est un

« égalisateur de puissance », qui renvoie les Européens, dans leur ensemble, dans une catégorie distincte, beaucoup plus indifférenciée qu’elle ne le serait dans une Europe authentiquement indépendante2. Pour le Royaume Uni, la « relation spéciale » avec les Etats- Unis, cultivée avec soin par tous les premiers ministres, confère à celui-ci, avec le statut d’influence qui lui est associé ainsi que la coopération poussée dans le domaine du renseignement, un rôle-charnière de multiplicateur de puissance qui explique bien les réticences britanniques vis-à-vis de toute affirmation d’une identité politique européenne. L’Allemagne, enfin, a toujours veillé à ne pas se laisser acculer à devoir choisir entre ses relations privilégiées avec la France et les Etats-Unis, et il aura fallu une configuration interne de vive hostilité à la guerre annoncée contre l’Irak dans un contexte de campagne électorale en 2002 pour que le gouvernement du chancelier Schröder se départisse de ce précepte.

Cette relation quasi-organique avec les Etats-Unis ne saurait cependant s’expliquer par de seules considérations d’équilibre interne entre Européens. Car toute affirmation substantielle de l’Europe sur le plan politique ne peut évidemment manquer d’affecter la distribution de la puissance entre l’ensemble européen et le protecteur américain - et donc la relation transatlantique. L’histoire de celle-ci est jalonnée de cas de figure où les Européens ont été remis à leur place, où leurs velléités, même limitées, d’indépendance stratégique, militaire ou politique ont été tuées dans l’œuf. Les Européens se sont certes unis à maintes reprises dans des frondes contre telle ou telle politique américaine qui piétinait trop ostensiblement leurs intérêts - le gazoduc sibérien dans les années 80, les lois à portée extra-territoriale d’Amato- Kennedy et Helms-Burton3 dans les années 90, les pressions pour obtenir des accords bilatéraux d’immunité contre la juridiction de la Cour Pénale Internationale en 2002-2003 - mais c’étaient là, à chaque fois, des questions secondaires qui ne risquaient en aucune manière






2 Cf. notamment Nicole Gnesotto, La puissance et l’Europe, Presses de Sciences Po, Paris, 1998.

3 La loi Helms-Burton édictait des pénalités contre des entreprises non américaines “ coupables ” d’utiliser des biens nationalisés par le gouvernement cubain après 1959. La loi d’Amato-Kennedy visait à sanctionner les

entreprises, également non américaines, entretenant des relations commerciales d’une certaine intensité avec l’Iran ou la Libye, en particulier en matière d’investissement pétrolier. D’initiative législative, ces lois avaient été promulguées en 1996 par le Président Clinton. Tous les Etats visés par ces lois, les Européens, les Canadiens, les Latino-Américains notamment, avaient aussitôt protesté avec véhémence contre des mesures illégales et l’UE avait adopté des contre-mesures. Parfaitement consciente de cette illégalité, l’Administration Clinton avait négocié avec le Congrès les dérogations nécessaires pour éviter que les deux lois soient mises en œuvre.


de mettre en péril le lien transatlantique. Si les Européens professent tous un attachement de principe à ce lien, la vigueur de cet attachement change selon les pays, obéissant à des motifs différents, et, surtout, ils ne partagent pas la même évaluation du risque de l’endommager.

La guerre d’Irak de 2003 aura certainement été un révélateur des divergences à cet égard, en amenant huit Etats de l’UE - et non des moindres, puisqu’on trouvait parmi eux le Royaume Uni, l’Italie et l’Espagne - ainsi que les dix futurs membres de l’Union à prendre fait et cause pour les thèses américaines. Tandis que sept membres de l’UE, dont la France et l’Allemagne, prenaient le contre-pied des Etats-Unis sur l’opportunité d’attaquer l’Irak en l’absence de preuve de présence d’armes de destruction massive ou de refus des Irakiens de coopérer avec les inspecteurs des Nations Unies. Pour les premiers, l’enjeu était la relation transatlantique, non pas le fond du dossier. Aucun de ces pays, même les moins rétifs à l’action militaire, comme le Royaume-Uni, n’aurait préféré l’intervention à la poursuite des inspections n’était la pression imposée par le calendrier opérationnel et politique de l’administration Bush. Une opposition ouverte avec l’Amérique emportait, à leurs yeux, des risques plus grands qu’une opération hasardeuse en Irak ou une fracture au sein même de l’Europe. « Je veux une Europe plus forte, capable de parler d’une seule voix. Je ne veux pas que cette Europe se pose en opposition aux Etats-Unis (...) ce serait dangereux et déstabilisant », déclarait Tony Blair peu après la guerre d’Irak4. Mais c’est au Président polonais Kwasniewski, chef d’un Etat fraîchement admis à l’OTAN et enclin à voir là une garantie de sécurité plus fiable que dans les arrangements européens, qu’il est revenu d’exprimer ce sentiment avec le plus de clarté, en déclarant que « si c’est la vision du Président Bush, c’est la mienne »5.

Au total, les Etats-Unis sont, paradoxalement, une puissance européenne de plein exercice, ce que l’Union Européenne n’est pas. Toute évolution de l’Europe vers la puissance implique d’altérer substantiellement ce rapport, une entreprise dans laquelle peu d’Européens, à l’exception peut-être des Français, sont prêts à s’engager.

Le partage de la décision

Les limites de cette entreprise ne tiennent pas seulement à l’inertie dans la distribution de la puissance sur le Vieux Continent européen, mais aussi à des processus complexes de décision, extraordinairement ouverts à toutes les influences. Le système européen mêle en effet des embryons de fédéralisme et de supranationalité, imbrique le national et l’européen, juxtapose des mécanismes de négociation permanente, associe aux représentants des Etats- membres non seulement le Parlement Européen, mais aussi une myriade de groupes de pression et lobbyistes, fragmentant la décision en une multitude de niveaux et d’enceintes. Ce schéma n’est du reste pas spécifique à la construction européenne, mais est le propre des systèmes démocratiques avancés, à commencer par les Etats-Unis6. Le processus est certes moins diffus, moins dispersé dans les matières qui relèvent de la coopération intergouvernementale. Les Etats restent là les principaux décideurs - et à des niveaux politiques élevés (Conseil Européen, Conseil des Ministres), leur permettant d’instiller leurs préférences politiques dans le processus. Mais le grand nombre de ces décideurs, l’importance du consensus, les liens entre les différents dossiers, la nécessité de former des coalitions dessinent un modus operandi qui n’est pas celui de la puissance, défini par le pouvoir






4 Interview au Financial Times, 27 avril 2003.

5 Cité par David Sanger, “ Threats and responses ”, The New York Times, 24 janvier 2003.

6 Cf. notamment H. Heclo, Issue Networks and the Executive Establishment, in Anthony King (dir.) The New American Political System, American Enterprise Institute for Public Policy Research, Washington, 1978.


d’arbitrage, par l’unité dans la décision comme dans le commandement politique pour son exécution.

