Robert Kagan, Le revers de la puissance

Note de lecture

Robert Kagan, Le revers de la puissance ; Les Etats-Unis en quête de légitimité, Plon, 2004

L’auteur : Robert Kagan, auteur d’un essai, « la puissance et la faiblesse », qui avait fait grand bruit à l’été 2002, continue avec ce nouvel ouvrage d’exploiter cette veine. Rattaché au Carnegie Endowment for International Peace, il est généralement associé à la mouvance néo-conservatrice, dont il est certainement un des porte-parole les plus éloquents.

Dans ce nouvel essai, Kagan convient que la puissance ne peut s’exercer qu’appuyée sur un socle de légitimité, que seule l’Europe est à même, à raison des valeurs libérales partagées avec l’Amérique, de lui apporter. Et propose qu’en contrepartie, les Etats-Unis concèdent aux Européens une certaine influence.

Une crise de légitimité

Partant du constat d’un schisme politique et stratégique entre l’Europe et les Etats-Unis, Kagan en voit les causes dans la légitimité de deux visions divergentes du monde au sein de ce qui est de moins en moins l’Ouest. L’unité allait de soi pendant les années de Guerre Froide et son fondement n’était nullement le Conseil de Sécurité ou le droit international, mais la perception partagée de la menace soviétique, stratégique et idéologique, ainsi que la bipolarité, qui créait une « légitimité structurelle » en contenant la puissance américaine - tout en offrant à des dirigeants comme de Gaulle ou Brandt une certaine marge de manœuvre.

Ces ingrédients de la légitimité se sont évanouis avec la fin de la Guerre Froide et les menaces nouvelles - islam radical, terrorisme - n’ont pas remplacé la menace soviétique comme fondement de la légitimité du protecteur américain. Au contraire, c’est dans une Amérique à la fois puissante et débridée que les Européens, « installés dans leur paradis géopolitique », tendent à voir aujourd’hui le principal facteur de risque, avec d’autant plus d’appréhension qu’ils ont perdu l’influence limitée, mais réelle, qu’ils détenaient autrefois sur les Etats-Unis. Cette évolution s’était du reste amorcée pendant les années 1990, lorsque les Européens avaient été marginalisés par l’allié américain dans les opérations militaires dans les Balkans (Kosovo).

Plus grave, cependant, que la perte d’influence des Européens est la notion même d’une puissance hégémonique sans contrepoids, entachée d’illégitimité aux yeux de l’esprit libéral occidental, attaché à la limitation des pouvoirs, dans l’ordre intérieur comme dans la société internationale. Les préventions à l’égard d’une telle évolution étaient déjà perceptibles sous l’administration Clinton, mais les attentats du 11 septembre 2001 ont confirmé ce paradigme, en renvoyant l’Amérique au primat de leur propre sécurité, au mépris des intérêts de l’Europe. Mais s’ils sont contrariés par leur impuissance à juguler le déploiement de la puissance américaine, les Européens ne sont pas en mesure d’opposer une alternative : leur « aversion post-moderne pour la puissance militaire » contrecarre les velléités françaises de créer un contrepoids européen aux Etats-Unis et le danger présenté par les Etats-Unis n’est du reste pas tel qu’il menace l’indépendance de l’Europe.

Le précédent du Kosovo

Au total, la crise de légitimité à laquelle fait aujourd’hui face l’Amérique est donc en grande partie imputable à l’Europe, désireuse de retrouver son ascendant sur la conduite de la politique des Etats-Unis. Sans doute le déni de légitimité de l’intervention en Irak reflète-t-elle un idéal multilatéraliste des Européens, enraciné dans leur histoire et leur culture politique, mais il est aussi un reflet de leurs intérêts et « un moyen efficace (...) de contrôler et contraindre la superpuissance américaine ». Quoi qu’il en soit, les Etats-Unis « ne peuvent ignorer le problème de la légitimité » ni décréter celle-ci, plaide Kagan avant de s’employer à démontrer que le siège de la légitimité ne saurait certainement pas être le Conseil de Sécurité, comme le martèlent les Européens, et notamment les Français. Tel n’a pas été le cas dans le passé, tout au long des années de Guerre Froide, lorsque le Conseil était paralysé par la bipolarité, et les années 90 n’ont pas elles-mêmes été très probantes puisque l’opération militaire la plus emblématique de cette décennie, au Kosovo, a été conduite sans l’aval du Conseil de Sécurité, mais avec l’assentiment et la participation des Européens, bafouant ainsi le principe ancien, et réaffirmé par la Charte des Nations Unies, de l’égalité souveraine des Etats. Ce précédent, du reste vivement critiqué par la plupart des autres membres de la communauté des nations, avait donc été invoqué par les Etats-Unis et leurs alliés pour justifier l’intervention en Irak.

Sans doute les situations étaient-elles différentes, mais c’est le propre d’un ordre international « fondé sur des règles », fait valoir Kagan, « d’appliquer les mêmes ensembles de règles à des situations différentes ». Faute de quoi « on retombe dans un monde où les Etats déterminent seuls ou en groupe si la guerre est justifiée ou non, en fonction de leur propre morale et de leur propre conception de la justice ou de l’ordre », un constat qui offre à l’auteur l’occasion d’une pirouette : « tel est en fait le monde dans lequel nous vivons, et d’ailleurs le seul dans lequel nous ayons jamais vécu. C’est un monde où, persuadé qu’il a toujours raison, le fort impose aux autres sa vision de la justice ».

