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CHAPITRE IV

G O M U L K A : L E M Y T H E

D U C O M M U N I S M E N A T I O N A L

( 1956 - 1970 )




  1. - LE RENOUVEAU (1956-1957)


A - LA CONSOLIDATION DU POUVOIR


Le 22 octobre, au lendemain du plénum historique du Parti, la fièvre ne retombe pas. Tandis que le Bureau Politique siège pratiquement sans discontinuer et que des meetings se tiennent un peu partout dans le pays, des délégations se succèdent au Comité Central, portant des motions de soutien à la nouvelle direction. Les résolutions, que la presse a grand-peine à publier tant elles sont nombreuses, affluent de tous les milieux. L'armée, qui joue pour la première fois un rôle direct dans la vie politique du pays, occupe une place privilégiée : provenant de différentes unités et écoles militaires, des résolutions avancent des revendications peu orthodoxes, comme l'"égalité" et la "souveraineté" dans les relations soviéto-polonaises ou encore le développement d'une doctrine militaire propre à la Pologne. Les militaires verront d'ailleurs rapidement satisfaire une autre de leurs demandes, le départ du général Witaszewski, chef du service politique de l'armée et notoirement lié au groupe de "Natolin" et au maréchal Rokossowski, dont il est un adjoint direct. Witaszewski est remplacé dès le 23 octobre par le général Spychalski, un proche de Gomulkaa.

Outre les militaires, d'autres maillons de l'appareil de répression se rallient, par calcul plus que par conviction, au mouvement de soutien à Gomulka : c'est ainsi que, le 23 octobre, la presse publie, côte à côte, les prises de position des organisations du Parti du Corps de Sécurité de l'Intérieur (KBW), de la police politique, la Bezpieka, et du Parquet (1), une déclaration de soutien de 22 intellectuels catholiques et l'appel d'un ancien dirigeant de l'AK rallié au pouvoir, le colonel Rzepecki, à ses "collègues de l'AK".

Mais cet enthousiasme menace à tout moment, d'échapper au contrôle du pouvoir pour se muer, par réaction en chaîne, en une explosion de ressentiment anti- soviétique. Des incidents de caractère anti-soviétique - déprédations de monuments à la victoire, manifestations etc. - ont en effet lieu à Lodz, à Szczecin et en Silésie, à Gliwice. A Wroclaw, un meeting de quelque 30 000 cheminots se transforme, par l'effet d'une rumeur de mouvements de troupes soviétiques, en manifestation : la foule marche sur la maison de l'amitié polono-soviétique et ne se ravise qu'au dernier moment (2).

C'est cependant en dehors des frontières de la Pologne, en Hongrie, que la réaction en chaîne fatale se produira, revêtant en l'espace de dix jours une dimension incontrôlable et un caractère de tragédie nationale. Budapest, où règne un état d'esprit analogue à celui de la Pologne, est gagnée le 22 octobre par une forte agitation étudiante : les étudiants appellent à une manifestation de solidarité avec la Pologne, le lendemain, devant la statue de Jozef Bem - un général polonais héros de l'insurrection hongroise de 1848. Le sentiment qui anime les Hongrois va cependant loin au-delà de la solidarité : "suspendus aux nouvelles de Varsovie, ils interprètent la victoire de Gomulka contre les staliniens, contre les Soviétiques, comme une préfiguration du destin qui les attend", note l'historien François Fejtö, "le déroulement des événements de Pologne leur fait croire qu'il est désormais possible de réaliser la voie hongroise du socialisme, à condition que la direction du Parti saisisse l'occasion et agisse vite" (3).

Au début interdite, la manifestation des étudiants est finalement autorisée : tout Budapest descend dans la rue ce mardi 23 octobre pour crier son rejet du système. L'engrenage est enclenché. Des coups de feu sont tirés. La situation revêt rapidement une tournure insurrectionnelle. En plein désarroi, le pouvoir fait appel le lendemain matin à la garnison soviétique pour rétablir l'ordre. Suivi heure par heure en Pologne, le malheur qui frappe le "pays frère" le plus cher au coeur des Polonais fait encore grimper la tension chez ceux-ci, qui se sentent promis au même sort à tout moment.

C'est dans ce climat que Gomulka se prépare, ce même matin du mercredi 24 octobre, à prendre la parole devant quelque 400 000 Varsoviens réunis sur la Place des Défilés, sous la silhouette disgracieuse du Palais de la Science et de la Culture, en plein centre de la capitale. Il se prête à contrecoeur à cet exercice, lui qui n'aime guère les meetings, surtout de ce type, imprévisibles, qui peuvent dégénérer sans préavis. Mais il a cédé à l'insistance du Premier Secrétaire du Parti pour Varsovie, Stefan Staszewski, un des artisans les plus engagés de l'"Octobre Polonais" et principal organisateur de la manifestation. Peu avant 15 heures, les membres du nouveau Bureau Politique prennent place à la tribune érigée à la hâte devant laquelle se tient une foule immense rassemblée, pour la première fois depuis longtemps, de sa propre volonté. Un incident oppose Staszewski au maréchal Rokossowski lorsque celui-ci entreprend de prendre place au premier rang, à proximité de Gomulka. Sa lourde silhouette étant aisément reconnaissable, Staszewskii craint le pire et le presse de s'installer en retrait. Interloqué et blême de colère, il finit par obtempérer (4). La foule, enthousiaste et survoltée, scande "Wieslaw" - nom de clandestinité de Gomulkan - chante sto lat - "qu'il vive cent ans" - brandit des drapeaux rouges ou aux couleurs nationales, rouge et blanc. "Liberté et souveraineté", "l'armée avec le peuple" et "solidarité avec les Hongrois", lit-on sur les banderoles qui s'élèvent.

Gomulka, très tendu, crispé sur les feuillets de son texte, prend alors la parole devant le pays entier - son discours est retransmis en direct à la radio. Il rappelle les principales thèses, déjà connues, du discours qu'il a prononcé quatre jours plus tôt devant le plenum du Comité Central. Il parle beaucoup des relations avec l'URSS, annonçant que les troupes soviétiques en Pologne ont regagné leur "lieux de stationnement" - un euphémisme employé pour ne pas parler de "bases militaires". Ces troupes, estime-t-il sous les huées, cette fois, devront rester en Pologne "aussi longtemps qu'il y aura des bases du Pacte Atlantique en Allemagne de l'Ouest, aussi longtemps que la nouvelle Wehrmacht s'armera". Leur présence est justifiée par le refus de l'Angleterre, de l'Amérique et de l'Allemagne de reconnaître les frontières occidentales de la Pologne. Mais ce n'est que lorsqu'il mentionne la nécessité de relations équitables ou justes avec l'URSS que le nouveau Premier Secrétaire est applaudi. Enfin, Gomulka appelle les Polonais à l'ordre et à la responsabilité : "assez de meetings, de manifestations et de discussions, il est temps de se mettre au travail." (5) Les choses se gâtent lorsque, dans la pénombre de la nuit tombante, la foule commence à scander "Katyn", à conspuer le nom de Rokossowski et à acclamer celui de Wyszynski. Gomulka donne l'ordre de disperser le meeting. Un appel à la dispersion est lancé, mais une centaine de milliers de personnes restent sur la place, scandant "Wyszynski au Politburo", tandis que Gomulka, pâle comme un cadavre (6), s'éclipse. Gozdzik, le jeune secrétaire du Parti à l'usine de Zeran, continue d'appeler la foule à se disperser. La place se vide effectivement, mais les manifestants se constituent en plusieurs cortèges qui, aux cris de "Katyn", "libérez Wyszynski", et en brandissant des drapeaux hongrois (7) et polonais, marchent sur les bâtiments du Comité Central et de l'ambassade d'URSS. Ici, l'accès en est verrouillé par un service d'ordre ; là-bas, c'est Staszewski lui-même qui, à la tête des ouvriers de Zeran, va, au prix de longues palabres, dissuader les manifestants de mettre à sac l'ambassade. Le même jour, dans le sud du pays, à Legnica, un cortège de manifestants qui se dirige vers le quartier général des forces armées soviétiques est dispersé à l'aide de grenades lacrymogènes (8).

Alors qu'à Budapest la situation insurrectionnelle échappe au contrôle de la nouvelle direction, à Varsovie, Gomulka reste maître du cours des événements. Mais la situation demeure volatile et il devra mettre dans la balance tout son prestige pour contenir le bouillonnement anti-soviétique. Des mesures d'apaisement sont prises dès les jours suivants. Dès le 24 octobre, le Sejm procède à un remaniement gouvernemental : quelques têtes identifiées au stalinisme, comme celles des vice- premiers ministres Gede et Jozwiak, tombent. Des réformistes liés à Gomulka réapparaissent, comme Bienkowski, nommé ministre de l'éducation, tandis qu'entrent au gouvernement les premiers ministres "sans-parti". Enfin, le "Comité de la Sécurité Publique", siège de la sinistre Bezpieka, est dissous et l'autorité sur cette officine est transférée au ministre de l'Intérieur. Ce même 24 octobre, le gouvernement démet de ses fonctions un autre symbole du stalinisme, le général Witaszewski, chef du service politique de l'armée. Puis, le 26 octobre, deux émissaires du Premier Secrétaire, Zenon Kliszko et Wladyslaw Bienkowski, se présentent au couvent de Komancza - où est toujours assigné à résidence le cardinal Wyszynski, Primat de Pologne - et conviennent avec lui des principes qui présideront aux relations futures entre l'Eglise et l'Etat. Deux jours plus tard, le 28, le Primat regagne son palais épiscopal à Varsovie où, accueilli par une foule en liesse, il reprend sa charge.

Le 29 octobre, devant les journalistes polonais réunis, Gomulka calme le jeu, les appellent à l'autodiscipline et à la "responsabilité", dément la rumeur d'un coup d'Etat pro-soviétique. Dès le surlendemain 31 octobre, il reçoit les intellectuels catholiques indépendants liés à l'hebdomadaire - interdit depuis trois ans - Tygodnik Powszechny, parmi lesquels Jerzy Turowicz et Stanislaw Stomma. Il promet de leur restituer le titre usurpé par Pax et d'autoriser la création des "clubs de l'intelligentsia catholique" qu'ils demandent. Mieux, il s'engage à réserver aux milieux catholiques quelques sièges au Sejm lors de prochaines élections. Ce même jour, le 30 octobre, un communiqué officiel annonce que le maréchal Rokossowski est rentré en Union Soviétique pour prendre un "congé". Enfin, c'est également le 30 octobre que Moscou consent un geste sous la forme d'une déclaration du gouvernement soviétique sur les relations internes au camp socialiste. L'URSS proclame son attachement aux principes d'"indépendance et de souveraineté nationale, de non-ingérence dans les affaires intérieures des autres et d'égalité en droit" - dans les relations avec les "pays frères", et propose de renégocier le régime de stationnement de ses troupes sur les territoires des alliés concernés comme la Pologne et la Hongrie.

En Hongrie, à laquelle cette déclaration est destinée au premier chef, elle n'affecte guère le cours des événements. L'insurrection a atteint son paroxysme. Nagy, le "Gomulka hongrois" porté à la tête du gouvernement en pleine crise le 23 octobre, s'est refusé à lancer un nouvel appel à l'aide aux Soviétiques pour rétablir l'ordre et a fini par céder aux revendications des insurgés, se ralliant à leurs thèses : la dénonciation du Pacte de Varsovie, l'indépendance, la liberté, la démocratie, le pluralisme... A la faveur de ces événements, mais aussi de l'attaque israélienne dans le Sinaï, le 29 octobre, et de l'intervention franco-britannique à Suez, le 30 octobre, une psychose de l'imminence de la guerre s'empare de la Pologne. Des rumeurs de concentration de troupes soviétiques à la frontière polonaise continuent de courir, la population commence à stocker des vivres, tandis que dans le pays, çà et là, des manifestants réclament le retrait des forces soviétiques déployées sur le territoire polonais.

Vis-à-vis de la Hongrie, un mouvement de solidarité se développe malgré la censure. La presse polonaise ne dissimule pas sa sympathie pour les "frères" hongrois. Une vaste collecte de vêtements, de nourriture, de médicaments et de sang est lancée au profit des insurgés. A Varsovie, bus et tramways arborent des drapeaux hongrois. Les autorités polonaises observent une attitude bienveillante - contrairement aux Tchèques, qui refusent le droit de transit aux dons polonais - mais plutôt prudente. Dès le 28 octobre, Gomulka a, en effet, envoyé un message de sympathie à Nagy et à Kadar, le nouveau Premier Secrétaire du Parti hongrois. Deux émissaires polonais, Starewicz et Naszkowski, sont d'ailleurs secrètement dépêchés à Budapest (9). Le 2 novembre, un nouveau message est adressé, cette fois-ci au nom du Comité Central du PZPR, au peuple hongrois, exhorté à faire triompher le socialisme sans intervention extérieure. Mais le même message met implicitement en garde les Polonais contre toute tentation d'emboîter le pas aux Hongrois.

Le dimanche 4 novembre au matin, le drame est consommé. L'armée soviétique investit à nouveau la capitale hongroise, écrasant dans le sang l'insurrection. L'Ouest, absorbé par la crise de Suez, ne bouge pas. Ce dénouement sanglant - 2 700 morts, près de 15 000 blessés - provoque un choc en Pologne, y compris dans les sphères du pouvoir. Mais l'avertissement a été compris. Gomulka, qui intervient le jour même devant une réunion de l'"actif", - le noyau dur - du Parti à Varsovie, appelle fermement les camarades à l'"unité". Le cardinal Wyszynski, qui prononce son premier sermon précisément le 4 novembre, lance pour sa part un appel au calme et à la pondération.

Une fois l'émotion dissipée, la tension retombe, même si des incidents se produisent sporadiquement par la suite. C'est ainsi que le 18 novembre, à Bydgoszcz, la foule en colère met à sac le poste local de la Milice ainsi qu'une station de brouillage radio. Trois semaines plus tard, le 10 décembre, à Szczecin, une manifestation de rue dégénère et s'achève en une marche sur le consulat soviétique installé dans la ville. Dans les deux cas, la presse et le Parquet parlent de "hooliganisme", mais les motivations politiques ne font guère de doute.

Après la crise hongroise, Gomulka se retrouve avec son image de "communiste national", isolé dans le coup socialiste dont Tito se tient toujours à l'écart et où les "partis-frères" n'ont subi qu'une déstalinisation superficielle. Ceux-ci, par presse interposée, ne se privent d'ailleurs pas de faire sentir aux Polonais leur réprobation. Mais, fidèle à son tempérament et fort du marché conclu avec Khrouchtchev, en même temps que du soutien populaire, il multiplie les mesures symboliques ou substantielles annoncées le 20 octobre dans son discours devant le plenum du Comité Central.

Un des gestes les plus attendus par les Polonais est le départ du maréchal Rokossowski. Le 13 novembre, la Diète entérine formellement son départ en le libérant de ses fonctions et nomme au poste de ministre de la défense le général Spychalski, promu trois semaines plus tôt à la tête du service politique de l'armée. Couvert de médailles et de "remerciements" en même temps qu'une trentaine de généraux soviétiques "prêtés" à l'armée polonaise, il quitte la Pologne pour rentrer en Union Soviétique où il sera aussitôt nommé vice-ministre de la défense. D'autres symboles du passé disparaissent eux aussi : Stalinogrod retrouve son ancien nom de Katowice et les "magasins aux rideaux jaunes", ces établissements réservés à la nomenklatura, dénoncés par la presse et les intellectuels, sont fermés. L'interdiction faite aux particuliers de posséder de l'or ou des devises est levée.

L'appareil du pouvoir subit une refonte qui n'affecte certes pas son architecture, mais marque un tournant par rapport à la pratique passée. D'autres responsables à la carrière trop ouvertement liée au stalinisme sont écartés des responsabilités, comme Eugeniusz Szyr, président du Comité d'Etat au Plan. Même l'appareil local du Parti, resté très conservateur, connaît, à la faveur de l'effervescence générale et sous la pression de la base, une relève du personnel : 11 comités de Parti de voïvodie sur 19 sont renouvelés (10). Ailleurs les changements ont surtout valeur de symbole. L'appareil de sécurité est soumis à une épuration : plusieurs milliers de ses fonctionnaires sont réaffectés dans d'autres ministères et les responsables les plus compromis, comme Romkowski, Rozanski et Fejgin, sont arrêtés. Jugés un an plus tard, ils seront condamnés à des peines de 15 ans de prison. Ni Radkiewicz ni Berman ne seront en revanche inquiétés. Après le Comité à la Sécurité Publique, le Comité d'Etat à la Planification, la forteresse qui avait permis à Hilary Minc d'établir sa "dictature économique", est à son tour aboli et remplacé par un organe placé directement sous l'autorité du Premier Ministre, la Commission de Planification. Un Conseil Economique, consultatif, est créé dont la présidence est confiée à l'économiste Oskar Lange, un proche du nouveau pouvoir. Enfin, le nombre de vice- premiers ministres est réduit de 7 à 3 : ces postes, traditionnellement occupés par des membres du Bureau Politique, facilitaient le contrôle, par la direction du Parti, de l'action gouvernementale. Ces aménagements, mineurs, mais symboliques, sont placés sous le mot d'ordre d'une séparation plus nette entre les fonctions de l'Etat et celles du Parti.

L'appareil économique bénéficie lui aussi d'une "nouvelle donne" sous la forme d'un programme d'encouragement à l'initiative privée dans l'artisanat et les services. Les traitements et salaires sont relevés. Mais le mouvement le plus spectaculaire est sans doute la décollectivisation de l'agriculture : sans même attendre l'initiative des autorités, 2 000 des quelque 10 000 fermes collectives laborieusement constituées sous le stalinisme se sont spontanément dissoutes dans les 24 heures suivant le discours du 20 octobre de Gomulka. Ce mouvement se poursuivra à grande échelle pendant les semaines suivantes, tandis que le gouvernement abolit les livraisons obligatoires de lait et relève le prix d'achat des denrées agricoles.

Les relations entre le pouvoir et la société pendant ces premiers mois de l'"Octobre Polonais" sont empreints de tolérance. Celle-ci, motivée par des arrière-pensées électorales, est bien entendu circonscrite dans certaines limites, mais elle est réelle et tend à revêtir un caractère plus institutionnel et moins précaire que pendant le "dégel". Elle embrasse la vie intellectuelle (culture, université, presse) et le traitement de l'Eglise avec la conclusion d'un nouveau modus vivendi. Dans les relations sociales et professionnelles, le pouvoir fait également preuve de patience, laissant proliférer les "conseils ouvriers" qui se créent spontanément dans le pays et tolérant pendant un an les grèves qui éclatent çà et là. Il tolère également que les Polonais renouent avec un passé confisqué et travesti : "après 1950 se produisit une explosion de célébrations symboliques de la polonité, de célébrations symboliques de la tradition", note Jacek Kuron dans ses mémoires (11). De nombreuses victimes de la Bezpieka sont réhabilitées, comme Kazimierz Moczarski, cet ancien de l'AK condamné à mort puis à partager huit mois durant la cellule d'un autre condamné à mort, le général SS Stroop, responsable de l'écrasement du ghetto de Varsovie1. Ces actions de réhabilitation se prolongent tout au long de l'année 1957, bénéficiant à quelque 1500 personnes entre novembre 56 et mai 57 (12). Un monument est érigé, dans un cimetière de Varsovie, à la mémoire des combattants de l'AK et le 1er août 1957 sera commémoré, pour la première fois, le début de l'insurrection de Varsovie.

Le tabou qui depuis près de 10 ans portait sur les relations avec l'étranger est également levé. La presse et les publications occidentales ont désormais, dans certaines limites, droit de cité et le brouillage des radios occidentales prend fin le 25 novembre, une semaine après les incidents de Bydgoszcz. Les nouveaux dirigeants entendent "contrer la propagande anti-communiste avec des arguments plutôt qu'avec du bruit" (13). Les 52 stations de brouillage déployées sur le territoire polonais seront réaffectées aux émetteurs locaux, existants ou à créer. Les restrictions antérieures sur l'octroi d'un passeport sont fortement allégées et à la fin de l'année : ils seront pratiquement remis sur simple demande. Même les contacts avec les Polonais émigrés, auparavant punis d'emprisonnement, sont désormais autorisés.

En politique extérieure, domaine "réservé" par excellence, l'action du pouvoir affiche une plus grande autonomie, qui ira jusqu'à l'abstention de la Pologne lors du vote de l'Assemblée Générale des Nations Unies, le 2 Novembre, sur une résolution demandant l'admission d'observateurs sur le territoire de la Hongrie. Fort d'avoir été, aux yeux de Moscou, le garant de la stabilité en Pologne, Gomulka va pousser son avantage. Comme convenu le 19 octobre avec Khrouchtchev, une délégation polonaise se rend le 14 novembre à Moscou : le Premier Ministre Cyrankiewicz, Zawadzki, membre du Bureau Politique et pilier du groupe de Natolin, et Jedrychowski, le président de la toute nouvelle Commission du Plan, accompagnent le Premier Secrétaire. Flora Lewis cite le cas de vieilles femmes polonaises qui viennent, aux arrêts du train officiel, remettre des colis de provisions à Gomulka avant d'aller prier pour lui (14). Les entretiens durent 3 jours et le 18 novembre est publiée une déclaration commune, sorte de charte des relations futures entre les deux pays. Les Soviétiques prennent en effet l'engagement de négocier tous les accords commerciaux et financiers futurs avec la Pologne sur la base de l'"égalité des droits". Les arrangements pratiques conclus constituent d'ores et déjà un succès pour Gomulka, puisqu'il obtient l'extinction d'une dette de deux milliards de roubles envers l'URSS, en compensation des livraisons de charbon polonais à des prix dérisoires,

de cette expérience peu ordinaire, Moczarski tirera un récit remarquable, "Entretiens avec le bourreau" (Gallimard, Paris, 1979). entre 1946 et 1953. Ochab avait formulé à plusieurs reprises, pendant l'été 1956, une telle revendication auprès des soviétiques, mais s'était toujours heurté à une fin de non-recevoir (15). Les Polonais se voient également accorder un crédit à long terme de 700 millions de roubles et la livraison, en 1957, de 1,4 million de tonnes de blé à crédit.

La solidité de l'alliance entre les deux pays est réaffirmée, mais les principes d'"indépendance", de "souveraineté" et de "non-ingérence dans les affaires intérieures" dans les relations bilatérales figurent en contrepoint, aussitôt après. Ils trouvent d'ailleurs une première traduction dans les engagements des Soviétiques quant à la conduite de leurs troupes stationnées en Pologne. Si ce stationnement "provisoire" n'est pas remis en cause dans son principe, il ne doit ni "porter atteinte à la souveraineté du pays hôte, ni mener à une "ingérence dans ses affaires intérieures". Son coût sera désormais entièrement supporté par l'Union Soviétique. Enfin, la détermination des effectifs et des lieux de déploiement ainsi que les mouvements en dehors de ces lieux requièrent l'accord des autorités polonaises (16). Le régime de stationnement sera consigné dans un traité signé un mois plus tard, le 17 décembre, à Varsovie.

Enfin, une clause de la déclaration commune prévoit le rapatriement des derniers Polonais retenus en Union Soviétique depuis 1939, dont certains sont toujours relégués ou détenus dans des camps. Amorcé fin 1955, ce mouvement de retour durera jusqu'à la fin de l'année 1957, touchant une centaine de milliers de personnes.

Gomulka doit rentrer le 19 novembre, mais son retour n'a pas été annoncé pour éviter des manifestations de liesse. Il y aura quand même foule pour l'attendre et l'ovationner au poste-frontière de Terespol puis en gare de Varsovie.

Dans ces initiatives s'ébauchent à la fois un nouveau style de l'exercice du pouvoir et un projet politique original, en apparence du moins. Gomulka déclare en effet que le Parti doit "diriger" et non pas "gouverner". La nuance n'emporte pas vraiment la conviction, mais les engagements du pouvoir semblent lui donner une certaine consistance : le gouvernement se voit reconnaître une plus grande autonomie dans son action et on assure que la Diète jouira elle aussi de pouvoirs plus étendus. Les sessions seront plus longues, le parlement aura un droit de regard sur les traités, la gestion des finances publiques et, de façon générale, sur l'ensemble de la politique de l'exécutif. Les partis alliés au PZPR - les "partis-croupions" censés représenter les intérêts de la paysannerie (ZSL) et de l'intelligentsia (SD), mais totalement dépourvus d'influence - se voient promettre un rôle accru dans la conduite de l'Etat, que ce soit au gouvernement ou au parlement. On parle de garanties juridiques et constitutionnelles contre l'arbitraire.

Les principaux éléments du projet de Gomulka sont repris dans le programme politique adopté le 14 décembre par le "Front de l'Unité Nationale" en vue des élections du 20 janvier 1957 qui se prononce notamment pour une "totale démocratisation", une "participation des larges masses à la direction du pays", et le "contrôle des masses sur tous les organes du pouvoir populaire", ainsi que le "principe de légalité, le respect des libertés constitutionnelles, le respect du droit par les organes du pouvoir" (17).

Ni cette "langue de bois", ni le flou de ces propositions n'inquiètent les partisans de Gomulka, nombreux tant dans l'intelligentsia que dans la population. La relation qui les lie a quelque chose d'irrationnel, relevant de la séduction et de la fascination. Dans l'épreuve de force avec Khrouchtchev, le 19 octobre, Gomulka s'est acquis une stature d'homme providentiel, a forgé autour de sa personne un mythe qui s'est renforcé encore pendant la crise hongroise. Pour la majorité des Polonais, l'émancipation vis-à-vis de l'Union Soviétique, quoique très relative, donne corps à une aspiration confuse à mieux vivre, à plus de liberté dans le cadre d'un socialisme rénové.

Du côté des intellectuels, les motivations sont plus diverses. Les plus actifs sont sans doute un groupe peu nombreux, mais influent, d'intellectuels, d'inspiration marxiste le plus souvent, qui ambitionnent de régénérer le marxisme et le socialisme, de les conjuguer avec l'humanisme et la liberté. C'est dans ces milieux qu'est échafaudée la théorie de la "démocratie intégrale" fondée sur le principe de la liberté d'action pour toutes les forces politiques. Solidement installés dans la presse - notamment autour de Po prostu, avec Eligiusz Lasota - dans l'Université - Leszek Kolakowski - ou dans l'appareil même du pouvoir - Staszewski, Bienkowski - ces intellectuels entendent bien faire tourner la roue de l'Histoire dans le sens de leurs inclinations politiques, multipliant surenchères et revendications. Mais curieusement, ils restent muets sur les événements de Hongrie et le revirement de Gomulka sur l'intervention soviétique. Un autre courant est formé par des catholiques indépendants du pouvoir qui, malgré leurs préventions à son égard considèrent que, dans les circonstances présentes, Gomulka reste le moins mauvais choix du point de vue de l'intérêt supérieur de la Pologne. Formulée le plus explicitement par l'essayiste Stefan Kisielewski, cette doctrine -- dite "néopositiviste" par référence au "positivisme" polonais de la fin du XIXème siècle -- fonde leur participation aux élections de janvier 1957 : "on peut et on doit essayer. Celui qui ne tente rien et ne risque rien ne gagne jamais", déclare Kisielewski, qui est lui-même candidat (18).

Au sein du Parti, le soutien à Gomulka est plus mitigé. Certes, la base, logée à la même enseigne que la plupart des Polonais, lui est favorable, mais sa capacité d'action est limitée. L'appareil, en revanche, demeure très conservateur et se reconnaît volontiers dans les positions défendues par le "groupe de Natolin" : la Pologne est fondamentalement hostile au socialisme, font-ils valoir en substance, et aucune concession ne saurait transformer cette aversion en soutien. Il vaut donc mieux employer la manière forte. Ces thèses trouvent écho non seulement dans l'appareil local et central du Parti, mais aussi dans la police politique et dans le haut commandement de l'armée. Le prestige de Gomulka, au zénith après l'"Octobre Polonais", le met à l'abri de toute attaque frontale d'autant plus que le bloc conservateur, à qui l'on prête un penchant pour l'intervention soviétique, est discrédité par l'évolution des événements en Hongrie. Cette opposition latente, mais bien réelle, va donc laisser s'épuiser la première vague avant de passer à la contre-offensive, une opération dont le but n'est nullement d'évincer Gomulka - bien trop fort - mais de le "ramener dans le droit chemin". Elle ne lésinera pas sur les moyens pour enfoncer un coin entre le Premier Secrétaire et les "révisionnistes" : diffusion de faux tracts et libelles anti-soviétiques, vives critiques contre la presse libérale, attaques personnelles...

Du jour de son accession au pouvoir, Gomulka se trouve donc au centre d'un champ de forces antagonistes : d'une part l'oeil soupçonneux de Moscou et des "partis-frères" qui encouragent les manoeuvres des conservateurs de l'appareil du Parti; d'autre part les aspirations de la société, qu'essaie de capter et de transcrire en projet politique une avant-garde de communistes réformistes. Au début, Gomulka joue un jeu d'équilibre entre ces forces. Le 4 novembre, dans son allocution devant l'"actif" du Parti, le Premier Secrétaire reconnaît que le Parti a connu dans le passé des divisions. Mais le plenum d'octobre y a mis fin et il faut "maintenant rayer et effacer du vocabulaire du Parti les termes de groupe de Pulawska ou de groupe de Natolin (...) le Parti doit être et sera uni" (19). Cette symétrie dans le rejet du fractionnisme n'est cependant qu'apparente et Gomulka se gardera bien d'attaquer l'appareil, qui lui est indispensable tout simplement pour exécuter sa politique, et notamment de le soumettre à une épuration en profondeur. Le maintien à son poste de vice-premier ministre, après les élections de janvier 1957, d'un homme comme Zenon Nowak, un membre notoire du "groupe de Natolin", illustrera bien cette prudence de Gomulka. En dehors du Parti proprement dit, le nouveau climat politique n'est pas sans conséquence pour les formations satellites, également touchées, avec quelquefois un léger retard, par l'onde de choc de l'"Octobre Polonais". Le plus grand des "partis- croupions", le ZSL, l'ancien parti agrarien, est le premier à bouger, travaillé depuis le printemps, à la faveur de l'effervescence politique générale, par des velléités d'indépendance. Et c'est à la veille même de l'arrivée de Khrouchtchev à Varsovie, le 18 octobre, que lors d'une réunion plénière de la direction du ZSL le très stalinien Wladyslaw Kowalski est remplacé par Stefan Ignar, avocat d'un changement de la politique agricole du pouvoir. Deux jours plus tard, ce sera, avec le discours de Gomulka au plenum du PZPR, chose faite. Un processus analogue a gagné depuis de nombreux mois l'autre Parti, le SD (Parti Démocratique), qui réclame lui aussi plus d'indépendance par rapport au parti dominant et formule même des "thèses" dans ce sens. Ici la crise se résout le 3 décembre, lorsque la direction sortante, vivement critiquée, passe la main à une nouvelle équipe conduite par Stanislaw Kulczynski. Gomulka, qui a promis une plus grande autonomie à ces deux formations, leur fait une concession de forme - la réactivation fin novembre des "commissions d'entente tripartites" dans tout le pays - mais le principe du rôle dirigeant du PZPR n'est évidemment pas remis en cause.

Les syndicats subissent eux aussi les effets du renouveau. Du 16 au 18 novembre, alors que se déroulent à Moscou les entretiens soviéto-polonais, un "plenum élargi" du Conseil Central des Syndicats (CRZZ)2 se tient à Varsovie. La réunion, houleuse, est une caisse de résonance des critiques adressées aux syndicats depuis des mois : ils se sont toujours davantage préoccupés de faire remplir les objectifs de production et d'imposer la discipline du travail que d'assurer leurs tâches théoriques, la défense des intérêts des salariés ou le respect des normes d'hygiène et de sécurité. Le président des syndicats, Victor Klosiewicz, un autre pilier du "groupe de Natolin", est affaibli : il vient d'être brutalement rappelé à l'ordre par la direction du Parti pour avoir interpellé, le 9 novembre, lors d'une séance du Sejm, le gouvernement sur les rumeurs de coup d'Etat à la veille du plenum d'octobre et a été, en représailles, démis de ses fonctions de membre du Conseil d'Etat. Malgré de solides appuis dans l'appareil des syndicats, il perd, à l'issue du plenum, sa présidence au profit d'Ignacy Loga- Sowinski, un proche de Gomulka, qui vient d'être promu membre du Bureau Politique.




C.R.Z.Z. : Centralna Rada Zwiazkow Zawodowych Mais c'est dans l'organisation des jeunes, l'"Union de la Jeunesse Polonaise" (ZMP)3, que la crise est la plus profonde. Tandis que ses filiales locales sont désertées, une multitude d'organisations de jeunesse, d'abord informelles puis plus organisées, ont vu le jour avant le plenum d'octobre et le mouvement continue de se développer, rendant de plus en plus caduc non seulement la ZMP, mais l'idée même d'une organisation unique. Celle-ci est critiquée de toutes parts et sa dissolution est réclamée. L'hebdomadaire Po prostu estime, dans un éditorial, que le ZMP, historiquement rattaché au stalinisme, n'a plus de raison d'être (20). La réorganisation du mouvement va s'opérer autour de quelques groupes plus structurés, animés par des militants de gauche sympathisants des "révisionnistes", fascinés par Gomulka et encouragés plus ou moins ouvertement par les autorités. Il y a là L'"Union Révolutionnaire de la Jeunesse" (RZM)4, fondée à l'initiative des intellectuels de Po prostu, qui est formellement constituée le 7 décembre en présence d'un secrétaire du Comité Central, Jerzy Morawski, et du ministre de l'Education, Bienkowski. Le 10 décembre, à Katowice, est fondée à Katowice par des transfuges du ZMP une "Union de la Jeunesse Ouvrière" (ZMR)5.

Ces deux organisations, reconnaissant le "rôle dirigeant" du PZPR, obtiennent droit de cité et sont, à l'instigation du Comité Central, fusionnées, le 3 janvier 1957, en une "Union de la Jeunesse Socialiste" (ZMS)6 dont la vocation est de recruter dans la jeunesse urbaine, étudiante et ouvrière.

Un autre courant se fait jour en faveur de la réactivation de l'ancienne organisation de jeunesse du parti agrarien, Wici. Certains groupes de ce mouvement, à Cracovie notamment, étant très réservés vis-à-vis du pouvoir, l'organisation n'obtiendra droit de cité qu'après avoir procédé à une épuration et reconnu le rôle dirigeant du Parti. C'est chose faite le 11 février 1957 et l'organisation reçoit le nom d'"Union de la Jeunesse Rurale" (ZMW)7 et a vocation à recruter dans les campagnes.

Un dernier courant, lancé en novembre 1956 à Lodz sous le parrainage du Parti démocrate (SD), prend la dénomination d'"Union de la Jeunesse Démocrate" (ZMD)8 et attire tous les jeunes, notamment des catholiques et des nationalistes, qui hésitent à adhérer aux autres organisations. Dominé par l'opposition au pouvoir, le ZMD refuse obstinément le rôle dirigeant du Parti. Le Parti Démocrate s'en dissocie rapidement et,


  1. Z.M.P. : Zwiazek Mlodziezy Polskiej

  2. R.Z.M. : Rewolucyjny Zwiazek Mlodziezy

  3. Z.R.M. : Zwiazek Mlodziezy Robotniczej

  4. Z.M.S. : Zwiazek Mlodziezy Socjalistycznej

  5. Z.A.W. : Zwiazek Mlodziezy Wiejskiej

Z.M.D. : Zwiazek Mlodych Demokratow après une virulente attaque dans la presse, l'organisation est dissoute par les autorités le 16 janvier 1957, à la veille des élections.

Quant à la ZMP, l'organisation de jeunesse discréditée, un plenum usurpant les pouvoirs statutaires du Congrès prononce, le 11 janvier 1957, sa dissolution. Ses cadres sont reversés à la ZMS. Les autres organisations, informelles et privées de tout cadre légal, s'éteignant d'elles-mêmes, l'opération d'assainissement, menée dans la meilleure tradition communiste, porte ses fruits : il ne restera finalement que deux organisations de jeunesse, l'une urbaine, l'autre rurale, qui ne diffèrent ni par leurs méthodes ni par leur allégeance au pouvoir, mais rompent avec le schéma de l'organisation unique qui prévalait sous le stalinisme. L'organisation des scouts (ZHP)9 parvient de son côté à desserrer l'étreinte du Parti et l'"Association des Etudiants Polonais" (ZSP) gagne elle, son autonomie par rapport à la ZMS.

Dernier élément de la recomposition du paysage politique, les élections viennent apporter leur onction à Gomulka et consacrent son triomphe. Le mandat législatif de la Diète élue en 1952 expirant fin 1956, la date des élections avait été dans un premier temps fixée au 16 décembre. Puis, le 24 octobre, en pleine fièvre d'après- plenum, la Diète avait repoussé au 20 janvier la date du scrutin et adopté le nouveau régime électoral. Celui-ci s'en tient au scrutin de liste, mais diffère du précédent régime sur un point : le nombre de candidats doit être supérieur - et non plus égal - au nombre de mandats alloués à chaque circonscription, dans une proportion comprise entre un siège et deux tiers des sièges à pourvoir. Ainsi, dans une circonscription de 6 mandats, la liste devra comporter au moins 7 et au plus 10 noms. La loi prévoit que l'électeur exerce son choix en rayant sur la liste proposée les noms excédentaires. S'il ne l'a pas fait, le bulletin n'est cependant pas nul, mais validé au profit des candidats placés en tête de la liste. Sauf dans l'hypothèse très improbable où le corps électoral rayerait massivement les candidats en tête de liste, le fait de figurer dans cette position donne donc l'assurance d'être élu. Or, si la loi autorise de nombreuses "organisations sociales" à présenter des candidats, c'est une "commission électorale centrale", étroitement contrôlée par le Parti, qui est seule habilitée à arrêter les listes définitives. C'est donc un mécanisme en trompe-l'oeil qui n'est qu'en apparence plus "démocratique" que le système antérieur. Comme par le passé, l'organisation des élections incombe à un "Front National", rebaptisé fin novembre "Front d'Unité Nationale" (FJN)10, dont la "commission électorale centrale" est l'émanation. Ce



  1. Z.H.P. : Zwiazek Harcerzy Polskich

F.J.N.: Front Jednosci Narodowej front, qui n'a d'utilité autre qu'électorale, est formé théoriquement d'une multitude d'organisations (les partis alliés au pouvoir, les syndicats, organisations de jeunesse, de femmes, etc.) mais est en réalité entièrement contrôlé par l'appareil du Parti. Son président est d'ailleurs un survivant de l'ère stalinienne, Alexandre Zawadzki, membre du Bureau Politique et président du Conseil d'Etat.

Le mécanisme mis en place joue parfaitement et plus de 60 000 candidatures sont avancées dans le pays, dont les "commissions électorales" locales du "Front" retiennent quelque 10 000. Ce chiffre est ramené par un nouveau filtrage - de la "commission électorale centrale", cette fois-ci - à 717. Ces candidats, parmi lesquels ne figurent que 83 députés sortants, vont concourir pour 459 sièges parlementaires. Les listes sont prêtes en décembre et tous ceux qui doivent être élus - hauts dignitaires du Parti et de l'Etat, premiers secrétaires locaux - occupent les premières places dans les listes, ce qui ne va pas quelquefois sans provoquer des mouvements d'humeur sur le terrain. Quoi qu'il en soit, la part du hasard est réduite au minimum. Mais ce n'est pas encore assez pour Gomulka. Certains appellent, en effet, à rayer systématiquement les noms des candidats présentés par le PZPR. Du fait qu'un candidat ne peut, aux termes de la loi, être élu s'il ne recueille pas 50 % des inscrits, cette campagne chuchotée introduit un élément d'incertitude, mineur peut-être, mais qu'il convient de conjurer, d'autant plus que, faute de sondages, on ne connaît guère les intentions du corps électoral. Le 10 janvier 1957, une résolution conjointe des 3 partis appelle à la radiation des listes du FJN, dans un délai d'une semaine, des candidats qui auraient, pendant la campagne, employé des "manoeuvres déloyales", fait des "promesses démagogiques", ou encore montré de la "faiblesse de caractère". Plusieurs candidats, dont l'ancien Premier Ministre, Osobka-Morawski, placé en première position sur une liste à Lublin, feront les frais de cette procédure qu'ignore la loi électorale.

Dans le contexte de fièvre et d'enthousiasme du moment, les élections déclenchent un large mouvement qui gagne des milieux traditionnellement réservés envers le pouvoir communiste. C'est ainsi que des intellectuels catholiques de divers horizons - Tygodnik Powszechny, Université Catholique de Lublin (KUL), transfuges de Pax - qui ont formé le 27 octobre un "Club de l'Intelligentsia Catholique de Progrès" (KPIK)11, demandent son adhésion au "Front de l'Unité Nationale". Y figurent des hommes comme Jerzy Turowicz et Stanislaw Stomma qui incarnent le courant "néopositiviste", ne placent guère d'espoir dans le socialisme, mais estiment que le


K.P.I.K. : Klub Postepowej Inteligencji Katolickiej respect des règles du jeu permettra de gagner des espaces de liberté pour l'Eglise et la société. Un second courant est formé par ceux qui, comme l'écrivain Jerzy Zawieyski et Tadeusz Mazowiecki, croient dans un socialisme humaniste. Certains sont candidats et le 14 janvier, cédant à leurs instances, - notamment à celles de Zawieyski

(21) et à celles du Premier Ministre Cyrankiewicz - le Primat appelle, dans un communiqué de l'Episcopat, les catholiques à aller aux urnes. Son appel sera lu en chaire le jour du scrutin. Tygodnik Powszechny, qui a recommencé à paraître il y a moins d'un mois, explique, dans son éditorial, le 13 Janvier, pourquoi des catholiques présentent leur candidature à la députation.