L’ouverture du système aux influences extérieures ménage à la puissance américaine, en dehors même de toute participation formelle aux délibérations, une capacité remarquable de peser sur des décisions dont la substance lui importe. Il ne manque pas d’Etats membres de l’UE disposés, pour des raisons qui leurs sont propres, à prêter l’oreille, voire la voix aux préoccupations américaines. Et il n’est pas rare de voir des représentants de membres nouveaux de l’Union diffuser, dans les enceintes de Bruxelles, des documents reproduisant, sans même prendre la peine de les camoufler, les « éléments de langage » (talking points) distribués par les ambassades américaines dans les capitales européennes.

Ces pratiques ne sauraient cependant être marquées au fer de l’infamie, car s’il existe des positions communes agréées, il n’existe à ce stade aucune définition consolidée de ce que serait un « intérêt européen », rien de comparable en tout cas à ce qu’on entend par « intérêt national ». « Si aucun intérêt européen n’est encore perceptible, c’est qu’il est encore trop brouillé par les intérêts nationaux », observe avec justesse un critique français de l’Europe, Gabriel Robin, « un problème de politique internationale [peut être appréhendé] de vingt façons, toutes également arbitraires, toutes également légitimes, selon la place que l’on occupe, les intérêts qu’on défend, le projet qu’on poursuit, bref, la politique qu’on mène. C’est une vue de l’esprit que d’imaginer qu’à tout problème politique, il y a une solution européenne évidente et unique pour tous »7. En attendant qu’émerge cet « intérêt européen », chacun s’évertue à persuader les autres que ses propres préférences politiques l’expriment le mieux.

Consubstantielle à la construction européenne depuis les origines, cette difficulté est appelée à s’aggraver avec le nombre, par le jeu d’une sorte de « loi de la physique européenne », selon la formule de Pascal Lamy, à l’époque commissaire européen, une loi qui veut que la complexité soit une fonction non pas proportionnelle, mais exponentielle du nombre de membres de l’UE. Les mécanismes de décision n’ont, faute de consensus, pas été radicalement repensés pour neutraliser l’effet d’émiettement des élargissements successifs, dont le processus n’est du reste nullement achevé. La Bulgarie et la Roumanie ont rejoint l’Union en 2007, mais d’autres adhésions sont dans les cartons : le Conseil européen de Thessalonique a, en juin 2003, avalisé l’ouverture de la procédure d’adhésion des Etats balkaniques, celui de Bruxelles, en décembre 2004, a fait de même pour la Turquie et l’adhésion reste l’objectif affiché d’autres Etats, européens, comme l’Ukraine, ou non, comme le Maroc. Même si ces dernières perspectives sont rejetées dans un avenir lointain, l’horizon de l’UE est celui d’une entité de 30 membres au moins, rendant difficiles, d’un simple point de vue pratique et logistique, la communication, la prise de parole et les arbitrages finals lors des sommets européens.

Ce dispositif génère à vrai dire moins de chaos et de paralysie que n’en annoncent sa configuration et sa complexité. Et ce grâce aux machineries huilées et efficaces qui déblaient le terrain en amont, qu’il s’agisse des représentants nationaux, en négociation permanente, ou de l’appareil du Haut-Représentant pour la PESC. Celui-ci se voit reconnaître, en plus de son pouvoir d’exécution, un rôle d’initiative, d’impulsion, de synthèse, dans lequel chaque Etat s’efforce, par des stratégies diverses - mise à disposition de collaborateurs ou d’information, contacts directs... - d’inscrire ses propres préférences politiques. Mais cette fonction de






7 Gabriel Robin, Entre empire et nations ; Penser la politique étrangère, Odile Jacob, Paris, 2004.


« lissage » s’épuise dès l’abord des questions politiquement sensibles, justiciables d’arbitrages ou de négociation au niveau du Conseil Européen.

La concurrence des visions

La caricature tend à réduire le sens de la construction européenne à une alternative à deux branches : d’un côté une Europe-puissance, union politique, préfiguration d’un Etat de type

« westphalien », dont le projet est imputé à la France, de l’autre une vaste zone marchande, ouverte à la concurrence, politiquement peu intégrée, structurée par la relation transatlantique, dont le dessein est attribué à des pays comme le Royaume-Uni, le Danemark ou les Etats d’Europe centrale et orientale membres de fraîche date. Dans la réalité, le tableau est plus nuancé, dessiné par la diversité des cultures historiques et politiques des Etats, par la variété de leurs visions du monde et aussi de leur rôle dans celui-ci.

La France a certainement été, tout au long des cinq décennies de construction européenne, l’avocat le plus ardent d’une Europe dotée des moyens de la puissance, et plus précisément d’une capacité militaire, vue comme une condition préalable sinon de l’indépendance, du moins de l’émancipation vis-à-vis du protecteur américain. Affiché dès les premières propositions d’union politique lancées par de Gaulle, cet objectif réapparaît avec constance comme un leitmotiv de la diplomatie française, animant un activisme inlassable pour donner corps à la PESC, puis à la PESD8 et, in fine, rendre crédible l’ambition, assignée par le Président Chirac à ce « formidable multiplicateur de puissance » qu’est l’Europe,9 de prendre toute sa place dans un « monde multipolaire (où) seule l’Union Européenne a la taille critique pour établir un dialogue d’égal à égal avec ses grands partenaires »10.

De l’autre côté du Rhin, la vision la plus élaborée du projet européen a sans doute été formulée par le ministre des affaires étrangères, Joschka Fischer, dans un discours à l’université Humboldt de Berlin, le 12 mai 2000, lorsqu’il a appelé à la création d’une

« fédération européenne d’Etats-nations » fortement intégrée - possiblement à partir d’une

« avant-garde » d’Etats liés par des coopérations renforcées - fondée sur le principe de subsidiarité, appuyée sur un parlement fort et un président élu. En avril 2001, le SPD propose son propre projet pour l’Europe en se prononçant également pour une structure fédérale inspirée de l’expérience allemande et élaborée grâce à une généralisation de la méthode communautaire, avec une Commission toute-puissante et un Parlement renforcé. Mais l’une et l’autre visions restent discrètes, voire muettes sur l’Europe-puissance.

