Pologne, le retour en Europe… à travers un champ de mines

La Grande Conversation, 27 novembre 2023

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Après une campagne électorale difficile, l’opposition polonaise, emmenée par l’ancien Premier ministre et ancien Président du Conseil européen Donald Tusk, a battu le parti eurosceptique (PiS) au pouvoir à Varsovie depuis huit ans. Ce résultat va permettre à la Pologne de rétablir son Etat de droit et de jouer à nouveau un rôle constructif en Europe. Mais le caractère hétéroclite de la coalition en voie de formation ainsi que l’obligation de cohabiter avec un Président de la République issu du PiS vont compliquer la tâche du futur Premier ministre.

 

« Le terrain est juridiquement miné et il faudra des sapeurs pour désamorcer les mines les plus dangereuses ». C’est par cette métaphore militaire que Jaroslaw Kuisz, le directeur du think tank Kultura Liberalna, décrit la Pologne au lendemain des élections législatives du 15 octobre.

Celles-ci ont clos un règne de huit ans du parti Droit et Justice (PiS), qui escomptait le prolonger de mandature en mandature, à l’image du Premier ministre hongrois Viktor Orban, au pouvoir sans discontinuer depuis 2010. « Bientôt nous aurons Budapest à Varsovie », tel était le slogan du président du parti, Jaroslaw Kaczynski, pendant la campagne de 2015. Le résultat des urnes a renvoyé un message différent : la Pologne n’est pas la Hongrie.

Un rejet sans raz-de-marée

« Le PiS et son populisme ont été défaits par un vote populaire et démocratique », se réjouit Maciej Witucki, le président de l’organisation patronale Léviathan, et ce malgré une situation économique plutôt favorable, à l’exception de l’inflation. « On pouvait craindre qu’il s’agisse d’une route sans retour », renchérit le politologue Jacques Rupnik, « or l’opposition a gagné les élections. On n’était donc plus tout à fait dans une démocratie libérale, mais le pays n’avait pas pour autant basculé dans un système autocratique (…) La pluralité des partis et la pluralité des acteurs politiques s’est maintenue et la compétition électorale a eu lieu. Elle ne s’est pas déroulée à armes égales, mais l’alternance a lieu »​​.

Pour autant, même si la campagne a été polarisée autour d’un mot d’ordre de rejet du PiS, il ne s’agit pas d’un raz-de-marée et il reste, avec 194 élus, le premier parti de Pologne, devant la Coalition Civique, la formation, centriste libérale, de Donald Tusk, qui n’en compte que 157. L’ensemble représenté par le PiS et Confédération, une formation qui se situe davantage encore à l’extrême droite, a recueilli les suffrages de 42,5 % d’un électorat plus mobilisé que jamais puisque 74 % du corps électoral s’est déplacé pour voter. Si le PiS a perdu plus de 400 000 électeurs par rapport aux élections de 2019, Confédération en a gagné quelque 300 000.

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Certes, le vote des Polonais a sanctionné le rejet d’un parti à la mainmise particulièrement pesante sur l’État, un parti qui avait procédé à un démontage en règle de l’État de droit, avait quasiment interdit l’avortement, s’était illustré par quelques scandales et avait fait preuve d’arrogance, convaincu qu’il était de la justesse de sa ligne populiste, nationaliste et eurosceptique. Il s’était également illustré par une utilisation abusive des moyens de l’État pour décrocher un troisième mandat, avec une distribution généreuse de prestations sociales, une multiplication des bureaux de vote dans les circonscriptions rurales, réputées favorables au PiS, par une propagande orchestrée par les médias publics – ou placés sous contrôle d’entreprises publiques. Quant à la campagne électorale, elle était particulièrement véhémente, avec des attaques ad hominem, là aussi complaisamment relayées par l’audiovisuel public, notamment contre Donald Tusk, qui, note le politologue et journaliste Aleksander Smolar, « a fait preuve de courage face à des attaques personnelles très vives (…) on l’accusait pratiquement de vendre le pays à l’Allemagne »​​

Recourant à une pratique chère à Viktor Orban, le PiS avait également convoqué les électeurs à un referendum aux questions multiples, toutes orientées pour susciter un rejet massif. « Soutenez-vous l’admission de milliers d’immigrants illégaux en provenance du Moyen-Orient et d’Afrique, conformément au mécanisme de relocalisation forcée qu’impose la bureaucratie européenne ? » Confinant à l’ubuesque, ce libellé d’une des questions offrait l’illustration la plus caricaturale d’un procédé conçu non seulement pour attirer les électeurs sympathisants vers les urnes, mais aussi pour contourner les règles de plafonnement des dépenses de campagne, non applicables au referendum. Il a d’ailleurs fait long feu, le trop faible taux de participation entraînant une invalidation du résultat.

