La découverte du charnier de Katyn

Stéphane Meylac 

DATES

Il y a cinquante ans ; La découverte du charnier de Katyn

Le Monde,  11 avril 1993

La nuit du 12 au 13 avril 1943, la radio allemande annonce la découverte, dans la forêt de Katyn, près de Smolensk, d'un charnier contenant les corps de plusieurs milliers d'officiers polonais : " Il a été trouvé un fossé de 28 mètres sur 16 dans lequel étaient empilés en douze couches les cadavres de 3 000 officiers polonais [...] vêtus de leurs uniformes, certains étaient ligotés, tous avaient des blessures par balle dans la nuque. " " Il n'y aura aucune difficulté à identifier ces cadavres, poursuit le communiqué, car, grâce à la nature du terrain, ils sont complètement momifiés et les Russes ont laissé sur eux tous leurs papiers personnels. "

Après deux jours de silence, le 15 avril, Radio-Moscou repousse ces accusations en dénonçant les " monstrueuses calomnies " de la propagande allemande et donne sa propre version des faits : ce sont les " bandits germano-fascistes " qui auraient assassiné les officiers polonais, tombés entre leurs mains en 1941, alors qu'ils étaient " affectés à des travaux de construction dans la région de Smolensk ".

Cette révélation constitue l'épilogue d'une énigme qui obsède depuis près de deux ans les autorités polonaises en exil. Elle est aussi le point de départ d'un mensonge éhonté dans lequel les régimes soviétiques successifs persévéreront pendant un demi-siècle, un mensonge qui ne cessera de peser sur les relations entre Moscou et Varsovie.

Après que l'armée polonaise a été écrasée, début octobre 1939, sous les coups coordonnés de la Wehrmacht et de l'armée rouge, deux cents à deux cent cinquante mille prisonniers de guerre sont déportés en URSS. S'étant appropriée la moitié du territoire de la Pologne d'avant-guerre, l'Union soviétique entreprend de détruire tout ce qui pourrait permettre la restauration d'un Etat polonais : la culture, les élites, la langue. Ce n'est qu'après l'attaque allemande que Staline change son fusil d'épaule : un traité est signé le 30 juillet 1941 avec le gouvernement en exil, qui prévoit la formation d'une armée polonaise sur le territoire soviétique. Mais lorsque le général Anders, libéré peu après d'une prison moscovite, entreprend de mettre sur pied cette armée, il éprouve les plus grandes peines à rassembler les officiers détenus en URSS : sur quelque quinze mille internés dans les camps de Kozelsk, Ostachkov et Starobelsk, quatre cents seulement ont rejoint le général : ceux-là ont été transférés ailleurs au printemps 1942 et ignorent le sort de leurs compagnons de captivité.

Les autorités soviétiques, interrogées, se montrent très évasives, et lorsque le chef du gouvernement en exil à Londres, le général Sikorski, se rend à Moscou, en décembre 1941, pour essayer d'en savoir plus auprès de Staline, celui-ci s'en tire par une boutade : " Ils ont dû s'évader vers la Mandchourie. " Mais il promet de donner des " instructions spéciales aux autorités compétentes ". Les relations ne cesseront par la suite de se dégrader : les obstacles à la mise sur pied de l'armée polonaise se multiplient, au point que le gouvernement de Londres se résigne à l'évacuer, en août 1942, vers le Proche-Orient.

Les " collaborateurs polonais d'Hitler " C'est donc dans un contexte passablement tendu entre Polonais et Soviétiques qu'intervient, au printemps 1943, l'annonce de la découverte du charnier. Après avoir brièvement hésité, le gouvernement polonais demande, le 17 avril, une enquête de la Croix-Rouge internationale. Mais il est pris de vitesse par une demande analogue formulée la veille par le gouvernement du III Reich. La concomitance crée l'impression fâcheuse d'une action concertée entre Allemands et Polonais et prête le flanc aux anathèmes de la propagande soviétique contre les " collaborateurs polonais d'Hitler " Le fond de l'affaire est occulté par la tempête diplomatique qu'elle déclenche : le 23 avril, arguant de l'opposition de l'URSS, la Croix-Rouge rejette la demande polonaise d'enquête. Mais les preuves de la culpabilité soviétique sont si confondantes que les nazis, experts en barbarie autant qu'en propagande, jouent sur le velours. Ils invitent à Katyn une commission internationale d'experts en médecine légale ainsi que des délégués de la Croix-Rouge polonaise. Mis à part ces derniers, seul le professeur Naville, de l'université de Genève, antinazi notoire qui n'a accepté l'offre allemande que sous la pression de milieux politiques suisses choqués du veto soviétique, est ressortissant d'un pays non allié à l'Allemagne. Il déclarera après la guerre avoir pu, comme ses confrères, travailler librement et signé le rapport d'expertises sans la moindre contrainte.

