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CINQUIEME PARTIE


G I E R E K : L' I L L U S I O N

D E LA M O D E R N I T E (1970 - 1980)



  1. - LA CONSOLIDATION DU POUVOIR.


Le nouvel homme fort de la Pologne tranche avec celui qu'il vient d'évincer. A l'ascétisme désuet de Gomulka Edward Gierek oppose une personnalité de bon vivant, proche des gens et à l'aise devant une foule, plus en accord, finalement, avec le tempérament polonais que celle de son prédécesseur. Pour le général Jaruzelski, qui sera dix ans plus tard un de ses "tombeurs", l'homme "ne se prenait pas pour un idéologue ou un théoricien. C'était, plus qu'un homme de l'appareil, un homme de terrain. Il était sympathique, d'abord chaleureux, simple et direct" (1).

Sur le fond aussi, son projet contraste avec le modèle stérile et essoufflé qu'est imperceptiblement devenu le gomulkisme : jouissant d'une aura de technocrate compétent, de "manager marxiste" pragmatique, Gierek est le symbole d'un socialisme industriel qui prétend à l'efficacité. Incarnant l'aspiration à la modernité de la génération d'après-guerre, il renoue avec la tradition de ce positivisme si fortement récurrent dans l'histoire de la Pologne.

Par son parcours, atypique dans les nomenklaturas de l'Est, Gierek se distingue des ternes produits de la machinerie bureaucratique communiste - les Husak en Tchécoslovaquie, Honecker en RDA - qui ont pris la relève des dirigeants de la première génération, oints par la résistance et la conquête du pouvoir.

Né en 1913 dans une famille de mineurs de Haute Silésie, le jeune Edward - Edek

- est, à l'âge de 4 ans, laissé orphelin de père par une catastrophe minière. Sa mère s'étant remariée, la famille émigre en France et s'installe, après une longue pérégrination de carreau en carreau, dans le Pas-de-Calais. A 13 ans, il descend à son tour dans la mine, où ses compatriotes forment un groupe nombreux et soudé. Le milieu est politisé et, si l'on en croit la biographie officielle, une filière classique le mène, par la CGT et le "Secours rouge", vers le Parti Communiste Français, auquel il

adhère à 17 ans. Autodidacte, avide de lecture, il s'initie tout seul aux rudiments du marxisme. Impliqué dans l'organisation d'une grève, en 1934, il est aussitôt expulsé de France par la police, vers la Pologne, où il pensait ne plus revenir. La vérité est un peu plus prosaïque : s'il était effectivement syndiqué, Gierek ne semble pas avoir exercé d'activités politiques autres que de jouer au football au club "L'Etendard rouge" et a été expulsé de France, alors en proie à un fort chômage, avec une centaine d'autres mineurs polonais qui avaient pris part à une grève sur le tas (2).

En Pologne, le service militaire lui épargne le chômage pour deux ans, puis, faute d'emploi, c'est à nouveau l'émigration, vers la Belgique flamande cette fois-ci, à Limbourg. Il noue des contacts avec le Parti Communiste de Belgique, est troublé, comme ses camarades polonais, par le sort du KPP puis par le pacte Molotov- Ribbentrop, se livre à une résistance discrète en dérobant des bâtons de dynamite dans la mine (3). Ce n'est qu'en 1944 que, dans la Belgique libérée, Gierek commence sa carrière politique : astucieux et énergique, il est nommé président, à Limbourg d'abord puis pour l'ensemble de la Belgique, de l'"Union des Patriotes Polonais", l'organisation forgée par le "Comité de Lublin" pour rapatrier les ouvriers polonais dispersés à l'Ouest. Egalement actif dans les sections du PPR créées dans le PC belge, Gierek convoiera pendant trois ans, de 1945 à 1948, des groupes d'expatriés vers la Pologne pour y "édifier le socialisme".