Une approche différente encore est celle du Royaume-Uni, mais elle ne ressemble guère à sa caricature, celle d’une Europe politiquement inconsistante exposée à la déferlante du libéralisme marchand. C’est en effet en Tony Blair, dépité de l’impuissance de l’Europe dans le conflit balkanique que la France avait, en décembre 1998 à Saint-Malo, trouvé un partenaire pour mettre sur pied « une capacité autonome d’action, appuyée sur des forces militaires crédibles (...) agissant en conformité avec les obligations respectives au sein de l’OTAN », une capacité mobilisable dans les cas où l’OTAN « en tant que telle ne souhaiterait pas intervenir ». En acceptant que la défense fasse partie intégrante de la construction européenne, sous forme de « réalisation concrète », pour reprendre l’expression






8 PESD : Politique Européenne de Sécurité et de Défense.

9 Discours devant le Bundestag, 27 juin 2000.

10 Discours d’ouverture de la XIIIe Conférence des ambassadeurs, 29 août 2005.


de Schuman, et non pas de référence alambiquée dans un article du Traité de Maastricht11, le Premier Ministre britannique entendait revigorer, derrière la bannière européenne, un effort de défense en train de s’amenuiser. Pour le Royaume-Uni comme pour la France, il s’agissait de restaurer une crédibilité des Européens dans le futur partage des tâches au sein de l’attelage transatlantique - même si, aux yeux de Blair, les attentats du 11 septembre 2001 ont à nouveau changé la donne et l’ordre des priorités.

On trouve donc, dans l’ensemble européen, aussi bien des fédéralistes (Allemagne, Pays- Bas...) que des Etats attachés à la souveraineté, un camp dans lequel Français et Britanniques figurent côte à côte, rejoints par les membres de la dernière vague d’adhésion, libérés du joug soviétique et hésitants à renoncer d’entrée à une souveraineté dont ils ont été longtemps privés. Mais peu nombreux sont ceux qui sont prêts à investir dans l’Europe une volonté de puissance, en particulier dans sa forme militaire. La plupart des nations européennes n’en voient guère la nécessité, associant la puissance au nationalisme et à ses abus, à la Machtpolitik aux funestes conséquences, aux tragédies qui ont affligé leur continent au XXe siècle. Spectre hantant la conscience historique des Européens, traumatisée par les deux conflits mondiaux, la puissance reste frappée d’illégitimité et d’immoralité. Aucun pays n’est davantage que l’Allemagne imprégné de ce sentiment, en filigrane derrière le discours, à l’université Humboldt, d’un Joschka Fischer lui-même représentant d’un parti politique, les Verts, issu du pacifisme des années 80 : « au centre du concept d’Europe après 1945, il y avait et il y a toujours un rejet du principe européen d’équilibre des puissances et des ambitions hégémoniques des Etats qui se sont fait jour après le traité de Westphalie en 1648 ». De fait, entreprise de dissolution volontaire de la puissance allemande - et, par corollaire, des autres puissances nationales - le projet européen s’est édifié sur un rejet de la puissance, que seule permettait, il est vrai, la protection assurée par la puissance américaine.

Robert Kagan, dans son article fameux, inverse le raisonnement : c’est la faiblesse militaire des Européens, dissimulée pendant les années de Guerre Froide, mais aujourd’hui avérée, qui explique leur aversion pour la puissance et les conduit à préférer sa domestication par le jeu du droit international et du multilatéralisme, une option plus accessible que de tenter de contrer les Etats-Unis en accumulant une puissance de même nature. Faisant de nécessité vertu, les Européens sont enclins non seulement à appréhender le monde à travers le prisme de leur expérience post-moderne, mais à faire partager celle-ci à la communauté des nations, en une nouvelle « mission civilisatrice » : « voici ce que nombre d’Européens pensent qu’ils peuvent offrir au monde : non pas la puissance, mais la transcendance de la puissance »12. A telle enseigne que la projection de puissance par les Etats-Unis - leur « unilatéralisme » - est perçue comme un déni de validité de la méthode européenne, comme une mise en question de la « viabilité du projet européen ».

Les limites de la « méthode européenne »

Cette mise en question n’est pas seulement extérieure, elle émane également des rangs européens. Et elle procède du double handicap de l’Europe, celui de son essoufflement et celui des limites mêmes de sa méthode. Ce n’est pas, en effet, succomber à l’« europessimisme » que d’observer que l’Europe s’étiole, que le doute s’installe – non pas tant sur la viabilité du dispositif existant que sur son potentiel de développement. L’Europe a






11 Article J.4 : “ la politique étrangère et de sécurité commune inclut l’ensemble des questions relatives à la sécurité de l’Union Européenne, y compris la définition à terme d’une politique de défense commune, qui pourrait conduire à une défense commune ”.

12 R. Kagan, “ Power and Weakness ” , Policy Review,n° 113, juin-juillet 2002.


fait ses preuves, certes, et même des preuves éclatantes, mais au prix d’avancées arrachées, de haute lutte souvent, par le peloton de tête réuni autour du couple franco-allemand, contre la force d’inertie. L’aura, la légitimité de la construction européenne ont procédé bien sûr de ces acquis, mais aussi des avancées futures dont ils étaient le gage. Or c’est sur ces promesses d’avancées futures que pèse aujourd'hui le doute. « Que l’Union gère une monnaie, régule la concurrence ou distribue des aides régionales ne suffit pas à lui donner un avenir (…car) en Europe le bien commun est une création quotidienne, pas un legs de l’histoire », fait observer l’économiste Jean Pisani-Ferry, ajoutant qu’« à la différence des nations, l’Union Européenne doit en permanence justifier son existence »13. Et si les doutes se renforcent sur l’avenir de l’Union, c’est parce que cet édifice est aujourd'hui davantage mis à l’épreuve qu’il ne l’a jamais été, d’abord par son élargissement, ensuite par la mondialisation.

Le Président Mitterrand et le chancelier Kohl ont su négocier la première phase de la réunification du continent européen – la réunification de l’Allemagne – en enchâssant celle-ci dans une poussée énergique d’approfondissement et d’intégration, avec le traité de Maastricht et la création de l’euro. La deuxième vague, celle de l’accession, inévitable, des pays d’Europe centrale et orientale à l’ensemble européen n’a pas été accompagnée d’un nouvel approfondissement, précipitant en quelques années de 12 à 27 le nombre de membres de l’Union, mais avec des mécanismes institutionnels à peine réformés, malgré les tentatives, et donc d’autant plus affectés par la « loi de la physique européenne » de Pascal Lamy.