Ce rapport établit que la quasi-totalité des victimes ont été tuées d'une ou de deux balles tirées à bout portant dans la nuque : " La similitude des blessures démontre l'oeuvre de tueurs expérimentés " La plupart des cadavres ont les mains liées derrière le dos et ont été ensevelis dans les uniformes _ d'hiver _ qu'ils portaient au moment de leur mort. Mais ils ne portent ni bagues ni montres, bien que les notes retrouvées dans les carnets _ qui indiquent des heures exactes _ laissent penser qu'ils ont dû conserver leur montre jusqu'au dernier moment. Le journal intime du major Solski s'achève le 9 avril sur ces mots : " Depuis l'aube, la journée commence singulièrement : départ en fourgon cellulaire, dans de petits compartiments. Horrible ! On nous emmène quelque part en forêt [...] et là une fouille complète. On me retire ma montre, qui indique 8 h 30. On me demande ma bague, on me prend mes roubles, ma ceinture, mon canif... ".

La commission fait une autre observation : dans certaines fosses sont ensevelis les corps de civils, hommes et femmes, et de militaires, qui reposent là depuis beaucoup plus longtemps. Ils ont été exécutés avec le même angle de tir et le même trou dans la nuque que les officiers polonais. La forêt de Katyn était manifestement un lieu d'exécution de masse, bien avant de servir de sépulture aux officiers polonais.

Une ombre, pourtant, figure au tableau de la propagande nazie : les cartouches et les balles retrouvées sur place sont d'origine allemande. Les Allemands tentent de dissimuler ce fait ou admettent avec embarras que l'Allemagne a dans le passé exporté de grandes quantités de ces munitions.

Dès septembre 1943, après la libération de Smolensk par l'armée rouge, Moscou dépêche à Katyn une " commission spéciale " d'enquête, où ne figurent que des Soviétiques. A l'issue de l'audition d'une centaine de témoins, la commission confirme la version initiale : les prisonniers polonais étaient détenus dans trois camps, à quelques dizaines de kilomètres à l'ouest de Smolensk, que les autorités soviétiques, surprises par l'avance de la Wehrmacht, n'avaient pas eu le temps d'évacuer. Les Allemands les avaient exécutés fin 1941 puis, deux ans plus tard, pressentant un retournement de la situation militaire, avaient imaginé une " provocation " pour imputer à l'Union soviétique laresponsabilité du massacre : ils avaient ainsi fait exhumer les corps par des prisonniers russes, retirer des documents postérieurs à avril 1940 puis les avaient fait réensevelir.

Fourmillant d'invraisemblances, contredite par les observations des experts, cette thèse se heurte au scepticisme des Polonais, qui continuent de recouper preuves, témoignages et indices et parviennent à reconstituer les faits. Les officiers emmenés en captivité en 1939 avaient été rassemblés dans deux camps ouverts dans des monastères désaffectés : cinq mille à Kozelsk, à 250 kilomètres au sud-est de Smolensk, et quatre mille à Starobelsk, dans l'est de l'Ukraine, près de Vorochilovgrad. Egalement installé dans un monastère, un troisième camp regroupe, sur une île du lac Seliger, près l'Ostachkov, plus de six mille internés, en majorité des sous-officiers, des policiers, des gardes-frontières ainsi que de nombreux civils. Ils y resteront plusieurs mois en " observation " et sont même soumis à une campagne de " rééducation ". Jusqu'en avril 1940, où soudain, sans explication aucune, ils commencent à être évacués, par groupes de cent à trois cents, vers une destination inconnue : chaque matin, la liste nominative des partants est téléphonée de Moscou, après quoi une demi-heure est laissée à chacun pour rassembler ses effets avant de s'engouffrer dans les fourgons cellulaires. De temps à autre, un contingent est dirigé vers le camp de Pavlichtchev Bor, entre Toula et Smolensk : ces 4 00 hommes, libérés en 1941 après l'accord polono-soviétique, seront les seuls rescapés des trois camps, choisis pour des motifs aujourd'hui encore inexpliqués.

Toute trace de leurs camarades est perdue jusqu'en février 1943, lorsqu'un jeune paysan de la région de Katyn se présente au poste de police allemand. Il a lu, dit-il, dans un journal local qu'un certain général Sikorski recherchait des officiers polonais capturés par les Russes : " Sikorski cherche ses officiers en Sibérie, et ils sont là, fusillés, à Katyn ." Il se souvient qu'au mois de mars 1940, des prisonniers avaient été amenés par camions pour creuser des fosses dans la forêt, affectée aux exécutions de la " Guépéou " dès après la Révolution d'octobre. Puis, en avril 1940, une noria de fourgons cellulaires du NKVD avait été mise en place entre la gare, toute proche, de Gnezdovo et la forêt de Katyn. Il suffit aux Allemands de se faire conduire sur les lieux pour découvrir, sous de jeunes plants de pins, le charnier.