En 1948, il est expulsé de Belgique et doit rentrer à Varsovie, où le Comité Central du PPR veut l'envoyer en France organiser les sections locales du Parti. Mais l'interdiction de séjour est toujours en vigueur et il restera finalement en Pologne. Gierek a alors 35 ans. Zambrowski l'affecte au département "organisation" du Comité Central : les temps sont durs, même pour les jeunes apparatchiks du Parti, et Gierek, qui a charge d'âme, s'accommode mal de la vie monacale qu'on lui offre - il partage une chambre de cinq lits sous les combles du bâtiment du Comité Central.

Muté à Katowice, où il peut faire venir sa famille, il retrouve un cursus classique de fonctionnaire du Parti : admis à l'"Ecole centrale du Parti" à l'automne 1949, il s'y révèle un élève médiocre, imperméable aux rudiments du marxisme-léninisme, alors de la meilleure veine stalinienne. Mais les instructions du Comité Central sont formelles et, pendant ses deux ans d'"études", il est reçu à tous les examens (4). Pendant ce temps, il se frotte au "travail sur le terrain", à l'administration de l'appareil local. Ses antécédents ouvriers lui sont un atout précieux : lorsqu'en 1951 le gouvernement relève à 8 heures 30 la durée de la journée de travail au fond, les mineurs déclenchent une grève sur le tas dans la mine où son père avait péri et c'est Gierek qui est chargé par Varsovie de les convaincre d'y mettre fin. Il y parvient. De ce jour, sa carrière s'accélère : "numéro deux" du Parti en Haute Silésie", puis Varsovie, où Bierut lui propose en 1954 la direction du Département Economique du Comité Central.

Trop jeune et de rang trop modeste pour être compromis avec les excès du stalinisme, doué d'un certain charisme et d'une réelle efficacité, resté en dehors des querelles de factions, Gierek émerge à la direction du Parti à la faveur de la crise de 1956, appelé par Ochab d'abord au Secrétariat du CC puis, en juillet, au Bureau Politique. C'est à lui, le benjamin, à 43 ans, de la direction, qu'incombe la rédaction du rapport sur les événements de Poznan, dont il a d'ailleurs été le témoin direct : il y endosse sans scrupules la thèse officielle du "complot contre-révolutionnaire fomenté par des agents de l'impérialisme".

Ecarté du Bureau Politique après le retour aux affaires de Gomulka, en octobre, il retourne à Katowice, comme Premier Secrétaire du Parti, tout en conservant, fait rarissime, le titre de secrétaire du Comité Central. Lors du Congrès de 1959, Gomulka lui fera d'ailleurs réintégrer le Bureau Politique.

C'est depuis son fief de Haute Silésie que Gierek va, 14 ans durant, patiemment bâtir sa carrière. Il tisse un réseau dense de relations avec toutes les castes de l'oligarchie communiste : les caciques de l'appareil central du PZPR, les chefs d'entreprise et responsables économiques, parmi lesquels il se forge ses principaux appuis, les militaires, grâce à la présidence de la commission de la défense nationale du Sejm.

Bien que tenant Moczar en médiocre estime - il est l'un de ceux qui s'opposent à son admission au Bureau Politique en 1964 - Gierek se garde de prendre partie dans les intrigues de coteries qui agitent le PZPR tout au long des années 60. Mais il en fait suffisamment, tout de même, en proclamant son soutien à Gomulka lors du discours, resté célèbre, de Katowice, en pleine crise de mars 1968, pour ne pas s'exposer à l'accusation de déloyauté.

C'est également en Silésie qu'il développe un modèle économique plus volontariste qui, par contraste avec l'inefficacité généralisée, lui vaut quelques succès : la région, déjà privilégiée par son potentiel minier et industriel, devient une zone de prospérité enviée, où le niveau de vie et l'approvisionnement sont meilleurs que dans le reste de la Pologne. Gierek lui-même se complaît à souligner l'analogie avec le Katanga, opulente région minière du Zaïre, ce qui lui vaudra le sobriquet de "Tchombe". La déliquescence du système économique sous Gomulka rend le contraste de plus en plus criant et fait apparaître le modèle silésien comme une alternative crédible : c'est ainsi qu'en 1969 Gierek va jusqu'à préparer un contre-projet économique.