Stratégie et tactique

Le résultat du scrutin procède aussi de la stratégie habile d’une opposition qui a su se coaliser pour faire de cette échéance électorale un vote de protestation, bien plus qu’un ralliement à une offre politique alternative, difficile à forger pour une coalition dont le spectre politique va de la droite conservatrice à l’extrême gauche. « Les électeurs étaient fatigués du PiS et voulaient un changement, comme en témoigne le soutien apporté à la coalition Troisième Voie​​ par des déçus du PiS qui ne voulaient pas, pour autant, donner leur voix à la Coalition Civique de Tusk », a ainsi estimé Andrzej Bobinski, qui dirige le think tank et média en ligne Polityka Insight, et « de ce point de vue, le choix de l’opposition de ne pas constituer des listes uniques aux élections à la Diète, comme cela avait été le cas en Hongrie, était finalement assez bien inspiré. Tout le monde a pu trouver un parti auquel accorder son vote ».

La personnalité de Donald Tusk a en effet pu susciter l’aversion de certains électeurs, prêts à donner leur voix à d’autres partis que le PiS. Mais cette considération n’a pas joué pour les élections au Sénat, où l’enjeu était moindre, et où les trois formations se sont partagé les circonscriptions en soutenant un candidat unique. Cette stratégie a permis à l’opposition de conquérir 66 sièges sur les 100 en lice.

Un autre élément, de nature plus tactique, a joué en faveur de la Troisième Voie. Les sondages donnaient cette formation autour du seuil de 8 % des intentions de vote, seuil nécessaire à cette coalition de deux partis, Polska 2050 et le parti agrarien PSL, pour accéder à la Diète. Un score inférieur à ce seuil constituait, dans le système électoral choisi par la Pologne de répartition des restes à la plus forte moyenne (méthode d’Hondt), une aubaine pour le parti arrivé en tête, le PiS, bénéficiaire des reports, qui aurait de la sorte pu préserver sa majorité. Cette perspective a suscité une mobilisation des médias indépendants et réseaux sociaux pour identifier les circonscriptions où le vote utile pourrait se porter. Une autre disposition de la loi électorale permet en effet à chaque électeur, moyennant une démarche administrative, de voter dans n’importe quelle circonscription du pays. Des sites internet sont ainsi apparus pour communiquer aux électeurs les circonscriptions où le vote en faveur de la Troisième Voie serait le plus utile pour permettre à ses candidats de l’emporter. Ce procédé a permis à la coalition de recueillir, à la surprise générale, 14,4 % des voix et de remporter 65 sièges.

Mais en organisant de grands rassemblements unitaires en Pologne, couronnés de succès, d’abord le 4 juin, date anniversaire des premières élections libres en 1989, puis le 1er octobre, avec la manifestation du « million de cœurs », Donald Tusk a confirmé son leadership. Ses qualités de tribun, son habileté tactique et ses capacités d’organisation ont suscité une mobilisation du corps électoral qui a permis ce taux de participation de 74%, très supérieur, même, à celui du scrutin de juin 1989, qui avait débouché sur la sortie du communisme. Le vote des femmes, qui avaient organisé, depuis l’arrivée au pouvoir du PiS, de nombreuses manifestations contre la législation très restrictive sur l’avortement, ainsi que des jeunes explique également cette mobilisation du corps électoral.

L’Eglise, la « grande perdante de l’élection »

Bien qu’il ait perdu des voix par rapport à 2019, le PiS conserve un socle de plus de 35 % de l’électorat, formé de personnes de profil âgé, peu éduquées et habitant en milieu rural ou dans des petites villes. Mais son échec renvoie à un autre constat, formulé par le directeur de la rédaction du quotidien d’opposition Gazeta Wyborcza, Jaroslaw Kurski : « l’Eglise est la grande perdante de l’élection. Elle s’était engagée à fond en faveur du PiS, mais cet engagement est loin d’avoir suffi. Dans l’ensemble, elle a subi une forte perte d’influence, avec une vague de ressentiment contre l’épiscopat ». Celui-ci a été accusé de complaisance envers des prêtres pédophiles et les églises sont de plus en plus boudées par les fidèles, dans une société en voie de sécularisation. Ce processus a été accéléré par l’épidémie de Covid. « Les fidèles s’étant alors déshabitués d’aller à la messe. Après la fin de la pandémie, moins exposés à la pression sociale, ils ont persisté dans leurs comportements », note ainsi Maciej Witucki.