A l'issue des exhumations et enquêtes, une question lancinante demeure : que sont devenus les quelque dix mille cinq cents prisonniers des camps de Starobelsk et Ostachkov ? Seuls, en effet, ceux de Kozelsk ont été retrouvés à Katyn. Les rumeurs les plus folles circulent alors : les détenus auraient été embarqués à bord de barges coulées dans les eaux glacées de la mer Blanche. Jouant de l'erreur initiale de la propagande allemande, les Soviétiques font croire que la forêt de Katyn contient la totalité des corps de Polonais disparus, se dispensant de la sorte de répondre sur le sort des autres disparus. Et surtout, raison d'Etat oblige, l'affaire est maintenue sous une chape de plomb par les Alliés pour ne resurgir qu'à l'automne 1945, dans l'acte d'accusation introduit devant le tribunal de Nuremberg. Les Soviétiques multiplient avec succès les manoeuvres pour faire endosser leur propre version des faits. Curieusement, même le gouvernement, déjà pro-communiste, de Varsovie s'abstiendra de verser l'affaire au dossier, pourtant très nourri, remis au tribunal sur les crimes de guerre nazis. Les juges ne sont manifestement pas convaincus de la culpabilité allemande : le jugement, rendu le 30 septembre 1946, ne comporte aucune mention du massacre de Katyn.

De Gorbatchev à Eltsine

Le drame continue de hanter les esprits polonais et d'alimenter les investigations. Aux Etats-Unis, notamment, où, à la faveur de la guerre froide, en septembre 1951, le Congrès décide la création d'une commission qui conclut, à l'issue d'une enquête méticuleuse, dans un rapport de plus de deux mille pages, à la culpabilité du NKVD. Ces conclusions sont accueillies par les vociférations de la propagande polonaise, mais en 1956, après l'arrivée au pouvoir de Gomulka, le bruit _ tout à fait infondé, semble-t-il _ court que Khrouchtchev, alors en pleine déstalinisation, avait proposé à ce dernier, qui aurait décliné l'offre, de reconnaître la responsabilité de Staline. En fait, de part et d'autre, on fait silence sur l'affaire et le nom même de Katyn est banni de toute publication officielle polonaise mais le forfait reste présent dans les mémoires, les conversations privées et les publications des Polonais exilés ou des dissidents.

L'arrivée au pouvoir de Gorbatchev, sa politique de " transparence " à partir de 1987, le relâchement de la censure raniment l'espoir de voir Moscou combler les " taches blanches " du passé et reconnaître enfin sa responsabilité. Toutes les attentes se portent sur la personne du secrétaire général du PCUS, qui visite la Pologne en juillet 1988, mais elles sont déçues : Mikhaïl Gorbatchev se borne à exhorter les Polonais à la patience, les recherches se poursuivent. Puis les choses se précipitent : en tractations avec Solidarité pour l'exercice du pouvoir, sachant qu'il devra organiser des élections démocratiques et régulières, mis en difficulté par l'intransigeance soviétique, le général Jaruzelski finit par céder. " Nous pensons, déclare le 7 mars 1989 le porte-parole du gouvernement, que tout indique que le crime a été commis par le NKVD stalinien. " A Moscou, Edouard Chevardnadze, le ministre des affaires étrangères, Faline, le chef du département international du comité central, et Krioutchkov, le chef du KGB, recommandent dans un mémorandum conjoint de révéler la vérité : " Le coût en serait moindre, en dernière analyse, que le dommage causé par notre propre inaction. " Ils ne croient pas si bien dire : quelques mois plus tard, à Varsovie, le pouvoir passe aux mains de Solidarité. Ce n'est finalement que le 13 avril 1990 qu'un communiqué de l'agence Tass, alléguant la découverte de nouvelles archives, impute la responsabilité du massacre au NKVD. Peu après, les fosses communes des camps de Starobelsk et d'Ostachkov sont localisées et une enquête est ouverte par le parquet militaire. L'audition de quelques-uns des responsables encore vivants du massacre apporte de nouvelles révélations et des détails glaçants : c'est ainsi que les 6 295 internés d'Ostachkov ont été exécutés de nuit, par contingents de deux cent cinquante, par un trio de tueurs du NKVD. Leur chef, un certain Blokhine, était réputé pour l'uniforme de cuir brun qu'il revêtait avant d'accomplir sa sinistre besogne.

L'affaire connaît un nouveau rebondissement le 14 octobre 1992, lorsqu'un émissaire du président Eltsine arrive à Varsovie et remet au président Walesa un jeu de photocopies où figure la preuve indiscutable de la culpabilité soviétique : une décision, datée du 5 mars 1940 et signée de la main de Staline, du bureau politique, qui ordonne au NKVD de procéder à l'exécution de 25 700 officiers, fonctionnaires et " éléments contre-révolutionnaires divers ". C'est le premier document historique attestant la responsabilité directe et personnelle de Staline dans une exécution de masse, même si quelques nostalgiques du stalinisme prétendent, contre toute évidence, qu'il s'agit d'un faux. Y figure également un rapport de 1959 du chef du KGB, Chelepine, à Khrouchtchev, qui révèle que ce sont au total 21 857 Polonais qui ont été exécutés en 1940, bien davantage que la quinzaine de milliers de disparus des trois camps.

C'est donc à un règlement de comptes entre le président russe et son rival Mikhaïl Gorbatchev, accusé d'avoir su la vérité et de l'avoir tue pour ne pas ternir le prestige du parti, que l'on doit le dernier mot sur l'un des plus énormes " mensonges d'Etat de ce siècle ".

 STEPHANE MEYLAC