Moyennant quelques demi-mesures tonitruantes contre des cadres locaux du Parti coupables d'abus, il s'est forgé une réputation de rectitude et de probité qui complète utilement son image d'homme étranger aux manoeuvres de coulisse.

En réalité, ces années d'apprentissage du pouvoir ont développé chez lui un sens aigu de la tactique, une discipline de la prudence et de la circonspection qui le rendent insaisissable, même à ses proches : "il est comme un chat, qui va par ses propres voies", dit de lui un des ministres du gouvernement (5).

Son handicap est d'être mal connu à Moscou, ce qui explique peut-être que le rituel télégramme de félicitations de Leonid Brejnev arrive avec un retard de 24 heures. Gierek est tout d'abord le second chef du Parti polonais dont la nomination a échappé aux Soviétiques. De surcroît, ayant vécu toute sa jeunesse à l'Ouest, il n'a, à la différence de la plupart des dirigeants communistes polonais, pas de rapports directs avec l'URSS : même intégré à la direction du Parti, après 1956, il n'a pas jugé utile de développer ses relations avec la bureaucratie du PCUS. Pis, alors qu'il s'exprime correctement en français, son russe est plus qu'hésitant.

Aussi le choix du "numéro deux" du régime, le Premier Ministre, se porte-t-il sur une personnalité assez terne dont la principale qualité est de jouir de la confiance du Kremlin, Piotr Jaroszewicz. Déporté, comme un million d'autres Polonais, dans les profondeurs de la Sibérie en 1940, Jaroszewicz est de ceux qui ont rejoint l'armée du général Berling. Communiste convaincu, ses fonctions de commissaire politique lui assurent une ascension rapide qui le mène en 1945, à 36 ans, à la tête de la direction politique de la toute jeune armée polonaise. Puis, après l'avoir quittée avec le grade de général, il commence une seconde carrière dans l'appareil d'Etat : plusieurs fois ministre des industries minières, il a fait la connaissance, pendant les années 1954-56, de celui qui était alors le chef du Département Economique du Comité Central. Mais Jaroszewicz est avant tout, pendant 18 ans, de 1952 à 1970, avec le rang de vice- premier ministre, le représentant de la Pologne au CAEM. Familier des arcanes de la bureaucratie soviétique, sans états d'âme ni ambitions politiques personnelles, il est un second idéal pour Gierek, qui le promet membre titulaire du Bureau Politique avant de le faire nommer, quelques jours plus tard, à la tête du gouvernement.

Investi par ce plenum du 20 décembre 1970, Gierek n'est cependant pas encore en mesure de constituer sa propre équipe. Tenu, pour assurer son élection au poste de Premier Secrétaire, de conserver plusieurs des vieux routiers du gomulkisme (Cyrankiewicz, Loga-Sowinski, Jedrychowski, Kociolek et Moczar) ou d'autres, moins compromis (Kruczek, Tejchma), Gierek n'a pour l'heure que peu de sièges au Bureau Politique à offrir, une fois attribués ceux qui reviennent, ès-qualités, à des hommes comme le ministre de la défense, Jaruzelski, membre suppléant, ou aux secrétaires du Comité Central comme Olszowski ou Szydlak.

Le seul de ses protégés que Gierek ait pu faire accéder de plain-pied à la direction est Edward Babiuch, un des rares dirigeants communistes à être, comme Gierek, fils de mineur. Babiuch doit à ses qualités d'organisateur, acquises lors d'une longue carrière

dans l'appareil du Comité Central, de devenir, au Secrétariat, le bras droit de Gierek dans la direction du Parti.