Le 19 janvier, la veille même du scrutin, Gomulka lance à la radio un appel pathétique au corps électoral à participer largement à la consultation et à ne rayer aucun nom des bulletins de vote, en particulier les noms des candidats présentés par le Parti. Le Premier Secrétaire fait valoir sans détours que seul un pouvoir communiste est à même de préserver la Pologne d'une intervention soviétique : "l'appel à rayer les noms des candidats du PZPR des bulletins de vote ne revient pas seulement à rayer le socialisme en Pologne. Rayer les candidats de notre Parti, c'est rayer l'indépendance de notre pays, c'est rayer la Pologne de la carte de l'Europe" (22).

Par ailleurs, la campagne est menée en bonne et due forme pendant le mois qui précède le scrutin. Le "Front de l'Unité Nationale" qui a présenté le 14 décembre son programme électoral, martèle à grand renfort de propagande les séduisants mots d'ordre : "démocratisation", "souveraineté", "indépendance"... Mais surtout, le pouvoir veut placer au plus haut l'enjeu de la consultation, en faire dépendre le destin de l'"Octobre Polonais" et de la Pologne elle-même, la réduire à un vote pour ou contre Gomulka. "Les hommes d'octobre sont la garantie du progrès", "qui est contre la liste est pour les vieilles méthodes", proclament les affiches partout placardées. Il n'est jusqu'à Radio-Europe Libre qui rappelle à participer aux élections et à voter pour le "Front d'Unité Nationale". Point d'orgue de la fin de campagne, le tour de chant d'Yves Montand et de Simone Signoret recueille un triomphe. Ainsi orchestrée, l'opération tourne au plébiscite du Premier Secrétaire : observé par de nombreux journalistes occidentaux autorisés à circuler librement, le scrutin se déroule apparemment sans terreur ni contrainte. Le taux de participation atteint 94,1 %. L'on voit même des prêtres dans les bureaux de vote (23). 98,4 % des votants ont déposé dans les urnes les bulletins du FJN et tous les candidats aux places éligibles" sont élus, à l'exception d'un seul cas, où le candidat n'a pas recueilli 50 % des suffrages des inscrits. Les résultats correspondent donc aux attentes : le PZPR obtient 239 sièges - la majorité absolue - le ZSL 118, le SD 39 tandis que 63 sièges sont occupés par des sans-parti (24). Parmi ces derniers, douze sont élus sous une étiquette catholique, dont une moitié relève de l'organisation pro-gouvernementale "Pax" et l'autre provient des milieux indépendants. Le Sejm est largement renouvelé, les listes ayant été instituées de façon à ce que 80 sortants seulement - moins de 20 % - soient reconduits.

Gomulka est plébiscité dans sa propre circonscription, à Varsovie, où il recueille le pourcentage le plus élevé, 99,4 % (25). Mais les appels à rayer les candidats du PZPR ne sont pas restés sans effet : ils n'ont été élus, en moyenne, que par 88 % des inscrits contre plus de 94 % pour les autres et, à l'exception de Gomulka et Spychalski, ne figurent nulle part en première position.. Les noms rattachés au "groupe de Natolin" ont d'ailleurs été sanctionnés le plus sévèrement par les électeurs. Faire-valoir relégué à une place inéligible sur la liste pour la circonscription de Varsovie, Gozdzik, le jeune ouvrier de Zeran, héros d'"Octobre", n'est pas élu. A Cracovie, le candidat catholique Stomma devance de 4000 voix le Premier Ministre Cyrankiewicz. Les élections sont donc clairement remportées par Gomulka, bien davantage que par le Parti dont il est le chef.

Le 20 février, le nouveau Sejm se réunit pour la première fois, élit son "maréchal"

- le président - Czeslaw Wycech, un "compagnon de route" issu du ZSL. La grande nouveauté au Sejm est l'apparition d'un groupe catholique indépendant qui se constitue, sous le nom de Znak en groupe parlementaire. En s'ouvrant à d'autres "sans-parti", Znak (le signe) réunira finalement douze membres, parmi lesquels Zawieyski, Stomma, Kisielewski. A défaut d'opposition, il jouera, pendant de nombreuses années, le rôle de conscience de la nation polonaise. Le 27 est formé le nouveau gouvernement : Cyrankiewicz est reconduit à sa tête, Ignar, le président du ZSL, se voit attribuer le poste de vice-premier ministre, de même que Piotr Jaroszewicz et un des membres influents du "groupe de Natolin", Zenon Nowak. Jedrychowski est nommé à la tête de la Commission de Planification.


B - LES CONSEILS OUVRIERS ET LA REFORME DE L'ENTREPRISE.

Promis par Gomulka, réclamés par ceux qui l'ont porté au pouvoir, les conseils ouvriers apparaissent, en octobre 1956, comme le pendant, dans l'entreprise, de la démocratie politique. Comme la voie du retour, également, à un socialisme authentique. Depuis le mois de septembre, les conseils ouvriers se sont multipliés spontanément, surtout dans les entreprises les plus politisées (Zeran, Pafawag) et ont commencés à nouer des relations horizontales. Les fondateurs n'ont manifestement cure d'attendre qu'on leur octroie un cadre juridique.

Le nouveau pouvoir y est, en revanche, beaucoup plus attaché et dès le 1er novembre est rendu public le rapport de la commission ad hoc, présidée par le vice- premier ministre Jaroszewicz. Inspiré des thèses du professeur Lange, un projet de loi est préparé dans la précipitation, approuvé dix jours plus tard par le conseil des ministres et adopté le 19 novembre par la Diète.

La loi autorise la création d'un conseil ouvrier dans toute entreprise d'Etat dès lors que la majorité du personnel le demande. L'institution est irréprochablement démocratique : le conseil émane de l'assemblée plénière du personnel, qui décide elle- même du mode d'élection. Et il peut élire en son sein un présidium.

Mais sur le point essentiel, à savoir les pouvoirs de cet organe, le texte observe un silence prudent, se contentant de formules vagues telles que "la mise en oeuvre de l'initiative de la classe ouvrière" ou sa "participation directe à l'administration des entreprises". En tout cas, on se garde bien de lui donner, comme en Yougoslavie, le droit de nommer le directeur de l'entreprise.

Pendant quelques mois, le débat fait donc rage sur la place réelle des conseils ouvriers dans le système politique et social. Tout en se défendant de succomber à la tentation de l'anarcho-syndicalisme, les réformateurs du Parti, marxistes idéalistes, voient là la base d'une démocratie socialiste réelle. Les oeuvres de Marx et de Lénine

- avec les soviets de la Révolution russe - offrent bien sûr d'abondantes justifications doctrinales à cette vision des choses. Certains économistes, comme Edward Lipinski, y voient une utopie et sont partisans de faire du conseil un collège restreint d'individus très qualifiés, une sorte de technocratie placée comme un conseil d'administration ou de surveillance auprès du directeur. D'autres récusent un tel schéma, contraire à l'essence même du socialisme. D'autres encore, comme Rybicki, s'en tiennent à une approche politique et juridique : n'étant pas un organe d'Etat, le conseil ouvrier n'est pas habilité à représenter l'intérêt général dans l'entreprise. Or celle-ci appartient à la collectivité tout entière : c'est donc le directeur, mandaté par l'Etat, qui a vocation à faire prévaloir l'intérêt général, assisté le cas échéant par le conseil.

Pendant que le débat se poursuit, les conseils sont créés, avec des fortunes diverses : ici dans une mobilisation enthousiaste, là dans l'indifférence et la passivité. Dès décembre 1956, on recense en Pologne 78 comités de fondation d'un conseil ouvrier. En l'espace d'un an, 25 % des entreprises - les grandes, en général - regroupant 40 % des ouvriers auront créé leur conseil ouvrier (26).Dans tous les cas, cependant, l'appareil de direction des entreprises - qui regroupe le directeur, le secrétaire du comité du Parti dans l'entreprise et le chef des syndicats - ne néglige aucun moyen pour prendre le contrôle de ce nouvel organe aux pouvoirs encore indéfinis. Moyennant quoi, la proportion des membres du Parti dans les conseils atteint 40 % (50 % pour les présidiums) : celle des ouvriers s'élève rarement à l'objectif fixé de deux tiers, restant à 50 % en moyenne, et descend quelquefois à moins de 25 % (27).

L'année 1956 est fertile en débats théoriques : on cherche à expliquer l'échec du modèle stalinien, on discute abondamment de la validité de la théorie économique bourgeoise et notamment de la "loi de la valeur". Des économistes marxistes réunis autour d'Oskar Lange - Lipinski, Brus, Bobrowski - veulent régénérer le socialisme en repensant la relation entre l'Etat et l'entreprise. D'autres, comme Kurowski et Popkiewicz, se réclament de l'économie classique et voient le salut dans un secteur privé ou coopératif. Si le climat de tolérance leur permet de s'exprimer, c'est aux premiers, bien entendu, que vont les faveurs du pouvoir. C'est ainsi que le professeur Lange se voit confier la présidence du Conseil Economique, fondé en décembre 1956. Il est alors au faîte de son prestige, reconnu à l'étranger et honoré dans son pays. Son projet de réforme de l'entreprise a déjà reçu un début d'application avec la loi sur les conseils ouvriers ainsi que plusieurs mesures de décentralisation de la décision. Une directive du conseil des ministres du 10 novembre a relâché, à la faveur de la réorganisation du Plan, la tutelle très tatillonne de celui-ci sur les entreprises, qui se sont vu accorder une plus grande autonomie en matière d'investissement, d'organisation de la production, de salaires et de transactions. Le 19 novembre, le Sejm a créé le "fonds d'entreprise", autorisé à distribuer des primes et à financer une action sociale si le plan est dépassé. Début 1957, enfin, sera introduit un régime d'entreprise expérimentale, autorisée à partager son profit avec le personnel.

Chargé de définir un modèle économique conjuguant socialisme et efficacité, le Conseil Economique dépose après quelques mois de travail, en mai 1957, son rapport

: il propose un "socialisme de marché" fondé sur l'indépendance des entreprises, dont la rentabilité doit devenir le critère déterminant de la gestion. A terme, une réforme des prix et des salaires doit soumettre ceux-ci aux mécanismes du marché. Le plan serait, quant à lui, reconverti dans une fonction d'orientation à long terme de l'économie. Le gouvernement approuve d'ailleurs formellement, en juillet 1957, les thèses du professeur Lange.

Seule l'agriculture échappe à cette reprise en main. La vague de décollectivisation déclenchée par le discours de Gomulka, le 20 octobre 1956, laisse à la fin de l'année 1700 coopératives agricoles seulement - sur un total antérieur de 10 600 auparavant

(28) - qui couvrent 1 % de la surface arable, alors que l'agriculture privée en occupe quelque 85 %, le reste relevant des fermes d'Etat, épargnées, elles, par le mouvement. Autre instrument de collectivisation des campagnes, les stations de machines et tracteurs sont dissoutes et leur matériel cédé aux paysans. Au sommet aussi les choses bougent : le ZSL, le "parti-croupion" agrarien, animé d'une vigueur nouvelle, signe, en décembre 1956, une déclaration conjointe avec le Parti communiste où est annoncé le projet du pouvoir de "définir clairement le droit de propriété", de lever les limitations pesant sur les transactions foncières et d'accorder désormais les crédits bancaires à tous les paysans sans exclusive. Le mot d'ordre de lutte des classes est également abandonné. Par une ironie du sort, c'est à un communiste orthodoxe, Ochab, nommé ministre de l'agriculture, qu'incombe la mise en oeuvre de cette politique très libérale dans le contexte de l'époque. Cette restructuration ainsi qu'un certain rééquilibrage des moyens alloués à chaque secteur permettront pendant les années 1956 à 1958 une croissance de l'ordre de 9% par an de la production agricole d'origine privée.

L'objectif du socialisme à la campagne n'est certes pas jeté aux orties, mais, conformément à l'engagement de Gomulka, il ne peut s'édifier que sur une base volontaire. Pour servir de support à cette politique, une forme d'organisation qui existait dans la Pologne d'avant-guerre, le "cercle agricole", est ressuscitée. Malgré l'appât imaginé - l'accès à un parc de machines agricoles - et les efforts de la propagande, cette formule laisse de marbre les paysans polonais qui y voient surtout l'"antichambre du kolkhoze".


C - LA DETENTE AVEC L'EGLISE.

Dans la foulée de la libération du Primat, le pouvoir et l'épiscopat sont décidés à établir leurs relations sur des bases nouvelles : une commission mixte Eglise-Etat est constituée dès le 4 novembre. Par ailleurs, les ecclésiastiques emprisonnés retrouvent rapidement la liberté : l'évêque de Kielce, Mgr Kaczmarek, condamné en 1953 à 12 ans de travaux forcés, est libéré le 12 décembre et son procès annulé.

Après un mois seulement de travaux de la commission, le gouvernement et l'épiscopat signent, le 7 décembre 1956, un accord qui fixe le nouveau modus vivendi entre le pouvoir et l'Eglise. Celle-ci se voit rétablir les droits reconnus avec l'accord de 1950 et qui avaient été repris par la suite. Le décret du 9 février 1953 sur l'"occupation des charges ecclésiastiques", qui confiait aux autorités civiles le droit de nomination, sera abrogé et remplacé par un régime imposant à l'Eglise une simple consultation du pouvoir, et seulement pour la nomination des évêques. Une autre liberté retrouvée est celle de l'enseignement religieux dans les écoles primaires et secondaires, dès lors que les parents en font la demande. Les enseignants sont désignés par l'autorité ecclésiastique et le gouvernement accepte de contribuer financièrement à hauteur de 100 millions de zlotys par an (29). La réouverture du catéchisme se révélera être un succès pour l'Eglise : 95% des familles demanderont l'inscription de leurs enfants (30) et seule une vingtaine d'écoles sur les quelque 23 000 que compte la Pologne resteront sans classe de catéchisme (31). L'accord rétablit également le droit à l'aumônerie auprès des malades, des prisonniers et des militaires. De façon plus générale, le pouvoir promet de lever toutes les entraves à l'exercice de la liberté de conscience et de culte. L'épiscopat, pour sa part, s'engage à "soutenir les efforts du gouvernement pour renforcer et développer la Pologne Populaire" (32), ce qui constitue une sorte de reconnaissance du régime.

Aussitôt rétabli dans ses pouvoirs primatiaux, le cardinal Wyszynski remet de l'ordre dans une hiérarchie affectée depuis trois ans par les ingérences du pouvoir civil. De nombreux jeunes prêtres sont ordonnés évêques, tandis que les "prêtres- patriotes" imposés pendant son absence par l'office des Cultes sont écartés. Le Primat remplace dès décembre 1956 par des vicaires généraux, nommés (33), les vicaires capitulaires, élus, des diocèses des territoires recouvrés. Le geste est aussitôt interprété par la propagande comme une reconnaissance canonique de la polonité de ces territoires. Le Vatican dément peu après cette interprétation.

Mais le Primat joue le jeu du dialogue. Ses lettres pastorales restent empreintes de modération et se limitent à des thèmes religieux. Sa rencontre avec Gomulka en janvier, à la veille des élections, et l'appel qu'il lance aux catholiques à se rendre aux urnes procèdent également de ce choix.

De l'autre côté, Gomulka se prête au jeu d'autant plus volontiers qu'il sait pouvoir en changer les règles à tout moment. Il déclare vouloir substituer la "lutte idéologique" à la contrainte administrative pour combattre la religion. C'est ainsi que le pouvoir créera tour à tour, en 1957, une "Association des Athéistes et Libres- penseurs" ainsi qu'une "Ligue de l'Enseignement Laïque" pour revendiquer la suppression de l'enseignement religieux dans les écoles. Le 1er mai 1957, alors que le Primat s'apprête à partir à Rome, Gomulka et Cyrankiewicz lui suggéreront, lors d'un entretien, de plaider, au Vatican, le rétablissement du statut concordataire de l'Eglise d'avant-guerre (34). Les organisations proches de l'Eglise gagnent quelques espaces de liberté. Les 26 "Clubs de l'Intelligentsia Catholique" (KIK)12 surgis un peu partout pendant les mois fiévreux de l'automne 1956 s'installent dans la vie politique. Cinq d'entre eux reçoivent des autorités droit de cité, parmi lesquels les deux plus importants, ceux de Cracovie et Varsovie. A Cracovie, le KIK est solidement constitué autour de la rédaction de Tygodnik Powszechny et de Znak : ce dernier titre, un mensuel qui paraît à partir de juin, donnera d'ailleurs son nom au groupe de catholiques indépendants entrés à la Diète en janvier 1957. A Varsovie, c'est la revue Wiez (le lien) dont le premier numéro sort en février 1957, qui fédère l'intelligentsia catholique : elle est animée par un groupe de jeunes intellectuels réunis derrière Tadeusz Mazowiecki, transfuges de "Pax", se réclamant du personnalisme de Mounier et attachés aux idéaux socialistes. Les conflits ne seront d'ailleurs pas rares avec la hiérarchie catholique. Le sens de cet engagement est caractéristique des débuts de l'ère Gomulka, favorable à une résurgence de ce "positivisme" dont la Pologne a été le théâtre à la fin du XIXème siècle, après l'échec de l'Insurrection de 1863. Il est devenu possible de coopérer avec un pouvoir communiste, sans se renier ou souscrire à son idéologie ou à son système.

Cette nouvelle donne affecte la position de monopole qu'occupait jusque-là "Pax" dans l'expression publique d'une opinion catholique et dans son rôle d'interlocuteur unique du pouvoir. Le président de "Pax", Piasecki, est, il est vrai, discrédité par sa lettre sur la "raison d'Etat" pendant les événements d'octobre. Son attitude a d'ailleurs provoqué une nouvelle scission dans l'organisation avec le départ de quelques dizaines de membres qui fondent l'"Association Sociale Chrétienne", vouée cependant à végéter dans un rôle marginal. Après avoir un moment songé à remettre en cause les privilèges de "Pax" - maisons d'édition, imprimerie, intérêts privés - le pouvoir y renonce, hésitant à se priver de cette arme contre l'Eglise. La guérilla des années d'après-guerre ne tardera pas à reprendre entre Pax et une Eglise qui a retrouvé l'essentiel de sa vigueur.


D - LA LIBERTE DE L'ESPRIT


Pour l'intelligentsia, l'"Octobre Polonais" est d'abord une rupture avec un passé honni. C'est aussi l'espoir d'une totale liberté de création, qu'intellectuels et artistes associent, surtout s'ils sont de gauche, à l'image qu'ils se font du socialisme. Car ce


K.I.K. : Klub Inteligencji Katolickiej n'est pas le socialisme qu'ils répudient, mais le régime qu'ils ont connu, avec son conformisme stérile, ses dogmes pesants, ses conventions morales, ses vérités décrétées, son déterminisme historique et aussi son incommensurable servilité envers le modèle soviétique. Certains - pas les plus éminents il est vrai - redoublent d'ardeur pour brûler ce qu'ils ont adoré hier. D'où cette fuite en avant éperdue, engagée dès avant octobre, de l'art dans l'expérimentation de la forme, dans la recherche de la vérité, dans l'exploration du destin de l'homme. Ecrivains, poètes, peintres, philosophes envahissent avec avidité ces espaces de liberté qu'interdisait le réalisme socialiste.

Le Parti, ébranlé par la crise d'octobre, fait de nécessité vertu et renonce au début à exercer le moindre magistère sur la culture et l'art. C'est une position de repli qui tiendra lieu, en la matière, de doctrine : soucieux de revenir aux "valeurs authentiques du léninisme", le Parti doit exercer son rôle dirigeant non pas par la contrainte administrative et l'ingérence directe dans l'atelier de l'artiste, mais par la "suggestion idéologique et politique". Quant au fond, il s'interdit d'imposer, comme par le passé, un réalisme étroit, mais ne renie pas le réalisme socialiste compris dans un sens large. Moyennant quoi, la Pologne se trouve être, pendant quelques mois, la seule "démocratie populaire" où le Parti n'a pratiquement plus prise sur la création artistique. Le principal instrument de la dictature culturelle, le département de la culture du Comité Central, est en effet dissous en novembre 1956 à la demande des créateurs et remplacé par un secrétariat aux affaires culturelles aux pouvoirs et aux effectifs réduits. Dépourvue d'instructions précises, la censure - dont même la très officielle Union des Ecrivains réclame en novembre la dissolution - fait preuve d'une mansuétude sans précédent depuis 10 ans, sauf pour les écrits critiques envers l'Union

Soviétique.

Aussi la période des "cent fleurs" ouverte pendant le "dégel" se poursuit-elle de plus belle. Déjà à l'avant-garde de ce mouvement, les écrivains continuent de tenir le haut du pavé après octobre. "L'écroulement de ce que l'on proclamait depuis plusieurs années comme étant la Vérité", note Milosz, historien de la littérature polonaise, "suscita un renouveau de quête d'âme parmi les écrivains et l'intensité de leurs auto- accusations fut proportionnelle à leur engagement antérieur" (35). Cet état d'esprit produit quelques oeuvres qui bien que relevant du règlement de comptes avec le communisme, n'en sont pas moins de haute tenue intellectuelle et artistique. Dans "Les ténèbres recouvrent la terre", publié en 1957, Andrzejewski replace dans l'Espagne de l'Inquisition la tragédie de l'individu confronté à la terreur au nom d'une cause prétendument sacrée. Après "La défense de Grenade" (1956), Kazimierz Brandys publie en 1957 "La mère des Krol", où une femme d'humble condition perd un à un tous ses fils communistes convaincus, supprimés soit par des régimes fascistes, soit par leur propre Parti.

A côté de cette "littérature d'hommes en colère", de jeunes talents surgissent : la jeunesse polonaise s'emballe pour un écrivain de 23 ans, Marek Hlasko, auteur de nouvelles brutales et grinçantes inspirées de la réalité polonaise, tandis qu'un satiriste brillant de 26 ans, Slawomir Mrozek, prend, dans le registre de l'humour féroce et absurde, la relève de Galczynski. Après des années d'exaltation de l'industrie, le thème de la vie rurale est réhabilité par des écrivains confirmés comme Maria Dabrowska, Pietak ou Ozog.

Des écrivains et dramaturges classiques polonais, jusque-là tenus à l'écart retrouvent droit de cité, comme Brzozowski, Witkiewicz, Lesmian, Berent ou Schulz. Avec Stanislaw Lem, la science-fiction obtient droit de cité. On commence à publier des oeuvres d'auteurs contemporains émigrés, comme Gombrowicz ou Wankowicz, connus à l'ouest grâce à la très active maison d'édition "Kultura" de Paris.

La Pologne s'ouvre également à la littérature occidentale : avec les traductions de Sartre et Camus, l'intelligentsia s'embrase pour l'existentialisme. Faulkner, Steinbeck, Kafka, Simenon, Agatha Christie sont publiés et même des auteurs russes encore absents des librairies comme Dostoïevski ou Zochtchenko. Mais Orwell et Ian Fleming restent proscrits.

La poésie, qui a toujours joui d'un grand prestige en Pologne, retrouve une vigueur nouvelle. Des poètes comme Iwaszkiewicz, Wat, Wazyk, Jastrun ou Przybos, serviteurs désormais repentis du stalinisme, retrouvent, une fois dégagés du carcan du réalisme socialiste, l'inspiration. Des talents nouveaux apparaissent, auxquels le sens moral ou l'âge ont épargné la tentation d'une compromission avec le régime : Zbigniew Herbert, poète de la civilisation et héritier de la tradition humaniste, Rozewicz et Bialoszewski, qui explorent l'absurde et la dérision, Harasymowicz, qui réhabilite le surréalisme, Grochowiak, inventeur du "turpisme", néologisme qui désigne le culte du laid et du malodorant. Milosz, le grand poète émigré, est enfin reconnu et publié.

Le théâtre connaît lui aussi la liberté. La décentralisation réclamée et promise depuis 1954 est enfin opérée et les théâtres jouissent d'une large autonomie, notamment dans le choix du répertoire. De nouvelles salles sont ouvertes, les petites scènes d'avant-garde ou de théâtre étudiant se multiplient. Tandis qu' à Wroclaw, Tomaszewski lance le "Théâtre de la pantomime". La Pologne comptera bientôt une centaine de troupes permanentes. Comme en littérature, le réalisme cède ici la place à la métaphore, au symbole, à la poésie et à la satire. D'anciennes pièces polonaises, des drames romantiques du répertoire classique - ignoré sous le stalinisme - sont montés. Des poètes, Rozewicz, Herbert, Grochowiak, des écrivains, Hlasko et surtout Mrozek, se font dramaturges et fondent le théâtre polonais de l'absurde.

Libres de leur programmation, les directeurs de salles puisent abondamment dans le répertoire occidental, ignorant les pièces soviétiques ou des "pays frères", qui disparaissent pratiquement de l'affiche (36). Outre Beckett, Ionesco, Dürrenmatt, montés pendant le" dégel", le public polonais découvre Ibsen, Giraudoux, Pirandello, Tennessee Williams, le théâtre de boulevard et les pièces policières, tandis que les tragédies de Shakespeare -"Hamlet", "Richard III" - trouvent une actualité inattendue. "Il s'avéra", écrit encore Milosz, "que le poète élisabéthain était beaucoup plus en harmonie avec l'époque des meurtres politiques, des luttes peu scrupuleuses pour le pouvoir, de la tyrannie et de l'espionnage mutuel que n'importe quel écrivain du XXème siècle" (37).

Le cinéma polonais vit, après octobre, son heure de gloire. Grâce à la création de studios autonomes, décidée en 1955, et à l'atmosphère nouvelle, on assiste à une véritable explosion de vitalité et de créativité : pour 40 films produits entre 1946 et 1956, la Pologne en produira 60 pendant les 3 années suivant octobre 1956. Les meilleurs d'entre eux, d'un haut niveau artistique, sont distingués dans les concours internationaux fondant l'école du cinéma polonais. Des noms s'imposent, comme ceux de Has, Munk ou Wajda, qui achève en 1958 la version originale du roman d'Andrzejewski, "cendres et diamant". Des talents prometteurs percent comme celui de Polanski. Un jeune acteur, Zbigniew Cybulski, crève l'écran et fait vibrer la Pologne. Des interdits sont levés, comme celui qui frappe le rôle de l'AK pendant la guerre. Le cinéma occidental devient enfin accessible au spectateur polonais.

Dans les arts plastiques, la liberté n'a d'autres bornes que l'étroitesse du marché : pour la peinture, la sculpture, l'art graphique, ce sera surtout une période d'intenses recherches formelles, surtout dans l'art abstrait, dans la veine ouverte par l'exposition de l'Arsenal, en 1955. Cracovie est le centre le plus actif à cet égard, avec le "groupe de Cracovie", où l'on retrouve le nom de Tadeusz Kantor, qui ne passera que plus tard au théâtre.

L'Université, tôt atteinte par la fièvre du "dégel", vit, avec le statut d'autonomie concédé par la Diète en septembre 1956, sa première année de liberté depuis dix ans : l'élection des "sénats" et des recteurs lui permet de se dégager de la pesante tutelle du Parti. La plupart des établissements d'enseignement supérieur, prenant acte du boycott par les étudiants des cours de "matérialisme dialectique", exercent leurs droits nouveaux et suppriment cet enseignement, au grand dam de l'appareil du Parti, qui essaie de lui substituer, sans grand succès, un succédané dissimulé sous l'appellation laborieuse de "principaux fondements et orientations de la philosophie".

Le même vent de fronde souffle à l'Académie Polonaise des Sciences (PAN) qui porte à sa tête, en janvier 1957, un philosophe prestigieux et plutôt maltraité auparavant par le pouvoir pour sa critique des dénaturations du marxisme, le Professeur Kotarbinski. D'autres, limogés sous le stalinisme, comme le philosophe Wladyslaw Tatarkiewicz, retrouvent leur chaire.

C'est en janvier également qu'est rapporté le décret sur le retrait des livres prohibés des salles communes des bibliothèques.

Mal implanté dans les milieux universitaires - sauf dans les domaines idéologiquement sensibles comme la philosophie ou les sciences sociales - le Parti y devient pratiquement inexistant, déserté par les enseignants, ignoré par les étudiants (38), cédant sans combattre le terrain aux Clubs de l'Intelligentsia Catholique.

Les intellectuels du Parti poursuivent eux aussi la remise en cause du dogme, engagée pendant le "dégel". Le plus éminent d'entre eux est assurément Kolakowski, qui, dans les colonnes de Po prostu, puis des "Etudes philosophiques", dont il est le rédacteur en chef, reste sans dévier sur sa lancée iconoclaste, provoquant la fureur de son principal contradicteur, le philosophe officiel Adam Schaff, et de Gomulka lui- même. Le jugement moral de l'individu libre est supérieur à celui de toute force sociale qui aurait prétendument façonné cet individu, fait-il valoir en substance, mettant en cause le dogme fondamental du déterminisme historique.

Le débat idéologique ayant changé de dimension, le Parti ressent le besoin de créer, en 1957, une Haute Ecole des Sciences Sociales près le Comité Central, chargée de former des cadres mieux armés pour une époque de scepticisme et de critique.

La presse, enfin, reste démuselée. Même si le registre du sensationnel s'est quelque peu épuisé, Po prostu demeure, avec des signatures prestigieuses - Andrzejewski, Kolakowski, Wazyk - un bastion de l'impertinence sarcastique envers le pouvoir. Dans Tygodnik Powszechny, Kisielewski égrène ses chroniques hebdomadaires contre les absurdités de la bureaucratie. Des périodiques portent le débat intellectuel à un haut niveau. A la demande de l'intelligentsia, de nouveaux titres sont même créés par le pouvoir, comme Tworczosc (création), confiée à l'écrivain et poète Iwaszkiewicz, et l'hebdomadaire Polityka, lancé en février 1957. Mais il s'agit là, avant tout, de manoeuvres destinées à faire pièce, pour une liberté de ton habilement dosée, aux publications plus radicales, de type Po prostu, Nowa Kultura, etc. Le rédacteur en chef de Polityka est ainsi un homme du sérail, Zolkiewski. Il sera remplacé en mai 1958, par un jeune apparatchik brillant de 30 ans, issu du secrétariat du Comité Central, Mieczyslaw Rakowski.

Cette relative licence sur le "front culturel" - selon la terminologie de l'époque - n'est évidemment pas du goût de tous, que ce soit en Pologne ou dans les "pays frères" ; les presses soviétique, est-allemande et tchécoslovaque ne se privent d'ailleurs pas de critiquer ce laxisme. La volonté d'une reprise en main se fait donc rapidement jour dans l'appareil du Parti, mais il lui manque un instrument. En fonctionnaire discipliné du Parti, Zolkiewski tente de redéfinir une doctrine pour la culture en réhabilitant le réalisme socialiste dans une variante "au sens large". Ces tentatives ne rencontrent évidemment aucun écho positif dans les milieux créateurs, réfractaires à toute idée de "politique culturelle", associée à de trop mauvais souvenirs.

Sur le plan institutionnel, la dissolution du département de la culture du Comité Central jointe à la crise interne du Parti laisse celui-ci impuissant face à la création : le PZPR est en effet lui-même divisé et ceux qui mènent la fronde culturelle y comptent de nombreux soutiens. Plus grave, ces milieux aspirent à une totale autonomie vis-à-vis du Parti : c'est ainsi qu'en décembre 1956, l'Union des Ecrivains a porté à sa tête une direction très libérale avec, derrière le vibrionnant Slonimski, des hommes comme Przybos, Pietak et l'essayiste catholique Zawieyski. Quant aux écrivains communistes, ils poussent l'irrévérence jusqu'à évincer leur camarade Putrament, l'"oeil du Parti", de la direction de la cellule du Parti auprès de l'Union (39). L'Association des Journalistes refuse elle aussi avec obstination de se plier aux directives du Comité Central.

Aussi dès janvier 1957 des "commissions" sont-elles créées au Comité Central, là où des "départements" avaient été dissous deux mois plus tôt : culture, science et enseignement, presse. Tandis que les accusations de "révisionnisme" commencent à poindre : en février, le Bureau Politique fait circuler dans le Parti une lettre aux accents prémonitoires. "Dans le cadre d'une critique sévère et juste des erreurs et errements du passé", lit-on, "dans certains milieux du Parti, et notamment dans l'intelligentsia (...) se sont développées des vues révisionnistes sur les principes fondamentaux du marxisme léninisme". "Les avocats de cette thèse", poursuit la lettre, "voient le principal danger contre lequel il faut lutter dans le prétendu stalinisme (...) et identifient le culte de la personnalité avec la dictature du prolétariat" (40). La suite est de la même veine et l'ensemble annonce la remise en ordre prochaine.


E - UNE DIPLOMATIE MOINS ALIGNEE.


Le dégel de la politique étrangère amorcé en 1955 se poursuit dans la foulée d'octobre 1956. Après les concessions obtenues par Gomulka à Moscou en novembre, un vent de liberté continuera pendant un an de souffler sur la diplomatie polonaise, qui se dégage de la pesante tutelle soviétique. On reste loin d'une véritable souveraineté, mais par contraste avec l'alignement antérieur, le changement est loin d'être insignifiant.

Les événements de Budapest donnent à la Pologne une première occasion de se distinguer : lorsque, le 21 novembre 1956, l'Assemblée Générale de l'ONU est invitée à se prononcer sur une résolution occidentale demandant l'envoi d'observateurs en Hongrie, la Pologne est à nouveau la seule démocratie populaire à ne pas voter contre et s'abstient. Le prestige de Gomulka est alors au zénith à l'Ouest, où on voit en lui - à Washington surtout - un "nouveau Tito".

Malgré la condamnation de l'insurrection hongroise par la Chine, Varsovie a pour Pékin, où l'on professe la thèse de l'indépendance des partis communistes, les yeux de Chimène. L'aide du PC Chinois pendant la crise d'octobre est fréquemment rappelée et la presse polonaise est fascinée par l'expérience des "cent fleurs" lancée quelques mois plus tôt, qu'elle rapproche volontiers de la recherche d'une "voie polonaise vers le socialisme".

Cette idylle est consacrée par une nouvelle visite à Varsovie de Chou-En-Laï, du 11 au 16 janvier 1957, qui s'achève par des embrassades et déclarations de l'hôte chinois interprétées comme autant de témoignages de soutien aux choix du Parti communiste polonais. Mais ce soutien n'est que de façade. Chou-En-Laï ne cesse de broder sur le thème de la "solidarité de tous les pays socialistes, l'Union Soviétique à leur tête", et à Moscou, où il se rend après Varsovie, il prononce, écrit André Fontaine, "le discours le plus inconditionnellement pro-russe jamais entendu dans la bouche d'un dirigeant de Pékin" (41).

Avec l'Ouest, l'heure est à la normalisation : des accords d'indemnisation des biens nationalisés après-guerre apurent les contentieux encore pendants avec la France, le Royaume-Uni, le Benelux et l'Italie, et sont généralement assortis de protocoles de coopération économique favorables à la Pologne. C'est ainsi que la France lui octroie un crédit d'investissement de quelque 20 millions de dollars. Les Etats-Unis accordent plusieurs prêts - plus de 100 millions de dollars - dont la moitié est remboursable en zlotys, la monnaie polonaise toujours inconvertible (42). Et c'est grâce à la médiation de Washington qu'est signé en février 1957 le traité de paix entre la Pologne et le Japon, qui permet le rétablissement des relations diplomatiques.

Seule l'Allemagne demeure tenue à l'écart : le réarmement de la RFA, dans le cadre de l'O.T.A.N., nourrit les soupçons de Gomulka, prompt à y voir les prémisses de plans "revanchistes" et le prélude à une remise en cause des frontières de la Pologne. Le projet, alors évoqué, de mettre des armes nucléaires américaines à la disposition de la Bundeswehr justifie d'ailleurs la proposition présentée par le ministre des Affaires Etrangères polonais, Adam Rapacki, le 2 octobre 1957 à la tribune de l'ONU, de créer une zone dénucléarisée en Europe centrale. Celle-ci couvrirait les territoires des deux Etats allemands, de la Pologne. La Tchécoslovaquie proposera quatre mois plus tard d'y être incluse.

L'idée n'est pas inédite et a déjà été présentée en différentes variantes par des hommes politiques occidentaux et même par Moscou. Mais ce qui est nouveau est le fait qu'elle soit présentée - avec l'accord bien entendu de l'Union soviétique - par une "démocratie populaire", la Pologne, entourée alors d'une aura d'indépendance. Elle entrera dans l'Histoire sous le nom de "plan Rapacki".

Ce plan est aussitôt rejeté par le chancelier Adenauer, qui y voit surtout une perspective de neutralisation d'une Allemagne toujours divisée. Sans être aussi négatif, l'accueil des autres Occidentaux est mitigé, qui discernent derrière ce projet le risque d'un gel du statu quo européen et d'une reconnaissance implicite de la RDA.. La formule correspond aux intérêts soviétiques, mais aussi à ceux, plus spécifiques, de la Pologne et de la Tchécoslovaquie qui, incluses dans une zone sous contrôle international, peuvent espérer desserrer l'étreinte du Pacte de Varsovie et rester à l'écart d'un éventuel conflit nucléaire. Comme tant d'autres, ce projet restera sans lendemain.


  1. - LE "RENIEMENT D'OCTOBRE" (1957-1959)


Investi de la légitimité nationale par le véritable plébiscite qu'ont constitué les élections, Gomulka est, au lendemain de celles-ci, au faîte de sa gloire. Mais il n'a pas toutes les rênes du pouvoir. Le Parti, qui en est l'instrument, reste déchiré entre factions rivales.

D'un côté, le "groupe de Natolin" regroupe les tenants d'un ordre musclé et de l'orthodoxie idéologique. Bien installés dans l'appareil de pouvoir, ses membres n'ont nullement désarmé après la victoire de Gomulka et, s'ils se gardent de contester ouvertement son pouvoir, n'en mènent pas moins une guérilla en coulisse contre le Premier Secrétaire qu'ils accusent de trahir les idéaux du communisme et de dériver vers le titisme. De l'autre côté, le" groupe de Pulawy" qui n'est pas un ensemble cohérent, mais une constellation composite d'hommes qui ont en commun une idée : le système a besoin de réformes pour se régénérer. Ils s'opposent toutefois sur la nature de ces réformes. Entre les deux, outre le petit groupe des fidèles de Gomulka (Kliszko, Spychalski, etc.), on trouve l'inévitable cohorte des opportunistes.

Les divergences sont profondes quant à la forme que doit prendre la "voie polonaise vers le socialisme" : tout l'éventail des conceptions, depuis l'alignement pur et simple sur le modèle soviétique jusqu'à la "démocratie intégrale" y est représenté. Le premier soin de Gomulka, communiste convaincu, est de rendre au Parti le pouvoir et l'unité qui, dans la théorie marxiste-léniniste, sont les attributs premiers de la force dirigeante.

Sa seconde préoccupation concerne le mouvement communiste international. Après l'échec de l'insurrection hongroise, la Pologne se retrouve isolée dans le Pacte de Varsovie, en butte aux critiques voilées ou ouvertes de Moscou, Prague et Berlin- est. Gomulka a-t-il dû en rabattre de ses ambitions pour la Pologne ? Toujours est-il qu'après avoir posé vis-à-vis de l'Union Soviétique les marques de son indépendance, le Premier Secrétaire du PZPR devient beaucoup plus conciliant. Non pas par manque de courage - il l'a amplement prouvé - mais parce que, mû par son instinct politique, il a compris les limites de son action dans la situation géopolitique de la Pologne dont seule l'URSS est à même de garantir les frontières.

Une fois les élections passées, la bataille politique interne au Parti se poursuit. Tacticien habile, Gomulka se montre généreux pour les vaincus - "le groupe de Natolin" - dont la défaite en octobre est plus apparente que réelle. Ils se voient proposer des sièges au Conseil d'Etat et des portefeuilles ministériels. C'est Gomulka lui-même qui impose au Bureau Politique réticent et au groupe communiste de la Diète, dominé par les "réformateurs" et plus réticent encore, la nomination au poste de vice-premier ministre de Zenon Nowak, le chef de file des conservateurs dont les liens avec les Soviétiques sont notoires (43).

Dès le lendemain de cette épreuve de force, fin février 1957, la rédaction de l'organe du Parti, Trybuna Ludu, est convoquée au Comité Central. La réunion conduite par Kliszko et Zambrowski est orageuse : les journalistes s'entendent reprocher de soutenir ouvertement les "révisionnistes" au lieu de tenir la balance égale entre ceux-ci et les "dogmatiques". Matwin, le rédacteur en chef, est aussitôt démis de ses fonctions, suivi peu après par une "charrette" de journalistes. Avec la lettre de février du Bureau Politique sur le "révisionnisme" dans l'intelligentsia, cette purge constitue le premier signal d'une vaste offensive contre les "révisionnistes", même si la "lutte sur les deux fronts" - contre Natolin et Pulawy - reste la thèse officielle. Le premier sacrifié est Staszewski, allié précieux de Gomulka dans sa conquête du pouvoir. Attaqué, dans son fief de l'organisation du Parti dans la capitale, par une campagne coordonnée (tracts anonymes, etc.) et conscient du danger de servir de victime expiatoire, il a dès le mois de janvier offert sa démission. D'abord rejetée, celle-ci est, au lendemain des élections, acceptée par le Bureau Politique. Zambrowski se fait le procureur de Staszewski, l'accusant d'avoir créé la "légende de l'Octobre Polonais" : "il n'y a eu aucune révolution", rectifie-t-il, "mais seulement un changement des organes du Parti en conformité avec les statuts" (44). Après un bref passage à la tête de l'agence de presse officielle PAP13, Staszewski réussira à se faire oublier dans un poste subalterne.