Les enquêtes sociologiques confirment cette perte d’influence. Si le nombre de Polonais qui se déclarent catholiques ne décroît que lentement – de 87,6 % à 71,3 % entre 2011 et 2021​​ – le nombre de pratiquants réguliers s’effondre littéralement : leur proportion est passée de 70 % à 42 % entre 1992 et 2022, selon l’institut CBOS, et même de 69 à 23 % pour les jeunes de 18 à 24 ans​​. C’est dans les milieux urbains et notamment les grandes villes que la tendance à la sécularisation est la plus forte, en particulier parmi la jeunesse éduquée. L’hostilité du PiS et de l’Eglise à l’IVG a probablement joué, plus de 83 % des sondés étant favorables à une libéralisation de l’avortement​​.

Un paysage nouveau… et miné

C’est dans ce contexte que la coalition d’opposition se prépare à accéder au pouvoir.

Le contexte est d’abord celui d’un pays dont le centre de gravité est très marqué à droite. Aux 42,5 % évoqués plus haut s’ajoute une partie de la coalition victorieuse, notamment la formation de la Troisième Voie, alors que la gauche est, avec 8,6 % seulement de l’électorat, soit 4 points en-dessous de son score de 2019, d’une faiblesse insigne.

Il est ensuite celui d’un environnement formaté par le PiS, de sa mainmise sur l’État et ses institutions, d’un interventionnisme reflet de sa vision de la politique, éloignée des postulats du libéralisme. S’y ajoutent des mesures plus récentes imaginées pour ériger des obstacles dans l’hypothèse d’une victoire de l’opposition dans les urnes, ainsi que des nominations difficiles à défaire sans enfreindre l’État de droit. « Le défi auquel la nouvelle majorité est confrontée est maintenant celui de la réversibilité », constate Jacques Rupnik, qui ne consiste pas seulement à « chasser le pouvoir en place (mais) aussi à démanteler l’héritage de la dernière décennie : la politisation de la justice, des médias, les nominations politiques dans l’appareil d’État… »​​. En d’autres termes, le nouveau gouvernement se retrouve donc face à un dilemme : comment rétablir l’État de droit sans l’enfreindre ?

Ce sont là, en effet, les « mines », politiques et juridiques, identifiées par Jaroslaw Kuisz, qui estime que la coalition victorieuse héritera d’« un système hybride, à la fois libéral et illibéral ». Le débat fait rage, de ce fait, sur la stratégie à adopter, entre les partisans, au sein du camp victorieux, d’un retour rapide au statu quo de 2015 et ceux d’une approche plus prudente et progressive préférant à un front trop large, difficile à tenir, une concentration sur quelques fronts prioritaires.

L’un d’entre eux est le besoin de donner des gages à la Commission européenne, qui subordonne la libération des quelques 35 milliards d’euros du fonds de relance à des progrès identifiés dans le retour à l’État de droit – même si Tusk a reçu des assurances, lors de son déplacement à Bruxelles, que les lois votées par le Parlement dans ce sens seraient considérées comme remplissant les conditions, quand bien même elles se heurteraient à un veto du président Andrzej Duda. Une autre priorité, qui amène à presser le pas, est celle d’un retour rapide de l’audiovisuel public aux normes admises, en démocratie, de l’indépendance de l’information. Après avoir fait main basse sur ses organes, dès ses premières semaines au pouvoir, en 2015 – pour en faire une « machine de propagande qui rappelle l’époque communiste », ainsi que le décrit Maciej Witucki – le PiS a pris soin de verrouiller juridiquement la capacité du gouvernement d’en changer la direction. Sauf à passer en force, une option possible sans enfreindre la loi pourrait être celle d’une mise en faillite par le gouvernement, avec la nomination d’un administrateur pour en changer la gouvernance et permettre aux organes de l’audiovisuel public de faire leur métier en toute indépendance.