L’ambivalence du libéralisme

Mais toutes les invocations de la justice et de la morale n’ont pas valeur égale. Le libéralisme moderne professe que « la justice et la morale consistent à protéger les droits de l’individu » et que cette mission peut être poursuivie en l’absence de norme universelle de droit international. Mais ce postulat ne suffit pas à définir ce qui est légitime et ce qui ne l’est pas, car le libéralisme est lui-même en proie à un dilemme permanent, entre d’une part une vision fondée sur le droit international et l’inviolabilité de l’égalité souveraine des Etats et d’autre part la protection des droits des individus dans le monde, y compris au besoin par la force (Kosovo et ailleurs). Compte tenu de la tension entre ces deux visions du libéralisme, la définition de la légitimité internationale continuera de prêter à discussion, du moins au sein de la communauté libérale et démocratique, dans laquelle Kagan distingue cependant deux approches : l’européenne, déchirée entre souveraineté et ingérence, et l’américaine, encline à « promouvoir les principes libéraux sans se soucier des subtilités westphaliennes (...) se réservant le droit d’intervenir partout et n’importe où (et), tout en étant aussi capable que n’importe quelle autre nation de tenir par intérêt des propos hypocrites, justifiant son intervention au nom de la défense du libéralisme et de son expansion ». De ce point de vue, les Etats-Unis restent donc une puissance révolutionnaire, perturbatrice du statu quo, qui considère les tyrannies, y compris lorsqu’elles sont alliées de l’Amérique, comme illégitimes, transitoires et vouées à céder la place à des régimes libéraux.

C’est pourquoi la doctrine Bush - d’affrontement de l’« axe du mal » dans le monde - s’inscrit dans la continuité de la tradition américaine, libérale et révolutionnaire. Qu’on y ajoute les développements que constituent la prolifération des armes de destruction de masse et le terrorisme international, menaces auxquelles les Américains sont plus sensibles que les Européens, et les conditions sont réunies pour que ces derniers considèrent l’Amérique, munie de sa doctrine de l’« action préemptive », comme « un membre dangereux de la société des nations ». Mais, s’interroge Kagan, ne faut-il pas réexaminer les notions de légitimité et de légalité à la lumière de ces nouvelles menaces, qui tendent à invalider le système westphalien ? C’est ce que pensent aussi bien un libéral comme le philosophe Michael Walzer, théoricien de la « guerre juste », qu’un réaliste comme Henry Kissinger.

Au fond, ce qui pose problème aux Européens n’est pas l’action préventive dans son principe, mais de savoir qui l’entreprend et qui en décide, ou, si l’on veut une formulation différente, « comment faire pour contrôler la seule superpuissance ». S’ils veulent bénéficier de la légitimité pour recourir à la force, les Etats-Unis doivent embrasser le multilatéralisme, mais cette notion a une signification différente pour les uns et les autres, selon que l’on considère que l’autorisation du Conseil de Sécurité est indispensable ou simplement souhaitable. Or cette prescription est fluctuante, comme le montre la différence de traitement entre les interventions au Kosovo et en Irak. Et l’« unilatéralisme » reproché aux Etats-Unis dans ce dernier cas est donc imputable au premier chef au refus de Paris et de Berlin d’accorder leur soutien ou, plus généralement, à l’inaptitude des Européens à exercer une influence significative sur Washington. En d’autres termes, « la crise de légitimité ne porte pas seulement sur des règles de droit ni même l’autorité suprême du Conseil de Sécurité. Elle est aussi, dans une large mesure, la résultante d’une lutte d’influence transatlantique ».

Un nouveau « contrat transatlantique » : légitimité contre influence

L’Amérique aurait cependant tort, estime Kagan, de rejeter comme une ruse ce débat sur la légitimité : le soutien de l’Europe lui est essentiel, car elle forme, avec les Etats-Unis, « le cœur du monde démocratique libéral ». Sans doute ceux-ci sont-ils capables d’agir seuls, militairement et économiquement, mais ils seraient paralysés par une accusation continuelle d’illégitimité émanant des alliés démocratiques les plus proches. Les Etats-Unis ne peuvent agir ni être perçus comme agissant en fonction de leurs intérêts propres, comme l’a proclamé l’Administration Bush - commettant « une grave erreur de politique étrangère » - mais seulement au profit de l’humanité tout entière. C’est en « promouvant la démocratie libérale non seulement comme un moyen de renforcer la sécurité, mais comme une fin en soi » que les Etats-Unis retrouveront une certaine légitimité.

Dans cette entreprise, ils auront besoin de l’Europe, devront prendre en compte les intérêts et les craintes de leurs alliés et, « dans le cadre d’un nouveau contrat transatlantique, accepter d’accorder aux Européens un certain droit de regard sur l’usage que l’Amérique fera de sa puissance, à condition, naturellement, que ce droit s’exerce avec mesure ». Le cadre de ce contrat pourrait, pour Kagan, être l’OTAN, « la seule organisation capable de concilier l’hégémonie américaine avec l’autonomie et l’influence des Européens ». Mais un tel arrangement est-il possible s’il n’y pas perception partagée de la menace et convergence de vues sur les moyens d’y faire face ? Le risque existe que les Européens voient davantage de dangers dans un « Léviathan sans entraves » que dans l’« axe du mal », le terrorisme et les tyrans. Et Kagan de conclure, à l’adresse de la France : « peut-être est-ce dans la nature d’une Europe post-moderne de porter un tel jugement. Mais peut-être l’heure est-elle venue pour les cerveaux les plus éclairés du Vieux Continent, y compris ceux qui vivent sur la terre natale de Pascal, de commencer à se demander ce qu’il adviendra si ce pari n’est pas le bon ».