Le soir même de son élection au poste de Premier Secrétaire, le 20 décembre, Gierek s'adresse aux Polonais dans une allocution télévisée. L'homme est avenant, et le ton inhabituel. Abandonnant la thèse, professée par son prédécesseur, du "mouvement contre-révolutionnaire", il promet une "réponse claire et honnête sur la responsabilité des événements de décembre". Mais il en exonère d'entrée les forces de l'ordre et se contente de mentionner vaguement des "conceptions irréfléchies dans la politique économique", allusion au projet de primes incitatives de Jaszczuk. Ce repentir tortueux ne s'étend pas à la hausse des prix décidée par Gomulka : tout au plus Gierek évoque-t- il l'idée d'"examiner la possibilité" de compensation de ces hausses pour les familles les plus démunies. Et le nouvel homme fort du régime de conclure son intervention par un appel à la paix, à l'ordre et au travail pour "sortir de l'impasse".

L'effet est immédiat : après les convulsions des jours précédents, ce langage rassure le Parti autant que la société. Aux chantiers navals de Szczecin, qui restent le seul véritable foyer de tension, celle-ci retombe lentement. Certes un ouvrier plus radical, Edmund Baluka, 40 ans, a pris le jour même la tête du comité de grève, mais le mouvement s'essouffle dès le lendemain 21 décembre. Le ministre de l'industrie, Kaim, venu de Varsovie négocier avec les grévistes, ne laisse aucun espoir sur la revendication principale, l'annulation de la hausse des prix alimentaires. En même temps, le pouvoir multiplie les manoeuvres d'intimidation en faisant, le 22 décembre, assiéger le chantier par la Milice et lancer des tracts par hélicoptère. Ces mesures ont raison de la détermination des grévistes, épuisés par la tension nerveuse et les nuits blanches. Le comité de grève décide en fin de matinée de mettre fin au mouvement. Le gouvernement lèvera, dès le lendemain, le couvre-feu et l'état d'urgence, mais les blindés resteront en place pendant les fêtes de Noël. Pour les ouvriers de la Baltique, ces fêtes ont un goût de cendre..

A Varsovie, Gierek prend les choses en main et consolide un pouvoir encore fragile, multipliant apparitions publiques, initiatives et déplacements, mettant en place, non sans peine, ses propres hommes. C'est ainsi que la Diète est réunie dès le 23 décembre pour entendre le discours du député Gierek : celui-ci annonce une révision du Plan quinquennal pour les années 1971 à 1975, avec un transfert de ressources de l'industrie lourde vers l'agriculture, l'industrie des biens de consommation et le logement. Par ailleurs, une somme de 7 milliards de zlotys sera affectée à la compensation des hausses de prix alimentaires pour les foyers aux revenus les plus modestes : les modalités de répartition de ces fonds feront même l'objet d'une "consultation" du personnel de cent des plus grandes entreprises du pays. Mais c'est surtout à avaliser un premier remaniement ministériel qu'est destinée cette session du

Sejm. Le président du Conseil d'Etat, Spychalski, un proche de Gomulka, est prié de démissionner de ses fonctions pour ménager une sortie honorable à un autre proche de Gomulka, mais qui a su, lui, se désolidariser à temps, Cyrankiewicz. Celui-ci se livre à une autocritique en bonne et due forme, s'accusant de n'avoir pas su prévenir les événements de décembre, et s'estime disqualifié pour diriger le gouvernement. Mais pas pour exercer les fonctions - purement honorifiques - de chef de l'Etat : il est donc élu à la présidence du Conseil d'Etat, libérant son poste pour Jaroszewicz. Quant aux autres promus, ce sont des hommes de la génération de Gierek, la cinquantaine, des technocrates communistes dont la carrière est liée à l'industrie lourde : Kaim et Mitreda sont nommés vice-premiers ministres, Wrzaszczyk et Lejczak ministres de la métallurgie et de l'industrie lourde.