Quelques semaines plus tard, au IXème plenum du Comité Central (15-18 mai 1957) - le premier depuis octobre - l'offensive se précise et l'ennemi est clairement désigné : "le révisionnisme", proclame la résolution, "constitue le principal danger idéologique dans le Parti, car il met en cause (son) unité et sème le doute (...) quant à la justesse et la pertinence de l'édification du socialisme" (45). A la tribune, Gomulka s'en prend aux "forces de la réaction, petites bourgeoises" ainsi qu'aux intellectuels et notamment à Kolakowski, à qui il reproche d'attirer l'attention de la presse bourgeoise et trotskiste" (46) sur ses travaux publiés à l'étranger hors censure polonaise.

Car Gomulka nourrit une profonde animosité à l'égard de cette intelligentsia turbulente et arrogante qui ne veut entendre aucune raison. Et d'abord envers la presse qui, malgré une censure de plus en plus sévère, entretient l'agitation intellectuelle et propage les vues "révisionnistes". Après Trybuna Ludu, l'épuration touche, au fil des mois, les autres quotidiens et périodiques ainsi que la radio et la télévision, dont les journalistes les plus engagés sont licenciés. Début 1958, Nowa Kultura subira le même sort, perdant ses signatures les plus prestigieuses, comme le poète Woroszylski, le philosophe Kolakowski, l'écrivain Konwicki.

Mais c'est au coeur que le pouvoir décide de frapper pour arrêter la contestation : après quelques mesures d'intimidation, Po prostu, le symbole de l'insolence, est suspendu par la censure le 16 septembre, puis définitivement interdit le 2 octobre 1957 par décision du Comité Central, pour avoir développé des "vues étrangères au socialisme" (47). La mesure provoque pendant quatre jours de suite des


PAP : Polska Agencja Prasowa manifestations d'étudiants à Varsovie, réprimées sans ménagements par la police. 886 personnes sont arrêtées et les meneurs présumés condamnés à de peines allant jusqu'à trois ans de prison (48). Avec l'interdiction de Po Prostu, ce que les réformistes ont vite fait de baptiser l'"Octobre noir" referme la parenthèse ouverte par l'"Octobre Polonais".

Devant toutes ces attaques contre la profession, l'Association des Journalistes Polonais, organisation officielle, proteste de sa bonne foi dans une lettre au Bureau Politique. Furieux, Gomulka convoque les journalistes au Comité Central et met en garde l'ensemble de l'intelligentsia polonaise contre la tentation de "suivre la voie" des intellectuels hongrois. Il y a "certaines limites" qu'il vaut mieux ne pas franchir, menace-t-il, avant d'estimer venue "l'heure de choisir : ou avec le Parti ou contre lui (...) ou avec le socialisme ou contre lui" (49).

Quelques jours plus tard, au Xème plenum (24-26 octobre 1957), le ton monte encore d'un cran. S'en prenant à tous ceux qui réclament le "passage à la deuxième étape de l'Octobre Polonais", Gomulka tonne : "même dans ses formes les plus sérieuses, la grippe ne peut être guérie par la tuberculose. Le dogmatisme ne peut être guéri par le révisionnisme. L'aile révisionniste doit être expulsée du Parti" (50).

Tirant les conséquences de ce postulat, le plenum décide de procéder à une épuration, une mesure à vrai dire classique dans un parti communiste. Lancée dès octobre, la campagne de "vérification des cartes" durera jusqu'en mai 1958, coûtant, selon les chiffres officiels, leur carte du Parti à 203 000 membres - soit 16 % du total

- généralement pour "révisionnisme" (51). L'effectif du Parti connaît alors son plus bas niveau en dix ans d'existence : 1 017 000 membres.

Blessés par le refus du pouvoir d'autoriser la parution d'un mensuel littéraire nouveau, Europa, une dizaine d'intellectuels prestigieux associés à ce projet - les écrivains Andrzejewski et Dygat, les poètes Jastrun et Wazyk, l'essayiste Kott - prennent les devants et rendent en novembre leur carte du Parti.

Avec une remise au pas aussi énergique à l'intérieur, Gomulka redore peu à peu son blason aux yeux de ses censeurs les plus intransigeants à Moscou, certes, mais aussi à Prague et à Berlin. La réconciliation avec les Soviétiques est scellée en novembre 1957 lorsque Gomulka se rend à Moscou pour les cérémonies du quarantième anniversaire de la révolution d'octobre et y célèbre, dans un discours, l'unité et la cohésion du camp socialiste. Des relations plus confiantes se nouent avec Khrouchtchev, qui vient lui-même de triompher de son opposition interne, avec l'élimination en juin 1957 du "groupe anti-Parti". Aussitôt après les cérémonies se tient, du 14 au 16 novembre, dans le plus grand secret, la première conférence des douze partis communistes au pouvoir. Mao-Tsé- Toung y tient la vedette, qui plaide la cause de la discipline dans le camp socialiste, sous la houlette de Moscou. Il parvient également à rallier nombre de participants autour d'un mot d'ordre de combativité révolutionnaire : comme en 1947, deux "mondes", le capitaliste et le socialiste, se livrent une lutte sans merci. Le second est désormais mieux placé pour l'emporter. Mais quelques-uns frissonnent devant les propos belliqueux du chef du PCC. Enhardi par les prouesses technologiques de l'URSS, qui vient de lancer quelques semaines plus tôt son premier Spoutnik et a procédé à une série d'essais nucléaires, Mao est prêt, en effet, à sacrifier placidement la moitié de la population chinoise pour que l'autre moitié puisse bâtir le socialisme dans un monde débarrassé des impérialistes. Dans cette surenchère, Gomulka, tout assagi qu'il est, se retrouve isolé lorsqu'il essaie de tenir la balance égale entre le révisionnisme et le dogmatisme. Et sans même qu'il ait à s'expliquer sur les franchises de l'Eglise ou de l'agriculture polonaise, il sent posé sur lui le regard réprobateur de ses pairs. Quant à l'idylle avec Pékin, elle a duré le temps d'un printemps. Tito refuse de souscrire à la déclaration finale, charte d'un mouvement communiste restalinisé,

La normalisation avec l'URSS apporte au Premier Secrétaire la neutralisation du "groupe de Natolin" qui, privé d'arguments par l'arrêt des critiques soviétiques, est réduit au silence. Du reste, le Premier Secrétaire ne s'est-il pas peu ou prou rallié à leurs thèses. Le principal soutien du groupe, l'ambassadeur d'URSS en Pologne, Ponomarenko, a d'ailleurs été rappelé à Moscou en octobre, à la demande de Gomulka. La dernière manifestation visible du groupe est l'apparition, ce même mois, à Varsovie, d'un libelle accusant le Premier Secrétaire de vouloir revenir au capitalisme et briser l'unité du Parti, et imputé à un stalinien notoire, Kazimierz Mijal (52). Puis toute agitation cesse.

Ayant mis au pas le Parti et désorganisé la fronde des intellectuels, Gomulka revient avec méthode sur les autres concessions d'octobre 1956.

Après quelques signes prémonitoires à l'automne 1957, la trêve avec l'Eglise prend fin le 19 février 1958, lorsque Trybuna Ludu lance une attaque véhémente contre le Primat et le clergé, déclenchant une vaste campagne contre l'Eglise, son "fanatisme" et son "intolérance", son "action politique contre le pouvoir populaire". Le pouvoir se garde de mener l'offensive de front et procède au "grignotage" des franchises octroyées à l'Eglise, multipliant les chicaneries administratives : obstacles à l'enseignement religieux dans les écoles publiques - une qualification spéciale est exigée des prêtres en septembre 1958 -, remise en cause des droits d'aumônerie de l'Eglise dans les prisons, hôpitaux et casernes, gel des dons de l'étranger... Les autorités exigent le retrait des "emblèmes religieux" des salles de classes : la "guerre des crucifix" est rallumée. Les permis de construire pour des églises ou des chapelles sont de plus en plus souvent refusés. Début 1959, l'exemption fiscale dont jouissaient les revenus et les biens de l'Eglise est levée, donnant à l'administration un pouvoir considérable de chantage ou de pression, qui sera notamment exercé à l'encontre de l'Université Catholique de Lublin. Les auxiliaires du pouvoir, comme Pax et les associations laïques qu'il a créées, ont été activées dès 1957. Le groupe parlementaire Znak est marginalisé et ignoré. A l'image du reste de la presse, les publications catholiques se voient imposer une censure plus stricte et réduire leurs quotas de papier.

Plus grave, les opérations de police contre l'Eglise reprennent. En février 1958, un prêtre est arrêté, pour la première fois depuis des années : onze procès sont intentés à des prêtres, pendant la seule année 1958, pour des sermons qui ont déplu aux autorités (53). Puis le 21 juillet, quelque 200 miliciens casqués et armés de matraques investissent brutalement le monastère de Jasna Gora, à Czestochowa, saisissent du matériel de reprographie et des brochures destinées à l'usage des pèlerins, et procèdent à des arrestations. Les intéressés seront peu après relâchés, mais l'Eglise devra se soumettre à la censure.

Au fur et à mesure que se dissipe la griserie de l'automne et que le pouvoir consolide sa position, les limites où il entend confiner les conseils se dessinent plus clairement. C'est ainsi que dès février 1957, Piotr Jaroszewicz, vice-premier ministre, déclare que les conseils d'autogestion ne peuvent être des organes politiques - et n'ont donc pas vocation à se fédérer - et doivent se borner aux problèmes concrets de production. Quelques mois plus tard, à la tribune du IXème plenum du Comité Central, en mai 1957, Gomulka renchérit dans ce sens mettant un point final à la discussion. Les conseils, tranche-t-il, sont un organe de participation ouvrière à la gestion des entreprises, simple amélioration de systèmes déjà existants, mais qui avaient été neutralisés par les déformations du stalinisme. Ils ne peuvent en aucun cas servir de base à la dictature du prolétariat. (54)

Quelques mois plus tard, Gozdzik, l'ouvrier communiste de Zeran, l'usine-symbole de la démocratie ouvrière, est démis de ses fonctions de Premier Secrétaire du Parti dans l'établissement avant d'être en 1958 acculé à changer d'emploi. Placé à dessein en position inéligible sur les listes électorales en janvier 1957, il s'était déjà vu infliger un premier affront. Tenus à l'écart par l'appareil de direction de l'entreprise dès lors qu'ils manifestent des velléités d'indépendance, phagocytés peu à peu par le Parti et le syndicat lorsqu'ils n'offrent pas de résistance, les conseils ouvriers n'ont guère le choix qu'entre l'inaction, l'impuissance et le confinement dans des décisions subalternes. Réduit au même rôle-alibi que le syndicat, le conseil devient comme lui un aréopage éloigné de la base ouvrière, aux yeux de laquelle il est passé "de l'autre côté de la barrière".

En décembre 1958, sous le prétexte de "coordonner les intérêts du personnel avec l'intérêt général", les principales prérogatives du conseil ouvrier seront transférées à un organe nouveau, la "conférence de l'autogestion ouvrière", formée de représentants du conseil, des syndicats, de l'administration et de la cellule du Parti de l'entreprise. Fin d'une utopie.

Une autre utopie - le "modèle économique polonais" - subit un sort analogue. Mais ces projets tardent à se concrétiser : des lois sont annoncées, des commissions sont créées, des "plans par étapes" élaborés, un statut d'entreprise socialiste mis à l'étude, toutes initiatives sans lendemain qui finissent par sombrer dans l'oubli.

A la vérité, personne n'y a vraiment intérêt, à commencer par la bureaucratie administrative, menacée de perdre prérogatives et pouvoir, et qui mène avec succès une tactique d'obstruction : les actes législatifs ou réglementaires de décentralisation de la décision économique sont systématiquement neutralisés par des textes d'application restrictifs. Gomulka lui-même, solidement installé, désormais au pouvoir, ne voit pas d'un bon oeil la poursuite de cette agitation qui l'y a pourtant porté : hausse incontrôlée des salaires, un absentéisme en progression de 60 % (55), baisse des rendements et grèves... "Des manifestations d'anarchie de type social- démocrate", estime-t-il (56). Or les rares mesures de décentralisation n'ont fait qu'ajouter à la confusion ambiante et le Premier Secrétaire du PZPR perçoit très bien le risque de perte de contrôle du Parti sur l'appareil économique.

Aussi le pouvoir prend-il dès le mois d'août 1957, un train de mesures pour renforcer la discipline du travail : amendes, licenciements pour absentéisme ou grève, etc. L'idée d'autonomie de l'entreprise est pratiquement enterrée lorsque, début 1958, est créé un échelon bureaucratique intermédiaire entre le plan central et l'entreprise, l'"union industrielle". Peu après, Szyr et Tokarski, deux hommes à la carrière liée à l'ère stalinienne, sont nommés vice-premiers ministres chargés de superviser l'économie. Ces mesures marquent, après deux années de relâchement de la pression à l'accumulation - le niveau de vie polonais a augmenté en moyenne de 20 à 25% entre 1955 et 1958 (57) -, le retour aux recettes éprouvées de l'industrialisation à tout prix - au prix d'une discipline de fer notamment -, de ce modèle stalinien contre lequel le pays s'était précisément révolté.

Après que les conseils ouvriers et la réforme économique ont été vidés de toute substance, le pouvoir reprend les concessions faites à l'artisanat et à l'initiative privée, en butte, à nouveau, aux tracasseries administratives. Et s'il se garde de procéder à une recollectivisation forcée de l'agriculture, l'objectif du socialisme à la campagne reprend sa place dans la vulgate officielle. L'économie rurale, estime Gomulka dans un discours, le 7 septembre 1958, ne peut à terme se développer en dehors des coopératives (58). Et pour prouver la justesse de ce postulat, on en revient à la discrimination à l'encontre des paysans privés dans l'attribution des crédits, machines ou engrais.

Deux ans après son arrivée au pouvoir, Gomulka a restauré l'ordre : l'intelligentsia est désorganisée, le Parti a été pacifié par l'épuration, la poussée de fièvre des deux "partis-croupions", le ZSL et le SD, a été réduite par leurs dirigeants, prompts à saisir les nouvelles tendances de l'heure. La situation est mûre pour convoquer le IIIème Congrès du PZPR En juillet 1956, le Bureau Politique avait décidé de l'avancer, pour trancher dans la lutte entre factions. Puis Gomulka, devenu Premier Secrétaire, l'avait à deux reprises repoussé - au-delà de l'échéance statutaire du printemps 1958 - jusqu'à ce que l'ordre soit rétabli. Tenu du 10 au 19 mars 1959 à Varsovie, ce Congrès clôt la période dite du "reniement d'octobre" et sonne le glas des espoirs attachés à l'"Octobre Polonais". Les propos tenus autant et les résolutions adoptées, de la condamnation de l'hérésie yougoslave à l'appel à la "reconstruction socialiste des campagnes", confirment le durcissement idéologique du régime et l'alignement de sa politique extérieure sur l'URSS. L'équipe dirigeante est pratiquement reconduite à l'identique. Lors de l'élection à scrutin secret des 77 membres du Comité Central, Gomulka et ses proches sortent parmi les mieux élus (59), tandis que les staliniens les plus impénitents, comme Mazur, Jozwiak ou Mijal, sont évincés. Mais pour faire bonne mesure, des "réformateurs", comme Helena Jaworska, subissent le même sort. D'autres assurent leur position dans l'appareil du pouvoir, mais ils n'ont plus rien de "réformateur". L'emprise de Gomulka sur le Parti est totale.

Le régime s'installe. Après avoir été scindé entre plusieurs autorités de tutelle, l'appareil de sécurité a été rapidement regroupé, dans un souci d'efficacité, sous les auspices du ministère de l'intérieur. En 1957, ses effectifs ont recommencé à croître, sous le prétexte, martelé par la propagande, d'une vague de criminalité et de "hooliganisme". Dans le plus grand secret, révélera un défecteur, une vingtaine de "conseillers" soviétiques y opèrent à nouveau (60). Dans l'armée, ces "conseillers" ne sont jamais vraiment partis et il est de notoriété publique qu'un général soviétique dirige le service du contre-espionnage, qui est à tous égards l"'oeil de Moscou" dans l'armée polonaise.

Si Gomulka mène une vie modeste - il repousse un étui à cigarettes en or, incrusté de diamants, que lui offre Tito lors d'un voyage en Yougoslavie (61) -, il n'en va pas de même du reste de la classe dirigeante. Après avoir fait défection en septembre 1958, la gouvernante d'un ministre brosse, dans une série d'interviews diffusées par Radio-Europe Libre, un tableau détaillé du luxe et des privilèges dont jouit la "nouvelle classe" : les "magasins aux rideaux jaunes", dont Gomulka avait promis en 1956 la fermeture, n'ont pas été fermés, mais seulement mieux camouflés. S'y ajoutent les cliniques et écoles spéciales, les séjours sur la Mer Noire, la mise à disposition de villas du gouvernement, voire de palais nationaux, la domesticité et les achats pris en charge par les ministères, etc. (62). Suite à ces révélations, quelques avantages trop voyants sont supprimés, puis tout continue comme avant.

Contrairement aux intellectuels, la masse des Polonais subit avec résignation l'évanouissement des espoirs d'octobre. De 12 en 1957, le nombre de grèves signalées par la presse tombe à 3 en 1958 : même si les arrestations et emprisonnements n'ont pas cours, les meneurs sont généralement licenciés. Les Polonais protestent donc à leur façon : ici c'est une défection, collective ou individuelle, à l'ouest, là ce sont les paysans qui réduisent leurs livraisons à l'annonce de la recollectivisation. Là encore, ce sont des incidents autour d'un enlèvement de crucifix. La jeunesse ignore avec mépris les organisations du pouvoir : jeunesse socialiste, scouts, etc.

Pendant l'été 1959, un concours de circonstances donne pourtant aux Polonais l'occasion d'exprimer massivement leur sentiment réel : le secrétaire général du PCUS, Khrouchtchev, et le vice-président des Etats-Unis, Nixon, se succèdent à Varsovie à quelques semaines d'intervalle. En juillet, Khrouchtchev, qui revient en Pologne pour la première fois depuis sa célèbre équipée d'octobre 1956, reçoit de la population un accueil glacial que ne parviennent pas à dissimuler les brigades d'acclamation. En août, malgré le silence observé à dessein par les autorités sur son programme et des changements impromptus de son itinéraire, Nixon est accueilli tout au long de son parcours par une foule enthousiaste, dûment informée par Radio- Europe Libre des détails de son programme. 250 000 personnes se pressent, selon les estimations officielles, sur son passage à Varsovie, jetant des centaines de bouquets de fleurs au vice-président, criant "vive l'Amérique". "D'autres chantaient, des larmes coulaient sur leurs joues", rapporte Nixon dans ses mémoires avant de conclure : "ce fut l'expérience la plus émouvante de tous mes voyages à l'étranger" (63). Dans la politique extérieure de la Pologne, Gomulka, le frondeur du mouvement communiste international, parachève le réalignement sur la position soviétique : il prend systématiquement le parti de Moscou dans les querelles qui s'enveniment avec Pékin et Belgrade, se fait le champion de l'intégration économique des pays socialistes dans le cadre du COMECON. Les rencontres avec Khrouchtchev, à nouveau plus orthodoxe et conservateur, se multiplient et les relations entre les deux hommes deviennent de plus en plus confiantes. Il est vrai que pour un homme hanté, comme l'est Gomulka, par le spectre du danger allemand, la garantie de la frontière occidentale qu'apporte l'Union Soviétique vaut bien ce reniement. Aussi le slogan de "voie polonaise vers le socialisme" disparaît-il de ses discours, après avoir été évoqué une dernière fois lors d'une visite à Budapest, en mai 1958, où Gomulka n'hésite pas à reconnaître qu'il avait été "nécessaire d'étouffer la contre-révolution hongroise". Poussant le raisonnement plus loin, il estime que "la mise en question et la révision du marxisme-léninisme n'est pas une affaire intérieure de tel ou tel Parti communiste, car elles se répercutent sur tout le mouvement communiste international" (64). Dix ans avant l'intervention soviétique - et polonaise - à Prague, Gomulka vient de définir la fameuse "doctrine Brejnev" qui servira à la légitimer. Et au lendemain de la pendaison, en Hongrie, d'Imre Nagy, c'est encore Gomulka qui, dans un discours aux chantiers navals de Gdansk, le 26 juin 1958, justifiera le "sévère verdict du tribunal hongrois" (65).

Les années qui suivent l'"Octobre Polonais" révèlent les convictions et la personnalité véritables de Gomulka, très différentes de la légende qu'il a laissée accréditer en 1956. La comparaison de ses premiers discours de Gomulka avec les plus récents montre une étonnante constance de ses opinions, formées manifestement pendant ses années de jeunesse en Galicie. Habité par des idées simples et fortes, l'homme a davantage confiance dans ses certitudes et son instinct politique que dans des constructions intellectuelles dont il se méfie - comme, du reste, des intellectuels eux-mêmes.

Ses convictions lui interdisent de se reconnaître dans les méthodes du stalinisme - la terreur policière, le culte de la personnalité, le fanatisme idéologique - mais elles sont celles d'un communiste orthodoxe et sincère. Il comprend que le communisme ne peut pas s'enraciner s'il est imposé de l'extérieur. Il ne conçoit pas, cependant, le communisme en dehors des fondements du léninisme : dictature du prolétariat, rôle dirigeant du Parti, centralisme démocratique. Or la dictature du prolétariat, c'est celle du Parti et celle du Parti, il ne la voit qu'à travers la sienne propre. Car Gomulka est un dictateur dans l'âme. Réfractaire au partage du pouvoir ou à son exercice collégial, il ne doute pas un instant de la justesse de ses choix. Nixon, qu'il reçoit, le trouve "caustique, désagréable et donneur de leçons" (66). D'un tempérament colérique, allergique à la moindre critique, intolérant aux opinions dissidentes, il s'est replié, pour diriger le pays et le Parti, sur un petit cercle de proches qui ne doivent leur position qu'à leur docilité. Au fil des années, ce phénomène de cour, qui n'est certes propre ni à la Pologne ni à son régime, le coupera de plus en plus des réalités.

Ce tempérament autoritaire, on le retrouve dans les nominations d'hommes à poigne dans l'appareil du pouvoir, des nominations que dicte son rapprochement avec l'aile conservatrice du Parti. C'est ainsi que des partisans des réformes, comme Bienkowski, ministre de l'éducation et un des compagnons de la première heure du Premier Secrétaire, ou Morawski, secrétaire du Comité Central, sont, en 1959, écartés des responsabilités. Tandis qu'y reviennent des apparatchiks liés au stalinisme et écartés en 1956, comme Tokarski, Szyr ou Gede. Ce mouvement sera couronné par la nomination, en mai 1960, de l'ancien chef du service politique de l'armée - et à ce titre bras droit jusqu'en 1956 du maréchal Rokossowski - le général Witaszewski, conservateur notoire et un des adversaires politiques les plus déterminés de Gomulka en 1956, à la tête du département administratif du Comité Central, un poste-clé qui donne la haute main sur toutes les nominations et les questions de sécurité.

Son autoritarisme vaudra à Gomulka le surnom de "Pilsudski rouge", par analogie avec la volonté du maréchal de brider, grâce à un pouvoir fort, la propension de ses compatriotes à l'anarchie. Il se conjugue, dans la pratique politique, avec une remarquable habileté manoeuvrière : Gomulka a su s'appuyer tour à tour sur l'une ou l'autre faction pour se hisser au pouvoir ou s'y maintenir, avant d'écraser ces alliés de circonstance une fois qu'ils sont devenus trop encombrants. Il a également veillé à ne pas faire de promesses concrètes en 1956 et à garder le silence sur ses véritables intentions : il aura donc beau jeu de se désolidariser des espoirs placés en lui et qu'il n'a jamais vraiment formellement endossés.

Tacticien adroit, il l'est encore dans sa démarche politique au jour le jour : dans la meilleure tradition léniniste, il conquiert ou reconquiert le terrain progressivement, temporisant, voire reculant si c'est nécessaire pour ensuite reprendre le mouvement. C'est ainsi que toutes les concessions qu'il a dû consentir en 1956 seront ensuite patiemment reprises dès lors qu'elles n'ont pas leur place dans son modèle du socialisme : libertés de presse ou de réunion, franchises de l'Eglise, autonomie ouvrière, "socialisme de marché", etc. Toutes les mesures restrictives prises dans ce sens procèdent naturellement de la volonté de Gomulka et non pas, comme on a pu le suggérer à l'époque, des pressions de Moscou.

Quoi qu'il en soit, son régime est incontestablement plus souple, plus humain et plus populaire que celui qui l'a précédé. Il n'en reste pas moins un régime communiste, qui ne prend nullement le chemin de la libéralisation. Au contraire, la "voie polonaise vers le socialisme" ressemble de plus en plus à celle des autres "démocraties populaires", même si, à la différence de celles-ci, le régime ne peut plus asseoir son autorité sur la peur chez ses sujets.



  1. - LA "PETITE STABILISATION" (1959-1964)


En septembre 1959, un agent de haut rang du renseignement militaire polonais, le colonel Pawel Monat, lié au "groupe de Pulawy" fait défection aux Etats-Unis. Cette défection n'est pas aussi préjudiciable que celle de Swiatlo, six ans plus tôt, mais comme celui-ci, Monat est juif et elle sert de prétexte à une purge de l'appareil de sécurité (police politique, renseignement, contre-espionnage) : les Juifs et les "éléments libéraux", deux catégories associées dans le même mépris, en sont progressivement évincés.

L'opération est menée par deux personnages inquiétants : Mieczyslaw Moczar, vice-ministre de l'intérieur et responsable de la police politique, rebaptisée "Service de Sécurité" (SB)14, et Grzegorz Korczynski, chef du renseignement militaire. L'un comme l'autre ont des états de service remarquables puisque, combattants de la première heure dans les formations armées du Parti communiste (la Gwardia Ludowa devenue ensuite l'Armia Ludowa) ils ont été, dès les hostilités terminées, parmi les fondateurs de la police politique. Moczar, qui en était, à 32 ans, le chef pour la région de Lodz, s'y était distingué par la bestialité des traitements infligés à ses captifs, essentiellement des soldats de l'AK : tortures, pendaisons, exécutions sommaires étaient la règle.

Mais, à la différence de beaucoup d'autres, Moczar n'a rien à voir avec le mouvement communiste polonais d'avant-guerre. Né en 1913 d'un père sous-officier de gendarmerie russe qui se réfugiera en Pologne après la Révolution de 1917 et d'une mère polonaise, Moczar s'appelle en réalité Mikolaj Demko, un fait qu'il cachera toujours dans ses biographies, probablement pour ne pas altérer son image de Polonais irréprochable. Il passe, à la veille de la guerre, quelques mois en prison, non

S.B. : Sluzba Bezpieczenstwa pas pour motif politique, mais pour un délit de droit commun. Réfugié après le début des hostilités en zone d'occupation soviétique, il se présente spontanément aux autorités comme volontaire pour faire de l'"agitation" pendant la campagne électorale qui, en octobre 1939, prépare l'annexion de la Biélorussie occidentale à l'URSS. Il se distingue à la tâche au point d'être remarqué par le NKVD qui l'envoie en formation dans ses établissements, près de Smolensk, puis à Gorki, et enfin sur le terrain, dans sa région d'origine à Lodz, où il prend le pseudonyme de Moczar.

Amené à collaborer avec Gomulka dans la clandestinité, protégé du NKVD, il fait après la guerre une carrière rapide dans l'appareil de sécurité et aussi dans le Parti, où il entre au Comité Central dès 1945. Proche de Gomulka, il le renie et se tire sans trop de dommages de la purge de 1948, rétrogradé au rang de membre suppléant du Comité Central et nommé voïvode de la région d'Olsztyn, où il se fait à nouveau remarquer par sa brutalité (67), notamment à l'encontre des "autochtones", minorités de souche germanique polonisées.

Le retour au pouvoir de Gomulka ouvre à Moczar une seconde carrière en lui donnant, avec le poste de vice-ministre de l'intérieur, la haute main sur l'appareil de sécurité, où il installe peu à peu ses protégés. L'épuration de 1959 lui donne l'occasion d'étendre son influence. Mais celle-ci s'étend déjà, semble-t-il, au-delà du cercle du ministère de l'intérieur. Toujours est-il que les fonctions au secrétariat du Comité Central de Jerzy Morawski, le réformateur évincé en 1959, sont reprises par Ryszard Strzelecki, un conservateur proche de Moczar. Enfin, c'est à cette même époque que le général Witaszewski est rappelé de sa disgrâce pour devenir l'adjoint de Korczynski, à la tête du renseignement militaire (68), avant d'être promu, quelques mois plus tard, au poste stratégique de chef du département administratif du Comité Central. Il poursuivra avec une énergie redoublée la purge en cours dans l'appareil du pouvoir et dans l'armée. C'est ainsi qu'au printemps 1960, un autre "réformateur", lié au groupe "Pulawy", Jerzy Albrecht, quitte ses fonctions de secrétaire du Comité Central.

Une nouvelle faction est en train de se constituer dans l'ombre, au sein de l'appareil de pouvoir. A Varsovie, dans les milieux informés, on commence à parler de "partisans", anciens combattants de la résistance communiste, liés par la fraternité d'armes, des liens de fidélité personnelle et l'antisémitisme. De la sorte se cristallise un antisémitisme larvé, mais quasi-officiel présent dans l'appareil du Parti, qui a amené plusieurs dizaines de milliers de Juifs - on les appelle les "Aliya Gomulka" - à quitter discrètement la Pologne dans les années suivant l'"Octobre Polonais". Certains d'entre eux se sont compromis dans le stalinisme. C'est sur ces entrefaites que survient l'"affaire Holland". Le 19 décembre 1961, Henryk Holland, journaliste juif de 41 ans, ancien de l'Armée Rouge, communiste exemplaire, "réformateur" déçu par l'évolution du régime après 1957 et réfugié dans des travaux scientifiques, est "soupçonné" d'être un espion à la solde de l'Allemagne et arrêté par la police politique (SB). Longuement interrogé puis reconduit à son appartement pour une perquisition, il se suicide, selon la version officielle, en se jetant par la fenêtre.

Holland n'est pas un inconnu dans les milieux de gauche de Varsovie et sa mort provoque un choc : la Bezpieka est aussitôt suspectée de l'avoir défenestré. Le motif réel de son arrestation est rapidement identifié : une confidence de Khrouchtchev à Gomulka sur la disparition de Beria, parvenue à Holland par de nombreux intermédiaires et dont il aurait fait profiter un de ses amis, le correspondant du "Monde" à Varsovie.

Son enterrement, le 28 décembre, se mue en une manifestation politique pacifique

: toute la gauche de la capitale, tous ceux qui ont espéré en 1956 sont présents dans l'assistance. On y retrouve côte à côte des hommes comme Kolakowski, Staszewski, des membres du Comité Central comme Morawski et Jaworska, les professeurs Lange et Brus, des hauts fonctionnaires de l'appareil du Parti et de nombreux journalistes dont les services de police dresseront scrupuleusement la liste.

L'ensemble prend alors une tournure d'affaire d'Etat - ou, plutôt, de Parti - car le Bureau Politique s'en saisit, décide que la présence au cimetière était une atteinte à la discipline du Parti et fait infliger des sanctions à plusieurs des responsables qui s'y trouvaient (69). Les circonstances de la mort de Holland n'ont jamais été élucidées, pas davantage que la responsabilité des "partisans" dans ce qui pouvait fort bien être, en définitive, une simple bavure policière. Toujours est-il que l'affaire a été menée du début de bout en bout par la police politique, qui informait directement Gomulka, et que la victime autant que l'assistance à ses obsèques avaient exactement le profil détesté par les "partisans" - juifs, "libéraux" et "réformateurs" du Parti. L'"affaire Holland" leur permet d'ailleurs d'évincer le "groupe de Pulawy" de la dernière position qu'il occupe dans l'appareil de sécurité. En 1962, l'autre vice-ministre de l'intérieur, Antoni Alster, qui est juif et protégé de Zambrowski, l'ennemi personnel de Moczar, est écarté de ses fonctions et remplacé par Szlachcic, un ancien partisan et un homme de Moczar. Moyennant quoi, tout le ministère de l'intérieur est tenu par les "partisans", le ministre en titre, Wicha, n'étant qu'un figurant que Moczar remplacera d'ailleurs en 1964. Moczar apparaît au grand jour en 1962, à l'occasion du vingtième anniversaire de la fondation du PPR et de sa formation militaire, la Gwardia Ludowa. Une campagne est orchestrée à la gloire de celle-ci et de Moczar lui-même, avec force conférences, cérémonies, brochures, livres et hagiographies. Au prix d'une déformation grossière de la réalité et même de la falsification de faits et de photographies, c'est une véritable entreprise de fabrication d'une légende qui est à nouveau menée pour faire accroire que le sort de la Pologne reposait, pendant ces années de guerre, sur les épaules de la seule résistance communiste.

La guérilla avec l'Eglise qui ne suscitait jusqu'alors que la résistance du seul clergé et était observée avec indifférence par la population, finit par impliquer, à partir de 1959, les fidèles eux-mêmes. Le conflit naît dans ces villes nouvelles construites à la hâte par le pouvoir autour des centres industriels : des milliers de familles paysannes ont été attirées vers les usines et leurs cités-dortoirs. Cette population déracinée, à la foi simple, se voit systématiquement refuser, par les autorités, le droit de construire son église.

Les premiers heurts ont lieu à Krasnik, une cité ouvrière de la banlieue de Lublin, où faute de lieu de culte, la messe est dite en plein air devant une simple croix. Le jour de juillet 1959 où la Milice vient enlever les matériaux préparés par les ouvriers pour construire eux-mêmes leur église, l'opération manque de provoquer une émeute : un millier de manifestants marchent sur le poste de police de la ville, les pierres se mettent à voler et les autorités ne parviennent à disperser la foule en colère qu'à coup de matraques, de grenades lacrymogène et d'interpellations (70).

Le même phénomène se reproduit, dans une variante plus violente, un an plus tard, à Nowa Huta, ville-champignon de 100 000 habitants près de Cracovie. Privés eux aussi de lieu de culte, les fidèles se rendent chaque dimanche dans une paroisse voisine, dont l'église est évidemment trop petite. Pétition de 25 000 signatures, démarches à Varsovie... rien n'y fait. Une collecte faite parmi les ouvriers permet d'acquérir un terrain pour ériger une église. Les choses se gâtent lorsque le 28 avril 1960 les autorités s'avisent de faire enlever la croix qui y est dressée et annoncent la construction d'une école sur le terrain : les ouvriers métallurgistes, en bleu de travail, occupent les lieux dont la Milice tente de les déloger. L'affaire tourne à l'émeute, des bâtiments publics sont saccagés et l'ordre n'est rétabli qu'au prix d'une intervention musclée des forces de l'ordre et de nombreux blessés (71). Les autorités tiendront bon pendant dix années encore et Nowa Huta n'aura finalement son église qu'en 1971.

Le pouvoir tente à chaque fois de couvrir ces incidents d'une chape de silence, mais le secret est rapidement éventé par Radio-Europe Libre et la presse occidentale, dont les révélations ternissent l'image de coexistence harmonieuse entre l'Eglise et l'Etat qu'il s'efforce de présenter à l'extérieur.

Autre front de la guérilla avec l'Eglise, les auxiliaires du pouvoir : après Pax et les officines de propagation de l'athéisme, les "prêtres-patriotes", en sommeil depuis 1956, sont réactivés et regroupés dans une nouvelle organisation, les "cercles de prêtres Caritas", créés en 1959 et financés par l'Etat. Leur activisme finit par indisposer l'épiscopat et, en mars 1961, le Primat lui-même convoque les dirigeants des "cercles" et les somme, sous menace de suspension, de quitter l'organisation. Cette mise en garde sème l'émoi et provoque une intense discussion, à l'issue de laquelle le principal instigateur du mouvement, le père Huet, est foudroyé par une attaque cardiaque. On ne sait pas si les autres "prêtres-patriotes" ont reconnu là un signe de la colère divine, toujours est-il que le 22 mars les "cercles" sont, à la majorité des voix, dissous. Mais une minorité hostile à cette mesure fonde peu après, à l'instigation du gouvernement, une autre organisation, la "commission Caritas", appelée à poursuivre, à une échelle plus modeste, la même mission de division de l'Eglise.

Ces demi-victoires n'entament la détermination d'aucune des deux parties et, après une série d'escarmouches et de chicanes, le pouvoir revient en juillet 1961 sur une des principales concessions faites en 1956, l'éducation religieuse à l'école. Une "loi sur la laïcité de l'enseignement public" prévoit qu'elle ne pourra être dispensée que dans des "points de catéchisme" - église ou bâtiment paroissial - agréés, à l'exclusion de toute école publique. Les catéchistes sont soumis aux inspections de l'Etat et rémunérés par lui pour ce service. Le cardinal Wyszynski, qui comprend fort bien où le pouvoir veut en venir, accepte la fermeture des écoles publiques à l'enseignement religieux, mais refuse énergiquement toute inspection des "points de catéchisme" et interdit aux prêtres d'accepter le moindre salaire de l'Etat.

Au fil des années, la fermeté et l'inflexibilité dont le cardinal a fait preuve pendant sa détention se confirment dans l'exercice de la charge primatiale. Indifférent aux attaques de la presse, vociférations de la propagande et lettres d'insulte, Mgr Wyszynski révèle une personnalité adaptée aux temps difficiles que traverse l'Eglise polonaise : intransigeant lorsque les intérêts fondamentaux de celle-ci sont en jeu, il sait aussi faire la part du feu. Mais surtout, respecté et obéi par la très grande majorité du clergé, il parvient à préserver la cohésion de l'Eglise contre les tentatives incessantes de division et d'érosion émanant du pouvoir.

Un acquis d'Octobre, l'existence d'un groupe de députés catholiques indépendants, n'est pas remis en cause. Dans son principe du moins, car les cinq députés élus aux élections législatives du 15 avril 1961 se voient confinés dans la marginalité. Leur action dans les commissions parlementaires est vouée à l'impuissance et, passée sous silence par les médias officiels, reste inconnue du public. Le rédacteur en chef du mensuel Wiez, Tadeusz Mazowiecki, qui vient d'être élu, irrite, par ses interventions au Sejm, les tenants du "groupe de Natolin". Mais il est lui-même contesté au sein de l'intelligentsia catholique de Varsovie par ceux qui, comme Zablocki ou Micewski, escomptent du "communisme national" qui se profile un meilleur sort pour l'Eglise et davantage de libertés (72).

A côté de l'Eglise, l'autre "front" idéologique est la culture, où le pouvoir se trouve réduit, faute d'autres instruments, à la politique "de la carotte et du bâton" : l'accès au public et les honneurs pour ceux qui acceptent de plier l'échine, le silence et l'oubli pour les autres.

Parlant des écrivains susceptibles de se prêter à cet exercice, le philosophe du Parti, Adam Schaff, définit avec une rare franchise, au plenum d'octobre 1958 du Comité Central, ce qu'on attend d'eux : "il faut sélectionner quelques plumes (...) des gens qui sont en équilibre instable et les amener sur le droit chemin (...) certes ce ne seront pas des perles de la littérature, mais ça n'a pas d'importance" (73).

Hélas pour le Parti, les écrivains, échaudés par les expériences amères de l'époque stalinienne, ont maintenant un honneur à défendre et n'ont aucune envie de redevenir les auxiliaires du régime. Ils restent sur la réserve, du moins les plus éminents d'entre eux. Le Xème Congrès de l'"Union des Ecrivains", réuni à Wroclaw en décembre 1959, condamne dans une résolution la politique d'édition du pouvoir et la censure, et s'offre le luxe, alors que la campagne fait rage, en URSS, contre Pasternak, de féliciter celui-ci pour son prix Nobel. Même si le pouvoir parvient à substituer le docile Iwaszkiewicz au frondeur Slonimski à la tête de l'Union, ce sont les plus irréductibles qui recueillent le plus de suffrages dans l'élection des organes dirigeants (74).