Certes l’élargissement n’a pas réduit l’Europe à la paralysie, mais a dessiné une Europe différente, au centre de gravité déplacé vers la vieille notion géopolitique de Mitteleuropa. Ce n’est pas, cependant, dans la zone d’influence de l’Allemagne que ces nouveaux arrivants se sont installés, mais dans une allégeance aux Etats-Unis, vus comme la puissance qui les a libérés du joug soviétique. C’est surtout, cependant, comme garant ultime de leur sécurité face à une Russie qui relèverait immanquablement la tête que les pays d’Europe centrale et orientale ont regardé l’Amérique. Et la démarche qui symbolisait cette garantie, l’admission au sein de l’OTAN, est intervenue bien plus tôt que la lente procédure d’adhésion à l’Union Européenne. Le « tropisme américain » des politiques étrangères n’a donc rien de surprenant. On l’a vu à l’œuvre avec la « lettre des Dix » de soutien, en février 2003, aux projets militaires des Etats-Unis en Irak14 . Il perdure, de manière peut-être moins visible, mais avec vigueur lorsqu’un enjeu de sécurité américain a des implications européennes, qu’il s’agisse des velléités de Washington de conférer une dimension mondiale à l’OTAN ou du déploiement, en Pologne et en République Tchèque, d’éléments du dispositif anti-missiles balistiques des Etats-Unis.

S’y ajoute une montée du populisme qui transcende les clivages droite-gauche, incarnée par un Vaclav Klaus à Prague, par les frères Kaczynski en Pologne, par un Robert Fico en Slovaquie. En dissonance avec les valeurs libérales qui ont constitué depuis les origines la trame de la philosophie politique de l’Europe, cette vogue tend à réduire le projet européen à une équation comptable, au nom d’un utilitarisme ouvert et assumé ou de la « défense des intérêts légitimes » des pays concernés. Ce constat ne permet pas de tirer des conclusions définitives sur l’étiolement de l’Europe élargie, car ce « vent mauvais du populisme est- européen », selon l’expression du politologue Jacques Rupnik 15 n’est probablement qu’un moment dans l’histoire de ces jeunes démocraties. Mais il nourrit un climat d’égoïsme nationaliste toujours sous-jacent dans le reste de l’Europe et qui ne demande qu’à se réveiller.






13 Jean Pisani-Ferry, “ L’Europe sert-elle encore à quelque chose ? ”, in Zaki Laïdi, Le monde selon Telos, PUF, Paris, 2006, p. 296.

14 10 Etats d’Europe centrale et orientale, en cours d’accession à l’UE, avaient, en février 2003, exprimé par une lettre leur soutien au projet américain d’intervention en Irak. 8 Etats déjà membres de l’Union avaient fait de même, parmi lesqueles le Royaume Uni, l’Italie et l’Espagne.

15 Jacques Rupnik, “ Le vent mauvais du populisme est-européen ”, www.telos-eu.com, 3 novembre 2006.


La mondialisation est le second facteur qui corrode le tissu, la méthode, l’esprit de la construction européenne. « Non seulement (elle) bouscule l’Europe, mais elle la déchire », observe avec justesse le journaliste politique Alain Duhamel16. Un constat paradoxal, car le projet européen a largement été présenté, par les dirigeants des Etats-membres, comme un mécanisme de maîtrise de la mondialisation, d’ouverture « civilisée » des frontières au libre- échange, de renforcement du tissu économique par les effets vertueux du marché unique, d’exportation dans le monde du « modèle social européen ». Or les coups de boutoir de la mondialisation, avec son cortège de délocalisations, de pertes d’emplois industriels, de dumping fiscal et social, de dérégulations et de rivalités exacerbées ont, au contraire, nourri les perceptions d’un précarité et d’une insécurité économique croissantes. Des fléaux imputés à l’Europe par ses détracteurs, voire, souvent, par les dirigeants européens eux-mêmes, prompts à se défausser sur un bouc émissaire commode.

Les votes-sanctions français et néerlandais, au printemps 2005, ont été, avant tout, des symptômes de l’accumulation des insatisfactions, bien plus qu’une réponse à la question posée. Ils ont cependant alimenté le cercle vicieux de la crise, projetant l’image d’une paralysie institutionnelle, d’une Europe en panne d’inspiration et de projet. Sans qu’il soit possible de distinguer les causes et les effets, l’incertitude sur la finalité de l’Europe, sur ses frontières, sur sa cohésion dans la brutalité de la compétition mondiale, le scepticisme persistant sur son poids et son influence, tous ces facteurs ont diffusé, ces dernières années, l’impression d’une véritable martingale de l’échec. Même des icônes de la réussite industrielle de l’Europe comme Airbus et Galileo se sont fissurées, révélant, sous la pression des rivalités nationales, la fragilité des démarches politiques qui les ont portées sur les fonts baptismaux.

L’incertitude porte aussi sur la capacité d’action collective de l’Europe, non pas tant parce que la création d’un service diplomatique européen dirigé par un « ministre des affaires étrangères » européen est retardée par le rejet de la constitution, mais, plus profondément, parce qu’il n’existe aucune raison impérieuse pour que 27 intérêts nationaux hétéroclites, pour que 27 politiques étrangères se fondent en un intérêt européen, en une politique européenne. Pour autant, certes, la PESC n’est pas un coquille vide : des terrains de consensus existent, qui permettent de conduire des actions sous le drapeau bleu étoilé, couronnées de succès, que ce soit à proximité des frontières de l’Europe, comme en Bosnie, ou au loin, comme à Aceh, en Indonésie.

Il en va différemment des enjeux véritablement décisifs de la politique internationale, à commencer par le premier d’entre eux, la sécurité. Là on aborde le rapport avec l’Amérique, avec la Russie, avec la Chine, on aborde la sécurité des approvisionnements énergétiques ou la politique moyen-orientale et rien n’impose la cohésion. Chaque épreuve un tant soit peu sérieuse révèle la fragilité d’un consensus que la perception d’un intérêt commun ne parvient pas à cimenter. Sans même mentionner la fracture sur la guerre d’Irak, les récents épisodes de menaces d’interruption des livraisons de gaz et de pétrole russe ont mis en lumière, à nouveau, l’impuissance de l’Union Européenne, voire le risque de débandade lorsque les rapports de puissance entrent en scène, en l’occurrence le chantage à l’interruption, en plein hiver, de l’approvisionnement en hydrocarbures de l’Europe.

Le paradoxe de l’« Europe-puissance »

C’est au total en un paradoxe que s’analyse l’équation européenne. Alors que son « code génétique » la conduit à récuser la puissance et que la plupart de ses protagonistes s’en méfient, tout le cheminement de la construction européenne fait de l’acquisition des formes et des outils de la puissance un fin en soi, l’érige en un objectif ultime - en un parcours jalonné






16 Alain Duhamel, “ Le crépuscule de l’Europe française ”, Libération, 21 mars 2007.


au demeurant de premiers succès, comme la monnaie unique. Sans doute ce paradoxe s’explique-t-il par les différentes visions qui s’investissent dans le projet européen et par les compromis qui en résultent, portés par la conviction largement partagée que la poursuite ininterrompue de l’intégration est la condition sine qua non de la cohésion et de la stabilité de l’édifice. Mais ces compromis n’apportent pas par eux-mêmes de réponse convaincante à la question de la finalité même de l’entreprise européenne : un « Etat-nation » fédéral de plein exercice ? le levier d’un partage moins léonin des responsabilités dans la relation transatlantique ? un outil de convergence des intérêts européens pour mieux les insérer dans les mécanismes de la gouvernance mondiale ?