Mais, comme par le passé, le Sejm se contente d'être la chambre d'enregistrement de décisions prises en dehors de lui et se garde d'ouvrir ne fût-ce qu'un embryon de débat sur les événements de décembre. Un débat que Gierek, déployant un activisme inlassable, entend rendre inutile. Son message est clair : oublions le passé, il faut organiser l'avenir. Le nouveau style de gouvernement qu'il a inauguré le jour de son élection, le changement de ton du pouvoir, les premières mesures donnent à ce projet un semblant de crédibilité.

Se substituant au président du Conseil d'Etat pour prononcer la traditionnelle allocution télévisée de la Saint-Sylvestre, le Premier Secrétaire se dit déterminé à "faire de la consultation de l'opinion publique une règle d'or pour la direction du Parti". L'appareil de propagande, qui a épousé en un clin d'oeil la nouvelle ligne, reprend, au fur et à mesure qu'ils apparaissent dans la bouche des dirigeants du Parti, les nouveaux slogans : abandonnées les référence à la lutte des classes et à l'ennemi idéologique, disparues les attaques contre l'Eglise, il n'est plus question que de "développer la démocratie socialiste", "renforcer le rôle des organes représentatifs et la légalité", "créer des garanties de participation des masses laborieuses au gouvernement du pays" et "affermir l'unité morale et politique de la nation". "Plus jamais décembre" fait florès, de même qu'une tautologie - "que le gouvernement soit le gouvernement et que le Parti soit le Parti" - qui rappelle les débuts de Gomulka. Pour matérialiser cette bonne volonté, Trybuna Ludu publie le 29 décembre le premier communiqué du compte rendu des travaux du Bureau Politique et annonce que cette pratique sera désormais régulière. Peu après est créée la fonction de porte-parole du gouvernement.

Gierek trouve une autre veine de popularité dans la réhabilitation de la tradition historique polonaise et annonce triomphalement, le 20 janvier, la reconstruction, toujours refusée par son prédécesseur, du château de Varsovie, que les Allemands avaient détruit en 1944. L'ouverture d'une souscription nationale à cette fin ménage le budget anémique de l'Etat et l'initiative lui vaut les applaudissements de l'intelligentsia

qui, silencieuse en décembre, marque ainsi son ralliement. "J'attendais sans cesse la réaction des intellectuels", se souvient Jacek Kuron, alors en prison, "mais quand j'ai entendu dire qu'ils avaient approuvé le projet de reconstruction du Château Royal, j'ai compris que c'était fini" (6). C'est du même mobile que relèvent les projets caressés par le pouvoir de rapatrier les cendres du général Sikorski, ou encore l'allégement de la censure qui permet à l'hebdomadaire catholique Tygodnik Powszechny de publier des textes jusque-là proscrits de publicistes comme Kisielewski ou Slonimski.

Les premières mesures commencent à tomber : le 29 décembre 1970, la Pologne signe avec l'URSS un accord commercial pour l'année 1971 qui prévoit la livraison à la Pologne de 2 millions de tonnes de blé. Le lendemain, le salaire minimum est relevé - à 1 000 zlotys, ce qui reste une rémunération de misère - de même que les allocations familiales, les pensions de retraite et les bas salaires. Le 8 janvier 1971, les prix sont gelés pour deux ans, mais les hausses de décembre ne sont pas rapportées.