Relégué par l'ostracisme du pouvoir dans une sorte de ghetto, un groupe d'écrivains et d'intellectuels éminents - Slonimski, Kott, Jastrun, Hertz, Wazyk, Dabrowska et d'autres encore - jouera pendant les années sombres qui s'annoncent un rôle décisif dans l'intelligentsia polonaise. Non seulement ils privent le pouvoir, par leur réserve, du soutien de celle-ci à sa politique, mais en jouant le rôle de la statue du commandeur vis-à-vis de leurs collègues tentés par la collaboration, ils rendent difficile la tâche des "sergents-recruteurs" du Parti dans le milieu intellectuel, les Putrament, Kruczkowski et Schaff. Certains noms connus se rallient, comme les poètes Iwaszkiewicz ou Przybos, mais les autres restent à l'écart. Aussi le pouvoir se rabat-il sur le moyen qui lui est le plus familier, la contrainte administrative : la censure bien sûr, mais aussi la sanction et l'interdiction. C'est ainsi que le philosophe Kolakowski est démis de ses fonctions de rédacteur en chef de la revue Studia Filozoficzne (Etudes Philosophiques) pour y avoir signé, au printemps 1959, un article hétérodoxe sur la pensée de Marx jeune. Début 1962, le club Krzywe Kolo - dernière "enclave de la liberté de parole" (75), vestige du "dégel" qui sert de lieu de réunion à l'intelligentsia de Varsovie - est fermé par les autorités. Le papier est chichement mesuré aux publications qui manifestent des velléités d'indépendance, contraintes de réduire leur pagination.

Mais pas davantage que l'Eglise, Gomulka ne parvient à dompter l'intelligentsia. Elle refuse un combat qu'elle n'a pas les moyens de soutenir et encore moins de gagner. Elle refuse aussi de donner sa caution morale au régime, moyennant quoi le "front culturel" est en proie au désoeuvrement et à l'indigence.

Il ne reste donc guère, dans l'ordre intérieur, que l'économie comme chantier de l'édification du socialisme. Des idées audacieuses, agitées en 1956, de décentralisation de la décision ou d'autogestion ouvrière il ne reste rien. De même, après deux années de priorité aux biens de consommation - 1957 et 1958 - l'année 1959 marque un retour en force au modèle classique de l'industrialisation forcenée. Les investissements progressent de 17% en 1959 et le taux d'accumulation retrouve un niveau de 22%, digne de l'époque stalinienne. Le plan quinquennal 1961-65 pose l'objectif très ambitieux d'une croissance de 50 % de la production industrielle, soit en moyenne 8,5 % par an, un objectif qui sera, d'après les statistiques officielles, pratiquement atteint. L'accent est bien entendu mis sur l'industrie lourde (sidérurgie, énergie) et les industries extractives : de nouveaux gisements de charbon, de soufre et de cuivre sont mis en exploitation. Dans l'allocation des ressources, les industries d'armement sont, comme ailleurs dans le Pacte de Varsovie et du fait des appétits insatiables des militaires soviétiques, particulièrement choyées.

Dans l'agriculture, la socialisation des campagnes, répudiée en 1956, est relancée

- mais sans revêtir un caractère forcené - avec les "cercles agricoles", que le pouvoir encourage activement : de 23 000 en 1960, regroupant 800 000 membres, leur nombre

s'élèvera jusqu'à 32 600 en 1965, avec 1 700 000 membres (76). Les coopératives agricoles continuent en revanche de dépérir, leur nombre passant de 1900 en 1959 à 1200 en 1964. Et les fermes d'Etat, qui ne représentent que 12% de la surface agricole utile, se taillent la part du lion des investissements dans l'agriculture : 60% en 1960 et 70% en 1964. (77) Quant au secteur privé, dans l'artisanat et le commerce, il est confiné dans la marginalité et les franchises octroyées en 1956 sont peu à peu érodées.

Ce modèle économique génère les mêmes distorsions que celui de l'époque stalinienne, dont il est simplement démarqué. L'accumulation est opérée au détriment de la consommation, laissant la population dans un dénuement tout en harmonie avec le tempérament ascétique de Gomulka. Après avoir progressé de 31 % entre 1955 et 1959, les salaires réels affichent ensuite une tendance à la baisse (78) et valent à la Pologne un des niveaux de vie les plus bas d'Europe. Le pays s'installe dans la pénurie de logements, de biens de consommation - qui sont de surcroît de qualité médiocre - mais aussi de biens alimentaires. En effet, bien que 38 % de la population active soit employée dans l'agriculture, la Pologne est incapable d'assurer son autosuffisance alimentaire et est contrainte de combler le déficit par des importations de blé occidental (2,5 millions de tonnes par an de 1961 à 1965). Le cheptel n'en stagne pas moins et il suffit d'une mauvaise récolte, comme en 1962, conjuguée à une montée en flèche de la consommation consécutive à une hausse des salaires nominaux pour précipiter le pays, en 1963, dans une grave crise de ravitaillement alimentaire. Lasse et résignée, la population, qui voit son niveau plafonner à partir de 1960, supporte sans trop protester ces privations, tâchant de les pallier par le marché noir.

Sur la scène internationale enfin, la Pologne est définitivement rentrée dans le rang. Après avoir un temps caressé le rêve d'un triangle Prague-Berlin-Varsovie, Gomulka y a, devant l'opposition de ses deux partenaires éventuels, renoncé dès la fin des années 50 et joue à fond, désormais, le jeu de l'intégration économique du camp socialiste.

Quant à la politique à l'ouest, elle porte toujours, malgré le début de détente amorcé par le voyage de Khrouchtchev à Washington en septembre 1959, l'empreinte de la Guerre Froide. L'URSS ne cesse de renforcer sa puissance militaire, taillant des croupières aux Etats-Unis dans le domaine des lanceurs spatiaux et missiles intercontinentaux, accumulant des armes nucléaires, développant un énorme potentiel conventionnel. Et c'est avant tout comme porte-parole de la diplomatie soviétique que Gomulka propose le 27 septembre 1960, devant l'Assemblée Générale de l'ONU, un gel des armes nucléaires dans la zone définie par le "plan Rapacki". Assortie à d'autres mesures de contrainte sur les armes nucléaires, cette initiative, connue sous le nom de "plan Gomulka", restera ignorée des Occidentaux. C'est lors de cette même session de l'Assemblée Générale que, le 12 octobre, Khrouchtchev se ridiculise en frappant furieusement son pupitre de sa chaussure pour protester contre les accusations d'impérialisme portées contre l'Union Soviétique. Dans les cercles étroits du pouvoir, Moczar, champion de l'intrigue et allié aux conservateurs du Parti, continue de développer son réseau d'influence en faisant nommer ses protégés à des postes-clefs. Jouissant déjà d'un accès direct à Gomulka de par ses fonctions à la tête de la police politique, il parvient à circonvenir le chef du Parti, dont le secrétaire particulier, Namiotkiewicz, et le chef du cabinet, Trepczynski, lui sont dévoués. Tel est le cas également de Frelek, le secrétaire personnel de Kliszko, idéologue en chef du Parti et bras droit de Gomulka. Cette "mafia des secrétaires" donne aux "partisans" un pouvoir considérable d'influence, par le simple choix des affaires, documents et rapports soumis à Gomulka ainsi que par le filtrage de ses visiteurs. C'est ainsi que les révélations faites en juin 1963 par Radio-Europe Libre - alertée dès 1962 par un haut dignitaire du Parti - sur l'existence du groupe des "partisans" sont soigneusement expurgées des comptes rendus d'écoute remis quotidiennement par la police secrète au Premier Secrétaire (79). C'est ainsi encore que, grâce à une opération de basse police, le SB parvient à brouiller Gomulka avec son vieil ami Bienkowski, qui continuait de le voir régulièrement malgré sa disgrâce.

Ainsi peu à peu isolé de l'extérieur, répugnant au contact direct avec la foule, le Premier Secrétaire est de plus en plus dépendant des rapports quotidiens de la police politique ou de ses conseillers, des canaux qui se prêtent à toutes les manipulations et déformations. On ne dispose que de peu d'informations sur la réalité des rapports internes au pouvoir, mais la succession de cadavres politiques au fil des mois montre l'influence grandissante des "partisans" : c'est ainsi qu'en juillet 1963, un des barons du régime, Zambrowski, un ancien du groupe "Pulawy" apparenté à tort aux "libéraux", mais Juif et très hostile à Moczar, quitte pour "raisons de santé" ses fonctions de membre du Bureau Politique et de secrétaire du Comité Central. Des "réformateurs" comme Matwin et Werfel sont également écartés en 1963.

Non content d'étendre son influence politique, la coterie de Moczar se dote également d'une source de revenus occultes en organisant à grande échelle un réseau de contrebande d'antiquités vers l'Ouest, révélé lors du procès de l'homme de paille utilisé, le général Matejewski.

Avec le temps, la formule idéologique des "partisans" commence à se révéler. Elle est assez primaire, alliant une orthodoxie stalinienne à un ultra-nationalisme fortement teinté d'anti-sémitisme. Le premier élément forme la base de l'alliance avec les conservateurs du "groupe de Natolin", le second attire vers la faction des hommes comme Piasecki, le chef de Pax, et son association, ou encore des éléments de l'extrême droite d'avant-guerre. Les uns et les autres se retrouvent autour de valeurs communes comme le culte de l'autorité et de la force, de l'armée, de la police et l'aversion pour les intellectuels, les "libéraux" et la culture occidentale. Chez Moczar, cet attirail dissimule surtout une insatiable avidité de pouvoir et d'influence.

La clientèle politique des "partisans" se recrute surtout dans la bureaucratie du pouvoir, où se côtoient anciens résistants qui estiment leurs mérites insuffisamment reconnus et jeunes apparatchiks appâtés par les places à prendre - celles des Juifs et "libéraux" écartés - et qui forment dans cette "nouvelle classe" mue par des appétits de carrière bien plus que par des mobiles idéologiques.

Pourquoi, alors, dans un système soumis à un contrôle politique aussi strict, une telle dérive par rapport à la théorie marxiste-léniniste ? "Moczar était nécessaire à Gomulka", explique l'un de ses détracteurs les plus résolus, Staszewski, "car l'arsenal de (ses) moyens idéologiques et politiques commençait à s'épuiser et il devint urgent, notamment avec l'aggravation de la situation économique, d'étayer une idéologie par des éléments neufs, insufflant à sa politique une pugnacité nouvelle" (80).

Nouvelle ou pas, la pugnacité du pouvoir envers l'Eglise ne faiblit pas, avec, maintenant, un élément nouveau : l'offensive ne se limite plus au face-à-face Eglise- Etat, mais est portée à l'extérieur des frontières, à la faveur du concile Vatican II, ouvert en octobre 1962, à l'initiative de Jean XXIII, élu pape quatre ans plus tôt et ouvert à la modernité à la différence de son prédécesseur Pie XII. A l'intérieur comme à l'extérieur, la propagande polonaise tente d'enfoncer un coin entre l'Eglise de Pologne, traitée d'intégriste et de "réactionnaire", et le reste de l'Eglise catholique, réputée ouverte au monde et à la modernité.

Comme pour démontrer cette divergence, un mémoire anonyme est remis aux 2 000 pères conciliaires - parmi lesquels 25 évêques polonais - sous le titre "remarques sur certains aspects du culte marial en Pologne". Rédigé en italien dans un style ecclésiastique parfait, très bien documenté, le libelle, qui s'avérera être de la plume d'un prêtre proche du régime, accuse le Primat d'avoir développé un "culte excessif et morbide de la Vierge, à la limite de l'hérésie", et demande que le Saint-Siège dépêche en Pologne un délégué apostolique (81). Le Concile ignore la provocation.

Tous les moyens sont bons : attaques et accusations se succèdent dans la presse, qui se complaît à souligner le contraste entre le nouvel esprit du Concile et les réticences de la hiérarchie polonaise à son égard. Cette campagne crée, semble-t-il, un certain trouble dans l'esprit du clergé puisque l'épiscopat envoie le 28 août 1963 une lettre circulaire aux prêtres où il se défend d'être, comme l'en accuse le pouvoir, "l'un des plus réactionnaires du monde" (82).

A cette même époque, des émissaires se présentant comme proches des milieux catholiques polonais se répandent, à Rome et à Paris, en critiques à l'encontre du cardinal Wyszynski, et manifestent leur intérêt pour la proposition du gouvernement polonais d'établir des relations diplomatiques avec le Saint-Siège dans lequel le pouvoir voit un interlocuteur plus accommodant que l'épiscopat polonais. Certains de ces émissaires sont rattachés à Pax ou à l'"Association Sociale-Chrétienne", également proche du pouvoir. Ces démarches incitent d'ailleurs le cardinal Wyszynski à mettre en garde, vers la fin 1963, l'épiscopat français contre les impostures de Pax, qu'il décrit comme une "officine de propagande camouflée, servant à noircir l'action de l'Eglise en Pologne (...) selon les directions du Parti Communiste, de la police secrète et de l'office des cultes" (83).

Mais il y a là aussi des catholiques sincères, peu suspects de compromission avec le régime, comme Jerzy Zawieyski ou le professeur Stomma, lequel demande à l'automne de la même année, dans un mémoire distribué à Rome à l'insu du Primat, la création d'une délégation apostolique du Saint-Siège à Varsovie. Cette fermentation des esprits agite les milieux proches de Znak, en particulier l'aile gauche du groupe, regroupée autour de Mazowiecki, qui a été élu député au Sejm en 1961, et du mensuel Wiez. Elle touche aussi la jeunesse catholique et même le jeune clergé. Leur sensibilité aux espoirs de renouveau soulevés par le Concile se heurte à l'immobilisme d'une hiérarchie ecclésiastique polonaise réticente à une introduction rapide de l'esprit de Vatican II. Sans doute la cohésion de l'Eglise n'est-elle pas menacée, mais le pouvoir ne peut qu'être encouragé à poursuivre l'offensive, tout en usurpant l'image d'un défenseur de la modernité en religion.

Derrière cette façade, les harcèlements se poursuivent : fermeture de petits séminaires, expulsion de religieuses des hôpitaux et de certains couvents, nouvelle campagne contre l'éducation religieuse. C'est ainsi que les règlements d'hygiène et de sécurité sont invoqués pour fermer des "points de catéchisme", des amendes sont infligées, que l'administration tente d'imposer un droit d'inspection ou exige des prêtres un enregistrement des enfants catéchisés. L'Eglise finit par protester à nouveau en rendant public, en mars 1963, un manifeste des évêques dénonçant ces pratiques (84).

Le pouvoir utilise également sans retenue son droit de veto sur les nominations aux principales charges épiscopales : lorsqu'en 1962 meurt l'archevêque de Cracovie, Mgr Baziak, il récuse tour à tour les six candidats présentés par le Primat. Au bout de 18 mois de tergiversations, c'est finalement un jeune évêque auxiliaire - dont le gouvernement fait savoir qu'il lui est acceptable - qui est, le 18 janvier 1964, nommé. Il s'appelle Karol Wojtyla et accède à 44 ans à la seconde charge épiscopale de l'Eglise de Pologne. Personne ne mesure alors la portée de cette nomination. Mgr Wojtyla se distingue au concile par plusieurs interventions empreintes d'une profonde spiritualité qui contraste avec la démarche plus traditionnelle des évêques polonais, le Primat en tête. Ces accents lui valent d'être encensé par la presse du régime comme "intellectuel éclairé, ouvert aux courants de gauche dans l'Eglise" (85). Le XIIIème plenum du Parti (4-6 juillet 1963) redouble d'agressivité contre les intellectuels rendus responsables de l'apathie idéologique. Gomulka s'en prend à la culture et aux sciences humaines, souillées par le "nihilisme national" et le cynisme, pestant contre les auteurs qui s'inspirent largement de sources et de littérature occidentales, négligeant la littérature soviétique "et même les classiques du marxisme" (86). "La liberté de discussion", proclame-t-il encore, "ne doit pas être comprise comme une présentation neutre de points de vue divergents, elle doit s'accompagner d'une contestation résolue des points de vue erronés" (87). Plusieurs orateurs déplorent que "la formation de la conscience socialiste ne fasse pas de progrès", une formule qui, décryptée, signifie que les esprits restent rebelles à l'endoctrinement. Cette offensive traduit-elle l'influence croissante des "partisans" ? Sans doute, car Moczar est un des orateurs les plus virulents, qui tonne contre l'influence occidentale et la "subversion" déversée sur la Pologne par Radio-Europe Libre. Mais, surtout, le plenum marque l'ouverture d'une nouvelle campagne anti-

intellectuelle.

La censure devient plus rigoureuse encore : le cinéaste Wajda se voit ainsi refuser coup sur coup deux scénarios de films. Deux revues qui avaient su préserver une certaine indépendance d'esprit, Preglad kulturalny (Revue culturelle) et Nowa Kultura (Nouvelle Culture), sont liquidées en 1963 et remplacées par un nouveau titre, beaucoup plus orthodoxe, Kultura. Un "club de la pensée politique" qui s'était créé en 1962 à l'Université de Varsovie est dissous un an plus tard, de même qu'un club de lycéens, le "club des chercheurs de contradictions". L'un et l'autre avaient été nommément pris à partie par Gomulka à la tribune du plénum de juillet. Le pouvoir coupe un à un les derniers ponts avec l'intelligentsia.

C'est dans ce contexte de tension qu'en mars 1964, Slonimski forme le projet d'adresser une lettre collective de doléances au Premier Ministre, Cyrankiewicz. Pour éviter que l'entreprise soit éventée, il faut faire vite et un de ses amis, Jan Jozef Lipski, l'ancien animateur du Krzywe Kolo, se charge de collecter les signatures dans un petit cercle d'intellectuels éminents.

Le 14 mars, Slonimski dépose lui-même au cabinet du chef du gouvernement Cyrankiewicz une lettre d'un laconisme cinglant malgré la modération de l'expression

: "la limitation des allocations de papier pour l'impression de livres et revues ainsi que l'aggravation de la censure de la presse créent une situation qui menace le développement de la culture nationale. Les signataires, qui considèrent l'existence d'une opinion publique, du droit à la critique, de la libre discussion, et d'une information honnête comme un élément nécessaire du progrès et qui sont mus par une préoccupation civique, réclament une modification de la politique culturelle dans l'esprit des droits garantis par la constitution de l'Etat polonais et conformes à l'intérêt national" (88).

Trente quatre intellectuels de renom ont apposé leur signature sous cet appel : on y trouve des écrivains comme Andrzejewski, Dabrowska, Dygat, Rudnicki, Wankowicz, des poètes - Jastrun, Hertz, Slonimski -, des publicistes catholiques - Turowicz et Kisielewski. Il y a également de nombreux universitaires, comme les professeurs Kotarbinski, président de l'Académie des Sciences, et Estreicher, l'économiste Edward Lipinski, le sociologue Szczepanski, l'historien Gieysztor, le philosophe Tatarkiewicz, le critique littéraire Jan Kott. Bref, un échantillon représentatif de tout ce que la Pologne compte d'esprits brillants et indépendants.

Après une semaine de silence, la réponse du pouvoir vient le 23 mars, avec l'arrestation de Lipski par la police politique. Les protestations de ses amis, mais aussi l'absence, dans le Code Pénal, du délit de collecte de signatures font que le procureur le fait relâcher au bout de 48 heures. Mais limitée jusqu'alors au petit cercle de signataires, l'affaire devient publique le lendemain, lorsque la presse occidentale, alertée, s'en saisit, relayée par Radio-Europe Libre.

La contre-offensive du pouvoir se développe en plusieurs temps. Tout d'abord, plusieurs signataires commencent à subir les représailles du pouvoir : ceux qui avaient un article, un livre ou une émission en projet se voient interdire de publication, d'édition ou d'antenne. A d'autres on refuse un passeport. Plus grave, Tygodnik Powszechny, dont le rédacteur en chef figure au nombre des signataires, se voit réduire son tirage de 40 à 30 000 exemplaires. La propagande vilipende les auteurs de la "campagne anti-polonaise".

Puis le pouvoir tente d'étouffer le retentissement de l'affaire à l'étranger en faisant démarcher les grands quotidiens occidentaux par les conseillers culturels polonais pour leur suggérer, sur le ton de la confidence, la discrétion dans l'intérêt même des signataires de la lettre. La consigne est suivie pendant quelques jours, mais alertés par les écrivains polonais émigrés, leurs collègues français, italiens, britanniques et américains, multiplient les prises de position et pétitions.

Cette manoeuvre ayant été déjouée, Cyrankiewicz tente d'apaiser la fronde en recevant le 7 avril certains des signataires ; mais il n'a guère d'arguments à opposer à leurs doléances. Le pouvoir se replie donc sur une autre tactique et obtient de dix des trente quatre signataires - des universitaires, les autres ayant refusé - qu'ils signent une lettre ouverte au Times de Londres, un quotidien très actif dans la couverture de la polémique. Sans cependant rien renier de leur première lettre, les intéressés protestent contre la "campagne hostile à la Pologne, fondée sur des informations inexactes" qu'elle a déclenchée à l'Ouest et nient qu'ils aient eu à souffrir de quelconques représailles.

Entre-temps, début avril, l'affaire a provoqué une certaine agitation étudiante à l'Université de Varsovie - pour la première fois depuis 1956. Apprenant qu'une conférence d'un des signataires de la "lettre des 34", le Professeur Sierpinski, a été inopinément annulée, le 14 avril 1964 un millier d'étudiants tiennent, dans le calme, un meeting tandis qu'à Lodz, les élèves de l'école de cinéma manifestent.

Le pouvoir jette quelques satisfactions en pâture aux intellectuels (relèvement des quotas de papier, levée de certaines sanctions) et l'émotion finit par retomber jusqu'au jour où, début mai, Gomulka, outré par cette "trahison des clercs", décide de faire entreprendre par le Parti une campagne pour démontrer que les 34 ne sont qu'un groupuscule discrédité et désavoué par leur propre milieu. Un texte de protestation est élaboré contre la "campagne anti-polonaise" dans la presse occidentale et à Radio- Europe Libre. Sur les 980 membres de l'Union des écrivains, 380 signatures sont laborieusement collectées, y compris, dans la précipitation, celles d'écrivains décédés (89). Mais aucun grand nom.

C'est un échec. En accumulant les maladresses, le pouvoir, loin de désamorcer la crise, n'a réussi qu'à mobiliser contre lui un large front d'intellectuels de toutes filiations, communistes, catholiques ou laïques.

C'est donc dans ces conditions que Gomulka aborde le IVème Congrès du PZPR (15-20 juin 1964), retardé, comme le précédent, d'un an. En conflit avec l'Eglise et les intellectuels, le Premier Secrétaire a au moins la satisfaction de régner sur un Parti pacifié : les rangs se sont regarnis - 1,6 millions de membres - et ne sont agités par aucune contestation intérieure. Tout au plus le Congrès a-t-il été précédé d'une agitation sans conséquence de nostalgiques du stalinisme, regroupés derrière Mijal : celui-ci a fait circuler un pamphlet dénonçant l'opportunisme de Gomulka et l'embourgeoisement du pays. Ces activités "scissionnistes" seront d'ailleurs dénoncées à la tribune du Congrès et des arrestations opérées. Mijal réussira par la suite à se réfugier en Albanie, déguisé en Albanais et muni d'un faux passeport établi par l'ambassade albanaise à Varsovie (90). Il reviendra clandestinement en Pologne en 1983, mais sera presqu'aussitôt arrêté. Ce groupuscule ne représente aucune menace pour Gomulka. Mais celui-ci, toujours si habile à jouer des rivalités entre factions, est maintenant englué dans une alliance entre les conservateurs héritiers du "groupe de Natolin" et les "partisans", une coalition dont les valeurs sont, il est vrai, en harmonie avec la propension à l'autocratie du Premier Secrétaire. Quant aux "libéraux" du Parti, ils ont perdu toute influence et jusqu'au droit de s'exprimer.

Le Congrès ne décide pas grand-chose, au-delà des phrases creuses, et se contente d'entériner les orientations déjà en cours. Mais il clôture cette période sans gloire entrée dans l'histoire de la Pologne sous le nom de "petite stabilisation", tant la stabilité politique laborieusement façonnée se révèle fragile, comme la suite des événements le montrera.

Un événement cocasse marque l'élection du Bureau Politique et du secrétariat par le nouveau Comité Central . Les "partisans", bien que nombreux dans les rangs de celui-ci n'étant pas à même d'assurer à Moczar et à son ami Strzelecki un siège dans ces deux organes, Moczar entreprend de forcer le destin. Il fait envoyer à Trybuna Ludu, par un de ses protégés responsable de l'agence photographique officielle, les portraits des futurs membres du Bureau Politique et secrétariat, y compris la sienne et celle de Strzelecki, avec l'espoir que leur publication par l'organe de presse du PZPR créera un fait accompli irréversible. La manoeuvre est déjouée par une simple vérification téléphonique de la rédaction du quotidien auprès du Comité Central. Gomulka, furieux, interdit à Moczar de prendre la parole pendant toute la durée du Congrès, tandis que Strzelecki, qui nie toute implication dans l'intrigue, doit se contenter d'un siège de suppléant au Bureau Politique (91). La composition de celui- ci ne change guère et il est pratiquement reconduit à l'identique puisqu'on y retrouve, outre Gomulka, Cyrankiewicz, Gierek, Kliszko, Jedrychowski, Loga-Sowinski, Ochab, Rapacki, Spychalski et Zawadzki. Les derniers noms associés au "groupe de Pulawy" - Matwin, Zambrowski, Morawski, Alster - disparaissent du nouveau Comité Central tandis que, malgré l'incartade de Moczar, les "partisans" y font leur entrée : Stefan Olszowski, un ancien dirigeant des jeunesses socialistes, ambitieux et cynique, Stanislaw Kociolek et Franciszek Szlachcic.







Autopsie d'une imposture


HISTOIRE DE LA POLOGNE

COMMUNISTE (1944-1989)





  1. - LES PREMIERES CRISES (1964-1967)


Après ce fiasco personnel, Moczar se cherche une base politique moins étroite que le seul ministère de l'intérieur. Il la trouvera avec l'"Union des Combattants pour la Liberté et la Démocratie" (ZBOWiD)15, l'association officielle d'anciens combattants dont il est élu président en septembre 1964.

Le chef des "partisans", qui y installe rapidement ses protégés, trouve là une excellente plate-forme d'interventions publiques, mais aussi, sous le couvert d'une apparente neutralité, un outil politique capable d'attirer ceux qui, comme les anciens combattants de l'AK, étaient jusqu'alors traités en parias. Avec la bénédiction de Gomulka, qui voit là une réparation offerte à une catégorie négligée, le ZBOWiD distribue généreusement des secours et prestations sociales à ses membres les plus nécessiteux, des privilèges (petits commerces privés, services de logement ou d'éducation) et des décorations. Développant une idéologie de réconciliation autour des valeurs nationalistes, il organise des rencontres très oecuméniques d'anciens combattants des mouvements communistes et de l'AK (92). Pour bien marquer cette dimension unitaire, un nouveau slogan apparaît - "qui n'est pas contre nous est avec nous" - inversant la formule classique.

Plus qu'un programme d'action cohérent, c'est un état d'esprit que propose Moczar, une version fascisante du communisme, beaucoup plus indépendante de Moscou. Démagogue, il fait courir la rumeur qu'il ferait la lumière sur le crime de Katyn s'il parvenait au pouvoir (93). Ce syncrétisme n'attire pas, loin de là, une majorité d'anciens combattants de l'AK, mais le ZBOWiD réunit tout de même 250 000 membres, fédérés par une solide organisation à travers tout le pays.

Malgré leur parti pris anti-intellectuel, les "partisans" gagnent même quelques positions dans certains milieux de l'intelligentsia sensibles à la thématique nationaliste et antisémite : Pax, bien sûr, mais aussi des revues comme Stolica (la Capitale) ou Kultura, ainsi que le quotidien de l'armée Zolnierz wolnosci. Quant à Moczar, il obtient, grâce à sa base de pouvoir dans l'appareil, la promotion qu'il attend en étant nommé, le 12 décembre 1964, ministre de l'intérieur. Il se servira de cette position pour tisser sa légende de héros de la Résistance et faire publier quelques ouvrages à sa gloire. L'un d'eux, "les couleurs de la lutte", est même porté à l'écran sous forme de feuilleton télévisé.


  1. Z.B.O.W.iD. : Zwiazek Bojownikow za Wolnosc i Demokracje

Dans l'intelligentsia "révisionniste", d'autres préoccupations sont à l'ordre du jour. Alors que les tracasseries administratives se poursuivent contre les signataires de la "lettre des 34", l'un d'entre eux, l'écrivain Melchior Wankowicz, propose à quelques collègues de rédiger un projet de discours imaginaire pour le IVème Congrès du Parti, en juin 1964. Il ne lui est pas donné de le prononcer, bien entendu, mais Wankowicz décide de le communiquer, par l'intermédiaire de sa fille installée aux Etats-Unis, à Radio-Europe Libre. Des extraits de son texte reviennent bientôt sur les ondes.

L'écrivain est peu après arrêté par la police politique ; devant son refus de parler aux enquêteurs, Moczar lui-même, alors encore vice-ministre de l'intérieur, se déplace pour l'entendre. Un procès est préparé à cet homme de 72 ans, qui devient aussitôt un héros dans la prison où il est détenu. D'une dignité imperturbable pendant son procès - le premier véritable procès politique depuis le stalinisme - il gagne l'admiration unanime de la population polonaise, dont l'élite intellectuelle est réunie dans la salle d'audience, le 12 novembre 1964, pour écouter la lecture du verdict : 3 ans de prison pour calomnie de la Pologne. Mais sur l'intervention, semble-t-il, de Gomulka, l'écrivain est aussitôt remis en liberté (94). C'est également pendant l'automne 1964 que le pouvoir fait poursuivre par les tribunaux deux publicistes, Mackiewicz et Miller, qui ont eu le front de publier des articles dans des revues d'émigrés.

La série noire des maladresses du pouvoir ne s'arrête pas là et, ce même mois de novembre, le SB arrête, dans un appartement de la capitale, un groupe de jeunes assistants de l'Université de Varsovie et saisit un long projet de mémoire ; deux d'entre eux Jacek Kuron, 30 ans, un des piliers des jeunesses communistes à l'Université de Varsovie, ancien des "scouts rouges", et Karol Modzelewski, 27 ans, fils adoptif de l'ancien ministre des Affaires Etrangères de Bierut, y procèdent, selon les propres termes d'un des auteurs, à "une critique de fond, exhaustive, du système à partir d'une position marxiste" (95). Brillants et frondeurs, les deux jeunes enseignants incarnent cette génération d'étudiants qui avaient placé leurs espoirs dans le socialisme régénéré annoncé par l'"Octobre polonais" et qui refusent maintenant de se résigner à l'échec. Kuron et Modzelewski écument les clubs universitaires de la capitale, y rodent leurs idées, tentent d'élargir le cercle de la contestation aux usines. C'est sans doute ce dernier projet, inacceptable dans tout régime communiste, qui provoque l'opération de la police contre eux. Relâchés après 48 heures de garde à vue, ils sont aussitôt exclus du Parti, des jeunesses socialistes (ZMS) et privés de leurs postes d'assistants.

Le document saisi est mis en circulation dans les sphères du pouvoir et fait l'objet d'une campagne de dénigrement et de condamnation dans les cellules du Parti à l'Université : les deux auteurs décident alors de porter sur la place publique cette querelle jusqu'alors interne aux cénacles communistes et rédigent une "lettre ouverte au Parti" qu'ils remettent à la mi-mars à leur ancienne cellule du Parti. Une quinzaine

d'exemplaires est mise en circulation, dont plusieurs destinés à la publication du texte à l'Ouest. Ils sont immédiatement arrêtés, en même temps que quatre jeunes étudiants qui seront ensuite relâchés. Parmi eux, Adam Michnik, 19 ans, inscrit en première année d'histoire, esprit étincelant et précoce formé à l'école des "scouts rouges" par Kuron, est connu dans les milieux étudiants de gauche de la capitale pour avoir été, à l'âge de 16 ans, un des fondateurs du "Club des chercheurs de contradictions", avec l'appui, d'ailleurs, d'éléments libéraux du Parti. Puis, après son interdiction, en 1963, Michnik et ses amis mettent au point la technique des kommandos, à savoir l'irruption de petits groupes dans les réunions de discussion officielles du milieu universitaire pour y exposer, avec brio, des opinions hétérodoxes.

Cette fois-ci un procès est monté aux deux fauteurs de troubles. Selon un schéma désormais classique, la presse internationale, alertée, donne un certain retentissement à l'affaire, répercutée par Radio-Europe Libre tandis que la teneur de la "lettre ouverte" est largement diffusée en Pologne. Il s'agit d'une critique radicale du régime de Gomulka, mais l'élément nouveau est que les auteurs, tout en usant du langage et des concepts marxistes, se situent résolument à gauche, dans la veine trotskiste. Une nouvelle classe, la "bureaucratie politique centrale", expliquent-ils, s'est constituée dans les pays du "socialisme réel", expropriant de toute prérogative et de tout pouvoir les autres classes et notamment la classe ouvrière. Et les auteurs de proposer les moyens de faire de la Pologne une "authentique démocratie socialiste" : une "révolution anti-bureaucratique" menée par la classe ouvrière pour renverser le régime, le rétablissement des conseils ouvriers, des syndicats libres et du droit de grève.

Cette "lettre ouverte" se confirmera par la suite être un point-charnière dans l'évolution des rapports entre le pouvoir et son opposition : alors qu'en 1956, les "réformistes" n'envisageaient la réforme que conduite par le Parti, les jeunes marxistes de la génération suivante ne voient de perspective de réforme politique qu'en dehors du Parti et contre lui. Mais, tenants de la "démocratie ouvrière", ils rejettent, à l'instar des gauchistes occidentaux, la démocratie "bourgeoise".

Pendant que le procès se prépare, les universitaires, les étudiants et les proches des deux inculpés se mobilisent pour les défendre, s'attirant de nouvelles mesures d'intimidation ou de répression du pouvoir : interrogatoires, pressions, sanctions disciplinaires... Michnik est exclu pendant un an de l'Université. Jugés à la sauvette pendant l'été, en juillet 1965, les accusés sont condamnés à de lourdes peines : 3 ans de prison pour Kuron, 3 ans et demi pour Modzelewski. Libérés en 1967, ils auront purgé plus des deux tiers de leur peines.

Ces incidents, qui passent inaperçus du plus grand nombre, ne viennent guère troubler l'apathie générale, pas davantage que les congrès des innombrables organisations officielles, les célébrations, comme le vingtième anniversaire du

"pouvoir populaire" en juillet 1964, ou les élections parlementaires. Celles-ci ont bien lieu le 30 mai 1965 selon un rituel bien réglé : un taux de participation de 96,6%, un taux de 98,8% de bulletins favorables pour le "Front d'Unité Nationale", 460 députés répartis selon la même clef qu'en 1961 entre les trois formations au pouvoir et les "sans-parti". Parmi les 45 de députés réservés à ces derniers, 5 vont à Pax, permettant à Piasecki d'accéder enfin au Sejm, et 5 au groupe Znak. Désespérant de pouvoir faire oeuvre utile, Kisielewski renonce à se représenter, et Mazowiecki parvient à faire attribuer le siège vacant à son rival, Zablocki, qu'il espère de la sorte neutraliser. Zawieyski retrouve son siège de membre du Conseil d'Etat. Contrairement aux allégations de la propagande sur l'"accroissement du rôle du Sejm dans la démocratie socialiste", le parlement est réduit au rôle de chambre d'enregistrement qui ne siège plus que onze jours par an en moyenne, deux fois moins qu'en 1957 (96).

En délicatesse avec l'intelligentsia et avec l'Eglise, Gomulka voit se profiler un autre motif d'inquiétude. En janvier 1964, Khrouchtchev, qu'il reçoit dans la résidence officielle de Lansk, lui annonce qu'il va tenter un rapprochement avec l'Allemagne fédérale. Après le réchauffement des relations avec l'Ouest - consécutif à l'issue de la crise des missiles de Cuba et au traité de Moscou sur les essais nucléaires (3 août 1963) - et la rupture avec Pékin, le dirigeant soviétique caresse l'espoir de régler la question allemande en exigeant un statut de neutralité pour prix de son accord à une réunification. "Gomulka en fut terrifié", qui, écrit Bethell, son biographe (97), distinguait, derrière le spectre de la réunification de l'Allemagne, un péril mortel pour la Pologne. Il proteste énergiquement auprès de son hôte lui rappelant que si la Pologne doit beaucoup à l'URSS, celle-ci a aussi une dette envers la Pologne. C'est à cette occasion que le Premier Secrétaire mentionne, pour la première fois, semble-t-il, l'affaire de Katyn (98). Les apaisements prodigués par Khrouchtchev ne le rassurent nullement et la nouvelle de la visite à Bonn, pendant l'été 1964, du gendre de Khrouchtchev, Adjoubeï, le met hors de lui. Il envoie aussitôt une lettre de protestation au Bureau Politique du PCUS, mettant implicitement en cause Khrouchtchev devant ses pairs, et ce quelques semaines avant qu'il soit déposé. Et lorsqu'en septembre 1964, devant le Congrès de l'Union des Ecrivains, à Lublin, il manifeste son irritation en lâchant une diatribe contre l'idée d'un rapprochement germano-soviétique, la délégation soviétique présente manque de quitter la salle (99).

La disparition de la scène politique de Khrouchtchev, déposé en octobre 1964, ne lui enlèvera pas cette obsession : Bethell juge que Gomulka, très affecté par cet épisode, a commencé vers cette époque à redouter le changement, préparant de la sorte les déconvenues de la fin des années 60 (100). Pourtant, d'après son interprète d'allemand, Erwin Weit, Gomulka aurait depuis longtemps cherché à nouer lui-même

des contacts avec les milieux SPD de Bonn, mais les projets avaient tous échoué à cause de l'opposition de Walter Ulbricht, le chef du Parti Communiste de RDA (101).

C'est finalement d'une façon très inattendue que cette question hautement sensible va revenir à l'ordre du jour. L'initiative émane de l'Eglise protestante d'Allemagne qui rend public, début 1965, un "mémoire sur les relations du peuple allemand avec ses voisins de l'est". Elle y appelle à une réconciliation avec la Pologne sur la base des frontières nouvelles. En mai 1965, une délégation protestante se rend d'ailleurs en Pologne (102).

La réponse vient quelques mois plus tard, alors que le concile Vatican II tire à sa fin. On est alors à quelques mois des cérémonies du millénaire du baptême, en 966, de Mieszko Ier, qui marque la fondation de l'Eglise de Pologne. Désireux d'associer l'Eglise catholique entière à cet événement, Mgr Wyszynski fait envoyer des invitations à 56 églises nationales. Parmi les destinataires, l'épiscopat allemand, auquel est envoyée le 18 novembre 1965 une longue lettre signée des 25 pères conciliaires polonais. Ceux-ci détaillent les torts et offenses faits à la Pologne, depuis les chevaliers teutoniques jusqu'aux nazis, par les Allemands, en contraste avec les traditions de tolérance de la culture polonaise, mais parlent aussi des souffrances infligées aux Allemands. Ils prennent soin de marquer que le maintien de la Pologne dans ses frontières actuelles est pour elle une "question vitale" avant de conclure par un appel à la réconciliation dans l'esprit du concile : "nous vous tendons la main (...) nous vous accordons le pardon et nous demandons le pardon".

Publiée le 30 novembre par ses destinataires, cette lettre ne provoquera de réaction officielle qu'après le retour de Rome de la délégation épiscopale polonaise, une fois le Concile terminé. C'est alors, le 10 décembre, qu'un déluge de réactions indignées s'abat sur l'Eglise dans la presse, la radio et la télévision. Des réunions sont convoquées dans tout le pays, qui adoptent des motions de protestation, des palais épiscopaux sont attaqués ou couverts de graffiti, des lettres d'insultes envoyées par milliers.

Orchestrée par le pouvoir, cette campagne touche un point sensible à tous les Polonais et rencontre un large écho dans le pays : le pardon accordé - et surtout demandé - aux Allemands n'est pas compris. L'épiscopat se voit reprocher de mettre sur le même plan la victime et son bourreau. L'organe du Parti, Trybuna Ludu, reproche aux évêques de "trahir les intérêts nationaux". "Nous ne pardonnerons jamais" devient le principal mot d'ordre. La propagande chuchotée suggère que l'archevêque de Cracovie, Mgr Wojtyla, que le pouvoir a effectivement tenté, mais en vain, de dissocier du Primat, aurait désavoué la lettre aux évêques allemands.

Pour donner une résonance nationale à sa protestation, le pouvoir convoque, fin décembre, la Diète. Au nom du groupe Znak, le député catholique Zawieyski critique la lettre des évêques, mais avec une modération qui déplaît au pouvoir. Dans le concert

de critiques, les quelques intellectuels catholiques qui prennent la défense des évêques éprouvent les plus grandes peines à faire entendre leur voix et leurs arguments : Kisielewski, qui estime que l'Eglise a commis l'erreur d'avoir raison trop tôt, Turowicz, qui a le courage, dans une réunion du "Front de l'Unité Nationale", en janvier 1966, de soutenir, devant un Gomulka furieux, que le dialogue avec l'Allemagne est nécessaire et de défendre le geste des évêques polonais.

Conscient du trouble semé en Pologne par cette lettre, le Primat s'explique calmement, dans ses sermons et lettres pastorales, de la démarche de l'Eglise, qui revêt une dimension non pas politique, mais exclusivement évangélique. Ces explications sont bienvenues car le pouvoir s'était gardé, dans un premier temps, de publier le texte complet de la lettre, extrayant de son contenu les citations les plus compromettantes. En revanche, la réponse des évêques allemands avait été publiée in extenso dans la revue Forum, envenimant davantage encore les choses, à la fois par son ton condescendant et les falsifications délibérément introduites dans la traduction polonaise (103).