Toute réflexion sur les termes de ce paradoxe et les finalités de l’Europe mène droit aux deux éléments constitutifs de la puissance que sont ses corrélations avec la sécurité et avec l’Etat. La sécurité - dans son sens originel, celui de la préservation de l’intégrité physique d’une collectivité contre les possibles velléités d’autres collectivités d’y porter atteinte - est le fondement premier de la puissance. S’agissant des Etats européens, cette fonction cardinale a été assurée par les Etats-Unis à compter du 11 décembre 1941, lorsque l’Allemagne et l’Italie leur ont, 4 jours après Pearl Harbor, déclaré la guerre. Après avoir triomphé du péril mortel que faisaient peser sur sa sécurité les puissances de l’Axe, l’Amérique avait dû faire face à un autre péril également mortel, celui de la mainmise de l’Union Soviétique sur l’Europe. Celle- ci se retrouvait donc, du fait de la « mondialisation » de la sécurité, placée sous la protection américaine et, pour sa partie orientale, sous l’occupation soviétique. Sans même parler de ce dernier aspect, c’est peu dire que cette protection - et l’enrôlement des Européens pour y contribuer - a laissé une empreinte durable dans le champ politique européen. Tout d’abord en servant de cocon et d’aiguillon à une construction européenne libérée des servitudes les plus contraignantes de la défense. Ensuite en dispensant les Européens, du moins la plupart d’entre eux, de la responsabilité d’assurer la sécurité de leur Etat. Enfin en habillant ce rapport déséquilibré d’un habile contrat politique, l’Alliance atlantique, préservant les apparences de la souveraineté de chacun.

La menace soviétique a aujourd’hui disparu, et les menaces qui pèsent sur la sécurité de l’Europe n’ont plus la définition géographique d’antan - un bloc soviétique bien délimité, un

« rideau de fer » clairement identifiable par un mur, des miradors... Mais leur nature diffuse et mondiale, ou encore l’expérience des conflits dans les Balkans conservent toute sa pertinence à l’arrangement transatlantique, issuadant les Européens de gestes susceptibles de provoquer la rupture, de leur faire quitter le confort du statu quo pour l’inconnu d’une prise de responsabilités coûteuse - en termes budgétaires, tout d’abord - et à contre-courant des préférences politiques de leurs mandants.

Il en résulte une différence fondamentale dans le regard que les Européens portent sur le monde et sur eux-mêmes, dans leur Weltanschauung. « Les Européens ne se vivent pas et ne se voient pas comme les garants ultimes de leur sécurité », observe le politologue Zaki Laïdi, une posture qui implique de « s’interroger en permanence sur les conditions de sa survie existentielle, sur les situations extrêmes qui pourraient la mettre en jeu, sur l’imbrication étroite des différentes dimensions de la puissance, qui sont la puissance politico-militaire, la puissance économique et la puissance identitaire comprise au sens d’idées et de valeurs auxquelles une collectivité humaine rattachera sa survie »17. L’Europe partage cette particularité avec le Japon, un autre « grand brûlé » des excès de la puissance, dans un contraste frappant avec les puissances installées, comme les Etats-Unis, la Russie, ou






17 Zaki Laïdi, La norme sans la force ; l’énigme de la puissance européenne, Presses de Sciences Po, Paris, 2005, pp. 16-18.


émergentes, telles que la Chine ou l’Inde. Plusieurs postures en découlent, qui se chevauchent dans la démarche politique de l’Europe : la quête de fragments de puissance, y compris militaire, voisine avec une posture d’« évitement » - « le refus plus ou moins prononcé de s’intéresser aux conséquences de cette absence d’autonomie » - et une posture de dérivation, consistant dans la mise en exergue des menaces à la sécurité humaine aux dépens des menaces qui pèsent sur la sécurité de chaque nation prise individuellement18. On retrouve là, en creux, et sans l’esprit de provocation, la ligne de raisonnement de Kagan.

La seconde corrélation est celle de l’Etat, à laquelle la puissance est consubstantiellement liée, non pas par un lien abstrait ou métaphysique, mais en ce qu’elle procède du commandement. « Le commandement est puissance », écrivait le philosophe Julien Freund19. Et le commandement se délègue, certes, mais il ne se divise pas. On ne peut donc vouloir la puissance, au sens de commandement politique, tout à la fois pour l’entité européenne et pour ses parties constituantes. Accéder à la puissance ainsi entendue ne peut avoir d’autre sens, pour l’Europe, que d’en confier l’exercice à un commandement politique unique. Ce transfert ultime de souveraineté - même si celle-ci subsistait sous la forme résiduelle d’un droit de sécession de chaque entité « fédérée » - changerait radicalement la nature de l’Union. Et ouvrirait sur un grand nombre de questions : celle de l’expression des identités nationales, celle de la représentation des intérêts spécifiques de chaque partie constituante, celle de la légitimation d’une autorité européenne et celle des pouvoirs à lui consentir, celles de la cohésion et de la stabilité de cet ensemble. A la vérité, personne en Europe n’est prêt à ce saut ultime. Ni les élites politiques, ni, encore moins, les opinions publiques, qui revendiquent partout le droit d’être consultées - et l’ont dans le passé exercé contre les choix de leurs gouvernements, rejetant des transferts de souveraineté beaucoup plus modestes - et qui, dans la plupart des cas, n’éprouvent guère de dépit du fait de la faiblesse politique de l’Europe.

Pour autant que l’on considère que le fondement premier de la puissance est l’impératif de la sécurité, il est le seul à même de faire de l’Europe le réceptacle de la puissance classique. Encore faudrait-il qu’apparaisse ou se réalise une menace suffisamment à la fois grave et propre au Vieux Continent pour que le niveau européen apparaisse comme indiscutablement mieux à même que les Etats individuellement - ou que les Etats-Unis - d’assurer, par la puissance, cette fonction. Que se forme - et que perdure - un « intérêt européen » plus fort que l’intérêt national. Et enfin que les Européens acceptent de porter leur effort de défense à un niveau très supérieur à celui, étique, de l’ordre de 1,7 % du PIB20. Rien n’indique aujourd’hui que l’Europe prenne même le chemin d’un tel développement.