Les têtes aussi tombent. A Szczecin, le Premier Secrétaire, Walaszek, est limogé le 11 janvier par un plenum du comité régional du Parti, sous la supervision vigilante de Szydlak, venu de Varsovie accompagné, selon une tradition bien établie, du candidat "recommandé" pour la succession, un certain Olubek, fonctionnaire du Comité Central. A Gdansk aussi, un plenum est convoqué pour entériner une épuration mais, plus habile, le Premier Secrétaire régional, Karkoszka, sauve son fauteuil. Le 15 janvier, c'est au tour du président de la centrale syndicale officielle, Loga-Sowinski, un proche de Gomulka, d'être limogé. Il est remplacé par Kruczek, membre du Bureau Politique, un conservateur bon teint qui s'est rallié à temps à Gierek. Même la direction, pourtant très abritée, du ZSL, le parti "allié" du PZPR, est touchée par le vent du renouveau. Dans les ministères enfin, la relève se poursuit au niveau des postes de vice-ministres, attribués à des technocrates, issus de l'industrie lourde, qui rongeaient leur frein pendant les dernières années de l'ère Gomulka. Et lorsque l'on apprend, le 23 janvier, que le ministre de l'intérieur, Switala, a demandé sa mise en congé pour raisons de santé, tout le monde comprend que le poste est vacant : il sera pourvu trois semaines plus tard par le vice-ministre le plus en cour, Szlachcic, un proche de Moczar rallié à Gierek, qu'il connaissait à l'époque où il dirigeait la police politique à Katowice.

Il ne suffit pas au nouveau pouvoir de rassurer à l'intérieur, il lui revient de calmer les appréhensions des "partis-frères", où le souvenir du "printemps de Prague" reste vivace. Gierek, flanqué de Jaroszewicz, s'envole donc le 5 janvier pour Moscou, où il est reçu par Brejnev, tandis que les membres du Bureau Politique se répartissent les capitales des autres pays frères.

C'est cependant par sa pratique du terrain que le Premier Secrétaire tranche le plus sur son prédécesseur. Le 29 décembre, il visite le complexe sidérurgique de Huta

Warszawa, près de Varsovie, parcourant avec aisance les ateliers, serrant devant les caméras les mains des ouvriers. En janvier, c'est à "ses" mineurs de Katowice qu'il rend visite. D'autres viennent en délégations à Varsovie. Une campagne intense commence à se développer dans les médias pour fabriquer l'image d'un dirigeant du Parti qui jouit de la confiance de la classe ouvrière. Le 13 janvier, Gierek reçoit au Comité Central une délégation de mineurs membres du Parti, qui s'engagent, au nom de tous leurs camarades, à dépasser de 900 000 tonnes le plan d'extraction de la mine. Le lendemain, ce sont les sidérurgistes qui s'engagent à dépasser le Plan, puis les ouvriers de la pétrochimie, puis des ouvriers de toutes les industries lourdes. La radio, la télévision, la presse, étroitement contrôlées par le Parti, sont les instruments empressés de cet exercice de propagande qui témoigne surtout de la continuité dans les méthodes.

Mais lorsque le 20 janvier les ouvriers de l'atelier W-4 (conduites et tuyaux) du chantier naval Adolf Warski de Szczecin découvrent dans le journal télévisé et dans la presse locale qu'ils ont eux aussi, la veille, pris des engagements de production supplémentaire - y compris de travailler le samedi suivant - pour soutenir la nouvelle direction du Parti, ils voient rouge. A l'issue d'une rapide enquête, il s'avère qu'il s'agit d'une mise en scène organisée par la direction avec le concours des agents de maîtrise.

Le climat aux chantiers est alourdi par le refus du pouvoir central de revenir sur les hausses de prix de décembre. Une tentative de déclencher une grève le 11 janvier s'est soldée par un échec, mais, au cours de la semaine écoulée, des arrêts de travail sporadiques ont eu lieu à Lodz, dans l'industrie textile, à Karsznice, dans les chemins de fer, à Szczecin même, au port, et dans une usine liée aux chantiers, à Barlinek.