Alors que la polémique se développe, le pouvoir, affirmant contre toute vraisemblance qu'il ne dispose pas de la version polonaise, fait publier, toujours par Forum, une version retraduite de l'allemand de la lettre des évêques polonais, tellement falsifiée que Mgr Wyszynski a beau jeu de dénoncer la fraude. Dans ses mémoires, Weit, l'interprète d'allemand de Gomulka, décrit les pressions auxquelles il fut soumis pour certifier la traduction falsifiée, qui ne comptait pas moins de 200 erreurs ou déformations par rapport au texte en allemand (104).

A cette querelle vient s'ajouter une autre pomme de discorde, avec la célébration du millénaire de l'Eglise, lequel coïncide avec le millénaire de l'Etat polonais. Non contentes de perturber les cérémonies religieuses par l'organisation concomitante, à proximité, de cérémonies civiles, les autorités multiplient les mesquineries et chicaneries. Elles s'opposent à ce que Paul VI, invité, se rende en Pologne, laissant entendre que ce refus est motivé par la non-reconnaissance des frontières du pays par le Vatican. Son fauteuil restera ostensiblement vide pendant toutes les cérémonies. Le cardinal Wyszynski se voit pour sa part refuser à nouveau un passeport pour se rendre à Rome. Il n'en sera pas moins désigné par le Pape comme son légat personnel.

Alors que de très nombreuses invitations - 700 évêques - ont été lancées dans le monde entier, les consulats polonais reçoivent instruction de ne pas délivrer de visas à l'époque des principales cérémonies (avril, mai et août), en invoquant le plus souvent des difficultés d'hôtellerie et d'accueil. Les Polonais sont eux aussi dissuadés d'assister aux cérémonies : ni trains ni autocars supplémentaires ne sont mis en place et on assiste à des cas de refus de vente de billets. Le pouvoir organise, pendant les principales cérémonies, des manifestations concurrentes - matchs de football ou défilés

militaires. Et il n'est jusqu'aux routes d'accès à Czestochowa, où a lieu la principale manifestation, le 3 mai 1966, qui ne se trouvent soudain nécessiter des travaux d'entretien. Pendant les mois précédents, les autorités ont littéralement fait la chasse à une icône de la Vierge bénie par Pie XII en 1957 et portée, depuis lors, de paroisse en paroisse.

Enfin, la polémique sur le pardon aux Allemands rebondit. Le mois d'avril est proclamé "mois du souvenir" et clôturé par un meeting, le 1er mai, où Gomulka martèle à nouveau : "jamais nous n'oublierons, jamais nous ne pardonnerons" (105).

Ces frictions attirent une nouvelle fois l'attention internationale sur la Pologne, ne fût-ce que par le nombre de pèlerins auxquels a été refusé l'entrée dans le pays. D'autant plus que, malgré les tracasseries, la célébration du millénaire est un succès pour l'Eglise : près d'un demi-million de pèlerins applaudissent le Primat le 3 mai 1966 à Czestochowa et ils sont plus nombreux encore à se presser sur les 30 kilomètres de route qui séparent Gniezno, le berceau historique de la Pologne, de Poznan (106).

L'émotion du millénaire à peine retombée, un nouveau foyer s'allume sur le "front culturel" lorsque, le 20 octobre 1966, le philosophe Kolakowski commémore le dixième anniversaire de l'"Octobre Polonais"--que Gomulka a interdit à la presse de célébrer-- devant un parterre d'étudiants et d'enseignants réunis à la faculté d'histoire de l'Université de Varsovie. Comparant l'affligeante réalité du présent aux espoirs d'alors, il dresse un bilan sévère des dix années de pouvoir de Gomulka - répression, intolérance, bureaucratie et absence de démocratie. - avant d'être salué par un tonnerre d'applaudissements de l'auditoire. Le surlendemain, avec son assistant Krzysztof Pomian, Kolakowski est exclu du Parti tandis qu'une douzaine d'étudiants - parmi lesquels figure à nouveau Michnik - sont sanctionnés. Ces mesures provoquent une démarche de protestation de 22 écrivains membres du Parti, dont la plupart seront à leur tour exclus dans les mois suivants, ainsi qu'une pétition adressée au recteur de l'Université signée par un millier d'étudiants et, non sans courage, par quelques dizaines de professeurs.


  1. - LES EVENEMENTS DE MARS 1968 (1967-68)


La victoire fulgurante d'Israël sur les Arabes à l'issue de la "guerre des six jours", en juin 1967, provoque en Pologne, en particulier auprès de la jeunesse, une réaction spontanée de sympathie et d'admiration. L'ambassade d'Israël à Varsovie reçoit de nombreux télégrammes de félicitations (107) et les offres de services de Juifs polonais prêts à servir dans Tsahal. Les informations selon lesquelles des officiels polonais et des officiers de l'armée polonaise ont célébré cette victoire, celle des " Juifs de Pologne" sur "les Arabes des Russes" (108) et des toasts ont été portés au vainqueur,

Moshe Dayan (109) ont en revanche probablement été exagérées dans l'entreprise de désinformation opérée par le ministère de l'Intérieur sur les ordres de son chef, Moczar.

En tout état de cause, les Soviétiques, favorables aux Arabes, font aussitôt comprendre à Varsovie que ces manifestations pro-israéliennes ne valent rien à l'amitié avec l'URSS. Dès le 10 juin, le pouvoir fait adopter par la Diète une résolution condamnant l'"agression israélienne". Emboîtant le pas à Moscou et à Prague, Varsovie s'empresse de rompre le 12 juin les relations diplomatiques avec Tel-Aviv, déclenchant une violente campagne de presse contre Israël, dont la Pologne pousse la condamnation plus loin que les "pays frères" (110).

Une semaine plus tard, le 19 juin, Gomulka, qui prononce un discours devant le Congrès des syndicats, s'enflamme dans une digression, inattendue, contre les "cercles sionistes de Juifs citoyens polonais". "Un Polonais ne peut avoir qu'une seule patrie, la Pologne populaire", lance-t-il avant d'avertir "ceux qui ont applaudi à l'agression israélienne" que "la Pologne ne tolérera pas de cinquième colonne (sioniste)". Ce discours, que Gomulka, contrairement à la tradition, n'a pas soumis au Bureau Politique (111) est le point de départ d'une vaste campagne d'antisémitisme qui échappera rapidement au contrôle de celui qui l'a lancée. Sous couvert de lutte contre le sionisme - une notion étrangère à l'immense majorité des Polonais - elle touche surtout les Juifs qui occupent des postes élevés dans l'appareil du pouvoir. Certains d'entre eux sont forcés, sous peine d'être étiquetés comme "sionistes", à signer des condamnations de l'"agression israélienne". Les premières têtes tombent dans la presse

: Leon Kasman, le rédacteur en chef de Trybuna Ludu, Leopold Unger, rédacteur en chef de facto du quotidien de Varsovie Zycie Warszawy.

Pour Moczar, désormais tout-puissant ministre de l'Intérieur, et sa faction, le mot d'ordre de Gomulka est une aubaine inespérée pour donner libre cours à un antisémitisme jusque-là sournois. La police politique, est naturellement mobilisée dans l'entreprise : un service est créé pour suivre les questions "sionistes" et alimenter la campagne de dénigrement. Le responsable de ce service, le colonel Walichnowski, et un journaliste qui lui est lié, Gontarz, se distinguent en multipliant dans la presse polonaise libelles, enquêtes et pseudo-études pour démontrer l'implication des Juifs dans le stalinisme, le revanchisme ouest-allemand, l'impérialisme et même le nazisme. Dans l'armée est entreprise une épuration des "éléments sionistes", qui aboutit à l'éviction des officiers juifs.

Cette campagne s'adresse délibérément à l'instinct national des Polonais, façonné par des siècles de coexistence quelquefois difficile avec les Juifs, notamment sous l'occupation étrangère et donc dans la rivalité. Mais ce contentieux historique n'a aucune raison de se raviver plus de 20 ans après la fin de la guerre, alors que 3

millions de Juifs de Pologne ont péri dans l'Holocauste et que nombre de survivants, terrifiés par le pogrom de Kielce, ont quitté la Pologne dans l'immédiat après-guerre. En 1967, il ne reste plus en Pologne que quelque 30 000 Juifs - un peu plus, peut-être, selon la définition retenue - qui restent là par attachement au communisme ou au pays. Dans la population survit, il est vrai, un fond de ressentiment envers les Juifs, lié sans doute autant à leurs liens avec le communisme qu'à une animosité séculaire. Les Juifs formaient en effet une bonne moitié du Parti communiste clandestin d'avant-guerre - perçu comme une officine soviétique - mais avaient surtout, comme en Tchécoslovaquie ou en Roumanie, fourni les cadres du nouveau régime. Nombreux dans les administrations du commerce extérieur, des Affaires Etrangères, mais aussi dans l'appareil de sécurité, y compris aux plus hauts niveaux, les Juifs étaient quelquefois associés aux pires années du stalinisme, servant après-coup de boucs émissaires commodes.

Mais c'est précisément cet appareil de pouvoir qui est la pépinière de l'antisémitisme : officiers, bureaucrates du Parti et du gouvernement, bref, la génération montante de la "nouvelle classe", pressée d'accéder aux responsabilités en évinçant ces Juifs plus instruits ou qui doivent leur position au fait qu'ils ont passé la guerre en Union Soviétique. C'est là que se forme la clientèle politique de Moczar et de ses "partisans". A leur entreprise, il y a aussi une autre raison, plus profonde, que décrit fort bien Jacek Kuron : "l'ère des tempêtes et de la pression, du totalitarisme dans le camp soviétique avait pris fin, l'idéologie n'était devenue rien d'autre qu'un décor; elle avait cessé de mobiliser et de rassembler. On comprend donc que l'appareil aspirât fortement à une idéologie qui pouvait emporter le soutien de la société, ranimer le totalitarisme (...) l'idée d'un patriotisme militaire s'y prêtait parfaitement (...) le patriotisme militaire exige un ennemi - et plus précisément un ennemi national; il suppose un programme de rassemblement de tous les Polonais dans une lutte avec quelqu'un qui n'est pas polonais. Or l'ennemi national était, dans la Pologne d'après- guerre, l'Union Soviétique et les Russes (...) Mais aucune fraction au sein de l'appareil ne pouvait se permettre de dire que l'ennemi, c'étaient les Russes. Le rôle d'ennemi devait donc revenir au Juif "(112).

Les milieux ouvriers et l'intelligentsia sont moins sujets à la fièvre antisémite que le pouvoir tente de susciter. Le Professeur Baumann, juif, une des principales victimes du déchaînement de 1968, cite le comportement émouvant à son égard de ses voisins, une famille d'ouvriers : "Les ouvriers polonais ne sont pas des antisémites, l'intelligentsia également en est éloignée. Le régime s'appuie exclusivement sur l'antisémitisme de la nouvelle bourgeoisie".

Ce sentiment est depuis longtemps activement encouragé par Moscou : déjà en 1956 Khrouchtchev trouvait excessif le nombre de Juifs dans l'appareil de direction du

PZPR, un phénomène qu'il comparait à un "virus" (113). A Varsovie, l'ambassade propageait ces vues en recommandant aux communistes polonais la "régulation des cadres" par élimination de l'"excédent de Juifs" (114). Malgré ces pressions, il ne s'était pas produit en Pologne, jusqu'en 1967, d'épuration antisémite véritable, à l'exception de la purge larvée entreprise dans l'appareil de sécurité par les "partisans" après 1959.

Larvé et confiné à l'appareil du Parti, l'antisémitisme va revêtir une forme ouverte et même éruptive par le jeu d'un enchaînement insolite de faits. Le 25 novembre 1967, le Teatr Narodowy de Varsovie donne la première des "Aïeux" de Mickiewicz, un classique du répertoire polonais du XIXème siècle dans une mise en scène d'un des hommes de théâtre les plus prestigieux de Pologne, Dejmek. La pièce est riche en tirades anti-tsaristes qui, se prêtant bien à des rapprochements avec le présent, déclenchent des tonnerres d'applaudissements dans un public largement formé de jeunes. Ce succès indispose les autorités : dès décembre, le ministère de la culture "recommande" au théâtre de s'en tenir à une représentation par semaine, puis le 16 janvier, décide de retirer la pièce de l'affiche après la dernière séance, le 30 janvier. Cette décision provoque une vague de protestations et la rumeur l'impute rapidement à une intervention de l'ambassade d'URSS à Varsovie. Cette thèse n'a cependant jamais été étayée par aucune preuve. Le 30 janvier, à l'issue de la dernière représentation, quelque 200 étudiants descendent dans la rue pour manifester leur mécontentement, se rassemblant autour de la toute proche statue de Mickiewicz. La Milice les disperse à coups de matraques et arrête 35 manifestants : 8 d'entre eux, choisis parce que juifs ou fils de dignitaires du régime pris pour cibles par les "partisans", se voient aussitôt infliger de lourdes amendes, tandis que des procédures disciplinaires sont engagées contre les étudiants.

Cet incident vient se greffer sur un climat général d'agitation à l'Université, suscité par l'action toujours informelle, mais très efficace dans le milieu universitaire de la capitale, des kommandos. Les lycéens orphelins du "Club des chercheurs de contradictions", n'ont, malgré quelques années de plus, rien perdu de leur pugnacité. Alors que le foyer de contestation marxiste dans l'Université est affaibli par l'incarcération jusqu'en 1967 de Kuron et Modzelewski et demeure, au fond, paralysé par ses propres contradictions, cette jeune garde, forte de quelques dizaines d'étudiants

- parmi lesquels figurent outre son chef incontesté, Michnik, Seweryn Blusmsztajn, Jan Litynski, etc. - incarne une gauche libertaire et résolument anticommuniste. Elle ne méprise ni la démocratie "bourgeoisie" ni la question nationale, à la différence des marxistes. Parmi ceux-ci, certains, comme Kuron, ont fini par rejoindre cette mouvance. Renforcé par la contagion du "printemps de Prague" naissant, cet activisme

est entretenu par la pratique des pétitions aux autorités et par les "clubs de discussion" informels qui se sont multipliés.

C'est ainsi que dès le 31 janvier circule à Varsovie une pétition protestant contre la censure des "Aïeux" et le rejet, par le pouvoir, des "traditions progressistes de la culture polonaise". Entravée par la police politique et les militants des "jeunesses socialistes", la campagne de collecte n'en aboutit pas moins au dépôt de 3 145 signatures, le 16 février, à la chancellerie du Sejm. Quelques jours plus tard, le 19 février, s'achève le procès à huis clos du satiriste Janusz Szpotanski qui, dans un opéra, avait mis en scène un personnage de "gnome" dans lequel le public reconnaissait sans peine le Premier Secrétaire du PZPR. Il est condamné à 3 ans de prison ferme pour avoir "répandu des informations fausses susceptibles de causer un préjudice réel aux intérêts de l'Etat polonais ou de rabaisser l'autorité de ses organes dirigeants" (115).

Directement touché par la censure et la répression, le milieu littéraire est en émoi : une pétition y circule pour demander la convocation d'une réunion extraordinaire de la section de Varsovie - la plus importante du pays - de l'Union des Ecrivains. Le quorum requis étant largement dépassé, la réunion a lieu le 29 février, malgré les tentatives de torpillage des écrivains communistes. Invité à s'expliquer sur les motifs de l'interdiction des "Aïeux", un haut fonctionnaire du ministère de la Culture, un certain Balicki, finit par révéler à l'issue d'un exposé laborieux et peu convaincant la véritable raison : "dès les premières représentations, certains éléments ont tenté, par des applaudissements démonstratifs pendant la pièce, de détourner de leur contexte certains versets de Mickiewicz et de leur donner, dans un esprit d'opposition, un sens contemporain différent" (116). Les lazzi qui accueillent ces propos donnent le ton de la réunion. Tous les grands noms de la littérature et de la poésie polonaise se succèdent à la tribune pour prononcer des réquisitoires contre la politique du pouvoir : Slonimski, Jastrun, Jasienica, Kisielewski, Kolakowski, Andrzejewski. La question de l'antisémitisme montant est fréquemment évoquée : Jasienica donne lecture des tracts antisémites qui circulent, notamment à l'Université. "Ce que nous avons aujourd'hui n'a rien à voir avec le socialisme ni avec le marxisme" (117), tranche le philosophe marxiste Kolakowski, tandis que Kisielewski qualifie le régime de "dictature des ignorants" (118). Les efforts déployés par les "gendarmes" du Parti à l'Union des écrivains, Dobrowolski et Putrament, pour empêcher l'adoption d'une résolution ferme de protestation sont vains : dans un texte bref, les écrivains s'élèvent énergiquement contre l'ingérence du pouvoir dans la création et l'arbitraire de la censure avant de demander la levée de l'interdiction des "Aïeux".

A l'Université aussi, la tension ne cesse de monter : les tracts antisémites se multiplient et ce sont précisément deux étudiants juifs, Michnik et Szlajfer, qui figurent parmi les 8 arrêtés le soir du 30 janvier, que touche une mesure d'exclusion de

l'Université prise le 4 mars par le ministre de l'éducation et de l'enseignement supérieur, Jablonski. Celui-ci, qui agit selon toute probabilité sur requête du ministre de l'intérieur, Moczar, se substitue en toute illégalité à la commission de discipline de l'Université de Varsovie, seule compétente pour prononcer une telle sanction.

Dans le milieu étudiant, c'est l'indignation : un meeting de protestation est convoqué le vendredi 8 mars à 12 heures, dans la cour de l'Université. Ils sont un bon millier à répondre à l'appel. Une déclaration de protestation contre les exclusions et les autres mesures disciplinaires prises contre les étudiants à la suite de l'affaire des "Aïeux" est adoptée par acclamation : elle réclame également le respect de l'article 71 de la constitution, qui garantit les libertés d'expression, de presse, de réunion et de manifestation. C'est à ce moment que plusieurs autocars ornés d'un panneau "excursion" font irruption dans la cour : les civils qui en descendent, des - faux ? - ouvriers amenés là pour "pacifier une manifestation anti-polonaise", s'en prennent aux étudiants, tentent de les entraîner dans les véhicules, de leur confisquer leurs papiers. Après une intervention ferme de deux professeurs, les "excursionnistes" disparaissent.

Entre-temps, les étudiants ont obtenu, moyennant la promesse de mettre fin au meeting, qu'une délégation soit reçue par le vice-recteur. Il est près de 14 heures lorsque les premières unités de ZOMO16 - les formations anti-émeutes de la Milice - pénètrent casquées et armées de matraques dans l'enceinte de l'Université. Des réservistes de la police et même, en civil, des officiers de la Direction Politique de l'Armée - comme le révélera, dans ses mémoires, leur chef de l'époque, le général Jaruzelski (119) - leur prêtent main-forte. L'assaut est brutal : aussi bien les étudiants que des professeurs qui tentent de s'interposer sont matraqués sans ménagements, frappés à terre, arrêtés et "passés à tabac" dans les véhicules. Les étudiantes, dont l'ironie veut que le 8 mars, journée internationale de la femme instituée par le pouvoir, soit le "jour de fête", subissent le même sort. Une véritable chasse à l'homme s'engage : les miliciens, auxquels les auxiliaires volontaires (ORMO)17 viennent prêter main forte, pourchassent les étudiants dans les bâtiments et les rues avoisinants. Alertés, leurs camarades de l'Ecole Polytechnique, dont plusieurs centaines manifestent spontanément dans la rue, sont eux aussi brutalement dispersés par la Milice. Celle-ci fera de même tout au long de la soirée, contre les tentatives des étudiants - et lycéens - de se rassembler. On dénombre quelque 50 blessés et plus d'une centaine d'arrestations

(120) y compris à titre préventif, notamment celles de Kuron et Modzelewski.

En agissant de la sorte, le pouvoir ignore encore qu'il ouvre une longue période d'agitation estudiantine. Dès le lendemain 9 mars, il porte l'offensive sur le plan politique : plusieurs quotidiens, dont le très conservateur Zycie Warszawy, font état des

  1. Z.O.M.O.: Zmechanizowane Oddzialy Milicji Obywatelskiej ( Détachements Mécanisés de la Milice Civique)

  2. O.R.M.O. : Ochotnicza Rezerwa Milicji Obywtelskiej (Réserve Bénévole de la Milice Civique)

"troubles de l'ordre public" de la veille, imputés à la "jeunesse dorée qui ignore les soucis matériels" et à des hooligans infiltrés dans les rangs étudiants. A l'Ecole Polytechnique, où l'indignation est comble, 2 à 3 000 étudiants réunis en meeting ce même matin, protestent, dans une résolution adoptée par acclamation, contre les "méthodes staliniennes" et réclament une "information objective" sur les événements de la veille (121). Vers midi, les étudiants quittent le bâtiment de l'école et marchent en cortège sur la rédaction de Zycie Warszawy, brûlant symboliquement des piles de journaux et scandant : "la presse ment". La manifestation est à nouveau dispersée dans la violence. Les scènes de brutalité et de chasse à l'homme de la veille se répètent et les étudiants pris font connaissance avec le "parcours de santé", une méthode qui consiste à faire passer la victime entre une haie de policiers armés de matraques.

Le lundi 11 mars, la presse, que coordonne, depuis le secrétariat du CC un membre de la faction de Moczar, Stefan Olszowski, continue d'enfoncer le clou. Dans un éditorial véhément - et anonyme - l'organe du Comité Central, Trybuna Ludu, publie pour la première fois des noms de "meneurs" du mouvement étudiant, avec en regard les postes de responsabilité occupés par leurs pères. De consonance juive pour la plupart d'entre eux, ces noms sont manifestement puisés dans les fichiers de la police politique - qui ne sont apparemment pas à jour, puisqu'un des "meneurs" présumés, une étudiante, séjourne à l'étranger depuis plusieurs semaines. Et Trybuna Ludu de conclure à la manipulation des étudiants par une "bande de politiciens faillis de tout poil" (122). Le quotidien de l'association Pax, Slowo Powszechne, prend moins de gants encore et tranche, liste de noms à l'appui, en faveur d'un complot des "sionistes polonais" commandité par l'Allemagne de l'Ouest (123).

Après la presse, le pouvoir déplace l'offensive politique vers les entreprises, où sont convoqués des meetings d'ouvriers, invités à approuver des résolutions condamnant les manifestations étudiantes. La première de ces réunions rassemble 6 000 ouvriers - moins de la moitié des effectifs - de l'usine de voitures FSO18 de Zeran, qui s'était illustrée en 1956. C'est là qu'est lancé le slogan qui sera ensuite ressassé à l'envi par la propagande : "les étudiants à leurs études, les écrivains à leurs plumes". C'est également à partir du 11 mars que sont engagées les représailles - disgrâce, révocation

- contre les parents des étudiants impliqués dans les manifestations.

Sur ce front, précisément, la mobilisation est à nouveau entière : plusieurs milliers d'étudiants se pressent, ce même lundi matin dès 11 heures, dans le grand auditorium de l'Université de Varsovie, pour adopter une nouvelle résolution, beaucoup plus élaborée et politique que la précédente, qui pose la question de la responsabilité des brutalités et de la désinformation. Puis la masse se déverse dans la rue et, absorbant de nombreux passants, se dirige lentement vers le bâtiment du Comité Central, aux cris de


  1. FSO : Fabryka Samochodow Osobowych

"la presse ment", "liberté, démocratie" et "les ouvriers avec nous". Les forces de l'ordre laissent le cortège s'approcher des abords immédiats du Comité Central. Cette tolérance inattendue vise-t-elle à effrayer Gomulka dont le bâtiment abrite le bureau ? Dans le contexte des intrigues et manoeuvres montées par Moczar, ministre de l'intérieur et principal responsable, à ce titre, de l'ordre public, l'explication n'a rien d'invraisemblable. Mais une fois la foule campée devant le siège du Parti, les unités de ZOMO fondent sur elle de toutes parts, répétant le scénario des jours précédents. La manifestation est à nouveau dispersée de force, à la différence près que les manifestants commencent à opposer de la résistance avec des projectiles de fortune, pavés ou pierres prélevées sur le ballast des tramways.

Dans les autres établissements d'enseignement supérieur de la capitale, à l'Ecole Polytechnique, à l'école de planification et de statistique, l'agitation ne retombe pas : meetings et résolutions se succèdent un peu partout, où domine le sentiment de stupeur des étudiants devant le traitement qui leur est infligé par la police et par la presse. Plus grave pour le pouvoir, le mouvement fait tâche d'huile en province où les étudiants de Varsovie ont dépêché des émissaires (124). A Cracovie, ce sont deux meetings que les étudiants de l'Université Jagellonne organisent coup sur coup ce lundi 11 mars, adoptant une motion de solidarité avec leurs camarades de la capitale, avant d'aller manifester le soir sur la place du marché central. La Milice demeure encore discrète. A Lublin, en revanche, siège de l'Université Catholique, une manifestation d'étudiants est dispersée par les miliciens et les auxiliaires de l'ORMO

A la Diète, les députés catholiques indépendants du groupe Znak interpellent le Premier Ministre Cyrankiewicz sur la politique du gouvernement envers les étudiants, mais celui-ci gardera le silence pendant un mois.

Le lendemain 12 mars, alors que la presse continue de se déchaîner contre les "instigateurs", les étudiants de la capitale, protégés par les murs de leurs établissements, sont absorbés par une fiévreuse succession de meetings, débats, discussions et textes de résolutions. A l'Université de Varsovie, un "comité des délégués étudiants" est constitué, qui entreprend tout d'abord de dresser la liste des étudiants arrêtés. En province, en revanche, le mouvement continue de s'étendre, touchant maintenant Poznan et Gdansk, où des manifestations d'étudiants sont dispersées par la Milice, Wroclaw et Lodz. Partout, des meetings proclament la solidarité des participants avec leurs camarades de Varsovie et s'aventurent en tâtonnant sur le terrain de la revendication politique.

Ce décalage dans les formes d'action entre la capitale et les autres centres universitaires du pays, qui ont pris l'initiative, se prolonge pendant plusieurs jours : à Poznan, l'action de la Milice contre une nouvelle manifestation, le 13 mars, devant le rectorat, se solde par 84 arrestations (125) et de nombreux blessés. A Cracovie, ce

même jour, en fin de matinée, une manifestation d'étudiants est réprimée à l'aide de canons à eau, de gaz lacrymogènes et de matraques. Dans le feu de l'opération, la Milice investit les locaux de l'Université Jagellonne, molestant au passage plusieurs professeurs. Dès le lendemain 14 mars, les étudiants indignés votent une grève de protestation de 48 heures. Une décision analogue est prise le même jour à Wroclaw, qui touche les huit facultés de l'Université. Celle de Torun est également touchée par la contestation, qui reste cependant pacifique, tandis qu'à Lodz et à Szczecin, des manifestations sont dispersées brutalement par la police.

Mais l'événement du jour est, ce 14 mars, le discours du Premier Secrétaire de Haute Silésie, Gierek. Rival potentiel de Gomulka, il est aussi le premier membre du Bureau Politique à s'exprimer publiquement depuis le début des incidents, six jours plus tôt. Devant un auditoire de plus de cent mille personnes réunies en meeting dans son fief de Katowice, Gierek proclame, dans ce langage codé propre aux communistes, son appui à Gomulka, un soutien dont il prétendra plus tard qu'il lui fut "pénible" (126). Dans un discours dur aux accents antisémites, il prend résolument à partie les intellectuels, et "les Zambrowski, les Staszewski, les Slonimski et consorts", cette "écume sale" des événements de 1956, à qui il promet de "broyer les os" (127).

Rien d'étonnant donc à ce qu'une brutalité extrême marque la dispersion par la Milice, dès le lendemain 15 mars sur la place du marché de Katowice, d'un embryon de manifestation de jeunes, ouvriers et étudiants mêlés,. Une nouvelle tentative, le 16 mars, est réprimée dans les mêmes formes (128). Manifestement, le pouvoir redoute de voir la révolte étudiante se propager au monde ouvrier. Ce risque est également perceptible à Gdansk, où de jeunes ouvriers se joignent le 15 mars à une manifestation d'étudiants, dispersée au prix de plusieurs dizaines de blessés et d'arrestations. Ailleurs, à Cracovie et à Wroclaw, la grève continue, à Varsovie elle est votée le 15 mars. Mais dès le lendemain le mouvement donne, çà et là, les premiers signes d'essoufflement. A Wroclaw, la grève, qui touche à sa fin, n'est pas reconduite, étouffée par les difficultés de ravitaillement et la décision du recteur de dissoudre toutes les facultés, forçant les étudiants à se réinscrire individuellement. Ceux-ci peuvent cependant s'honorer d'avoir recueilli quelques gestes de solidarité - des collectes d'argent - de la part des ouvriers de la ville.

Le pouvoir est conscient de ce que la situation évolue en sa faveur. Depuis plusieurs jours, la presse est pleine de comptes rendus de ces meetings de soutien à Gomulka que le Parti organise dans les usines et les régions. "On ne pouvait vraiment savoir", ironise l'historien polonais Jakub Karpinski, "si Gomulka n'avait pas de soutien jusqu'à ce que, pour quelque raison, des foules de milliers de personnes réalisent qu'il faut le soutenir ou s'il jouissait déjà auparavant de ce soutien, dont quelqu'un s'était soudain avisé qu'il convenait de le faire connaître" (129). Par ailleurs,

les journaux annoncent avec complaisance les limogeages des "parents indignes" de la "jeunesse dorée", ainsi que l'ouverture de procédures pénales contre les "meneurs" supposés, Modzelewski, Kuron, Blumsztajn ou Szlajfer. Mais c'est vers l'intérieur même du Parti que l'offensive est désormais dirigée, à l'initiative des "partisans" de Moczar, qui se sentent plus que jamais le vent en poupe. Ce sont maintenant des têtes bien plus haut placées que l'on réclame dans les réunions du Parti : celles de Starewicz, secrétaire du Comité Central, accusé de "sionisme et de révisionnisme", ou d'Ochab, membre du Bureau Politique, dont la fille est impliquée dans le mouvement étudiant.

Le mardi 19 mars, onze jours après les premiers heurts, le Premier Secrétaire du PZPR rompt enfin le silence sur la crise que traverse la Pologne. l'occasion est créée avec une réunion de l'"actif" - une sélection discrétionnaire de responsables et des militants les plus zélés -- de l'organisation de Varsovie du Parti, que dirige un proche de Moczar, Jozef Kepa, un carriériste brutal et cauteleux de 41 ans. Cette réunion est à tous égards exceptionnelle : 3 000 personnes sont massées dans la salle des Congrès de l'immense Palais de la Science et de la Culture, le "cadeau de Staline à la Pologne" érigé au centre de Varsovie. Chauffée à blanc, la salle scande : "Wieslaw" (Gomulka), mais aussi "Gierek" et "Mietek" (Moczar) (130). Pratique inhabituelle pour une telle réunion, une banderole flotte au-dessus d'une travée, exhortant le Premier Secrétaire à prendre des mesures énergiques.

Retransmis en direct par la radio, fréquemment interrompu par la salle, Gomulka s'emploie pendant deux heures à jeter le discrédit sur le mouvement étudiant, offrant en pâture à son auditoire des noms honnis d'intellectuels et d'étudiants - Jasienica, Kolakowski, Szpotanski, Michnik, Szlajfer. Le mot "sioniste" déclenche à chaque fois un tonnerre d'applaudissements. Son public attend manifestement de lui qu'il sonne l'hallali. Gomulka saisit-il tout le danger d'une campagne aussi malsaine ? Toujours est-il qu'en essayant de trier, parmi les Juifs, le bon grain de l'ivraie, il déçoit les attentes de son auditoire. Aussi les subdivise-t-il en trois catégories : les "sionistes" qui font ouvertement allégeance à Israël - "ceux-ci quitteront tôt ou tard la Pologne" - les "cosmopolites", à l'allégeance partagée entre Israël et la Pologne - ils peuvent rester, mais ne doivent pas travailler dans les domaines "où l'affirmation nationale est essentielle" - les autres, enfin, les plus nombreux, "qui ont bien mérité de la Pologne populaire" et qu'il félicite de leur loyauté (131). Quant aux manifestations, elles sont le fait d'étudiants trompés par des "forces hostiles au socialisme", des "sionistes". Mais, tempère-t-il, le sionisme - incompatible au même titre que l'antisémitisme avec l'internationalisme communiste - ne représente cependant pas "un danger pour le socialisme ou le système politique et social de la Pologne" (132).

Cette douteuse théorie politique laisse son auditoire sur sa faim, mais sème en revanche l'indignation dans les milieux étudiants. Le mouvement, en voie d'extinction

un peu partout, connaît dès le lendemain 20 mars un regain de vigueur. A l'Université de Varsovie, où la grève avait pourtant pris fin la veille, à l'Ecole Polytechnique, à l'Université de Wroclaw, à Lodz, les étudiants proclament la grève avec occupation des locaux à partir du 21 mars. A Cracovie, où il s'étiolait, le mouvement est relancé, encouragé par le soutien des ouvriers de Nowa Huta qui, non contents de refuser de prendre part à un meeting de soutien aux autorités, entreprennent une grève de solidarité avec les étudiants. Mais le mouvement est tué dans l'oeuf par une intervention de la police armée de chiens.

Ce même jour, les étudiants reçoivent le soutien, plus inattendu encore, de l'Eglise. Pour la première fois, celle-ci prend position dans une querelle qui peut, vue de l'extérieur, paraître opposer des étudiants marxistes à un pouvoir qui se déclare lui aussi marxiste. Le 21 mars, pourtant, les cinquante évêques de la Conférence Episcopale polonaise adressent au chef du gouvernement, Cyrankiewicz, une lettre critiquant les méthodes de la police - "la matraque ne saurait être un argument pour des citoyens libres" - et les pratiques de la presse - "l'épiscopat polonais ne comprend que trop bien l'indignation de notre jeunesse universitaire face à la malhonnêteté de l'information" (133). La lettre des évêques prend également position sur le fond des revendications des étudiants et appuie leurs aspirations à la liberté d'opinion, à la liberté de presse, à la limitation de l'arbitraire de la censure. In fine, l'épiscopat lance au gouvernement un appel à libérer les étudiants emprisonnés et à renoncer à la répression policière. Le cardinal Wyszynski condamnera à deux reprises, les semaines suivantes, dans des sermons, l'usage de la force contre les étudiants et l'instigation au racisme par le pouvoir.

Au Sejm, les députés du groupe Znak, Stomma, Mazowiecki, Zawieyski, prennent à nouveau, eux aussi, la défense des étudiants, sous les injures des autres députés et de la presse. Zawieyski finira par démissionner, le 11 avril, de son poste de membre du Conseil d'Etat après avoir, dans une allocution-testament, dit leur fait à Gomulka et à ses collègues députés. Enfin, les étudiants reçoivent des témoignages de sympathie et de solidarité de leurs homologues étrangers, notamment de ceux de Bratislava et Prague, portés par l'euphorie du "printemps de Prague". La presse tchèque exprimant des sentiments similaires, la Pologne déposera le 6 mai une note diplomatique de protestation contre "la campagne anti-polonaise en Tchécoslovaquie" (134).

Mais, privé de perspective politique par la passivité du monde ouvrier, le mouvement est à nouveau gagné par l'essoufflement. Le 23 mars, vers 3 heures du matin, les quelque 3 000 étudiants qui occupent l'Ecole Polytechnique sont délogés par la Milice. Ceux de l'Université de Varsovie mettent également fin à leur mouvement. La grève s'arrête à Lodz, à Cracovie, à Wroclaw.

Du côté du pouvoir, l'heure est maintenant aux règlements de comptes. C'est ainsi que dès le 25 mars, le ministre de l'enseignement supérieur, Jablonski, retire leurs chaires à plusieurs professeurs éminents, à l'autorité incontestée dans leurs disciplines respectives : les philosophes Kolakowski, Baczko et Morawski, l'économiste marxiste Brus, les sociologues Baumann et Hirszowicz-Bielinska. Toujours à l'Université de Varsovie, le recteur Turski décide le 29 mars l'exclusion de 34 étudiants et la fermeture de plusieurs facultés - les plus turbulentes pendant les événements - suivie d'une réinscription individuelle. Une vieille pratique du régime tsariste, l'appel sous les drapeaux à titre punitif, est ressuscitée, frappant plusieurs dizaines d'étudiants déchus de leur statut. Enfin et surtout, une vague de répression pénale se prépare dans le secret des "instructions" menées par la police politique. Près de 1 400 arrestations ont été opérées pendant les dix premiers jours de manifestation (135) : la plupart ont été relâchés. Certains s'en sont tirés avec une amende, d'autres se sont vus infliger, à l'issue d'une procédure de flagrant délit, des peines de prison ferme de quelques mois. Mais treize étudiants et enseignants parmi lesquels on retrouve les noms désormais familiers de Kuron, Modzelewski, Michnik et Szlajfer, restent inculpés, et détenus, dans l'attente de leur procès.

Dans le camp étudiant, c'est l'heure des bilans. Ces trois semaines de fièvre ont été une extraordinaire école d'initiation à la politique. Tous les grands centres universitaires du pays ont été saisis d'une sorte de frénésie de la discussion, du débat d'idées. Portés par le climat d'espoir engendré par le "printemps de Prague", les étudiants et leurs professeurs ont pu voir dans leur démarche l'amorce d'un processus démocratique similaire en Pologne, un espoir que résume ce vers présent sur toutes les lèvres :


Cala Polska czeka Na swego Dubczeka (Toute la Pologne attend son Dubcek)


Des dizaines de résolutions, d'appels et de textes divers ont été rédigés, débattus, contestés, puis finalement adoptés, depuis l'appel à la libération des deux étudiants exclus de l'Université jusqu'à des analyses pénétrantes de la situation économique du pays. A y regarder de plus près, cette production révèle un intéressant phénomène de maturation : au début, les étudiants jugeaient des événements - les brutalités policières

- et formulaient des revendications limitées - la libération de leurs camarades emprisonnés. A la fin, ils formulent une critique de fond sur l'ensemble du système et exigent de jouir de toutes les libertés dont ils sont privés. Entre-temps, ils ont fait

connaissance avec toutes les vilenies de ce système, qui vont bien au-delà de la sauvagerie policière : la propagande et la désinformation, l'exploitation de l'antisémitisme, le délit d'opinion, les arrestations et la prison. "Il a suffi", écrit l'une des victimes de ce mois de mars, le professeur Baumann, "de trois semaines d'action collective et de lutte politique pour qu'à partir d'un épisode à demi spontané se construise une pensée politique mûre et profonde" (136).

Cette révolte étudiante revêt une dimension ironiquement exemplaire en ce que ceux qui en ont pris la tête sont de purs produits du système communiste, pénétrés des idéaux de justice sociale et d'égalitarisme qui le fondent, et d'autant plus révoltés par son échec. Elle comporte également une dimension désespérée : en dépit des appels pathétiques à la classe ouvrière - "ne nous laissez pas seuls" imploraient les étudiants de Wroclaw (137) - celle-ci ne bougera guère.

Leurs aspirations, leurs principes se retrouvent dans un ultime texte adopté, sous le nom de "Déclaration du mouvement étudiant", par acclamation par 2 500 étudiants réunis le 28 mars à l'Université de Varsovie. Ce document, qui a une valeur de testament politique, est une sorte de manifeste décrivant ce que devrait être un socialisme authentique, réclamant notamment :

  • le respect élémentaire des droits garantis par la constitution polonaise : libertés de pensée, d'expression, de création, de presse, de manifestation, de réunion et d'association, inviolabilité du domicile et secret de la correspondance;

  • le droit de contrôle des citoyens sur le pouvoir et l'accès à l'information nécessaire à l'exercice de ce droit;

  • l'abolition de la censure a priori;

  • une réforme du système juridique avec la création d'un tribunal constitutionnel, l'abolition du "Petit Code Pénal" toujours en vigueur, l'indépendance de la justice, la transparence des procédures et une rédaction précise des incriminations,

  • le droit de créer une organisation de jeunesse indépendante;

  • le contrôle de la société sur l'appareil économique : l'impératif de rentabilité ne saurait être compris dans un sens étroit, a-t-il affirmé en substance, et ne saurait justifier les hausses de prix et la limitation des subventions (138).

Cette profession de foi porte l'empreinte de l'aile marxiste de l'opposition au pouvoir, plus rompue à la rédaction de motions et à la manipulation des assemblées que la gauche libérale, contestataire avant tout et peu portée à l'idéologie. En témoigne le souci des rédacteurs du texte de ne pas sacrifier le nivellement des revenus à l'efficacité économique. Ils se réfèrent d'ailleurs aux expériences économiques tchèque, hongroise, yougoslave ou soviétique, mais ignorent délibérément le modèle de l'économie libérale. De même, la notion ambiguë de "contrôle des citoyens par le pouvoir" reste très en deçà d'une revendication franche d'élections au suffrage

universel, libres et secrètes, qui rappellent trop le modèle honni de la démocratie parlementaire à l'occidentale. "En mars 1968, nos espoirs ont été anéantis", soupire, avec le recul du mémorialiste, Jacek Kuron, "il s'est avéré que la gauche antitotalitaire était si peu nombreuse qu'elle ne pouvait pratiquement pas agir comme force autonome. Car on ne peut en aucun cas considérer comme étant la gauche l'ensemble des étudiants qui ont pris part au mouvement de mars" (139).