La puissance réinventée

La puissance ne peut-elle cependant se loger que dans l’Etat unitaire classique et l’Europe ne peut-elle y accéder qu’en se fondant dans ce modèle ? En forgeant la notion de soft power, le politologue américain Joseph Nye21 a voulu montrer que la puissance pouvait être diffuse et multiforme, qu’elle pouvait emprunter les canaux de l’influence, de la résistance, de la persuasion, de la séduction, de la négociation ou de la sanction. De ce point de vue, la






18 Ibid. p. 24-25.

19 Julien Freund, L’essence du politique, 3e édition, Dalloz, Paris, 2003, p. 135.

20 Le total de 186 milliards de dollars que forme l’addition des budgets militaires, en 2004, des 25 Etats-

membres de l’UE n’est qu’un agrégat statistique. Son rapprochement avec les 454 milliards de dollars de dépenses militaires des Etats-Unis cette même année ne rend pas compte de l’écart de capacité opérationnelle entre les deux continents. Cf. Gustav Lindstrom, “ EU-US Burdensharing : who does what ? ”, Les Cahiers de Chaillot, n° 82, septembre 2005.

21 Joseph Nye, Bound to lead ; the changing nature of American Power, Basic Books, New York, 1990.


construction européenne en a, par sa méthode, par ses approches, rénové les modes d’exercice. Et elle en a inventé des modalités nouvelles. Car en postulant le dépassement de la logique de puissance et de rivalité dans une région du monde - et en mettant en pratique ce postulat - les bâtisseurs de l’Europe ont patiemment tissé un modèle de relations interétatiques dans lequel le risque du recours à la force s’est peu à peu dissipé, esquissant le modèle kantien de la « paix perpétuelle ». Cette évolution est peut-être imputable à la lassitude des Européens vis-à-vis de la guerre. Elle l’est, et beaucoup plus certainement, à une méthode qui se rapproche de l’ordre politique interne d’un Etat : la prévalence de la règle de droit, des codes, des procédures, de la délibération, de l’arbitrage. Ce que l’Europe applique à ses parties constituantes, c’est un maillage serré de normes, dont le respect est sanctionné par une cour de justice. Et permet, au nom d’un bien public admis, de passer outre les souverainetés nationales sans les abolir.

Ces normes, l’ensemble européen ne se borne pas à les appliquer aux relations en son sein. Il leur trouve une vocation universelle, mondiale, corollaire de sa reconnaissance, par les tiers, comme autre chose qu’un arrangement technique régional. En ce sens, l’Europe est une

« puissance normative », un concept récemment formé22, mais qui reflète une pratique classique de la puissance : les puissances coloniales européennes jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale puis les Etats-Unis ont projeté leurs normes et leurs valeurs dans le monde entier, mais à chaque fois dans l’ombre portée de la force militaire. Rien de tel dans le cas de l’Europe aujourd'hui. Incapable de déployer une puissance militaire dont le rejet est précisément constitutif de son existence, elle peut proposer non pas une alternative à celle-ci, ni même un modèle à imiter, mais une méthode éprouvée de gestion des relations entre les Etats. Car ces relations peuvent certes être gouvernées par le recours à la force et l’obsession de la garantie ultime de la sécurité, elles le sont aussi, dans une mesure croissante, par des normes, des règles, des procédures.

La puissance n’est nullement absente, certes, dans le processus de décision qui y conduit et qui réserve, parmi les nombreuses parties prenantes admises à se disputer l’influence, une large place aux Etats. Ceux-ci peuvent projeter dans la négociation leurs intérêts et leurs préférences politiques, à raison, dans la pratique, de leurs poids respectifs, c'est-à-dire de leur

« puissance ». Et s’il est vrai qu’aucune décision majeure ne peut être prise contre l’opposition de tel ou tel « grand » Etat-membre, le système préserve également les Etats moins peuplés de l’humiliation ou de l’écrasement - par l’obligation, au moins politique, de résultat, par une règle tacite de consensus, par le maintien de procédures de vote à l’unanimité sur des questions jugées cruciales. Chacun s’efforce certes de convaincre les autres que sa position nationale coïncide le mieux avec un « intérêt européen » en cours de définition, qui finit par se dégager de la diversité des positions et de la nécessité du compromis, distinct et crédité d’une légitimité plus forte que celle des intérêts nationaux.

Mais c’est, davantage encore, par sa projection à l’extérieur, par ses effets sur les tiers que la Communauté Européenne puis l’Union Européenne ont inventé un nouveau mode d’exercice et d’expression de la puissance, en instituant une discipline de la concertation permanente, et sur tous les sujets. Cette démarche porte sur les choix de priorités, sur les termes dans lesquels les questions sont formulées, appréhendées, instruites, sur les arbitrages qui produisent la décision proprement dite, politiques et actions, et enfin sur la mise en œuvre.






22 après que François Duchêne eut, dans les années 70, énoncé le concept de “ puissance civile ”, la première mention de la “ puissance normative ” apparaît dans Robert Rosencrance, The Rise of the Trading State : Commerce and Conquest in the Modern World, Basic Books, New York, 1986. Elle a été formalisée par Ian Manners, “ Normative Power Europe ”, Journal of Common Market Studies, 40 (2), 2002.


Cet enchaînement permet aux Etats de faire valoir leurs intérêts nationaux, d’injecter leurs préférences politiques, de faire connaître leurs « lignes rouges » tout en ménageant les susceptibilités et intérêts des autres, y compris de tiers, qu’il s’agisse d’Etats, comme les Etats-Unis ou le Japon, ou des organisations non étatiques. C’est ainsi que se forme in fine une « solidarité structurelle » autour de positions et politiques communes, qui engagent ensuite les Etats-membres, servant généralement de cadre de référence à leurs politiques nationales.

Que ce mécanisme ne soit pas d’une fiabilité ni d’une transparence parfaites, c’est l’évidence. Il n’est pas rare que des Etats s’écartent, et pas seulement par des nuances, de la ligne arrêtée en commun. Ou encore que des ententes bilatérales cherchent à infléchir à un stade précoce le débat, voire que se forment subrepticement des coalitions autour de telle ou telle cause, à la grande contrariété de ceux qui ont été tenus à l’écart. Les manifestations de soutien, début 2003, de nombreux Etats européens à la guerre d’Irak avaient, on l’a vu, plongé la PESC dans la crise la plus grave de sa brève histoire. Mais il s’agissait là d’une démarche exceptionnelle motivée par une réaction d’allégeance envers la puissance américaine, sur une question ressentie comme relevant d’un intérêt essentiel pour les Etats-Unis et dépassant leur seuil de tolérance habituel pour les frondes européennes.