Ce paysage est aussi celui d’une configuration politique accidentée, avec un contexte de cohabitation, certes différente de celle qu’a connue la France, mais potentiellement tendue. Donald Tusk en a acquis l’expérience lors de ses 3 ans de cohabitation orageuse avec le président Kaczynski (2007-2010). Le président dispose en effet d’un droit de veto sur les lois qui lui sont soumises pour promulgation, veto qui ne peut être levé que par un vote de trois cinquièmes des députés, soit 276, dont ne dispose pas la coalition. Une loi votée au début de l’été lui accorde par ailleurs un droit de veto sur les propositions du gouvernement de nomination aux postes élevés de l’Union européenne (Commissaire, juge…), ainsi qu’une obligation faite au gouvernement de consulter le président sur la position polonaise avant les conseils européens et les priorités de la Pologne dans sa présidence de l’Union, au premier semestre 2025.

L’opposition n’a pas manqué alors de dénoncer ces mesures de dernière minute comme contraires à la Constitution et destinées à lier les mains d’un gouvernement d’opposition qui pourrait sortir des urnes. Ce dispositif s’ajoute à un arrêt du Tribunal constitutionnel de 2008, autorisant le président à participer aux sessions du Conseil européen, un sujet qui avait été une source de tension pendant la première cohabitation et qui pourrait le redevenir, alors que le président Duda représente déjà la Pologne aux sommets de l’OTAN. Cette relation entre le Premier ministre et le président – « l’homme sans qualités », ainsi que le qualifie Aleksander Smolar​​ – est tributaire de l’avenir que ce dernier se voit à l’issue de son deuxième mandat, à l’été 2025 – il ne sera alors âgé que de 53 ans. Selon qu’il briguera la succession de Kaczynski à la tête du PiS ou un poste dans une organisation internationale, à la main du gouvernement, cette alternative, dont les termes ne sont pas connus à ce jour, déterminera sans doute le climat de la cohabitation, tumultueuse ou apaisée.

Une coalition à l’épreuve de la cohésion

Un autre élément déterminant est celui de la cohésion de la coalition. Le large spectre, de la droite conservatrice à l’extrême gauche, qu’elle couvre se double d’une autre complexité, qui est que les 3 formations appelées à gouverner sont elles-mêmes constituées de coalitions de partis, et diffèrent sur nombre de questions, de nature sociétale (avortement) et budgétaire (priorités) ou qui peuvent se révéler sur d’autres sujets possiblement contentieux (souveraineté, méthode pour le retour à la règle de droit) à l’épreuve de l’exercice du pouvoir. Un PiS dans l’opposition, avec près de 200 députés, ne manquera pas d’exploiter ces différences en multipliant les attaques sur les points les plus sensibles, pour tenter de fracturer la coalition. Pour peu que le président n’use pas de son droit de soumettre toute loi au Tribunal constitutionnel, il suffit que 50 députés ou 30 sénateurs du PiS le demandent pour ralentir le travail législatif.

Enfin, dernier élément de contexte, la proximité de trois échéances électorales – locales, européennes, présidentielle – appelées à se succéder en l’espace d’un an, entre les printemps 2024 et 2025, est de nature à exacerber les rivalités entre les formations de la coalition.

C’est dans cet environnement accidenté que les premières initiatives ont eu lieu. Après que l’opposition a, sans grande conviction, et en vain, demandé que le président Duda désigne d’entrée de jeu le leader de la coalition victorieuse, Donald Tusk, pour former le gouvernement, le chef de l’Etat a décidé, en invoquant la tradition, de confier cette mission au parti disposant du plus grand nombre de sièges à la Diète, en l’occurrence le PiS. Ce choix donne à la formation dont il est issu un délai supplémentaire d’un mois, précieux pour procéder à de nouvelles décisions et nominations qui s’imposeront au gouvernement appelé à prendre la relève, à la mi-décembre, lorsque Mateusz Morawiecki, premier ministre sortant reconduit, échouera à recueillir un vote de confiance.

La coalition a également publié le 10 novembre son accord programmatique, qui prévoit notamment un retour à l’État de droit – dépolitisation du parquet, des tribunaux ainsi que du Conseil National de la Magistrature, mais aussi de l’enseignement supérieur. L’accord annonce une invalidation de l’arrêt de 2020 du Tribunal constitutionnel, par lequel celui-ci avait introduit de nouvelles restrictions au droit à l’avortement – bien que le terme soit absent de l’accord. Il prévoit également l’interdiction de la discrimination au motif de l’orientation sexuelle, la séparation de l’Église et de l’État ainsi que le principe de neutralité de celui-ci vis-à-vis des confessions. Le « bureau central anti-corruption », une officine dotée de pouvoirs de police dont le PiS se servait notamment pour harceler, dans un total arbitraire, ses opposants, sera aboli.