Le pouvoir n'a bien entendu cure de ces états d'âme. Les "partisans" de Moczar continuent de propager la thèse d'un "complot sioniste révisionniste". Un des proches du ministre de l'intérieur, Kakol, développe cette thèse dans un article de la revue juridique Prawo i zycie (le Droit et la Vie) qui, paraissant le 24 mars, ne passe pas inaperçu : "un groupe de conspirateurs lié au centre sioniste a tenté de susciter une aggravation des manifestations de rue qui mettait en cause la pérennité du régime (...). Nous avons eu affaire à une tentative (...) de coup d'Etat" (140). Abondamment illustrée par la presse, cette thèse sert de fondement à une vaste chasse aux "citoyens d'origine impropre", les Juifs. L'épuration est menée, plus ou moins ouvertement, sur les lieux de travail et d'études, ou encore dans les rangs du Parti. Elle permet également à ses promoteurs de se débarrasser d'adversaires politiques non-juifs. Une centaine de ministres et hauts fonctionnaires sont limogés et exclus du Parti (141). Au ministère des Affaires Etrangères, 40 % des postes moyens et élevés sont affectés par la purge. A la seule Université de Varsovie, près de cent enseignants sont évincés de leurs postes, surtout dans les facultés de philosophie, d'économie politique et de sociologie (142). Des serviteurs du régime, comme le philosophe Adam Schaff sont frappés, pour la seule raison qu'ils sont juifs. Au total, quelque 9 000 personnes seront, au fil des semaines, écartés des postes généralement élevés qu'ils occupent. Dubitatifs sur leur avenir en Pologne, la plupart d'entre eux décident de quitter le pays, soit pour Israël, soit, plus fréquemment, pour un pays de l'Ouest. Un exode massif s'étale sur les mois d'avril à juillet 1968 ; on évalue à 15 000 le nombre des partants, la moitié environ de la population juive de Pologne. "Ils avaient été élevés dans la culture polonaise", écrit à leur propos Aleksander Hertz, "ils se considéraient comme polonais. En quittant la Pologne, ils emportaient avec eux des livres polonais (...). Mais ils durent déclarer qu'ils n'étaient pas polonais. Pour la plupart d'entre eux, ce fut très douloureux et humiliant" (143). La Pologne, de son côté, perd de nombreux médecins, professeurs, mathématiciens et artistes.

Même si Gomulka finit par reprendre le contrôle de la situation, la crise de mars 1968 n'a pas fini de produire ses effets dans les plus hautes sphères du pouvoir. La direction du Parti est touchée lorsque, le 9 avril, Ochab, le vieux communiste sans états d'âme qui avait permis la transition pacifique de 1956, attaqué parce que sa fille avait participé au mouvement étudiant, démissionne de ses fonctions de membre du Bureau

Politique et de président du conseil de l'Etat. "En tant que Polonais et communiste", écrit-il dans une lettre au Bureau Politique, "je proteste avec indignation contre le déchaînement antisémite organisé par différentes forces obscures" (144). Vis-à-vis de l'extérieur, cependant, on prend soin d'invoquer des raisons de santé pour ne pas laisser apparaître cette démission comme un appui à la cause étudiante et un désaveu de la politique du pouvoir. Le ministre des Affaires Etrangères, Rapacki, une des personnalités les plus estimables de l'équipe dirigeante, abandonne carrément son poste en signe de protestation et de dégoût.

A l'issue d'une session houleuse de la Diète, le 11 avril, Ochab est remplacé à la tête du Conseil d'Etat par le ministre de la défense, le maréchal Spychalski, auquel succède un jeune général de division de 45 ans, pratiquement inconnu, Wojciech Jaruzelski, un habitué du salon "patriotique" que tient Moczar à Varsovie (145). Pour rassurer l'appareil sur les "origines" de Spychalski, sa biographie publiée par la presse donne, ce qui ne s'est jamais vu, les noms de jeune fille de sa mère et de sa femme (146).

Les étudiants de Wroclaw offrent au mouvement de mars un baroud d'honneur en s'infiltrant en masse dans le cortège officiel du 1er mai et en déployant, devant les officiels stupéfaits, des banderoles non prévues : "nous demandons la liberté et la démocratie" (147). Déjà une chape de plomb est tombée sur le pays. Les représailles du pouvoir ne se bornent pas à l'épuration antisémite : les intellectuels les plus engagés en sont également victimes. 35 écrivains sont inscrits sur une "liste noire" et interdits de publication. Certains, comme Kisielewski, sont totalement privés de gagne-pain.

Tous sont régulièrement vilipendés dans la presse.

Mais c'est surtout par les procès politiques que le pouvoir va s'illustrer, ne s'embarrassant guère du respect des droits de la défense - cinq avocats des inculpés seront suspendus et deux d'entre eux sujets à des poursuites pénales. Une première vague de procès s'étendra entre juin et septembre 1968 : les peines s'échelonneront entre 6 et 18 mois. Une seconde vague sera réservée aux accusés dont le pouvoir entend, en donnant le plus grand retentissement à leur procès, faire un exemple : en décembre, Blumsztajn et Litynski seront condamnés à 2 et 2 années et demie de prison. En janvier 1969 s'ouvrira le procès de Modzelewski et Kuron, sous l'inculpation de participation à une organisation illégale et de liens avec l'Internationale Trotskiste. Seul le premier chef d'accusation sera retenu, valant à chacun 3 années et demie de prison.

En février, Michnik écopera de 3 années de prison pour le même motif et peu après, Antoni Zambrowski, le fils du dirigeant communiste déchu, sera condamné à 2 ans de prison pour "calomnie du peuple polonais". Cette série de procès s'achèvera en mai 1969. "Pour toute une génération de la jeunesse", conclut l'historien dissident Andrzej Albert, "mars devint une épreuve douloureuse démontrant que le socialisme en

Pologne n'avait pas un visage humain. Mars 1968 laisse cependant à cette génération un grand capital d'expérience politique ainsi que sa propre légende d'une bataille perdue, mais aussi d'une lutte inachevée, et peut-être même seulement à son début, contre l'arbitraire totalitaire communiste" (148)

Le comportement du pouvoir pendant les "événements de mars" reste, pour les historiens, entouré d'un certain mystère. Le terme même de pouvoir est impropre en ce qu'il renvoie à un centre de décision unique : or il y avait, en mars, au moins deux centres contrôlés par autant de clans. Le pouvoir formel était certes entre les mains de Gomulka, mais c'est le clan très actif des "partisans" de Moczar qui détenait l'initiative pendant les premières semaines. En combinant habilement provocation, laisser-faire, répression et campagne antisémite, le ministre de l'intérieur et ses amis cherchaient manifestement à lier les mains au Premier Secrétaire par une politique de faits accomplis. Mais on comprend mal pourquoi Gomulka, qui n'a jamais fait montre de sentiments antisémites - sa femme était juive - s'est laissé entraîner dans une aventure politique susceptible de ternir son prestige sans guère rapporter de dividendes. Il avait convenu, d'ailleurs, le 19 mars, que le socialisme n'était pas menacé en Pologne. S'est- il laissé manipuler par son allié et rival Moczar, dont la démarche aboutissait non seulement à libérer des postes pour sa propre clientèle politique, et à s'ériger en recours, face à un Gomulka discrédité? Différentes hypothèses sont généralement avancées, qui vont du plan machiavélique de diversion, face aux difficultés économiques, à l'alignement sur Moscou, où la campagne antisémite est alors très active. Peut-être aussi Gomulka, réalisant trop tard le piège politique où il s'est laissé enfermer, a-t-il dû boire le calice jusqu'à la lie, en se bornant, avec son discours du 19 mars, à limiter les dégâts. Paradoxalement, cependant, Moczar et ses "partisans", largement responsables de la crise, n'en tirent que peu de bénéfices. Les appétits carriéristes sont certes satisfaits par les nombreux postes devenus vacants, mais c'est Gomulka qui retrouve dans l'affrontement une autorité que les intrigues des factions avaient affaiblie. Moczar, lui, a fini par indisposer les Soviétiques avec ses attaques contre les "communistes venus dans les fourgons de l'Armée Rouge" et son irresponsabilité dans le maniement des sentiments nationalistes. Gomulka l'éloignera d'ailleurs en douceur de son poste de ministre de l'intérieur pour le "promouvoir", lors du XIIème plénum du Comité Central (8-9 juillet), aux fonctions beaucoup moins opérationnelles de secrétaire du Comité Central chargé des questions de sécurité.

L'épuration vide le Parti des éléments les plus libéraux et révisionnistes et la répression porte un coup d'arrêt à la fermentation politique en cours, que l'effet de contagion du "printemps de Prague" avait accélérée. Ce dernier risque est en effet ressenti très vivement par Gomulka, car il ne s'agit pas seulement du danger d'une contagion intérieure, mais du spectre de la dérive de la Tchécoslovaquie hors du camp

socialiste. Ce qui laisserait, dans l'esprit du Premier Secrétaire, à la frontière sud de la Pologne, une zone ouverte à toutes les influences et notamment à l'influence allemande

: la Tchécoslovaquie vient d'amorcer un rapprochement économique avec la RFA et Gomulka considère que c'est là le premier pas vers un rapprochement plus général entre les deux pays.

Aussi est-il, parmi les chefs des partis communistes frères, celui qui, avec l'est- allemand Ulbricht, pousse le plus fermement à ramener le PC tchécoslovaque à la raison. C'est d'ailleurs à Varsovie que se tient les 14 et 15 juillet une conférence des cinq partis intéressés - les Tchèques ayant décliné l'invitation et les Roumains se tenant depuis longtemps à l'écart. Ouvrant les débats en sa qualité d'hôte, Gomulka trouve incongrue la prétention de Dubcek à fonder un "socialisme à visage humain" : "le socialisme lui-même est ce qu'il y a de plus humain", déclare-t-il les dents serrées par la colère, "nous avons affaire à une contre-révolution (...) en aucun cas nous ne devons admettre qu'elle l'emporte" (149). Le chef du Parti polonais est au diapason de ses pairs, Brejnev, Ulbricht et Jivkov. Seul le Hongrois Kadar prêche la modération. En vain. La réunion s'achève par l'envoi d'une lettre comminatoire au PC de Tchécoslovaquie, avisé que "le risque qu'encourt le pays de se détacher de la communauté socialiste (...) est l'affaire commune de tous les partis communistes et de tous les Etats liés par l'alliance" (150).

Quelques semaines plus tard, dans la nuit du 20 au 21 août 1968, les forces armées est-allemandes, polonaises, soviétiques et hongroises déferlent sur la Tchécoslovaquie. La Pologne est une des principales bases de l'invasion et Gomulka, avec les autres chefs de Parti, supervise les opérations depuis un quartier général installé en Ukraine, près de la frontière avec la Slovaquie. Rien ne permet d'affirmer que Gomulka ait agi sous la contrainte ; bien au contraire, il a tout fait pour contribuer au succès de l'entreprise.

En Pologne, la nouvelle de l'intervention est reçue dans l'apathie générale. Il ne se trouve que deux intellectuels, l'écrivain Andrzejewski et le musicologue Mycielski, pour protester en envoyant un message de soutien aux écrivains et aux compositeurs de Tchécoslovaquie. Des tracts et une manifestation à Varsovie sont pratiquement les seuls actes de protestation. Il est pourtant un acte émouvant de solidarité avec la Tchécoslovaquie, mais qui passera pratiquement inaperçu : le 8 septembre, lors d'une cérémonie officielle à l'occasion de la "fête des récoltes", sur le stade de Varsovie, a proximité de la tribune d'honneur, un ancien soldat de l'AK, Ryszard Siwiec, s'immole par le feu pour protester contre l'invasion de la Tchécoslovaquie. Il est rapidement ceinturé et les spectateurs ne s'aperçoivent de rien. Ce précurseur de Jan Palach mourra de ses brûlures cinq jours plus tard (151).

Dans l'affaire de Tchécoslovaquie, Gomulka se gagne une réputation d'allié

fidèle de l'URSS et un crédit rehaussé au Kremlin. Et c'est avec une position personnelle renforcée qu'il aborde le Vème Congrès du Parti (11-16 novembre 1968). Dans la liturgie communiste, le Congrès est une échéance qui permet traditionnellement de prendre la mesure du rapport des forces dans le Parti. D'autres que Gomulka s'y sont eux aussi préparés, engageant pendant l'été les grandes et petites manoeuvres : mobilisés en force dans l'appareil de province du Parti, les "partisans" de Moczar ont lancé l'offensive contre des hommes comme Szyr, Starewicz et Jedrychowski, tous juifs, proches de Gomulka et qui ont été épargnés par la purge du printemps. Des non-Juifs comme Rakowski ou Morawski sont également attaqués.

Starewicz n'est même pas élu délégué au Congrès et devra être repêché par une intervention personnelle de Gomulka. Ils ne seront réélus que de justesse au Comité Central avec, fait exceptionnel, quelque 600 votes négatifs sur 1 700 délégués (152). Gomulka, fort du soutien de Moscou, que Brejnev est venu manifester en assistant personnellement aux travaux, n'en confirme pas moins son autorité sur le Parti, obtenant au Bureau Politique une majorité plus nette que jamais. Jaszczuk, son conseiller économique, en est élu membre à part entière et il parvient à sauver la mise à Jedrychowski et Starewicz, reconduits respectivement au Bureau Politique et au secrétariat du Comité Central.

Moczar, en revanche, doit toujours se contenter d'un poste de membre suppléant du Bureau Politique, titre qu'il cumule avec ses fonctions de secrétaire du C.C. Plusieurs de ses partisans, comme Kociolek et Olszowski, sont certes promus, le premier membre du Bureau Politique, le second secrétaire du CC. Mais l'étoile politique de l'ancien ministre de l'intérieur, qui inquiète plus, désormais, qu'il ne galvanise sa faction, a commencé à décliner.

Quant au Comité Central, il est, grâce à un renouvellement d'un tiers de ses membres, purgé de ses derniers "révisionnistes" et "libéraux" ainsi que de quelques staliniens, comme Tokarski ou le général Witaszewski, le responsable, au Comité Central, depuis 8 ans, des nominations. Il est remplacé par un jeune apparatchik ambitieux, issu du sérail, Stanislaw Kania. Aucun souffle de réforme, aucune idée nouvelle, aucune ambition politique ne l'irrigue plus.


  1. - LA CHUTE DE GOMULKA (1969-1970)


A - LES PREMISSES.


Vers la fin de la décennie, la Pologne est installée dans le marasme caractéristique des économies socialistes, avec leur lot de pénuries, de retards technologiques, de centralisme étouffant, d'inertie bureaucratique et de statistiques

mensongères. Dans l'esprit du modèle de développement en vigueur depuis 1958, tout est subordonné à l'industrie, surtout à l'industrie lourde et extractive, qui accapare l'essentiel des investissements. De 24 % en 1960, la part des investissements dans le produit national brut effleure la barre des 30 % (153), un taux plus élevé que dans n'importe quel autre pays de l'Est. Au prix de lourds sacrifices dans tous les autres secteurs de l'économie.

Le logement est traditionnellement une plaie des économies socialistes et la Pologne ne déroge pas à la règle : la part des dépenses d'investissement qui lui est consacrée ne cesse de diminuer - de 18 % à 15,5 % entre les deux extrêmes de la décennie (154) - alors que la génération du baby-boom d'après-guerre, l'une des plus nombreuses d'Europe, atteint l'âge adulte. Moyennant quoi, de 360 000 en 1965, le nombre d'inscrits sur la liste d'attente pour un appartement atteint 980 000 en 1970 (155). Aussi, pour augmenter les chiffres de livraison de logements, économise-t-on sur la surface des appartements ou leur qualité : le nombre total d'appartements livrés n'en tombe pas moins, entre 1969 et 1970, de 197 000 à 194 000 (156)

Une autre plaie est l'alimentation et, en amont, l'agriculture. Celle-ci se voit allouer la portion congrue de l'investissement public. Encore celui-ci est-il affecté par priorité aux fermes d'Etat (PGR), l'équivalent polonais des sovkhozes, dont l'inefficacité est notoire. Négligée par l'Etat, l'agriculture privée,, conserve une structure archaïque : pléthorique - un quart de la population active, soit plus de 4 millions de personnes auxquels s'ajoutent 3 millions d'ouvriers paysans (157) -, peu mécanisée - il reste 3 millions de chevaux en 1968 (158) - et émiettée - la superficie moyenne est de 5 hectares par exploitation.

Plus grave, les paysans éprouvent les plus grandes peines à acheter à l'Etat les produits bruts (aliments pour bétail, matériaux de construction) dont les prix sont de surcroît arbitrairement élevés par comparaison avec les prix d'achat, par l'Etat, de la production agricole. Malgré les mises en garde du professeur Kalecki, le IVème Congrès du PZPR avait, en 1964, décidé de supprimer les importations de céréales payables en devises, réduisant d'autant la base fourragère. Les premiers effets de cette politique se font sentir dès 1968, lorsque la production agricole, après quelques années de croissance modeste, commence à régresser, une tendance aggravée par une mauvaise récolte en 1969. En 1970, la production agricole est retombée au niveau de 1965.

Un autre phénomène se superpose à celui-ci : réticent à recourir au crédit pour acquérir les technologies occidentales dont la Pologne aurait besoin pour atténuer son retard économique, Gomulka recourt largement aux exportations de produits alimentaires - viande, notamment - pour équilibrer les comptes extérieurs. C'est ainsi qu'à partir de 1968-69, les pénuries se multiplient, les rayons se vident et les files

d'attente s'allongent. Tournant en dérision le projet polonais de créer une "zone libre d'armes nucléaires en Europe centrale", les Polonais prêtent à Gomulka celui de créer une "zone libre de viande en Europe centrale" (159). Source de revenus pour le budget de l'Etat, l'alcool, en revanche, abonde et la consommation grimpe en flèche : de 3,8 litres d'alcool pur par habitant en 1965 à 5,5 litres en 1969 (160).

Comme l'agriculture ou le logement, l'industrie des biens de consommation est également sacrifiée. Lorsqu'en janvier 1969, le professeur Pajestka, vice-président de la Commission du Plan, annonce la "motorisation" de la Pologne grâce à un accord avec le constructeur italien Fiat, qui permettrait de construire en Pologne une petite voiture vendue 40 000 zlotys (le salaire mensuel moyen est alors de 2 000 zlotys), c'est en Gomulka qu'il trouve l'adversaire le plus résolu du projet. C'est un luxe inutile, fait- il savoir, avant d'accepter finalement l'affaire ; mais la "petite Fiat" sera vendue 180 000 zlotys (161), la différence étant reversée au budget.

Enfin, la politique des prix et des salaires ne parvient qu'à aggraver les tensions créées par ces pénuries. En effet, au nom d'une interprétation sommaire des lois du marché, le pouvoir n'a guère d'autres réponses que la hausse des prix - ouverte et brutale, ou alors déguisée - à opposer aux pénuries qui s'aggravent ou aux dérapages salariaux qu'il provoque par ses émissions excessives de monnaie. Tel a été le cas, en 1959, pour la viande, en 1963 pour différents produits et services de base (énergie, alimentation, loyers), à nouveau pour la viande en 1967, et encore une fois en 1968 pour des produits alimentaires de base. A chaque fois, les salariés, réunis dans leurs entreprises pour entendre, après-coup, justifier ces hausses, disent leur mécontentement. Puis tout retombe et la vie continue tant bien que mal.

Or le pouvoir d'achat reste désespérément stagnant. Les statistiques officielles, de fiabilité douteuse, décèlent laborieusement une hausse annuelle moyenne de 2 % des salaires réels jusqu'en 1967, mais qui tombe à 1,4 % pendant les trois années suivantes. Encore n'est-ce là qu'une moyenne, qui dissimule des disparités importantes entre différentes catégories de salariés dont plusieurs connaissent une baisse d'un pouvoir d'achat déjà plus que médiocre. Le projet des autorités, annoncé en mai 1970, d'introduire au début de l'année suivante un système de "stimulants matériels", faisant dépendre les primes de l'excédent d'exploitation des entreprises, ne fait qu'accroître l'inquiétude des salariés, d'autant plus qu'il ne prévoit aucune hausse des salaires pendant les deux premières années.

Par ailleurs, la configuration sociologique de la Pologne s'est considérablement modifiée pendant cette décennie. La population urbaine est devenue majoritaire dans le pays, elle est aussi majoritairement ouvrière : plus de six millions, dont les deux tiers employés dans la grande industrie ou le bâtiment. Avec la formule des "combinats" empruntée à l'URSS et développée depuis 20 ans, 21 % des salariés travaillent dans

des entreprises de plus de 5 000 employés. Le niveau d'éducation s'est fortement relevé

: en l'espace de dix ans, le nombre d'étudiants, gonflé il est vrai par l'apport des classes pleines d'après-guerre, a doublé, passant de 165 000 à 330 000 (162). Les ouvriers sont eux aussi plus instruits et qualifiés. Même s'ils restent à un niveau modeste, les contacts plus nombreux avec l'étranger, les colis reçus de parents émigrés, permettent aux Polonais de mieux comparer leur pauvre sort à celui des pays de l'Ouest et même des autres pays de l'Est.

Seul facteur immuable, la structure du budget des ménages polonais reste caractéristique de celle des pays en voie de développement : plus de la moitié des dépenses est consacrée à l'alimentation, contre 17 % à l'habillement et 8 % seulement aux loisirs (163).

Ces changements nourrissent une aspiration au mieux-vivre et au mieux-être, un désir d'exister enfin qui, s'ils revêtent des formes différentes, sont partagés par les intellectuels et par le monde ouvrier. On sait quelle fin de non-recevoir le pouvoir a opposé aux premiers en mars 1968. Quant aux ouvriers, Gomulka l'ascète se contente de leur faire la morale : le pays vit au-dessus de ses moyens et la Pologne socialiste ne saurait avoir rien de commun avec la "société de consommation bourgeoise". "Pourquoi vous agitez-vous ?", avait-il interpellé les ouvriers de l'usine Zeran au lendemain de la hausse des prix de la viande en 1967, "puisque l'ouvrier, finalement, ne mange pas de jambon, ça ne vous touche pas. Je peux vous dire que lorsque j'étais ouvrier, avant la guerre, j'avais deux chemises et vous en avez certainement cinq ou six, alors y a-t-il un progrès, oui ou non ?" (164).

Gomulka admet certes, en avril 1969, que l'investissement pendant le Plan 1966-70 était excessif, mais le Plan suivant (1971-75), débattu pendant le Vème Congrès, s'en tient au même modèle d'industrialisation effrénée. A vrai dire, hors de ce modèle, le pouvoir n'a pas de vision cohérente à long terme du développement économique. Gomulka lui-même n'a aucune compétence en ce domaine, qu'il aborde en termes essentiellement moraux. Son principal conseiller en économie, Jaszczuk, n'est guère qu'un apparatchik du Parti à l'esprit étroit, à qui Gomulka a ouvert la porte des plus hautes instances du Parti, le Secrétariat, en 1963 et le Bureau Politique, en 1968. Quant aux économistes compétents, ils sont réduits au silence, voire contraints à l'exil, comme le professeur Brus, après les "événements de mars" : leurs idées de réforme économique, empruntées par les promoteurs du "printemps de Prague", fleurent trop le "révisionnisme".

Enfin et surtout, Gomulka est de moins en moins informé sur la situation réelle du pays. Certes l'influence des "partisans" de Moczar, qui n'ont aucun programme politique à proposer, s'est amoindrie après le Vème Congrès du Parti (novembre 1968). Mais le Premier Secrétaire n'en reste pas moins isolé, au sommet, par une camarilla de

proches - Kliszko, Loga-Sowinski, Jaszczuk et Strzelecki - qui, connaissant sa propension à faire voler encriers et téléphones pendant ses colères, lui épargnent les mauvaises nouvelles. C'est avec eux et avec l'appareil du Parti que Gomulka gouverne le pays : les plenums du Comité Central se font rares et même le Bureau Politique est exclu du processus de décision, invité à entériner des décisions qui ont été arrêtées en dehors de lui, comme à l'époque de Bierut. Caractériel, de santé déclinante bien qu'il n'ait pas 65 ans, Gomulka devient, selon son biographe, "de plus en plus maître d'école, morigénant les gens (...) et les inondant de sermons puritains (165)", au point de décrocher le surnom de gadulka (bavard). Vingt ans plus tard, celui qui n'est encore que le ministre de la défense, le général Jaruzelski portera, dans ses mémoires un jugement critique : "Gomulka avait fini par croire que le pays s'identifiait à lui (...) il ne tolérait pas qu'on se dressât sur son chemin ou qu'on exprimât un avis différent du sien. Ses crises étaient célèbres. Quand il s'énervait, surtout vers la fin de son règne, de la bave apparaissait aux commissures de ses lèvres" (166). Gierek, qui sera le "tombeur" de Gomulka, est également sévère : "Je crois que sa tragédie était son isolement. Au fil des années, il avait cessé de faire confiance à presque tous, sauf peut- être Kliszko et Loga-Sowinski. Cette méfiance l'endurcit dans son autocratisme inné et au fond son drame consistait en ce qu'il ne pouvait confronter ses vues et opinions avec un large cercle. Le Comité Central était devenu une sorte de cour gouvernée par des manières courtisanes" (167).

Sa politique est d'ailleurs explicitement désavouée lorsqu'aux élections législatives du 1er juin 1969, il se trouve 6 à 7 % d'électeurs assez téméraires pour pénétrer dans l'isoloir et rayer les noms de deux des bras droits de Gomulka, le Premier Ministre Cyrankiewicz et Jaszczuk, de la liste - unique évidemment - du "Front d'Unité Nationale". Gomulka s'en sort mieux, puisque son nom n'est rayé que par 0,6 % du corps électoral, mais le meilleur score - 99,8% - est réalisé par l'étoile montante du Parti, Edward Gierek, le Premier Secrétaire de Haute Silésie, qui s'est acquis la réputation d'un technocrate compétent et efficace.

Sans projet, sans imagination, le pouvoir gouverne maintenant la Pologne au jour le jour, desserrant quelques boulons ici pour en resserrer d'autres ailleurs. C'est ainsi que la censure relâche quelque peu la pression et laisse publier, à l'occasion du cinquantième anniversaire de l'indépendance, en novembre 1968, des articles et ouvrages honnêtes sur l'histoire de la Pologne d'avant-guerre. Des livres et films d'auteurs ont accès au public, moyennant quelques caviardages. C'est ainsi qu'une amnistie proclamée le 2 juillet 1969 pour le vingt-cinquième anniversaire de la fondation de la "Pologne populaire" accorde des réductions de peine aux prisonniers politiques. C'est ainsi que le Petit Code Pénal, législation provisoire adoptée - par décret - en 1946, est enfin aboli et remplacé, le 19 avril 1969, par un Code Pénal

assorti d'un code de procédure pénale et d'un code de l'exécution des peines. La notion de délit politique n'est en revanche nullement abolie ; les peines qui le punissent restent élevées et les incriminations, comme il se doit, délibérément vagues.

A l'Université, l'autonomie concédée en 1956 est reprise par une loi de décembre 1968, qui dépossède, au profit du ministre de l'enseignement supérieur, et donc du Parti, le "sénat" de l'établissement du droit de désigner son recteur. Les procès politiques consécutifs aux "événements de mars" reprennent après l'amnistie, les tribunaux majorant même les peines pour en annuler les effets. En février 1970, à l'issue d'un nouveau procès, des condamnations de trois à quatre années et demie de prison sont infligées à cinq Polonais convaincus d'avoir introduit en Pologne des publications de "Kultura", la maison d'édition, installée en France, de l'émigration polonaise à l'ouest. Pendant l'été, la police politique arrête une vingtaine de personnes accusées d'appartenir à l'organisation clandestine Ruch (le mouvement), soupçonnée d'avoir projeté d'incendier le musée Lénine à Poronin, dans les Tatras, à l'occasion du centième anniversaire, en 1970, de la naissance du fondateur de l'URSS.

Brouillé avec les paysans, les ouvriers, les intellectuels, le pouvoir trouve moyen, également, de se mettre à dos son propre appareil économique. Incapable d'assurer la croissance industrielle sur tous les fronts, il a, en effet, élaboré un modèle dit de "développement sélectif", qui consiste en la concentration des moyens disponibles sur quelques secteurs prioritaires, au lieu des "saupoudrages" antérieurs. Cette démarche provoque chez les responsables sectoriels et les dirigeants locaux, une véritable foire d'empoigne, à coups de rapports d'experts et d'études biaisées, pour être éligible à la manne. Les arbitrages finalement opérés dans la confection du Plan 1971- 75 laissent une coalition de technocrates industriels et de caciques locaux insatisfaits, unis par le ressentiment contre la pusillanimité et le paternalisme de Gomulka, son conservatisme économique et le manque de perspectives d'avenir. Cette génération d'hommes, qui voit en Gierek un modèle, nourrit pour la Pologne des ambitions industrielles qui vont bien au-delà des schémas besogneux du Premier Secrétaire et comprennent qu'il faut pour cela changer radicalement d'attitudes vis-à-vis de la consommation. C'est, au bout du compte, dans une position bien fragile que Gomulka, même s'il contrôle bien le Parti, aborde cette nouvelle décennie.



B - LA RECONCILIATION AVEC L'ALLEMAGNE.


Une conjoncture favorable de la situation internationale offre à Gomulka un dernier succès, la réconciliation avec l'Allemagne. Un couronnement de carrière pour un homme animé d'une méfiance viscérale envers l'ennemi héréditaire.

Nourrie par les fluctuations de la politique allemande de Moscou, la peur du danger allemand n'a jamais cessé de hanter Gomulka ainsi qu'un grand nombre de ses compatriotes. En renvoyant la fixation définitive de la frontière polono-allemande à un traité de paix qui ne serait signé qu'après la réunification de l'Allemagne, la Conférence de Potsdam avait laissé l'ordre territorial européen se construire sur un vide juridique. La précarité de cet ordre était réapparue dix ans plus tard lorsqu'en janvier 1955, l'Union soviétique s'était prononcée pour une Allemagne réunifiée et neutre. La "doctrine Hallstein", qui postulait la rupture des relations diplomatiques de la République Fédérale d'Allemagne avec tout Etat qui reconnaîtrait la RDA, avait rendu caduc ce projet, mais le spectre de la réunification avait plané à nouveau au-dessus de la Pologne lorsqu'en juillet 1964, Khrouchtchev avait envoyé son gendre Adjoubeï à Bonn sonder les dirigeants allemands. Et c'est avec soulagement que Gomulka avait vu, avec la chute de Khrouchtchev, en octobre 1964, ces contacts suspects rester sans lendemain.

Mais pour les communistes polonais, la menace allemande reste aussi un instrument privilégié de politique intérieure, à la fois ciment de l'"unité" du pays derrière le Parti et fondement de l'alliance avec l'Union soviétique. La propagande ne manque aucune occasion d'exploiter le moindre indice de "revanchisme" ou de "militarisme" en RFA : les discours du chancelier Adenauer - que Gomulka accuse de "revêtir le manteau d'un croisé teutonique" - ou du très énergique dirigeant de la Bavière, Franz-Jozef Strauss, les cartes allemandes de géographie, qui représentent la Pologne avec sa frontière occidentale d'avant-guerre et sa frontière orientale d'après- guerre, le réarmement de la Bundeswehr ou l'activisme des organisations d'Allemands expulsés des territoires à l'est de la ligne Oder-Neisse.

C'est pourtant dès 1960, alors que la "doctrine Hallstein" continuait de faire loi à Bonn, qu'à l'initiative d'un dirigeant du complexe sidérurgique allemand Krupp, Beitz, avaient été noués les premiers contacts informels avec la Pologne. Ils devaient déboucher sur la signature, en mars 1963, d'un accord de commerce prévoyant l'échange de missions commerciales. Ces travaux d'approche étaient suivis d'un très mauvais oeil à Berlin-est, dont les dirigeants, qui ne manquaient pas d'alliés dans les sphères du pouvoir à Varsovie, parvinrent à contrecarrer les ouvertures discrètement tentées depuis le début des années 60 par Gomulka vers la gauche allemande. C'est ainsi qu'en 1966, après avoir réussi à torpiller le projet de voyage à Varsovie du chef du SPD. ouest-allemand, Wehner, les adversaires d'une normalisation sabotèrent la visite privée en Pologne du président du groupe parlementaire de ce parti, Helmut Schmidt, député influent et promis à un avenir brillant. Aucun contact politique important ne lui fut accordé (168).

Mais l'entrée des sociaux-démocrates - moins rigides que la droite allemande sur les relations avec l'Est - dans la coalition gouvernementale avec la CDU et le FDP, en décembre 1966, avait ouvert de nouvelles perspectives à la Pologne. Le chef du SPD., Willy Brandt, fut nommé vice-chancelier et ministre des Affaires Etrangères. La "doctrine Hallstein" s'étiola et les contacts avec l'Est se multiplièrent : les relations diplomatiques furent rétablies d'abord avec la Roumanie (janvier 1967) puis avec la Yougoslavie (janvier 1968). Mais trop d'intérêts étaient en jeu pour laisser à chaque membre du camp socialiste la liberté de répondre aux avances de la toute nouvelle Ostpolitik de Bonn. Le 25 avril 1967, à Karlovy Vary, en Tchécoslovaquie, une conférence des dirigeants des partis communistes d'Europe - une réunion que les Roumains et les Yougoslaves boudèrent ostensiblement - précisa les termes d'une normalisation avec la RFA : la reconnaissance par Bonn de l'inviolabilité des frontières en Europe et l'existence de deux Etats allemands, la renonciation de l'Allemagne Fédérale à l'arme nucléaire. Avec la Pologne, cependant, les relations étaient cycliques. En se rendant, lors de son voyage en Pologne, en septembre 1967, dans les territoires recouvrés et en saluant dans la ville qui le recevait, Zabrze, "la plus polonaise des villes de Pologne", le général de Gaulle avait apporté un secours inespéré à la cause défendue par Gomulka.

Mais il fallut attendre que passe la tempête antisémite de 1967-68 - où Israël et la RFA, accusés de collusion anti-polonaise, furent couverts d'un même opprobre - pour que fussent noués les premiers contacts politiques, par l'intermédiaire des missions commerciales. Ils furent facilités par le discours de Brandt devant le Congrès du SPD., à Nuremberg, le 16 mars 1968, où il se déclara partisan de "reconnaître la ligne Oder- Neisse dans l'attente d'un traité de paix". La réponse ne vint qu'un an plus tard, le 17 mai 1969, de la bouche de Gomulka, qui dans un discours à l'usine Zeran, près de Varsovie, proposa à Bonn de normaliser ses relations avec Varsovie en signant un traité analogue à celui conclu en 1950 avec la RDA à Zgorzelec. Moscou, alors en pleine période de tension avec Pékin sur la frontière sino-soviétique, était en quête de détente à l'ouest et multipliait les gestes à l'adresse de Bonn. Cette fois-ci, Gomulka ne voulut pas être en reste. Ses propos ne passèrent pas inaperçus en RFA où, le 28 septembre 1969, les électeurs accordèrent une majorité de gouvernement aux sociaux- démocrates (SPD) et aux libéraux (FDP), renvoyant les chrétiens-démocrates dans l'opposition. La direction du gouvernement échut à Willy Brandt, qui pouvait enfin développer son Ostpolitik sans entraves. Une des premières mesures du nouveau chancelier fut de supprimer le ministère des réfugiés de l'Est. Très rapidement, les négociations furent ouvertes avec Moscou, puis, en février 1970, avec Varsovie.

La démarche n'est évidemment pas isolée, mais elle s'inscrit dans le vaste mouvement de dégel des relations Est-Ouest auquel la célèbre formule de de Gaulle -

qui avait d'ailleurs lancé, dans son discours au Sejm de 1967, un appel mémorable à l'"Europe des patries de l'Atlantique à l'Oural" - a laissé le nom de "détente". Un mouvement qu'incarne politiquement le projet, poursuivi par l'URSS, depuis le milieu des années 60, de réunir une conférence européenne sur la sécurité. Pour Moscou, il s'agit avant tout d'obtenir, en l'absence d'un règlement de paix en bonne et due forme, la reconnaissance internationale de l'ordre territorial et politique d'après-guerre.

Les pourparlers germano-polonais se poursuivent tout au long de l'année 1969, parallèlement aux tractations avec l'URSS, qui aboutissent à la signature, le 12 août 1970, à Moscou, d'un accord qui pose le principe de l'intégrité territoriale de tous les Etats européens et de l'intangibilité des frontières existantes - en particulier de la ligne Oder-Neisse, explicitement mentionnée. La voie est libre pour un accord identique avec la Pologne. Le 7 décembre 1970, le chancelier Brandt et son ministre des Affaires Etrangères, Walter Scheel, font le voyage historique de Varsovie pour signer le traité par lequel la RFA reconnaît la ligne Oder-Neisse comme la frontière occidentale de la Pologne et renonce à toute revendication territoriale envers celle-ci, ainsi qu'à la menace où à l'usage de la force. La Pologne s'engage de son côté, dans une déclaration unilatérale, à reconnaître le droit des citoyens polonais d'origine allemande à émigrer en Allemagne. Enfin, des relations diplomatiques sont établies. La visite est ponctuée d'un moment d'intense émotion lorsque le chancelier, venu déposer une gerbe devant le mémorial dédié aux victimes du ghetto de Varsovie, tombe soudain à genoux sur le granit glacé, les yeux embués de larmes et, note le correspondant du "Monde", "apparemment seul avec le souvenir des horreurs" (169).

Mais le Bundesrat, la chambre des régions, où l'opposition reste majoritaire, refuse au gouvernement de Bonn l'autorisation de ratifier les deux accords. Et ce n'est qu'à l'issue de laborieux efforts que le chancelier Brandt obtiendra, le 17 mai 1972, d'extrême justesse, la majorité nécessaire au Bundestag pour passer outre à l'opposition du Bundesrat. Mais le prix imposé pour la ratification est une déclaration commune des partis politiques ouest-allemands, adoptée à la quasi-unanimité du Bundestag, par laquelle les parlementaires proclament que les traités avec l'URSS et la Pologne ne préjugent en rien un traité de paix futur avec l'Allemagne et ne constituent pas un fondement juridique des frontières existantes.


C - LES EVENEMENTS DE LA BALTIQUE.


Le samedi 12 décembre, à 20 heures, le journal télévisé s'ouvre sur la lecture d'un communiqué du conseil des ministres annonçant le "changement des prix de détail d'un ensemble de produits". Le laconisme ne présage rien de bon, comme le confirme la presse du lendemain. 46 groupes de produits sont touchés par des hausses de 10 à 36

% : la viande (18 %), la farine (17 %), les gruaux (23 à 31 %) et les pâtes (15 %), le poisson (12 %), les matériaux de construction (18 à 36 %) et le charbon (10 à 20 %), les textiles, les laitages, les chaussures, jusqu'au dentifrice le plus courant. Pour faire passer la pilule, 40 groupes de produits voient leurs prix baisser de 10 à 30 % : téléviseurs, réfrigérateurs, machines à laver, produits pharmaceutiques, allumettes et ampoules, textiles synthétiques et "certains produits en skaï".

Pour le consommateur polonais, l'opération se passe de commentaire : presque tous les produits courants renchérissent, l'alimentation au premier chef, tandis que baissent les prix des biens durables, considérés jusque-là comme des produits de luxe, et des articles invendables qui encombrent les rayons des magasins. Pour les ménages polonais, qui consacrent la moitié de leur budget aux dépenses alimentaires, c'est une véritable saignée qui s'annonce. Circonstance aggravante, la hausse intervient peu avant les fêtes de Noël, dont la tradition veut qu'elles soient célébrées avec générosité.

Si la hausse n'a, dans son ampleur, pas de précédent dans l'histoire du régime, elle a été opérée en conformité avec la pratique suivie jusque-là : la hausse est annoncée le samedi pour permettre aux magasins de changer les étiquettes avant leur réouverture le lundi. Cette fois-ci cependant, l'opération a dû être accélérée : en raison de la proximité des fêtes, le dimanche est ouvré et les nouveaux prix sont déjà en vigueur.

La mesure a été préparée dans le plus grand secret : le vendredi 11 décembre, le Bureau Politique avait été réuni pour entériner le Plan préparé par le gouvernement sous la responsabilité du Premier Ministre Cyrankiewicz. Une seule voix dissidente s'était faite entendre, celle de Jedrychowski : l'impact des hausses sur le budget des ménages n'avait pas été vraiment étudié et leur concomitance avec la réforme des salaires qui devait entrer en vigueur le 1er janvier 1971 risquait de provoquer une réaction hostile de la classe ouvrière et de la société. "La classe ouvrière et la société réagiront en acceptant la position du Parti", avait alors tranché Gomulka avant de se tourner vers Gierek qui lui aussi approuva (170). Cyrankiewicz insista pour que la hausse fût appliquée avant les fêtes, peut-être pour éponger le maximum de liquidités avant l'entrée en vigueur de la réforme des salaires. Redoutant tout de même les "réactions de la classe ouvrière et de la société", le Bureau Politique avait pris soin de diffuser à toutes les cellules du Parti, dans le pays, une lettre expliquant la nécessité de la hausse des prix, lue le lendemain 12 décembre aux membres du Parti convoqués à cet effet.