La règle est cependant la solidarité, qui a permis aux Européens de présenter un front uni sur la plupart des grands dossiers de politique étrangère : sans même parler des dossiers commerciaux, où le soutien des Etats-membres n’a plus, depuis longtemps, fait défaut à la Commission dans ses pourparlers avec les grands partenaires de l’Europe, et notamment les Etats-Unis, les Européens ne se sont pas laissés dissuader par les pressions américaines de construire le système de navigation satellitaire Galileo. Mais ces mêmes pressions ont eu raison, en 2005, de leurs velléités de lever l’embargo sur les armes à destination de la Chine. Il s’agit bien moins, dans chacun de ces cas, d’affirmer une identité européenne par l’opposition aux Etats-Unis sur des questions en deçà d’un certain seuil d’intérêt stratégique que d’un ensemble de politiques qui s’inscrivent dans la durée, qui associent des objectifs et des ressources, qui s’appuient sur un appareil de mise en œuvre. Et qui, à la longue, structurent l’ordre international, par les effets induits - au premier chef sur les Etats candidats, avérés ou encore virtuels, qui ajustent leurs conduites pour s’« européaniser » - mais aussi sur les Etats tiers.

L’Europe se projette ainsi dans l’ordre mondial, depuis plusieurs décennies, par sa politique commerciale, par une politique d’aide au développement forte de quelque 34 milliards d’euros23 - 55 % de l’aide publique au développement dans le monde et le triple des Etats-Unis, pour un PIB du même ordre de grandeur - et de privilèges d’accès au marché européen, par une politique de la concurrence qui s’applique à toutes les entreprises opérant sur le marché unique, indépendamment de leur nationalité. Même si la BCE est soustraite aux autorités nationales, la monnaie unique a non seulement acquis une valeur symbolique forte, mais acquiert un rôle croissant de monnaie de réserve. La PESC, quelquefois écartelée par les dissensions européennes, freinée par l’échec du traité constitutionnel, continue pourtant de se développer sur des terrains qui ne sont pas sujets à controverses. Son pragmatisme, la densité de la consultation entre les 27, l’appareil développé autour du Haut-Représentant, la maîtrise d’une panoplie d’instruments financiers, diplomatiques, militaires, humanitaires permettent à l’Union d’agir, de réagir rapidement et de se faire entendre en tant que telle, par la parole ou par l’action, sur la scène internationale. La médiation de Javier Solana a joué un rôle essentiel






23 total des contributions nationales et communautaires.


dans la résolution de la crise politique en Ukraine en novembre 2004. L’Union a démontré sa capacité à conduire des opérations de reconstruction de l’Etat dans plusieurs régions du monde, où elle mène au total dix missions. Une « Agence Européenne de Défense » a été créée en 2004 pour faire converger les efforts nationaux d’armement et de recherche militaire.

Dans toutes ces entreprises, même lorsqu’elles ont une dimension militaire, il est difficile de déceler les éléments de contrainte, de coercition, d’intimidation, de recours à la force ou de menace d’employer la force qui sont les marques distinctives du hard power. Et lorsque des Etats membres de l’Union Européenne font usage de ce hard power - au Kosovo, en Afghanistan ou en Irak - c’est sous le pavillon national, sous celui de l’OTAN ou encore dans une « coalition de volontaires », pas sous le drapeau européen. En revanche, l’Europe offre sans doute, dans sa dimension « normative », la meilleure illustration possible de la notion de soft power, précisément par la vocation universelle assignée aux normes qu’elle produit, et qui ont l’avantage d’avoir été soumises au crible de la négociation, de bénéficier de la légitimité du nombre, de jouir de l’aura d’une entreprise largement couronnée de succès.

Valeurs, intérêts et préférences

Certaines de ces normes sont constitutives de l’identité même de l’Europe, comme du reste de l’identité occidentale : la démocratie, l’économie de marché, la règle de droit, les droits de l’homme, la justice sociale et le refus de la discrimination, le devoir de solidarité avec le reste du monde... D’autres normes reflètent davantage les préférences collectives et les intérêts d’un ensemble d’économies et de sociétés relativement avancées, prospères, protégées par des Etats-providence développés et à la structure démographique marquée par le vieillissement. On y trouve le refus de la Realpolitik, entendue comme l’expression d’un ordre international marqué par l’anarchie et la rivalité des Etats, guidés par leurs seuls intérêts nationaux. Tout l’être européen s’insurge contre ce paradigme, qui accepte le principe du règlement des conflits par la force, et qui tient sinon pour subalternes, du moins pour subordonnées les formes d’organisation du système international dans lesquelles l’Europe s’est investie, le multilatéralisme, la gouvernance, la coopération et l’aide au développement, les institutions internationales. On n’est pas loin, ici, du contraste entre Vénus et Mars que Kagan, comparant les Européens et les Américains, avait, en une formule sarcastique, souligné.

On y trouve également la croyance en la force socialisatrice du commerce, qui a constitué le fil directeur de la construction européenne depuis le marché commun jusqu’à la création de l’euro. Mais il s’agissait en l’espèce d’échanges entre pays de même niveau de développement - les pays européens entre eux ou avec les Etats-Unis. La brutalité de la compétition mondiale, où s’invitent les pays émergents d’Asie et d’Amérique Latine, perturbe ces règles du jeu et nourrit à nouveau la revendication de normes et de régulation pour satisfaire à la troisième catégorie de préférences des Européens, à savoir les valeurs sociales non marchandes, qui se sont révélées avec force lorsque, précisément, elles ont été mises en cause par la libéralisation des échanges. Au nombre de ces valeurs figurent les considérations de préservation de l’environnement, y compris des paysages ruraux, façonnés par l’agriculture, les considérations de sécurité alimentaire et sanitaire, le respect des normes sociales fondamentales ou encore de la diversité culturelle. Les débats sur le principe de précaution, sur les OGM, la traçabilité, la biodiversité, le changement climatique, le travail des enfants dans certains pays sont autant d’échos de cet ensemble de préférences collectives des Européens24.






24 Cf. Z. Laïdi, op. cit. pp. 65-103.


Ce sont ces normes que l’Europe s’efforce d’instiller dans les multiples canaux de la gouvernance mondiale, son terrain de prédilection et son mode d’action privilégié pour peser sur les définitions de l’ordre international. Avec le secret espoir de voir son modèle et sa méthode s’imposer peu à peu, derrière la bannière du rationalisme et de l’humanisme, comme une matrice de l’organisation des rapports internationaux, supplantant la brutalité inique d’un monde réglé par le primat de la puissance. Ce schéma, cette ambition, on peut les lire en filigrane dans les discours des dirigeants de l’Union, on les retrouve énoncés plus clairement dans une veine de la philosophie politique européenne incarnée par un penseur éminent comme Jürgen Habermas25 ou encore dans l’expression, forgée par le philosophe Tzvetan Todorov, de « puissance tranquille »26.