Enfin, de longs développements sont consacrés aux poursuites, devant le tribunal d’État​​ ou devant les tribunaux redevenus indépendants, contre les responsables des dérives illégales et autres manquements (détournement de fonds, pratique de népotisme ou de corruption, falsification de documents, attaques haineuses dans les médias public…) observés durant les années de gouvernement du PiS. Des commissions d’enquête parlementaires pourront également être mobilisés à cette fin. Enfin, le président de la Cour des comptes, un ancien du PiS brouillé avec son parti, aurait fait préparer plusieurs dizaines de procédures d’infraction et a annoncé un audit des principales entreprises publiques.

Les responsables éligibles à ces procédures ne manquent pas, à en juger par les scandales dont les médias indépendants se sont fait l’écho, qu’il s’agisse de l’achat du logiciel de surveillance Pegasus ou de respirateurs défectueux, d’un trafic de visas d’accès à la zone Schengen ou encore d’une baisse, par l’entreprise pétrolière Orlen, du coût du carburant en dessous du prix coûtant pendant la campagne électorale.

Premiers affrontements

Après l’ouverture de la nouvelle législature, le 13 novembre, et l’élection, sans surprise, des présidents et vice-présidents des deux chambres, issus de ses rangs, la coalition est entrée de plain-pied dans le champ politique. La gauche a déposé deux propositions de loi visant à légaliser l’avortement – qui ne peuvent être suivies d’effet qu’après validation par le président et n’ont donc guère de chance d’être examinées. La Diète a par ailleurs, en nommant les quatre membres qu’il lui incombe de désigner, entamé le processus de renouvellement du Conseil National de la Magistrature, rouage-clé pour garantir l’indépendance de la justice, sur lequel le PiS avait fait main basse dès son arrivée aux affaires en 2015.

Quant à l’autre verrou, le Tribunal Constitutionnel, dont le PiS s’était également alors emparé, en annulant le choix fait par la majorité précédente à la Diète en 2015, et en désignant par voie de résolution 5 juges « sûrs », le schéma retenu est celui d’une procédure identique pour remplacer les juges nommés en 2015. C’est donc à un pugilat quotidien qu’il faut s’attendre dès maintenant, alors que le PiS possède encore, pour près d’un mois, les leviers de commande et continue de poser des mines. La dernière en date est une décision du Tribunal constitutionnel déclarant inconstitutionnels des règlements sur le relèvement des pensions de retraite – derrière lesquels le PiS s’abritait pour ne pas les inscrire au budget – et qui laissera ce soin au gouvernement à venir, à hauteur de 1,1 milliard d’euros. Et pour conduire sa politique économique, le gouvernement ne pourra compter sur le concours du président de la banque centrale, Adam Glapinski, un proche de Kaczynski reconduit en 2022 pour un second mandat de six ans, et qui a, estime Aleksander Smolar, « mené une politique accommodante pour dynamiser l’économie, mais qui pourrait, désormais, mener une politique monétaire restrictive, en arguant de la responsabilité budgétaire, ce qui mettrait la politique économique du gouvernement en difficulté »​​.

Entre escarmouches, mines à désamorcer, coups à rendre et cohésion de la coalition à assurer, il est probable que le futur gouvernement Tusk concentrera son attention sur la politique intérieure et s’en tiendra à un profil bas en politique extérieure, à l’exception des questions européennes. L’ancien président du Conseil européen (2014-2019) suivra celles-ci avec d’autant plus d’attention qu’elles sont articulées à plusieurs dossiers de politique intérieure (État de droit, immigration, importation de produits agricoles d’Ukraine, accès des transporteurs routiers ukrainiens à l’espace européen…) et plus encore à la libération des 35 milliards d’euros du « plan national de relance et de résilience », que Tusk pourrait afficher comme une victoire dans les campagnes électorales à venir.