A Gdansk, c'est un de ses membres que le Bureau Politique dépêche aux chantiers navals Lénine pour informer les ouvriers de la hausse : Kociolek, ancien Premier Secrétaire du comité du Parti pour la voïvodie de Gdansk, et actuellement vice-premier ministre. La réunion est ouverte à tous et 3 000 employés des chantiers sont venus ce samedi après-midi écouter l'émissaire de Varsovie : un concert de protestations s'élève

contre la hausse elle-même, contre son introduction en catimini, les ouvriers demandant pourquoi les prix doivent être relevés alors que la propagande répète à tout bout de champ que la situation économique ne cesse de s'améliorer. Kociolek s'emporte, reproche à ses contradicteurs de violer la discipline du Parti, rétorque que les ouvriers des chantiers ayant des salaires meilleurs que d'autres catégories, ils ne sont pas fondés à se plaindre. La réunion se termine dans la confusion et la tension (171). D'un peu partout remontent vers le Comité Central des rapports qui font état des réactions très négatives de la base. Le pouvoir n'en tient aucun compte et pour se donner une caution supplémentaire, réunit le 12 décembre la direction des syndicats tenue par un proche de Gomulka, Loga-Sowinski. L'approbation du train de hausses, justifié par les mauvaises récoltes et les difficultés du commerce extérieur, n'est qu'une formalité.

"Lorsque les premières équipes prirent le travail ce lundi 14 décembre vers 6 heures aux chantiers Lénine, les gens gagnaient comme d'habitude leurs ateliers, mais on pouvait lire la tension sur leurs visages", se souvient l'un des ouvriers (172). Aux ateliers de mécanique S-3 et S-4 règne une atmosphère inhabituelle : lancées dans les vestiaires, les discussions animées se prolongent par petits groupes d'ouvriers dans les halles, mais les machines restent à l'arrêt. Ils sont les premiers à débrayer.

Pressentant sans doute des difficultés, les responsables du Parti se sont réunis dès 5 heures du matin et ont décidé de désamorcer la tension par la discussion avec les ouvriers. L'un d'entre eux, dépité du peu de succès de sa tentative, donne l'ordre à quelques ouvriers membres du Parti de créer au moins l'illusion d'une activité normale en frappant des tôles à coups de marteau (173).

Le jour se lève, gris et glauque, un vrai jour de décembre sur la Baltique. Les conciliabules avec la maîtrise n'y font rien; déjà des ouvriers convergent vers le siège de la direction des chantiers. Les ateliers cessent le travail l'un après l'autre. L'atelier P- 1 a d'ores et déjà élu un comité de grève de sept membres. Il est 9 heures 30, et, devant la direction, ils sont maintenant 3 000, des ouvriers surtout, en combinaison et casque, mais aussi des cols blancs. Le directeur, Zaczek, engage le dialogue. Que veulent-ils au juste ? Le retrait des hausses de prix, une rationalisation du système de primes et aussi, plus politique, la démission de l'équipe dirigeante, les Gomulka, Cyrankiewicz, Moczar et autres. Zaczek se déclare incompétent et les renvoie vers le comité de voïvodie du Parti, plus qualifié pour recevoir ces revendications-là.

Qu'à cela ne tienne. Vers 11 heures, un millier d'ouvriers quittent en cortège le périmètre du chantier Lénine et prend la direction du comité de voïvodie. En chantant l'"Internationale" et des chants patriotiques. Arrivés devant le bâtiment, ils réclament le Premier Secrétaire Karkoszka, mais il est à Varsovie où se tient, en ce moment même, le VIème plenum du Comité Central.

L'affaire de la hausse des prix est au centre des débats au plénum, mais pas un orateur n'ose mettre en doute le principe. Gomulka pérore : "si les baisses de prix sont accueillies avec satisfaction par la société, les hausses sont impopulaires et se heurtent toujours à la critique, indépendamment du fait que ces critiques soient fondées ou non. Le changement des prix est absolument justifié (mais) n'emporte aucune transformation importante dans le domaine de la consommation" (174). Pas un mot n'est dit des événements de Gdansk, dont la direction du Parti a pourtant été informée dans la matinée. Kociolek, Karkoszka, respectivement l'ancien et l'actuel Premier Secrétaire du PZPR pour la voïvodie de Gdansk, ainsi que quelques responsables locaux du Parti prennent dès 12 heures un avion spécial pour l'ancienne cité hanséatique et y constituent une cellule de crise. Le ministre des Affaires Etrangères, Jedrychowski, s'envole, lui, pour Moscou.

Sur place, devant le comité de voïvodie, le plus haut responsable présent, un secrétaire nommé Jundzill, tente de s'adresser aux ouvriers, mais il est inaudible tant la foule est maintenant nombreuse. Quelques manifestants réclament une sonorisation "pour pouvoir discuter". Une camionnette de la municipalité finit par apparaître, équipée d'un mégaphone. Les exhortations du secrétaire à retourner au travail sont accueillies par des huées et il ne tarde pas à quitter les lieux. La tension monte brusquement lorsque court la fausse rumeur de l'arrestation de délégués reçus au comité de voïvodie. Un manifestant inscrit à la craie rouge sur un mur du bâtiment : "laquais de Moscou" (175).

Maîtres du véhicule, les ouvriers se succèdent au microphone, libres de s'exprimer. Des appels à la libération des délégués arrêtés, à la grève générale le lendemain 15 décembre, sont entrecoupés de slogans. "Nous voulons du pain" revient le plus fréquemment.

Puis quelqu'un propose d'aller chercher tous ceux qui sont restés aux chantiers, une dizaine de milliers. Le chauffeur de la camionnette s'étant éclipsé avec les clefs, c'est en la poussant que le cortège s'ébranle vers les chantiers. Le brouillard de Gdansk donne une dimension irréelle à cette masse qui progresse lentement, précédée par les appels nasillards du mégaphone à se joindre à la manifestation.

Les mots d'ordre sont devenus plus politiques : "A bas la bourgeoisie rouge !", "A bas Gomulka !". Mais la manifestation reste très pacifique, surveillée seulement par deux débonnaires voitures de police. Au fur et à mesure que le cortège traverse les chantiers Lénine, puis le chantier nord, il se gonfle, drainant les nombreux ouvriers restés dans l'expectative dans les ateliers.

Il est près de 14 heures lorsque la masse humaine ressort des chantiers. Aux fenêtres des bâtiments administratifs, les employés applaudissent. Les malades et soignants d'un hôpital applaudissent eux aussi (176). Au voisinage de l'Ecole Polytechnique, la manifestation s'arrête. Le mégaphone invite les étudiants à se joindre au mouvement. On entend même formuler des regrets pour la passivité du monde ouvrier en 1968. En vain.

Déçue, la foule se sépare maintenant en deux cortèges. L'un gagne les cités universitaires proches pour tenter une nouvelle fois de gagner le soutien des étudiants, mais ils ne seront que quelques dizaines à se joindre à la manifestation. Le second cortège marche sur la station de radio locale avec l'intention de faire passer un message par les ondes. Mais elle a déjà été déconnectée des émetteurs.

Il ne reste donc plus qu'à retourner au centre devant le comité de voïvodie, où rendez-vous a été pris pour un autre meeting à 16 heures. Grossi de nouveaux renforts

- ouvriers du port et du chantier de carénage, de nombreux jeunes - le cortège aborde maintenant le pont Blednik. Ils sont entre 5 et 10 000. Dans la pénombre de la nuit tombante, les premiers rangs discernent un détachement des unités anti-émeutes de la Milice, les ZOMO, avec une quinzaine de véhicules.

La tête du cortège passe sans coup férir, entourant toujours la camionnette-haut- parleur. Mais bientôt tombent les premières grenades lacrymogènes. Une partie des manifestants est repoussée vers la gare ferroviaire toute proche. Cette première attaque provoque la colère des manifestants, qui se regroupent. Les vitres de la "maison de la presse" volent en éclat sous les pierres tandis que le mégaphone accuse : "la presse ment". Il est 17 heures passées et la nuit est tombée.

C'est alors qu'un nouveau détachement, plus nombreux, de ZOMO donne l'assaut : armés de boucliers et de longues matraques, ils ressemblent, selon un témoin, à des "chevaliers du Moyen-Age" (177) dans la lumière blafarde des lampadaires. Aidés de canons à eau et de gaz lacrymogènes, ils cherchent à s'emparer de la fourgonnette. Mais les manifestants ont vite appris à riposter en renvoyant les grenades lacrymogènes, en visant les jambes des miliciens.

Des feux sont allumés avec des journaux et des sapins de Noël du marché voisin, des kiosques sont en flammes, un véhicule de pompiers est brûlé. Pierres et bouteilles volent. Les ZOMO battent en retraite et l'insolente fourgonnette continue de conduire le convoi de manifestants. Le bâtiment du comité de voïvodie, aux grilles fermées, est gardé par un cordon de policiers. Les hôpitaux accueillent les premiers blessés.

Des groupes de jeunes tentent de l'incendier, mais ne parviennent qu'à allumer un foyer dans un atelier d'imprimerie, en sous-sol. L'air est irrespirable. Un véritable combat de rue s'engage contre les ZOMO, renforcés par les troupes du Corps de Sécurité de l'Intérieur (KBW). Un nouvel assaut sur la fourgonnette échoue. Elle poursuit son nasillement impertinent. Dans les rues alentour, des scènes de pillage ont lieu - elles serviront, à la télévision, à discréditer les ouvriers. Une voiture de la Milice brûle. Tantôt ce sont les manifestants qui prennent le large, tantôt ce sont les policiers

qui, devant la grêle d'objets divers qui s'abat sur eux, se replient. Ils finiront néanmoins par prendre le dessus.

Commence alors une chasse à l'homme qui se prolongera une bonne partie de la nuit. Aidée par les réservistes volontaires (ORMO), la Milice pourchasse les manifestants, arrêtant sans distinction émeutiers et passants, tirant de force des "suspects" hors des wagons de tramway, etc. Ils subiront le supplice de la "haie d'honneur", le passage entre deux rangées de miliciens armés de matraques (178). Les "meneurs" supposés des émeutes sont arrêtés à domicile.

Dans la soirée, vers 22 heures, deux proches de Gomulka, Kliszko, le "numéro deux" du Parti, et Loga-Sowinski, sont arrivés à Gdansk. Kliszko est persuadé que la "contre-révolution" est à l'oeuvre et qu'il n'y a d'autre issue que de l'écraser. Ils forment à leur tour un état-major de crise avec les autorités locales de l'armée et de la police, créant un autre centre de décision distinct de celui établi par Kociolek et Karkoszka, ce qui ne fait que rajouter à la confusion ambiante. Le clan des "partisans" y est représenté par deux hommes de Moczar, le général Korczynski et Szlachcic, respectivement vice-ministres de la défense et de l'intérieur.

C'est dans un total isolement du monde qu'après cette journée historique, Gdansk s'installe dans un calme trompeur. Le téléphone, les liaisons routières et ferroviaires ont été coupés. Le pouvoir a même veillé à faire occuper par les autres radios locales du pays la fréquence de celle de Gdansk, qui devient inaudible ailleurs. En dehors des autorités, personne, même dans le reste de la Pologne, ne sait ce qui se passe dans la cité hanséatique.

Cette même nuit, les dockers du port débrayent. Puis, le matin du 15 décembre, à l'heure de la prise de travail, entre 6 et 7 heures, la grève fait tâche d'huile : le chantier de réparation navale, la fabrique de meubles, la conserverie de poisson, un atelier de pelleterie, cessent le travail. Aux chantiers Lénine, dans la pénombre glacée, ils sont 3 000 à huer le Premier Secrétaire de la cellule du Parti et à réclamer la libération de leurs camarades arrêtés pendant la nuit. Dans les autres établissements en grève se tiennent également des meetings animés.

Il est à peine 7 heures lorsque les ouvriers des chantiers Lénine s'ébranlent vers la ville pour délivrer leurs camarades emprisonnés. Suivant les consignes lancées la veille, ils portent tous, outre la combinaison, le casque et les gants, se sont munis qui d'une barre de fer, qui d'un marteau, qui d'un autre outil ou d'une provision de boulons. Le climat est plus tendu que la veille : "tous se souvenaient des événements de lundi et nous voulions leur rendre coup pour coup" (179). Une petite unité de ZOMO qui les attend à la sortie du chantier tente en vain d'arrêter le flot avant de battre prudemment en retraite. En route vers le centre, celui-ci est grossi des apports des autres entreprises en grève, de passants, d'adolescents.

Débouchant peu après à proximité du comité de voïvodie du Parti, fermé, l'immense cortège marche sur le siège central de la Milice, tout proche, où ils pensent que leurs camarades sont détenus. Une première charge de la Milice est repoussée par une grêle de pavés, projectiles faciles à extraire et dont les rues de la ville abondent. Débordés, les miliciens se réfugient dans une aile du bâtiment, poursuivis par les manifestants qui investissent le rez-de-chaussée. Parmi eux, un jeune électricien des chantiers navals, Lech Walesa, 27 ans, entreprend de négocier la libération des détenus, mais ils sont enfermés ailleurs. Après quelques instants de calme, les échanges de grenades lacrymogènes et de pavés reprennent. Il n'est encore que 8 heures du matin. Une seconde journée de violence commence.

Dans la confusion de l'affrontement, des miliciens sont battus à coups de planches empruntées d'un chantier voisin (180). Un officier de la Milice abat d'un coup de pistolet un soudeur de 19 ans des chantiers Lénine. Il est aussitôt lynché par la foule furieuse. Ce sont les premiers morts, mais il y a déjà de nombreux blessés de part et d'autre, par les tirs tendus de grenades ou les jets de projectiles divers. Grâce à des renforts, les ZOMO parviennent à dégager le bâtiment de la Milice et l'incendie allumé par les manifestants peut être maîtrisé.

A une vingtaine de kilomètres de là, au nord, le port de Gdynia connaît, depuis 6 heures du matin, une agitation inhabituelle. Aux chantiers navals "Commune de Paris", la rumeur des événements de la veille est sur toutes les lèvres. Le scénario est le même qu'à Gdansk : refusant tout d'abord de prendre le travail, les ouvriers se prêtent à des conciliabules - infructueux - avec les directions des ateliers avant de se rassembler devant le siège de la direction du chantier, sous la lumière blafarde des lampadaires. Les mêmes mots d'ordre reviennent : retrait de la hausse des prix; "A bas Gomulka!", "Nous voulons du pain !". Comme à Gdansk, quelqu'un propose d'aller porter ces doléances devant le comité local du Parti.

Ils sont ainsi 1 500 à prendre peu après 7 heures le chemin du centre. Le lourd portail métallique, cadenassé, ne résiste pas longtemps et c'est presque en ordre serré, par colonnes compactes de 15 ou 16 que les ouvriers, vêtus eux aussi de combinaisons et de casques, un outil à la main pour certains, passent par les rues de Gdynia. En chantant l'"Internationale" et des hymnes patriotiques. D'autres entreprises du port ont également cessé le travail - le chantier de réparation navale, la conserverie de poisson et l'usine de mécanique Unimor - et leurs cortèges viennent se fondre dans celui des chantiers navals. Si bien qu'ils sont 5 000 en arrivant, peu après 9 heures, devant le siège du comité local du Parti.

A ce moment même, dans le bureau de Gomulka au Comité Central, à Varsovie, vient de s'ouvrir une réunion dramatique. Renonçant à convoquer le Bureau Politique, le Premier Secrétaire a réuni autour de lui son cercle de proches, Spychalski, Strzelecki

et Jaszczuk, ainsi que les dirigeants intéressés ès-qualités par les événements de Gdansk : Cyrankiewicz, le Premier Ministre, Moczar, chargé des questions de sécurité au secrétariat du Comité Central, les ministres de l'intérieur et de la défense, Switala et le général Jaruzelski, le général Pietrzak, commandant de la Milice et Kania, chef du département administratif du Comité Central, responsable de l'armée et de la police. De Gdansk, le général Korczynski a demandé en effet l'autorisation de faire usage des armes à feu pour réprimer l'émeute. Gomulka, qui ne voit pas d'alternative à la pacification du mouvement par la force, donne ses instructions : les coups de feu devront être d'abord tirés en l'air, puis devant les manifestants et, en dernière instance, dans les jambes (181). Personne n'élève d'objection. La décision est également prise de proclamer l'état d'exception dans la zone des troubles. Un couvre-feu est décrété. En fait, les conditions dans lesquelles l'usage de l'arme à feu est autorisé sont tout à fait imprécises : d'abord laissée à l'appréciation du chef de peloton, la décision sera ensuite confiée à chaque milicien ou soldat, en fonction des circonstances. Des unités spéciales de l'armée sont mises sur pied d'urgence dans différentes garnisons du nord de la Pologne.

A Gdansk, la situation revêt un caractère quasiment insurrectionnel. Chassés du siège central de la Milice, les manifestants se sont répartis en plusieurs groupes dans le centre de la ville où s'ouvrent de nouveaux foyers d'affrontements. Il n'est pas encore 9 heures et ils sont plus de 10 000, sans cesse renforcés par de nouveaux arrivants, surexcités par les charges de la Milice et indignés par la vue des premières victimes dans leurs rangs. Comme toujours, en de pareils cas, la brutalité appelle la brutalité, la violence justifie la violence : c'est l'escalade et la surenchère.

Les manifestants découvrent de nouvelles techniques de combat : les poids lourds de passage sont arrêtés, saisis et envoyés à pleine vitesse contre les rangées de miliciens par un ouvrier qui saute de la cabine au dernier moment. De même avec des tramways vides. Des armes confisquées aux policiers circulent de main en main. Des véhicules de la Milice flambent çà et là. Une épaisse colonne de fumée noire s'élève au-dessus de la gare, puis du siège des syndicats officiels, l'une et l'autre incendiés après avoir été saccagés. Des drapeaux bicolores - rouge et blanc, les couleurs de la Pologne - ont fait leur apparition, de même que des brassards.

C'est un peu une vision d'apocalypse que donne Gdansk en ce milieu de matinée : le vrombissement des hélicoptères qui surveillent en permanence les lieux se mêle au claquement des fusils lance-grenades, au crépitement des flammes, aux cris des blessés, à la clameur de la foule et au tintement du verre cassé. Le tout baignant dans un mélange glacé de fumée et de gaz lacrymogènes.

Mais c'est autour du comité de voïvodie que l'acte décisif de ce mardi va se jouer : vers 9 heures 30, les manifestants convergent vers l'imposante bâtisse du comité où

sont retranchées des unités de la police et de l'armée, avec la ferme intention de l'incendier malgré les menaces de tir proférées par un mégaphone.

Un groupe d'ouvriers forme une chaîne pour vider des bouteilles de vin saisies dans un magasin voisin et les remplir d'essence. D'autres amènent un tonneau de carburant d'une station d'essence proche. Des flacons de dissolvant et des boîtes de cirage à parquet sont jetées dans le bâtiment qui ne semble pas pressé de s'enflammer. Ce n'est qu'après qu'un groupe d'ouvriers a réussi à forcer la porte d'entrée que les flammes commencent à lécher les murs.

Les manifestants ne se répandent pas moins par les étages, défenestrant mobilier, tapis, téléviseurs et dossiers. Les portraits de Gomulka et de Lénine sont conspués par la foule avant de s'écraser sur le trottoir, sous les acclamations.

Cernés par le feu, quelques miliciens et soldats sortent du bâtiment, les armes au- dessus de la tête. Alors que les premiers sont emmenés en otages aux chantiers Lénine, les seconds, des appelés du contingent en général, peu aguerris, bénéficient en revanche de la sympathie des émeutiers. Le reste des forces présentes dans le bâtiment parviendra à se barricader dans une cour intérieure en attendant les secours. Pendant plusieurs heures, la lourde silhouette est la proie des flammes. Un symbole. "Ca brûlait très bien, c'était un spectacle magnifique", se souvient un des participants (182).

A Gdynia, entre-temps, les manifestants qui n'ont trouvé que le portier au comité local du Parti, s'acheminent calmement vers le "conseil populaire urbain" - la mairie - autre siège, plus théorique que réel, du pouvoir. Là, le président Marianski finit par sortir, mais tout dialogue direct est impossible, la foule est trop nombreuse. Il invite donc les manifestants, qui ont déjà spontanément constitué leur service d'ordre, à élire une délégation. Sept ouvriers sont rapidement désignés parmi les manifestants les plus actifs : Slodkowski pour les chantiers navals, Hulsz, un ouvrier de 21 ans, pour Unimor.

C'est dans le bâtiment municipal qu'ils vont rédiger, pendant une bonne partie de la matinée, la liste de leurs revendications : l'annulation de la hausse des prix, des salaires et des prestations sociales plus élevés, un resserrement de l'éventail des salaires entre ouvriers et "cols blancs". Marianski, qui n'est pas loin de prendre le parti des ouvriers, s'engage à transmettre ces demandes à Kociolek et signe même un protocole de la réunion où les grévistes apparaissent en interlocuteurs des autorités.

Hulsz vient au balcon en lire le texte. Un tonnerre d'applaudissements : "enfin quelqu'un nous avait pris au sérieux", se souvient Slodkowski (183). C'est encore Hulsz qui propose de poursuivre la grève jusqu'à ce que le pouvoir ait donné sa réponse et, en attendant, d'aller constituer un comité de grève inter-entreprises. Les manifestants s'acheminent donc vers l'usine Unimor où se tient, à l'extérieur, un nouveau meeting : les orateurs se succèdent sur une rampe qui tient lieu de tribune. Il y

a là un petit groupe d'étudiants de l'Ecole Polytechnique de Gdansk qui sont venus apporter leur soutien. Les grévistes les acclament : "Vive les étudiants". Le principe d'un comité de grève commun à toutes les entreprises est acquis et un siège lui est même trouvé : le centre culturel du port de Gdynia. Il ne reste plus qu'à élire les délégués : les ouvriers regagnent donc en début d'après-midi leurs entreprises respectives.

A Gdansk, les affrontements sont alors d'une violence soutenue, opposant quelque 15 à 20 000 manifestants à des milliers de policiers et militaires. Des véhicules de transport de troupes de l'armée, blindés et montés sur chenilles, font leur apparition et, franchissant sans encombre les barricades érigées avec des moyens de fortune, vont dégager le comité de voïvodie du Parti, qui brûle toujours.

Un des manifestants, qui tente d'arrêter un blindé, est - accidentellement semble-t-il

- écrasé devant la gare ferroviaire. Aussitôt bloqué par les émeutiers, l'engin et son équipage - des militaires - sont emmenés en otage aux chantiers Lénine. Les manifestants ont rapidement découvert le moyen d'immobiliser les blindés : il suffit d'introduire un épieu métallique dans la chenille. Plusieurs chars finissent ainsi en feu et un T-34 est même capturé.

Les témoins rapportent des scènes incongrues comme celles de ce groupe de miliciens déshabillés par les ouvriers, ou de cette dame d'une soixantaine d'années qui assomme un milicien à coups de pierre (184). Ou atroces, lorsqu'un garçonnet d'une dizaine d'années est bestialement écharpé par un policier qui sera ensuite lynché par la foule (185). Les actes de pillage et de vandalisme se poursuivent de plus belle avec la présence, inévitable en de telles circonstances, de hooligans et de provocateurs. Un embryon de service d'ordre des ouvriers tente en vain d'empêcher les débordements. Les affrontements se poursuivront jusqu'au soir, assortis de nombreuses arrestations.

Mais déjà en début d'après-midi, beaucoup d'ouvriers s'en sont retournés à leur entreprise pour organiser la suite des actions. Aux chantiers Lénine, c'est dans la confusion que les choses se mettent en place. Les "conseils de délégués" créés dès la veille par la direction des chantiers pour désamorcer la tension sont maintenant dépassés et récusés par les ouvriers qui y voient une tentative de saper le mouvement de l'intérieur. En élisant, par ateliers, leurs délégués, ceux-ci découvrent quelque chose de nouveau pour eux : la grève, qu'il faut organiser et gérer. C'est donc par tâtonnements, dans des discussions passionnées, et quelque peu stériles, que les grévistes s'installent, derrière leurs quelque 50 délégués, dans une occupation de facto des lieux, avec les inévitables problèmes d'intendance que posent le ravitaillement de plusieurs milliers de personnes.

Du côté du pouvoir, une nouvelle réunion est convoquée en début d'après-midi, à Varsovie, autour de Gomulka, avec les participants du matin. Il est décidé de fusionner

les deux centres de décision de Gdansk en un état-major de crise unique placé sous l'autorité des trois membres du Bureau Politique présents - Kliszko, Loga-Sowinski et Kociolek - et des hauts responsables de l'armée et de la police.

La radio et la télévision multiplient les communiqués sur l'état d'exception et le couvre-feu, en vigueur de 18 heures à 5 heures, et véhiculent les dénonciations des "agissements anti-socialistes" des "ennemis de classe et impérialistes occidentaux". On va jusqu'à mettre en cause les "autochtones" - Polonais d'origine allemande - qui seraient manipulés par les "révisionnistes" de RFA (186).

Un peu plus tard dans la soirée, Kociolek apparaît à la télévision et prononce un discours très dur retransmis également par la radio : les émeutiers ne sont que des "bandes" qui empêchent l'accès des pompiers et les secours aux blessés et il n'y a, parmi les manifestants interpellés, que des repris de justice. Il écarte toute idée de satisfaction des revendications. Après avoir justifié l'emploi de la Milice et de l'armée, il donne un premier bilan des affrontements de la journée : 5 morts et 33 blessés graves (187).

Ces messages et informations ne reçoivent qu'une diffusion locale ; le reste de la Pologne continue d'ignorer ce qui se passe à Gdansk. Et c'est presque par hasard que, peu avant minuit, ce mardi 15 décembre, un employé du service des écoutes de Radio- Europe Libre, à Munich, entend, répétées par la radio de Gdansk, les consignes de couvre-feu (188). L'isolement est rompu.

A Gdansk, vers 22 heures, les trois membres du Bureau Politique réunissent les responsables locaux du Parti et de l'administration. Kliszko ne mâche pas ses mots à leur adresse : "Pourquoi en est-on venu à des manifestations à Gdansk seulement et nulle part ailleurs ? Vous êtes dans un tel état d'esprit que vous ne le comprenez pas vous-mêmes. La cause essentielle de ce qui s'est passé est en vous, car vous n'êtes vous-mêmes pas convaincus de la nécessité de la hausse des prix. C'est demain au plus tard que devront être liquidés les troubles et rétabli l'ordre". Le "numéro deux" du Parti écarte d'entrée toute concession sur la hausse des prix avant de donner son analyse des événements : "nous avons affaire à une contre-révolution (...) qu'il faut mater par la force. Même s'il faut que périssent 300 ouvriers, la rébellion sera écrasée" (189).

Et Kliszko d'ordonner que pendant la nuit le chantier Lénine soit isolé de la ville : l'idée de faire pénétrer les forces de l'ordre dans le chantier même est finalement écartée et c'est donc à l'extérieur des grilles que l'armée et la police prennent position, tandis que les arrestations des "meneurs" supposés se poursuivent dans les appartements.

A Gdynia, la trentaine de délégués du comité de grève inter-entreprises réunis depuis la fin de l'après-midi dans le centre culturel du port continuent de rédiger des appels aux entreprises non encore en grève, de mettre la dernière main à leurs

revendications. Le président de la municipalité, Marianski, est même venu bavarder avec eux pendant la soirée et c'est lui qui a fourni l'indispensable machine à écrire. C'est là d'ailleurs que s'achèvera la carrière de cet homme à qui ses sympathies pour le mouvement ouvrier vaudront d'abord l'internement puis le limogeage.

Il est minuit pile lorsqu'un grondement annonce l'arrivée d'un convoi de véhicules de la Milice. Quelques secondes plus tard, défonçant la porte - ouverte - du local, les policiers font irruption dans la salle de réunion. Les présents sont disposés face au mur, les mains en l'air, fouillés, battus, enchaînés deux par deux à l'aide de menottes puis emmenés aussitôt dans une prison à Wejherowo, à une cinquantaine de kilomètres de Gdansk. Le même sort est réservé aux membres du comité de grève qui étaient rentrés se coucher et aux ouvriers les plus actifs, qui sont arrêtés à leurs domiciles pendant la nuit.

Plus inquiétant pour le pouvoir, le mouvement a commencé à s'étendre hors de la conurbation Gdansk-Gdynia et atteint, les rumeurs aidant, la ville d'Elblag, à une soixantaine de kilomètres au sud-est de Gdansk. Dès 14 heures, ce mardi 15 décembre, l'équipe montante de l'usine "Metal" a cessé le travail et une agitation suspecte a été décelée autour du comité local du Parti en début de soirée. Ce n'est que vers 22 heures que des bouteilles d'essence sont jetées dans le bâtiment ; mais l'incendie qui se déclare est maîtrisé.

Tandis qu'aux chantiers Lénine les ouvriers dorment sur des couches de fortune ou montent la garde, l'armée et la Milice déploient un dispositif serré d'unités militaires équipées d'engins blindés de transport, de chars et d'armes légères. Elles prennent position aux carrefours importants de la ville, autour des bâtiments publics. Le périmètre du chantier est enserré dans un "cordon sanitaire", renforcé devant les portails de sortie.

Vers 4 heures du matin, ce mercredi 16 décembre, alors que les premières unités s'installent, c'est l'alerte au chantier : discussions, conciliabules, observation. A 7 heures, ils sont 5 000 réunis devant le siège de la direction, pour un nouveau meeting, et demandent qu'une réponse soit enfin donnée à leurs revendications. Avec les militaires postés à l'extérieur, une guerre psychologique s'est engagée par haut-parleurs interposés; par le réseau intérieur du chantier, les grévistes lancent à la troupe des appels à se solidariser avec leurs "frères ouvriers". Pour éviter que les soldats, des appelés pour l'essentiel, fraternisent avec eux, les cadres leur ont fait croire qu'ils allaient pacifier des Allemands qui s'agitaient (190) ou des hooligans et leur ont interdit de parler à aucun civil. Les militaires, eux aussi équipés de mégaphones, répliquent par des appels à cesser la grève et à se désolidariser des "fauteurs de trouble".

Vers 8 heures, quelques centaines d'ouvriers tentent une sortie par le portail n° 2 du chantier, verrouillé, à une vingtaine de mètres, par un épais cordon de militaires en armes. Voulaient-ils parlementer avec les soldats, évacuer le chantier ou encore, comme le prétendra le pouvoir par la suite, attaquer l'armée avec des barres de fer ? Toujours est-il qu'une salve est tirée à l'arme automatique. Avec ou sans sommation ? Là aussi les versions diffèrent. Les ouvriers se retirent dans une bousculade. On relève 2 morts et 11 blessés.

Dans le chantier, c'est la consternation. Les portails sont refermés et les drapeaux, revêtus d'un crêpe noir, sont amenés. Une ouvrière dont le fils est sous les drapeaux lance par les haut-parleurs un appel pathétique aux soldats massés à l'extérieur : "nous vous avons donné des armes pour nous défendre et c'est sur nous que vous tirez" (191). Un nouveau meeting se forme, toujours devant le bâtiment de la direction, pour décider de la suite à donner à l'action. Une minute de silence est observée à la mémoire des ouvriers tués. Après quelques heures de discussion, un nouveau comité de grève est formé, dont sont écartés les délégués désignés la veille, soupçonnés de liens avec la direction et le Parti. Walesa est membre du presidium mais c'est un autre ouvrier, Jarosz, qui est nommé président. Ce comité consacre la situation de fait en proclamant aussitôt une grève sur le tas de 24 heures. Un service d'ordre est également constitué avec quelques centaines d'ouvriers chargés de surveiller, autour de leurs ateliers respectifs, le chantier pour prévenir toute provocation.

A Gdynia, les ouvriers qui arrivent le matin aux chantiers "Commune de Paris" remarquent les concentrations de forces de l'armée et de la Milice qui ont pris position à proximité. Ils apprennent aussi la nouvelle de l'arrestation pendant la nuit de leurs camarades du comité de grève inter-entreprises. C'est l'émoi et l'indignation : ils comprennent d'autant plus mal le traitement qui leur est réservé qu'aucune déprédation, aucun acte de pillage, aucun incendie ne se sont produits la veille à Gdynia. La grève est spontanément reconduite. Des tracts appelant à la libération des ouvriers emprisonnés sont distribués.

Telle est, avec l'évacuation des forces armées, la revendication la plus souvent répétée au meeting que 4 000 grévistes tiennent pendant la matinée, également devant le siège de la direction. Le directeur du chantier, Tyminski, accepte, malgré le climat de tension, de venir dialoguer, mais leur demande de désigner une délégation. Bien qu'échaudés par l'expérience de la veille, les ouvriers élisent une quinzaine de délégués qui exigent, en préalable à toute négociation, l'élargissement des camarades détenus. Un ultimatum est d'abord fixé à 13 heures 30, puis repoussé à 14 heures.

La direction du chantier se déclarant impuissante à satisfaire une telle revendication, une partie des délégués partent, accompagnés de Tyminski et du Premier Secrétaire de la cellule du Parti du chantier, Porzycki, poursuivre les entretiens

à l'état-major de la Marine, responsable des opérations de sécurité, puis au siège de la municipalité avec les responsables locaux du Parti. Le reste de la direction du chantier demeure avec les ouvriers, pratiquement retenue en otage.

Comme la veille, des débrayages ont lieu dans des entreprises d'Elblag, de Tczew et de Pruszcz, tandis que le mouvement s'étend à Slupsk, à une centaine de kilomètres à l'ouest de Gdynia. A Gdansk, la grève prend de l'ampleur aux ateliers de réparation ferroviaire, au port et à l'usine Unimor, où des meetings sont convoqués pendant la matinée. Quant aux chantiers nord et aux chantiers de réparation navale, la grève touche, ce mercredi 16 décembre, la quasi-totalité des effectifs. Ils élisent, eux aussi, en début d'après-midi, des comités de grève et occupent les lieux, avec la ferme intention de ne reprendre le travail qu'une fois leurs revendications satisfaites. Un embryon de coordination est même établi avec le chantier Lénine, par des groupes d'ouvriers qui parviennent, malgré le blocus de celui-ci, à maintenir la liaison.

Là-bas c'est la fébrilité : les réunions se succèdent et les revendications sont mises sur le papier. Le comité de grève en collecte près de 2 000 qui vont des exigences syndicales les plus classiques (relèvement des salaires, partage plus équitable du revenu, dissolution des syndicats officiels, droit de grève et de manifestation) jusqu'aux mots d'ordre les plus politiques (démission de Cyrankiewicz, Kociolek et Moczar, éviction de la "bourgeoisie rouge", arrêt de toutes fournitures au Vietnam, etc.) (192).

Mais derrière cette agitation perce le découragement. Le siège du chantier empêchant les livraisons de vivres, le ravitaillement commence à faire défaut ; quelques habitants parviennent certes à introduire des provisions (193), mais il y a plusieurs milliers de bouches à nourrir. Par ailleurs, la propagande des autorités, diffusée par les mégaphones et les tracts jetés d'hélicoptères, commence à produire leurs premiers effets, de même que les efforts de la direction - toujours présente dans l'entreprise - pour briser la cohésion des ouvriers. Nombre de femmes et les ouvriers les plus âgés commencent à quitter le chantier.

Les autorités restent intraitables : reçue dans la soirée par les responsables locaux du Parti, une délégation du chantier de réparation se heurte à une fin de non-recevoir de ses revendications, pourtant révisées à la baisse. "Nous n'avons obtenu d'accord avec personne. Nos revendications n'intéressaient personne", soupire après-coup un des grévistes (194).

A Gdynia, les délégués des ouvriers se heurtent à la même inflexibilité et ils reviennent peu après 14 heures les mains vides au chantier, où leur absence prolongée a fait renaître la tension. Aucun des membres du comité de grève arrêtés la veille n'a été libéré et les grévistes doivent se contenter de très vagues engagements de la direction de s'efforcer d'obtenir leur libération et de ne rendre compte de ces efforts

que le lendemain jeudi à 7 heures. Là aussi le découragement s'installe : les grévistes décident eux-mêmes de se séparer et de regagner leur domicile.

Sentant fléchir la détermination du mouvement, le pouvoir fait monter la pression d'un cran. Kliszko donne personnellement instruction, dans l'après-midi, de faire bloquer par l'armée et la Milice tous les accès du chantier "Commune de Paris", mais refuse de rendre cette décision publique. C'est également sur les consignes du pouvoir que l'administration de la construction navale, qui fédère tous les chantiers de la région décide de les fermer jusqu'à nouvel ordre.

La direction du chantier de Gdynia prend le soir même toutes les dispositions pour informer les ouvriers de ce lock-out : envoi d'estafettes dans les cités ouvrières, appels téléphoniques, annonce de la fermeture par haut-parleurs le lendemain matin dans la gare ferroviaire qui dessert le chantier. Mais curieusement, ses efforts pour obtenir qu'un communiqué soit diffusé dans la soirée encore par la radio et à la télévision locale se heurtent à un refus des autorités (195).

A 20 heures, Kociolek apparaît à nouveau à la télévision. Reprenant ses arguments de la veille, il repousse une fois de plus les revendications "démagogiques et irresponsables" des ouvriers et va jusqu'à leur reprocher la médiocre qualité et la faible productivité de leur travail, malgré les salaires plus élevés et en progression plus rapide qu'ailleurs. En conclusion, l'ancien Premier Secrétaire régional du Parti regrette que son appel de la veille n'ait pas été entendu dans certaines entreprises, notamment aux chantiers navals de Gdansk et de Gdynia, où les équipes du matin n'ont pas repris le travail : les autorités ont donc décidé de suspendre le travail de l'équipe de l'après-midi. Mais il ne fait mention ni du lock-out généralisé, ni, surtout, du blocage du chantier de Gdynia. Et Kociolek de lancer, in fine : "je renouvelle, ouvriers de chantier, l'appel qui vous a été adressé : reprenez le travail normalement. Toutes les conditions sont réunies" (196).

Ignorant les derniers développements du conflit à Gdansk et Gdynia, d'autres villes de la région ont été gagnées par la contagion. A Elblag, ainsi, des affrontements sérieux ont eu lieu en fin d'après-midi entre la Milice et des manifestants. Une foule de plusieurs centaines de personnes s'est rassemblée devant le siège local du Parti, tentant de l'incendier, mais elle est dispersée par les charges de la Milice. Une cinquantaine de magasins ont été saccagés. A Slupsk, c'est le bâtiment de la municipalité que les manifestants tentent d'incendier.

A Gdansk, où la crise semble toucher à sa fin, la guerre psychologique se poursuit. Le pouvoir, auquel la direction sert de porte-parole dans le chantier Lénine, menace de bombarder et de donner l'assaut au chantier si la grève ne cesse pas. L'armée, annonce Zaczek, le directeur, donne 4 heures aux grévistes pour évacuer les lieux. Les revendications seront examinées plus tard ; pour l'instant il faut cesser la grève. Et de

garantir la libre sortie des ouvriers malgré le couvre-feu. Des pressions analogues sont exercées sur les grévistes du chantier nord et du chantier de réparation navale.

Au chantier Lénine, c'est le désarroi. Certains tentent d'alerter le monde extérieur avec les appareils radios montés sur les bateaux. Mais à l'issue de débats intenses qui se prolongent une bonne partie de la nuit, le comité de grève décide, pour ne pas verser davantage de sang, de mettre fin au mouvement.

Les ouvriers quittent le chantier en deux vagues : quelque 3 000 vers 3 heures du matin, le jeudi 17 décembre, les autres à 6 heures. Une scène dont se souvient une ouvrière, Anna Walentynowicz : "nous sortions du chantier la tête baissée. Nous avions l'impression que nous partions en captivité" (197). Cette image revient souvent dans les témoignages des grévistes. Dans les deux autres chantiers, la grève prend également fin. Comme à Gdynia, l'armée et la police les investissent aussitôt.

A ce moment même, à Gdynia, une tragédie est en train de se nouer. Il est près de 5 heures 30 lorsque les premiers trains déversent leurs centaines d'ouvriers à la gare de Gdynia-Chantiers. Ils ignorent tout de la fermeture des chantiers navals "Commune de Paris" et suivent, faute d'autres instructions, l'appel à la reprise du travail lancé la veille à la télévision par Kociolek. Ils quittent les quais par une passerelle métallique disposée au-dessus des voies et, obliquant vers l'entrée du chantier, se trouvent nez à nez avec un impressionnant déploiement de chars et de véhicules blindés de l'armée et de la Milice.

Les canons sont pointés vers la gare et un puissant mégaphone informe les arrivants que les chantiers sont fermés et les exhorte à rentrer chez eux. Parmi les ouvriers, c'est la confusion. Certains croient à une provocation. La foule devient de plus en plus nombreuse : toutes les six minutes arrive un train de Gdansk et toutes les douze minutes un train de la direction opposée, Wejherowo, déposant à chaque fois des centaines d'ouvriers (198). "Les quais étaient noirs de monde" (199) se souvient un témoin. Ceux qui font face aux forces de l'ordre ne peuvent plus reculer.

Soudain, à 5 heures 55, un éclair déchire la nuit : un des chars a tiré un coup de semonce suivi d'une salve d'avertissement à l'arme automatique. La foule recule, mais la retraite est coupée vers la gare engorgée. Les salves suivantes sont tirées non plus en l'air, mais vers le bas. Les balles ricochent sur les pavés et vont faucher les ouvriers.