Dans la réalité, cependant, ces normes sont traitées différemment dans le monde selon la proximité des destinataires avec l’Union Européenne : les Etats les plus proches, candidats à l’accession ou prétendants à la candidature, inclinent sans peine à les adopter et à les intérioriser - si possible en les interprétant à leur avantage. Tel est le cas, sur un mode sans doute plus formel et rhétorique, de ceux qui sont en position de demandeur vis-à-vis de l’UE, qu’il s’agisse d’accès au marché, d’aide au développement ou de concessions diverses. Avec plus de caveat encore, les grandes puissances émergentes ou la Russie voient dans le dialogue

- ou le « partenariat stratégique » - avec l’Union Européenne une alliance de circonstance pour contester à l’Amérique le monopole de la puissance, mais certainement pas la prémisse d’une répudiation de la puissance ou d’une conversion au modèle post-moderne de l’Europe. Aux Etats-Unis, l’image que projette l’ensemble européen n’est certes pas monolithique - la naissance sans heurts de l’euro avait en son temps démenti quelques prophéties péremptoires - mais dans les milieux dirigeants, républicains et même démocrates, l’UE est vue comme une machinerie complexe capable de promouvoir des normes qui contrarient les préférences américaines - sur le protocole de Kyoto ou la Cour Pénale Internationale par exemple - mais qui peut être circonvenue par une diplomatie habile de prévention et de pressions bilatérales. En dehors des négociations commerciales, l’Union Européenne n’est cependant guère considérée comme un acteur à part entière du système international. Et tous ceux qui, ailleurs dans le monde, restent éloignés du champ de forte polarité de l’Union Européenne tendent à voir derrière les préférences collectives auxquelles elle voudrait conférer une valeur universelle une défense bien comprise des intérêts d’un groupe de pays nantis.

La césure nette entre soft power, projeté avec une relative efficacité dans l’espace international, et hard power, entre les mains des Etats-nations ou intégré dans l’OTAN, entretient le doute sur la capacité de l’Europe à manier la puissance. Pour certains, elle disqualifie purement et simplement tout le projet d’Europe-puissance. Quelle crédibilité peut émaner, en effet, d’une politique extérieure qui ne dispose pas, comme ultime argument, du pouvoir de coercition - conséquence logique du principe fondateur de l’Europe, qui est précisément le rejet de cette forme de la puissance ? Une construction comme celle de l’Europe peut-elle se transmuer en une puissance de type classique, à même d’assurer sa propre sécurité, sans faire voler en éclats sa singularité et sa cohésion ?

Ces questions sont légitimes, mais ainsi posé, le raisonnement renvoie à l’expérience séculaire de la puissance, négligeant les chemins nouveaux qu’elle emprunte dans la poursuite de projets politiques où le primat de la sécurité s’est effacé, soit parce qu’il met en rapport des Etats qui ont répudié le recours à la force dans leurs relations mutuelles, soit parce que cette fonction de sécurité et de défense est endossée par d’autres, les Etats-Unis en l’occurrence.






25 Jürgen Habermas, Après l’Etat-nation, une nouvelle constellation politique, Fayard, Paris, 2000.

26 Tzvetan Todorov, Le nouveau désordre mondial, Réflexions d’un Européen, Robert Laffont, paris, 2003.


C’est un champ considérable et prometteur qui s’ouvre de la sorte à la puissance, un champ que l’Europe a la première défriché.

Ayant inventé nombre des formes et des normes de la puissance post-moderne, les Européens ne peuvent cependant se reposer sur leur seule autorité morale, sur leur seul prestige pour se satisfaire d’une sagesse collective qui serait la norme indépassable de la vertu ou de la raison, ou pour croire que le reste du monde leur emboîtera le pas. Ce reste du monde

- qui représente les neuf dixièmes de l’humanité et cinq Etats sur six - continue d’évoluer dans le paradigme classique de la puissance étatique, « quadrillé » par les Etats-Unis. Et continue d’accumuler les instruments et les ressources, économiques, militaires, démographiques, de la puissance. Les quelques organisations régionales qui se sont formées ça et là ne ressemblent guère à l’intégration européenne, butant sur leur hétérogénéité ou sur l’incapacité à s’abstraire des cadres formels de la souveraineté et à concevoir des abandons de celle-ci.

Qui plus est, le prestige et l’autorité que sa réussite économique et politique a valus au Vieux Continent ont été, on l’a vu, écornés par les mécomptes de l’Europe et le creusement de l’écart de compétitivité avec les Etats-Unis. Comme la Russie et le Japon, l’Europe amorce un mouvement de contraction démographique qui, cumulé à un vieillissement de la population, concourt, sauf recours massif à une immigration choisie, au tassement des performances économiques et à des arbitrages en faveur du financement social de ce vieillissement. Les courbes de croissance des grands pays d’immigration et la montée en puissance économique du continent asiatique - sur une trajectoire qui doit peu, finalement, à la méthode européenne - reflètent des tendances lourdes qui rendent plus inaudible le message de l’Europe au reste du monde. Enfin, on ne saurait s’étonner de ce que la puissance ignore l’Europe pour ne traiter, lorsque les sujets deviennent graves, qu’avec les Etats.

Il existe pourtant, dans le champ de la puissance classique, un espace pour l’Europe, que celle-ci a investi avec méthode et efficacité. Certes, il ne s’agit pas de la force militaire, ni de la sécurité, mais des négociations commerciales, de la concurrence, de la monnaie, tous domaines dont il n’est pas indifférent d’observer qu’ils relèvent de cette « méthode communautaire » qui a fait la singularité et la force de la construction européenne. « Les seuls domaines dans lesquels l’Union européenne se montre capable de se faire respecter par ses partenaires, y compris les Etats-Unis, sont ceux où ses intérêts et ceux de ses Etats membres sont défendus par la Commission », observait il y a quelques années un ancien ambassadeur de France aux Etats-Unis, Jacques Andréani27.

Ce constat n’a rien perdu de sa validité. Vouloir pour l’Europe l’accès aux ressorts et aux outils de la puissance implique de renforcer et consolider ces acquis. Il serait utopique, certes, d’espérer embrasser de la sorte, peu à peu, tous les domaines de l’action étatique, mais plusieurs d’entre eux se prêtent, par nature, à être traités par cette même méthode communautaire qui a fait ses preuves : les enjeux, très politiques, de l’environnement et de l’énergie. Même si quelques avancées ont pu être observées, c’est dans la recherche et l'enseignement supérieur, qui forment le socle de la puissance pour les pays développés, que l’Europe est gravement handicapée par l’inertie et l’inefficacité des politiques nationales. Connu sous l’appellation de « stratégie de Lisbonne », le projet de faire de l’Europe

« l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde en 2010 » est resté à l’état de vœu pieux et il n’est que temps d’ouvrir, sous l’égide de l’Union Européenne, ce chantier crucial de la puissance de demain.

27 Jacques Andréani, “ Les Européens auront les Américains qu’ils méritent ”, Commentaire n° 94, été 2001, p. 299.