Pour le reste, les options de politique extérieure de la Pologne ne devraient pas subir d’inflexion majeure. Le soutien à l’élargissement de l’Union européenne, à commencer par l’Ukraine – même si les conséquences pour l’économie polonaise commencent à être perçues et à inquiéter – sans cependant qu’il soit nécessaire de changer de mode de gouvernance (comme par exemple l’abandon du vote à l’unanimité sur les questions de politique étrangère). Une perspective d’adhésion à la zone euro est évoquée, de façon anonyme, mais ne figure pas dans l’accord de coalition et ne fera probablement surface que si la conjoncture politique s’y prête, étant entendu qu’il faut pour cela amender la Constitution – la majorité qualifiée des deux tiers nécessaires à cette fin est inaccessible à la coalition et seul un referendum pourrait y suppléer.

Le tropisme atlantiste, déjà fort lors du précédent gouvernement Tusk, ne s’affaiblira pas, même si on peut espérer des ouvertures vers l’Union européenne, dans le domaine de la défense, de l’industrie ou de l’énergie nucléaire. Il en va de même pour le soutien à l’Ukraine, après les déboires du début de l’automne et les échanges d’amabilités entre les présidents Zelenski et Duda​​.

Avec l’Allemagne, la relation qui avait atteint un point bas historique pendant les huit années de gouvernement du PiS – lequel a adressé à Berlin une requête en indemnisation des dommages infligés pendant la Deuxième Guerre mondiale à hauteur de plus de 1300 milliards d’euros, ne peut que se normaliser. Mais cette relation a peu de chance de revenir à la situation d’avant 2015 tant tout rapprochement avec Berlin déclenchera les assauts d’un parti qui avait fait de l’anti-germanisme un carburant politique quotidien.

Singularité et retour en Europe

Cette victoire de l’opposition en Pologne revêt une triple signification.

Tout d’abord, la Pologne s’affirme à nouveau comme un objet politique singulier, rebelle à un ordre qui lui est imposé, que ce soit par un pouvoir extérieur ou par une autorité intérieure. Alors que le catholicisme semblait être un marqueur inoxydable de son identité nationale, cette élection a révélé un phénomène de sécularisation accélérée. Fidèle à une tradition qui remonte au XIXe siècle et qui n’a cessé de resurgir sous le régime communiste, notamment avec Solidarnosc, la société civile polonaise, loin de se laisser anesthésier comme en Hongrie, s’est mobilisée avec énergie contre le gouvernement du PiS et ses empiétements sur les droits des femmes – avec la quasi-abolition du droit à l’IVG – ou des minorités. Les tentatives de mainmise, via des entreprises publiques, sur les médias indépendants ont fait long feu et ces médias restent largement accessibles en Pologne, avec des titres reconnus comme Gazeta Wyborcza, Rzeczpospolita, la chaîne TVN24 ou les réseaux sociaux.

Ensuite, le nouveau gouvernement polonais se prépare à un démontage de l’édifice juridique et politique bâti par une formation populiste qui est parvenue à exercer, huit ans durant, un pouvoir sans guère de contre-pouvoirs. Dans la région, les dirigeants populistes de Slovaquie (Meciar puis Fico) et de Tchéquie (Babis) ne sont pas parvenus à ce niveau de mainmise sur l’appareil d’État et, en Hongrie, Viktor Orban n’a pas (encore) cédé le pouvoir à une opposition. Le retour aux normes européennes de la règle de droit, dans un contexte probablement marqué par 16 mois de cohabitation, aura valeur d’exemple et son succès, ou son échec, sera déterminant pour tester la capacité d’un État de s’extraire, par la voie démocratique, d’une telle ornière.

Enfin, elle prélude au retour dans le giron européen d’un pays dont le principal dirigeant, Jaroslaw Kaczynski, vouait, comme Viktor Orban du reste, l’Union européenne aux gémonies, l’assimilant au joug de l’Union soviétique sur ses satellites, confinés dans une souveraineté limitée. Si la marge de manœuvre n’est pas sans limite face aux difficultés et obstacles laissés à dessein par le PiS – un parti qui, dans l’opposition, ne lui fera aucun cadeau – elle mettra, pour la première fois, la Pologne dans une position de participation à la définition des orientations de l’Union européenne, justifiée par le passé de Donald Tusk à la présidence du Conseil européen et le poids de la Pologne sur le flanc oriental d’une Europe en cours d’élargissement. Ce potentiel serait naturellement renforcé par une adhésion à la zone euro. Mais c’est d’abord en répudiant l’inclination centrifuge et europhobe du gouvernement antérieur que la Pologne pourrait redevenir un élément décisif de la cohésion européenne, plus nécessaire que jamais dans le contexte actuel.