Un cauchemar commence. Une femme enceinte s'effondre, blessée, une partie du visage emportée. Un jeune ouvrier se rappelle un éclair "comme un feu froid" sur un poteau métallique : un instant, il aperçoit à côté de lui "une femme de 40 ans environ, qui reçut les éclats. Après le tir, il y eut un cri, puis elle tomba (...). Elle vivait encore, mais son aspect était effroyable, le visage était massacré, on ne voyait ni le nez ni les yeux, il ne restait que des lambeaux". Un peu plus loin, c'est "un homme en col roulé vert qui avait une blessure dans la région du coeur. Le sang giclait comme d'un robinet

(...) c'était horrible" (200). "On n'entendait pas seulement des coups de feu", se souvient un autre témoin, "mais aussi des appels au secours inhumains, désespérés" (201). Cette première fusillade laisse quatre tués et de nombreux blessés que les manifestants confient à des taxis et des voitures particulières de passage.

Dans les rangs ouvriers dominent le stupeur et la colère. On ne comprend pas ce qui s'est passé, pourquoi ce massacre. Après un premier repli, ils ripostent avec des pierres, mais la partie est trop inégale, d'autant plus que les hélicoptères se joignent à l'attaque, tirant des grenades lacrymogènes et fumigènes sur la foule.

A 6 heures 45, le trafic ferroviaire est interrompu, mettant un terme à l'afflux de nouveaux arrivants. Dans la pénombre du point du jour, sous un ciel invariablement gris, ils sont des milliers à se diriger en cortège vers le centre de la ville. A l'approche de l'office municipal, ils sont dispersés par une nouvelle charge de la Milice.

Mais toute la ville, alertée par les coups de feu est maintenant en ébullition : des groupes se forment en plusieurs endroits, fusionnent, se défont et se reforment ailleurs. De très nombreux jeunes, collégiens et apprentis ont rejoint les manifestants, occupant souvent les premiers rangs dans les escarmouches avec les forces de l'ordre.

Vers 9 heures, de nouveaux affrontements ont lieu à proximité de la gare de Gdynia-Chantiers, suivis de la formation de deux cortèges qui marchent en parallèle vers le centre de la ville. L'un d'entre eux entre dans la légende, conduit par un catafalque de fortune - une porte arrachée - sur lequel six jeunes gens portent le corps d'un lycéen tué, une croix dressée entre les genoux. Quelques mètres devant, deux manifestants tiennent un drapeau maculé du sang de la victime. Impressionnants de dignité, la tête découverte en signe de deuil, ils sont 2 000 d'abord, rejoints par des milliers d'autres pendant qu'ils s'avancent d'un pas lent vers le centre. Scandant "assassins", "du pain", chantant l'hymne national et l'"Internationale", sous les attaques incessantes des hélicoptères, ils marchent vers l'office municipal où les attend une nouvelle attaque de la Milice. "Ceux qui portaient le catafalque le déposèrent par terre et s'enfuirent. Dans la rue désertée, il ne resta plus que la dépouille et la porte. Ainsi s'acheva le cortège" (202).

Les affrontements se poursuivent toute la matinée, en plusieurs endroits différents, avant tout au voisinage de l'office municipal vers lequel convergent les manifestants. Dans une atmosphère rendue quasiment irrespirable par les grenades fumigènes et lacrymogènes, les charges et contre-attaques se succèdent, pavés et cocktails Molotov contre boucliers, matraques, grenades et armes automatiques. Dans les rues, la Milice procède à des rafles, arrêtant indifféremment manifestants et passants qui subissent des bastonnades, passages à tabac et tortures sadiques. Certains en resteront infirmes à vie, d'autres succomberont aux coups reçus.

Ce n'est qu'en début d'après-midi que les forces de l'ordre reprennent peu à peu le contrôle de la situation. Le bilan officiel est alors de 17 morts. Le couvre-feu est avancé de 18 à 17 heures. L'armée, la Milice patrouillent en maîtres dans les rues de Gdynia.

Les circonstances de cet affrontement, le plus sanglant des événements de la Baltique, nourriront plus tard le débat sur la responsabilité du drame : ceux qui ont pu donner l'ordre de tirer sur les ouvriers, qu'il s'agisse de Kociolek ou du vice-président de la défense Korczynski, rattachés l'un et l'autre à la clientèle politique de Moczar, avaient de bonnes raisons de faire franchir ce point de non-retour à celui qui porterait le chapeau en dernier ressort, Gomulka.

A quelques centaines de kilomètres à l'ouest, le troisième grand port de la Pologne, Szczecin, est lui aussi saisi par la fièvre. Informés dès le début par les rumeurs des événements de Gdansk, les ouvriers des chantiers navals Adolf Warski se joignent au mouvement; les discussions dans les ateliers sont animées et le Parti en appelle, dans des réunions convoquées à la hâte, aux militants pour qu'ils désamorcent la tension croissante. Des détachements de Milice sont amenés en renfort. L'atelier de peinture du chantier est le premier à se mettre en grève, dès 6 heures ce jeudi matin 17 décembre, suivi, un à un, par les autres ateliers. Le même scénario qu'à Gdansk et à Gdynia se répète : les ouvriers se rassemblent par milliers devant le siège de la direction du chantier, exigeant de parler au directeur, au secrétaire du Parti ou au responsable des syndicats. Les deux premiers finissent par apparaître, mais leurs appels à la reprise du travail et mises en garde sont hués. Le secrétaire est pris de malaise et s'évanouit. Déçus de n'être pas écoutés, 2 à 3 000 ouvriers s'acheminent vers 10 heures en direction du comité de voïvodie du Parti, où ils entendent demander des comptes au Premier Secrétaire Walaszek. En chantant l'hymne national et en scandant : "Szczecin avec Gdansk".

A l'approche du siège du Parti, un dispositif de policiers, casqués, armés de boucliers et matraques leur barre la route. Dans les charges et les gaz lacrymogènes, le cortège est scindé en plusieurs groupes qui, harcelés par la Milice, refluent vers le chantier Warski ou d'autres usines. A nouveau se répètent les scènes de Gdansk : voitures renversées et en feu, volées de pierres et de pavés, attaques des policiers et contre-attaques des manifestants. Au fil de la matinée, les rangs de ces derniers se gonflent. Après avoir reçu le renfort de 1 500 ouvriers d'une usine de matériel de bâtiment, le groupe qui s'était replié sur le chantier se découvre une nouvelle pugnacité et revient sur le comité. D'autres manifestants affluent de partout : les ouvriers du chantier de réparation navale, ceux du port qui, coupés de la ville par un pont mobile relevé, traversent l'Oder dans des embarcations de fortune ou en empruntant un pont ferroviaire (203).

Vers 13 heures, ils sont une dizaine de milliers, peut-être davantage même, ouvriers, jeunes et badauds, à entourer le siège du comité régional du Parti, débordant, par leur masse, le cordon policier. Sous les projectiles de fortune, les vitres volent en éclats les premières. Puis, ayant forcé la porte du bâtiment déserté par ses occupants, les manifestants le mettent à sac, jetant par les fenêtres mobilier, tapis, coffres-forts, dossiers, bouteilles d'alcool, portraits de Gomulka et même des édredons qui vont alimenter des feux de joie allumés sur le trottoir.

Après quoi, la bâtisse est elle-même livrée aux flammes. Entre-temps, des blindés de transport de l'armée ont pris position aux abords du comité mais, faute d'instructions semble-t-il, la troupe n'intervient pas. Les manifestants bavardent avec les soldats, qui assistent placides à l'incendie (204) que les pompiers sont empêchés par la foule de venir éteindre. Au même moment les premiers magasins commencent à être saccagés et pillés, probablement à l'instigation de provocateurs (205).

Lorsque le bruit court que des ouvriers arrêtés sont détenus au siège central de la Milice, les émeutiers s'y rendent avec l'intention de les libérer. Mais le bâtiment est gardé par des blindés et littéralement barricadé. Aux premiers rangs des manifestants, de très jeunes ouvriers, des collégiens qui affectent d'ignorer le danger : "ils montaient sur les blindés et criaient des slogans" se souvient un témoin (206). Une charge de miliciens pour dégager la place est repoussée et leurs boucliers sont conservés en trophée.

Un peu plus tard, des chars viennent, dans un grondement assourdissant de chenilles, porter renfort aux engins blindés de transport, mais ne parviennent pas à impressionner les jeunes émeutiers : ceux-ci grimpent aussitôt sur les chars où ils "continuent de gesticuler" même après que l'un d'eux eut tiré un coup de semonce (207). "En s'approchant du siège de la Milice", se rappelle un soldat impliqué dans les opérations, "on entendait un roulement, comme si on allait à la mer" (208).

Il fait déjà nuit lorsque, vers 17 heures, un groupe de manifestants s'empare d'une chaloupe déposée dans un jardin d'enfants voisin et s'en sert comme bélier pour forcer l'entrée du bâtiment. C'est à ce moment que depuis les fenêtres de celui-ci sont tirés les premiers coups à l'arme automatique, d'abord en l'air puis dans la foule. Des manifestants tombent, blessés ou tués.

Les autres se dispersent dans la ville, incendiant au passage quelques édifices publics, le Parquet, le siège des syndicats, des dépendances de la Milice et de l'office municipal et même la villa du Premier Secrétaire Walaszek. Mais les sinistres sont rapidement maîtrisés. Les pillages se poursuivent et la police laisse faire. Le couvre- feu en vigueur à 18 heures livre la ville aux policiers qui continuent rafles et arrestations.

L'ébullition a gagné d'autres cités. A Elblag, où ont déjà eu lieu des troubles, une foule de 2 500 personnes attaque dans l'après-midi le siège local du Parti, préservé par l'intervention de l'armée et de la Milice. A Walbrzych, dans le sud-ouest de la Pologne, c'est également au comité du Parti que s'en prennent des groupes de jeunes, de même qu'à Slupsk, où le centre de formation de la Milice est dévasté par un incendie.

L'ampleur des événements est maintenant connue en Pologne, même si le nombre de victimes ne l'est pas. Rompant le silence officiel, la presse du 17 décembre a publié un bref communiqué illustré de la photographie d'un magasin saccagé : "mettant à profit la situation qui s'est créée parmi le personnel des chantiers navals de Gdansk, des éléments aventuriers et des hooligans qui n'ont rien à voir avec la classe ouvrière ont dévasté et incendié quelques bâtiments publics et pillé quelques dizaines de magasins. Des meurtres ont été commis sur des agents de l'ordre public appelés à intervenir" (209). Habitués à lire entre les lignes, les Polonais comprennent qu'un drame s'est produit.

Le soir même, à 19 heures 30, la radio et la télévision rendent publique l'ordonnance du conseil des ministres autorisant les forces de l'ordre à faire usage des armes à feux et qui a déjà entraîné, alors, des morts d'hommes par dizaines. Puis c'est le Premier Ministre lui-même, Cyrankiewicz, qui apparaît à la télévision, justifiant cette grave décision par la nécessité de lutter contre les incendies, les pillages et les "actions des éléments anarchistes et criminels, des hooligans, des ennemis de la Pologne et du socialisme" qu'ont favorisés les grévistes.

Sans repousser l'idée même d'une discussion avec les ouvriers, Cyrankiewicz exclut toutefois qu'elle puisse se dérouler sous la pression d'une grève et estime qu'elle doit avant tout servir à expliquer la politique du Parti. Et le Premier Ministre de renchérir sur la nécessité absolue des hausses de prix, opposant une fin de non-recevoir ferme à la revendication initiale des ouvriers.

A Szczecin, pendant la nuit, les blindés prennent position à tous les points stratégiques de la ville qui, après Gdansk puis Gdynia, est en train de devenir le foyer de la révolte. Les ouvriers qui se présentent le vendredi 18 décembre devant le chantier Warski le trouvent assiégé par les chars, le canon pointé vers le portail ouvert. Les discussions tendues dans les ateliers s'achèvent par un meeting de plusieurs milliers d'ouvriers devant le bâtiment de la direction, à proximité du portail précisément, et donc des forces armées.

Des heurts entre ouvriers et militaires dégénèrent. Les premiers coups de feu claquent. On relève deux morts et plusieurs blessés. En une scène insolite, une délégation d'ouvriers s'avance, mains en l'air, pour parlementer avec un officier de la Milice (210). Les blindés s'éloignent et prennent position un peu plus loin. Il est 10

heures du matin. En ville, les unités de la Milice s'en prennent, à coups de matraque et de grenades lacrymogènes, à des petits groupes de manifestants.

Au chantier Warski, où les ouvriers se sont repliés, le débat tourne autour d'une question simple : que faire maintenant ? Les plus jeunes, qui veulent sortir du chantier et faire le coup de poing, sont raisonnés par leurs aînés. On restera sur place et on fera la grève sur le tas. Par ateliers, les ouvriers - près de 10 000 - élisent des "troïkas" de délégués qui ensemble désignent un comité de grève de 10 personnes, dont plusieurs, à commencer par le président, un technicien d'une trentaine d'années, Dopierala, sont membres du Parti.

D'autres grandes entreprises de Szczecin, comme le chantier de réparation navale ou une fabrique de matériel de bâtiment, forment également leur comité de grève. Mais c'est le chantier Warski, où vont et viennent délégations et émissaires, qui assure la coordination. Durant l'après-midi on s'organise : des milices ouvrières sont constituées, un circuit de ravitaillement mis sur pied, avec l'aide de la population, des instructions diffusées par les haut-parleurs. Le soir, les comités de grève des deux chantiers établissent une liste de vingt et une revendications qu'ils veulent strictement apolitiques

: création de syndicats indépendants, retrait de la hausse des prix, hausse des salaires de 30 %, libération des ouvriers arrêtés et sanction des responsables de la répression, dialogue avec le pouvoir central, etc.

A la tombée de la nuit, l'alerte est donnée : cinq bâtiments de guerre ont fait leur apparition sur l'Oder devant les chantiers. Les ouvriers allument les projecteurs pour en surveiller les mouvements, mais il ne s'agit que d'une manoeuvre d'intimidation. Comme à Gdansk, ils redoutent un assaut nocturne du chantier.

Dans la ville même, des affrontements sporadiques se sont poursuivis pendant toute la journée. Vers le soir, des manifestants tentent d'attaquer la prison et le Parquet, où ils pensent que sont détenus leurs camarades, mais ils sont dispersés à coups de feu. Un calme apparent se rétablit après 18 heures, l'heure du couvre-feu. Le bilan officiel de ces deux journées, s'élève pour la seule ville de Szczecin, à 16 morts, plus de 200 blessés, 76 magasins pillés et 500 arrestations (211). Un régime d'exception instaure le 18 décembre une procédure de flagrant délit.

Gdansk et Gdynia, pour leur part, sont pratiquement villes mortes, quadrillées par l'armée et la police. Les chantiers navals sont partout fermés, les ports en grève : un décret gouvernemental réquisitionne les employés des ports, exposant les grévistes aux peines prévues par le code militaire pour désertion.

A Elblag, en revanche, les troubles se poursuivent pour la troisième journée consécutive. Les principales entreprises sont en grève et les manifestants occupent la rue, qui tentent à nouveau d'incendier le siège du Parti. Des magasins sont pillés. Vers

15 heures, ce vendredi après-midi du 18 décembre, l'armée investit la ville. Les forces de l'ordre tirent sur la foule : le bilan officiel est d'un mort et 3 blessés.

Des grèves éclatent également dans plusieurs grandes entreprises de Varsovie. Le nombre d'établissements en grève dans le pays est maintenant d'une centaine (212). Des manifestations de rue ont lieu à Cracovie (213), jusque-là calme, et à Walbrzych.

Il devient clair que la répression, même si elle permet de réduire - dans le sang - la protestation ouvrière, ne suffit pas à contenir la contagion. Si tous les membres du Bureau Politique se sont au début prononcés en faveur de la méthode forte, ils sont une majorité, le soir du 18 décembre, à préférer une solution politique à l'"écrasement par la force de la contre-révolution", qui reste la thèse de Gomulka. C'est cependant d'un "second cercle", plus modeste, que provient l'offensive, avec la réunion, vendredi 18 décembre, d'un petit groupe dans le bureau du ministre de la défense : outre le général Jaruzelski, on trouve là Jozef Tejchma, membre du Bureau Politique et secrétaire du Comité Central, Stanislaw Kania, l'apparatchik qui occupe le poste-clef de chef du Département Administratif du Comité Central, Edward Babiuch, le chef du Département de l'Organisation du CC et Szlachcic, vice-ministre de l'intérieur. Alertés et mis en garde par leurs correspondants soviétiques, ils pensent que la seule issue au conflit est le départ de Gomulka et son remplacement par Gierek. Kania et Szlachcic, un partisan de Moczar lié également au Premier Secrétaire de Silésie, sont dépêchés le soir même à Katowice pour recueillir l'assentiment de l'intéressé. Celui-ci donne son accord à condition que la succession s'opère dans le respect des formes, à savoir que Gomulka démissionne de ses fonctions. Ce soir même, vers 21 heures, le Premier Secrétaire, à peine rentré de son bureau, est appelé au téléphone par l'ambassadeur d'URSS, Aristov, qui a instruction de lui remettre séance tenante une lettre de la direction soviétique au Bureau Politique du Parti polonais. Epuisé, Gomulka propose de reporter cette formalité au lendemain. Mais l'ambassadeur insiste et ils conviennent que la lettre sera remise le soir même à Cyrankiewicz (214).

Le lendemain, samedi 19 décembre, le Bureau Politique est convoqué, pour la première fois depuis le début des événements. Avant la réunion, le matin, Jozef Tejchma, membre du Bureau et secrétaire du Comité Central, demande à s'entretenir en tête-à-tête avec Gomulka : "si vous voulez sauver la face", lui assure-t-il, "vous devriez démissionner de vos fonctions de Premier Secrétaire" (215). L'appareil, explique Tejchma, est contre lui et la situation dans le pays est explosive. La direction soviétique en est très préoccupée et le Bureau Politique du PCUS l'aurait évoquée à plusieurs reprises les jours précédents, selon des confidences du ministre soviétique de la défense, le maréchal Gretchko, aux chefs militaires polonais. En cas de guerre civile en Pologne, Moscou - tout occupée alors par la "détente" avec l'Ouest - n'a aucunement l'intention de faire intervenir ses forces armées. La seule solution, conclut Tejchma, est

un changement d'équipe à la tête du Parti. Gomulka résiste mollement : compte tenu de sa santé déclinante, il avait déjà songé, répond-il, à abandonner, mais le faire dans les circonstances actuelles, sous la pression de la rue, ne pourrait qu'affaiblir l'autorité du Parti dans la classe ouvrière et dans le pays.

Les choses deviennent plus claires encore lorsque Tejchma parti, Cyrankiewicz vient lui apporter la lettre de la direction soviétique. Celle-ci, dont la teneur exacte n'a jamais été divulguée, est très critique de la démarche suivie jusqu'à présent et recommande au "Parti-frère" polonais de rechercher une solution politique à la crise. Il ne s'agit pas de la réponse à une demande d'aide émanant de Gomulka, comme l'affirmera en 1973 un document apocryphe qui lui est attribué. Le message n'en est pas moins cependant un véritable coup de poignard dans le dos du Premier Secrétaire, dont les propos incohérents tenus quelques jours plus tôt à l'ambassadeur d'URSS à Varsovie, Aristov, ont alarmé les camarades soviétiques : non seulement ceux-ci le désavouent en condamnant la politique répressive suivie depuis le début, mais ils s'inquiètent ouvertement, auprès du Bureau Politique polonais, des risques pour la stabilité de la Pologne et de l'ensemble du camp socialiste. Dans une conversation confidentielle, le 16 décembre, avec Jaroszewicz, venu à Moscou pour une réunion du CAEM, Kossyguine, le chef du gouvernement soviétique n'a pas fait mystère des craintes de la direction du PCUS : "Toute secousse en Pologne menace l'ordre tant en URSS que dans les autres socialistes, en particulier en RDA. N'oubliez pas qu'en URSS on vit plus pauvrement qu'en Pologne. Comme vous ne l'ignorez pas, nous avons dans de nombreuses régions de sérieuses pénuries de viande, de sucre, de farine et de nombreux autres biens. Cela provoque une insatisfaction de la classe ouvrière. Il y a donc un terrain propice à la contagion des troubles" (216).

Dans le langage codé en vigueur entre "partis-frères", la teneur de la lettre du PCUS indique aux rivaux de Gomulka - Gierek, au premier chef, sans doute aussitôt informé par Cyrankiewicz du contenu de la lettre - que le Premier Secrétaire n'a plus la faveur de Moscou et que la curée a été sonnée. Nerveusement épuisé par le cours des événements et souffrant de troubles circulatoires, qui provoquent un fort affaiblissement de la vue, Gomulka n'a plus l'énergie de lutter ; ses médecins décident en fin de matinée de l'hospitaliser. C'est donc en son absence qu'en début d'après-midi s'ouvre, sous la présidence de Cyrankiewicz, une réunion décisive du Bureau Politique. Selon un des participants, Jedrychowski, Gomulka, "défiguré par la maladie", n'y fait qu'une brève apparition pour déclarer qu'"il doit être hospitalisé et ne peut ni participer aux travaux ni exercer normalement ses fonctions" (217). Gierek, rapportant la même scène, se souvient que le Premier Secrétaire du PZPR, accompagné de son médecin, confie à ses pairs le soin de régler la crise, leur recommande de renoncer aux hausses

de prix et le désigne lui, Gierek, "coordinateur provisoire" du Parti pendant la durée de son indisponibilité (218).

Puis Cyrankiewicz informe le Bureau Politique de la teneur du message de Moscou, ouvrant une discussion tendue et décisive. A l'issue de 7 heures de délibérations, dans un climat alourdi par des informations sur des mouvements en direction de Varsovie de troupes contrôlées par le général Korczynski, un fidèle de Gomulka, les décisions tombent, sanctionnées par une procédure tout à fait inhabituelle dans cette instance, le vote : le Bureau Politique décide, à la quasi- unanimité, de convoquer un plenum extraordinaire du Comité Central pour le lendemain, 20 décembre, et de confier la direction du Parti à Gierek. Pour la forme, deux membres du Bureau Politique reçoivent mandat de recueillir sur son lit d'hôpital la démission du Premier Secrétaire. Les partisans de celui-ci ont échoué dans leur tentative de différer la convocation du plenum, une solution d'attente qui aurait permis à leur champion, une fois rétabli, de retourner la situation à son avantage. L'issue, acquise de justesse, semble-t-il, n'aurait sans doute pas été la même si Gomulka n'avait pas été écarté de cette réunion du Bureau Politique par la maladie, qui n'était nullement feinte.

Dans le pays, qui ignore tout de ces manoeuvres de coulisse, le calme est revenu, mais c'est un calme précaire, instable. La tension reste forte à Gdansk, Gdynia, Szczecin, Elblag, où les ouvriers n'ont pas repris le travail. La situation peut s'embraser à tout moment.

A Szczecin, malgré les appels à la reprise du travail lancés par les autorités locales, le mouvement de grève avec occupation s'étend le samedi matin à la plupart des grandes entreprises de la région. Dans l'une d'elles, Unikom, les ouvriers vont jusqu'à élire leur directeur au comité de grève. La coordination de cette grève quasiment générale est assurée au chantier naval Warski, où sont présents en permanence les délégués de 27 entreprises.

Au début de l'après-midi commencent les pourparlers avec les autorités, dans un lieu tenu secret - le collège technique de la construction navale. La délégation des chantiers présente les 21 revendications élaborées la veille. Ils dureront toute la nuit, avec de longues interruptions, pour informer la "base". Les bâtiments de guerre continuent de croiser sur l'Oder, devant les chantiers.

A Gdynia, 7 victimes de la tuerie du 17 décembre sont enterrées dans un cimetière de la ville, en pleine nuit, sous la surveillance d'un imposant dispositif policier. Seuls les parents directs sont admis à la mise en terre. Ils n'ont pas été autorisés à reconnaître les corps.

Tandis que les membres du Comité Central, convoqués d'urgence, sont acheminés ce dimanche 20 décembre, par avions militaires pour certains, vers la capitale, Kliszko

et Cyrankiewicz se rendent au chevet de Gomulka à la clinique du gouvernement, pour l'informer du cours des événements. Gierek, rapportent-ils, rejette la formule d'intérim qu'il a proposée la veille et exige qu'il renonce immédiatement et définitivement à ses mandats à la tête du Parti (219). Gomulka s'exécute et signe sa demande de démission.

A 16 heures s'ouvre le VIIème plenum du Comité Central, le second en l'espace de six jours. Kociolek présente un rapport sur les événements de la Baltique : "la poursuite de l'ébullition dans le pays", conclut-il, "conduirait inévitablement à la perte de contrôle du Parti sur le cours des événements". "Ce danger mortel" ne peut être conjuré que par un changement de direction à la tête du Parti (220).

A l'issue de deux heures à peine de débats, le Comité Central "accepte" donc la "démission pour cause de maladie grave" de son Premier Secrétaire et élit la nouvelle direction qui lui est "proposée" par le Bureau Politique. Gierek, qui, depuis son fief de Haute Silésie, attendait avec une impatience croissante son heure, est élu Premier Secrétaire. La garde rapprochée de Gomulka en est écartée : Kliszko, l'ordonnateur de la répression à Gdansk et Gdynia, Jaszczuk, le conseiller économique, et Spychalski. S'y ajoute Strzelecki, plus proche de Moczar. Près de la moitié, avec Gomulka, des douze membres titulaires du Bureau Politique est ainsi remplacée. Cyrankiewicz qui, depuis son entrée au Bureau Politique en 1948, a survécu à tous les changements politiques, sauve une fois de plus sa mise, ainsi que d'autres, également liés à Gomulka, comme Loga-Sowinski, Jedrychowski et Tejchma.

De nouvelles lignes de forces se dessinent : Moczar, le chef des "partisans", et Jaroszewicz, un général de l'armée polonaise reconverti dans l'appareil d'Etat, tous deux censeurs sévères de Gomulka déclinant et jusque-là suppléants, se voient accorder un siège de membre titulaire du Bureau Politique. On trouve également, parmi les nouveaux promus, un proche de Gierek, Babiuch, ainsi qu'Olszowski et Szydlak, tous hommes d'appareil aux vues conservatrices. Le ministre de la défense, le général Jaruzelski, fait également son entrée au Bureau Politique en qualité de membre suppléant.

Quant à Gomulka, il quittera au bout de quelques semaines son hôpital pour vivre jusqu'à sa mort, en 1982, une retraite modeste, entachée par une polémique qui se prolongera pendant plusieurs années, au sein du Parti, sur son bilan politique.

Porté au pouvoir par les émeutes de Poznan, en 1956, Gomulka est balayé par un autre soulèvement populaire. Le bilan officiel, probablement minoré, fait état de 45 morts - dont 42 civils - 1 165 blessés - dont la moitié de civils -, 220 magasins pillés, une centaine de véhicules détruits et près de 3 000 personnes arrêtées (220).


REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES DE LA QUATRIEME PARTIE


  1. Zycie Warswawy du 23 oct. 1956. cité par M. TARNIEWSKI, Porcja..., op. cit. p.69.

  2. F. FEJTÖ, op. cit. p.121 (t.II).

  3. J. NOWAK, Wojna..., op. cit. p.256.

  4. T. TORANSKA, op. cit. p.150.

  5. Christian DUPLAN, Vincent GIRET, La vie en rouge ; les pionniers, Varsovie, Prague, Budapest, Bucarest, 1944-1968, Seuil, Paris 1994, p.291.

  6. T. TORANSKA, op. cit. p.150.

  7. F. LEWIS, op. cit. p.228.

  8. Ibid.

  9. F. FEJTÖ, op. cit. p.114 ( t.II).

  10. M.K. DZIEWANOWSKI, The Communist..., op. cit. p.284.

  11. J. KURON, Wiara..., p.173.

  12. A. ALBERT, Najnowsza..., p.746.

  13. N. BETHELL, op. cit. p.233. .

  14. F. LEWIS, op. cit. p.243.

  15. T. TORANSKA, op. cit. p.66.

  16. Dokumenty i materialy do historii stosunkow polsko-radzieckich, Editions Ksiazka i Wiedza, Varsovie, 1987, pp.90-92, et Oscar HALECKI, A History of Poland, Editions Routledge & Kegan Paul, Londres, 1978, op. cit. p. 357.

  17. W. GORA, Polska..., op. cit. p.308. .

  18. Tygodnik Powszechny du 20 janvier 1957, cité par M. TARNIEWSKI, Porcja..., op. cit. p.107. 19. Ibid., p.128.

  1. Po prostu du 25 novembre, cité par M. TARNIEWSKI, Porcja..., op. cit. p.109.

  2. T. TORANSKA, op. cit. p.153.

  3. M TARNIEWSKI, Porcja..., op. cit. p.118.

  4. N. BETHELL, op. cit. p. 228.

  5. St. ROZMARYN, op. cit. p.101.

25. Ibid. p. 100.

26. André BABEAU, Les conseils ouvriers en Pologne, Armand Colin, Paris, 1960, pp. 135 et sqq. 27. Ibid., p.176.

  1. F. FEJTÖ, op. cit. p.115 ( t.II).

  2. P. MICHEL, L'Eglise..., op. cit. p.116 .

  3. H. ROLLET, op. cit. p.484.

  4. G. CASTELLAN, op. cit. p.240.

  5. M.K. DZIEWANOWSKI, The communist..., op. cit. p.279.

  6. G. CASTELLAN, op. cit. p.240.

  7. Jan NOWAK, Polska z oddali, Editions Odnowa, Londres, 1988, p.240.

  8. Czeslaw MILOSZ, Histoire de la littérature polonaise, Fayard, Paris, 1986, p.618.

  9. B. FIJALKOWSKA, op. cit. p.503.

  10. Cz. MILOSZ, Histoire..., op. cit. p.701.

  11. B. FIJALKOWSKA, op. cit. p.459-461. 39. Ibid., p.481.

40. Ibid., p.417.

  1. André FONTAINE, Histoire de la guerre froide, Seuil, collection "Points"; tome II, Paris, 1983, p.306.

  2. W. GORA, Polska..., op. cit. p.400-401.

  3. J. NOWAK, Polska..., op. cit. p.22.

44. Ibid., p.21.

  1. W. GORA, Polska..., op. cit. p.415.

  2. M.K. DZIEWANOWSKI, The communist..., op. cit. p.289.

  3. W. GORA, Polska..., op. cit. p. 415.

  4. A. ALBERT, Najnowsza..., p.751.

  5. B. FIJALKOWSKA, op. cit. p.421 et 423.

  6. O. HALECKI, op. cit. p. 356.

  7. W. GORA, Polska..., op. cit. p.415.

  8. J. NOWAK, Polska..., op. cit. p.27.

53. Ibid. p.139.

  1. A. BABEAU, op. cit. p.89.

  2. J. NOWAK, Polska..., p.28.

  3. Pavel TIGRID, op. cit. p17.

  4. A. ALBERT, Najnowsza...,p.770.

  5. J. NOWAK, Polska..., op. cit. p.70.

  6. Gomulka..., op. cit. pp.173 et sqq. .

  7. J. NOWAK, Polska..., op. cit. p.58.

  8. O. HALECKI, op. cit. p. 355.

  9. J. NOWAK, Polska..., op. cit. p.75-77.

  10. Richard NIXON, Six Crises, Editions Doubleday, New York, 1962, cité par J. NOWAK, Polska..., op. cit. p.84 et Richard NIXON, The Memoirs of Richard Nixon, Editions Touchstone, New York 1990, p.213.

  1. J. NOWAK, Polska..., op. cit. p.71.

  2. Ibid.

66. Ibid., p. 86.

67. Ibid., p.239 et sqq.

68. Ibid., p. 228.

69. Gomulka..., op. cit. p.184-190.

  1. J. NOWAK, Polska..., op. cit. p.140 .

  2. Ibid. p.141 et G. CASTELLAN, op. cit. p.245-246.

  3. A. ALBERT, Najnowsza..., p.818 .

  4. J. NOWAK, Polska..., op. cit. p.114 . 74. Ibid., p.115-116.

  1. Marek TARNIEWSKI, Krotkie spiecie, Editions Instytut literacki, Paris, 1977, p.10.

  2. W. GORA, Polska..., op. cit. p.444-445.

  3. A. ALBERT, Najnowsza... p.798.

  4. W. GORA, Polska..., op. cit. p.449.

  5. J. NOWAK, Polska..., op. cit. p.229 .

  6. T. TORANSKA, op. cit. p.159-160.

  7. J. NOWAK, Polska..., op. cit. p.151 .

  8. A. MICHNIK, L'Eglise..., op. cit. p. 59.

  9. A. ALBERT, Najnowsza... p. 828.

  10. A. MICHNIK, L'Eglise..., op. cit. p. 57.

  11. G. CASTELLAN, op. cit. p. 251.

  12. Jakub KARPINSKI, Portrety lat, Polska w odcinkach 1944-1988, Editions Polonia, Londres, 1989, p.129.

  13. A. ALBERT, Najnowsza..., p. 824.

  14. J. NOWAK, Polska..., op. cit. p.119. 89. Ibid., p.119-128.

  1. N. BETHELL, op. cit. p. 249.

  2. J. NOWAK, Polska..., op. cit. p.235-236.

  3. T. TORANSKA, op. cit. p.157.

  4. E. WEIT, op. cit. p.89 .

  5. J. NOWAK, Polska..., op. cit. p.131-132.

  6. J. KURON, Wiara..., op. cit. p.197.

  7. A. ALBERT, Najnowsza..., op. cit. p.848.

  8. N. BETHELL, op. cit. p.238.

  9. A. ALBERT, Najnowsza..., op. cit. p.822. 99. Ibid., p.239-240.

  1. Ibid.

  2. E. WEIT, op. cit. p.58 .

  3. N. DAVIES, God's playground..., op. cit. p.592.

  4. J. NOWAK, Polska..., op. cit. p.156.

104. E. WEIT, op. cit. p.98-112 .

  1. G. CASTELLAN, op. cit. p. 251.

  2. J. NOWAK, Polska..., op. cit. p.158.

  3. Henry KAMM, The New York Times, 13 juin 1968.

  4. N. DAVIES, God's playground..., op. cit. p.588.

  5. N. BETHELL, op. cit. p.256.

110. Ibid., p.255.

111. T. TORANSKA, op. cit. p.67.

112. J. KURON, Wiara..., pp.177-178.

  1. Interview au journal Maariv, oct. 1968, cité par J. NOWAK, Polska..., op. cit. p.158.

  2. M.K. DZIEWANOWSKI, The communist..., op. cit. p.299.

  3. Marek TARNIEWSKI, Plonie Komitet (grudzien 1970 - czerwiec 1976), Editions Instytut Literacki, Paris, 1982, p.56 .

  4. M. TARNIEWSKI, Krotkie..., op. cit. p.20.

  5. Lucjan PERZANOWSKI et Antoni KUSMIERCZYK, Nie ma chleba bez wolnosci, Editions Polonia Bookfund, Londres, 1971, p.28.

  6. A. ALBERT, Najnowsza..., p.879.

  7. W. JARUZELSKI, Les chaînes..., op.cit.p.167.

  8. H. ROLLET, op. cit. p. 498.

  9. Zygmunt BAUMANN, Wydarzenia marcowe, Paris, 1969, p.36.

  10. Trybuna Ludu du 11 mars 1968, cité par L. PERZANOWSKI et A. KUSMIERCZYK, op. cit. p.56.

  11. M. TARNIEWSKI, Krotkie..., op. cit. p.31.

  12. J. NOWAK, Polska..., op. cit. p.253.

  13. M. TARNIEWSKI, Krotkie..., op. cit. p.48.

  14. M. TARNIEWSKI, Plonie..., p.74.

  15. M. TARNIEWSKI, Krotkie..., op. cit. p.52.

  16. Ibid., p.53 et L. PERZANOWSKI, A. KUSMIERCZYK op. cit.121-122.

  17. J. KARPINSKI, Portety..., p.158.

  18. T. TORANSKA, op. cit. p.70.

  19. M. TARNIEWSKI, Krotkie..., op. cit. p.63 .

  20. N. BETHELL, op. cit. p.261.

  21. G. CASTELLAN, op. cit. p.264.

  22. Marek TARNIEWSKI, Plonie..., op. cit. p.16.

  23. J. NOWAK, Polska..., op. cit. p.254.

  24. Z. BAUMANN, op. cit. p.12.

  25. J. NOWAK, Polska..., op. cit. p.253.

  26. Z. BAUMANN, op. cit. p.99-103 .

  27. J. KURON, Wiara..., p.337.

  28. M. K. DZIEWANOWSKI, The communist..., op. cit. p.404 .

  29. Zygmunt KORYBUTOWICZ, Grudzien 1970, Editions Instytut Literacki, Paris, 1983, p.28.

  30. O. HALECKI, op. cit. p. 369.

  31. J. NOWAK, Polska..., op. cit. p.256.

  32. T. TORANSKA, op. cit. p.68.

  33. W. JARUZELSKI, Les chaînes...,op. cit. p.156 .

  34. M. TARNIEWSKI, Krotkie..., op. cit. p.87 et Christian JELEN, La purge; chasse au Juif en Pologne, Paris, Fayard, 1972, p.190 .

  35. L. PERZANOWSKI, A. KUSMIERCZYK, op. cit.167-168.

  36. A. ALBERT, Najnowsza..., p.888.

  37. E. WEIT, op. cit. p.276 .

  38. M. TARNIEWSKI, Plonie...; op. cit. p.18-19 .

  39. J. NOWAK, Polska..., op. cit. p.261.

  40. N. BETHELL, op. cit. p.269.

  41. O. HALECKI, op. cit. p. 371.

  42. Z. KORYBUTOWICZ, op. cit. p. 30.

  43. Ibid.

  44. A. ALBERT, Najnowsza..., p.909.

  45. W. GORA, Polska..., op. cit. p.451-452.

  46. N. BETHELL, op. cit. p.269 .

  47. O. HALECKI, op. cit. p. 372.

  48. A. ALBERT, Najnowsza..., p.911.

  49. N. BETHELL, op. cit. p.268 .

  50. W. GORA, Polska..., op. cit. p.457.

  51. Z. KORYBUTOWICZ, op. cit. p.20.

164. Ibid., p.33.

  1. N. BETHELL, op. cit. p.276 .

  2. W. JARUZELSKI, Les chaînes..., op. cit. p.142.

  3. E. GIEREK, Przerwana..., op. cit. p.46.

  4. E. WEIT, op. cit. p.56-66.

  5. Jean WETZ, Le Monde du 9 décembre 1970 .

  6. Stefan JEDRYCHOWSKI, Moj poglad na zrodla kryzysow w Polsce Ludowej, Zdanie n°.1, avril 1982, p.21, cité par Z. KORYBUTOWICZ, op. cit. p.43.

  7. Ibid.

  8. Grudzien 1970, recueil de documents et témoignages, Editions Spotkania, Paris, 1986, p.121 .

173. Ibid., p.127.

  1. M. TARNIEWSKI, Plonie..., op. cit p.66.

  2. Grudzien..., op. cit. p.115.

176. Ibid., p.116.

177. Ibid., p.148.

178. Ibid., p.38.

179. Ibid., p.187.

180. Ibid., p.119.

  1. W. JARUZELSKI, Les chaînes... , op. cit. p.183.

  2. Grudzien..., op. cit. p.177.

183. Ibid., p.299.

184. Ibid., p.157 et 139.

185. Ibid., p.173-174.

186. Ibid., p.130.

  1. Z. KORYBUTOWICZ, op. cit. p.59 .

  2. J. NOWAK, Polska..., op. cit. p.269-270 .

  3. Z. KORYBUTOWICZ, op. cit. p.59 et Grudzien..., op. cit. p.48.

  4. Grudzien..., op. cit. p.297 .

191. Ibid., p.169.

192. Ibid., p.183.

193. Ibid., p.169.

  1. Grudzien..., op. cit. p.167 .

  2. Zycie literackie du 21 février 1971, in P. BARTON, op. cit. p.126 .

  3. Z. KORYBUTOWICZ, op. cit. p.62 .

  4. Grudzien..., op. cit. p.112 .

198. Ibid., p.327.

199. Ibid., p.357.

200. Ibid., p.342-343.

201. Ibid., p.366.

  1. Malgorzata NIEZABITOWSKA, Sztandar i drzwi, in Tygodnik Solidarnosci n°37, 9 décembre 1981, cité par Z. KORYBUTOWICZ, op. cit. p.65-66 .

  2. Z. KORYBUTOWICZ, op. cit. p.67 .

  3. Grudzien..., op. cit. p.453 . 205. Ibid., p.64-65.

206. Ibid., p.462.

207. Ibid.

208. Ibid., p.468.

  1. M. TARNIEWSKI, Plonie..., op. cit p.69 .

  2. Stanislaw WADOLOWSKI, Nigdy nie bede szedl z rekami do gory, in Tygodnik Solidarnosci, n° 21, 21 août 1982.

  3. Grudzien..., op. cit. p.89 .

  4. Mieczyslaw RAKOWSKI, Presilenie grudniowe, Editions PIW, Varsovie, 1981, p.53.

  5. J. NOWAK, Polska..., op. cit. p.273 et Poznan 1956 - Grudzien 1970, Dokumenty Editions Instytut Literacki, Paris, 1971, p.32.

  6. Gomulka..., op. cit. p.232 et sqq.

  7. 215. Ibid., p.233.

  1. P. JAROSZEWICZ, op. cit. p. 158.

  2. Z. KORYBUTOWICZ, op. cit. p.78.

  3. E. GIEREK, Przerwana..., op. cit. p. 54.

  4. Gomulka..., op. cit. p.234.

  5. M. RAKOWSKI, op. cit. p. 55.

  6. W. GORA, Polska..., op. cit. p.482, et Grudzien..., op. cit. p.73 .