L'"affaire des engagements de production" est la goutte d'eau qui fait déborder le vase. Le 22 janvier au matin, les ouvriers de l'atelier W-4 se mettent en grève, suivis dans l'après-midi par la quasi-totalité des autres ateliers. L'expérience aidant, un comité de grève de 38 membres - un délégué par atelier - est rapidement mis sur pied, qui réélit Baluka à sa tête, ainsi qu'un service d'ordre. Une liste de douze revendications est établie, qui témoigne d'un degré de politisation plus poussé qu'en décembre : outre l'annulation des hausses de prix, l'impunité des grévistes et le paiement des jours de grève, les ouvriers demandent en effet l'organisation sans délai d'élections régulières aux organes de représentation du personnel, qu'il s'agisse du conseil d'entreprise, des syndicats ou des cellules du Parti, la venue à Szczecin du Premier Secrétaire du PZPR et du Premier Ministre pour nouer un dialogue direct avec les ouvriers, une "information honnête" sur la situation dans le pays et dans les chantiers, la rectification des informations mensongères sur les "engagements de production" et la publication dans la presse locale de la liste des revendications.

Les autorités locales du Parti, qui ont aussitôt pris en mains la gestion du conflit, entreprennent d'abord d'isoler le chantier pour éviter la contagion du mouvement. Peine

perdue, la nouvelle se répand comme une traînée de poudre et plusieurs grandes entreprises de la ville arrêtent à leur tour le travail dans l'après-midi du 22 janvier. C'est néanmoins sur le chantier Warski que se concentre l'action : des tracts sont jetés par hélicoptère, où les grévistes sont présentés comme des "bandits contre- révolutionnaires", où est agitée la menace d'"agissements de revanchistes allemands" (7). Dans la nuit, le chantier est cerné par la Milice, le téléphone et le courant électrique coupés; les grévistes s'attendent à l'assaut. Baluka obtient le rétablissement du courant en faisant valoir les risques d'explosion des chaudières à vapeur (8).

Le lendemain samedi 23 janvier, le comité de grève parvient à acheminer à Varsovie une "lettre ouverte au Premier Secrétaire, Edward Gierek", dont les signataires l'assurent de leur attachement au socialisme et de leur soutien à sa "politique de renouveau", mais s'indignent des agissements du pouvoir local et l'invitent à venir sur place engager le dialogue avec les ouvriers.

Après un moment d'hésitation sur la marche à suivre, Gierek, qui redoute la répétition des événements de décembre, décide de répondre à l'invitation et s'envole, dimanche 24 janvier, pour Szczecin. Il a rassemblé autour de lui quelques membres de la direction du Parti et de l'Etat : le Premier Ministre Jaroszewicz, le ministre de la défense, Jaruzelski, Barcikowski, Kaim et Szlachcic. Moczar a décliné l'offre. C'est la première fois, dans une "démocratie populaire", qu'un chef de Parti se rend à une invitation d'ouvriers en grève, sur un terrain a priori hostile où la sécurité n'est pas garantie. Le geste ne manque pas de courage, même si Gierek "écartait la possibilité d'un échec", comme il le rapporte dans ses mémoires (9).

Par mesure de précaution, Szlachcic, le vice-ministre de l'intérieur, est tout de même envoyé en reconnaissance pour s'assurer auprès des grévistes que la rencontre ne présente pas trop de risques. Mais comme il tarde à revenir, Gierek et sa suite gagnent directement l'entrée du chantier entouré d'un cordon de miliciens, franchissent la ligne du service d'ordre, éberlué, des grévistes, et vont s'installer dans la grande salle de réunion de l'entreprise. Le comité de grève, pris de court par l'enchaînement des événements, se donne un délai pour consulter sa base, tandis que la salle se remplit lentement.

Vers 18 heures commence alors un dialogue étonnant entre le Premier Secrétaire du PZPR et des ouvriers partagés entre leur colère et le ravissement d'avoir fait se déplacer de Varsovie un si haut personnage. La salle est comble, mais ceux qui n'ont pu y être admis suivent la discussion par les haut-parleurs du chantier. Gierek, s'il laisse Baluka lire la liste des douze revendications, garde l'initiative. Il déplore, dit-il, cette grève qui ne lui facilite pas sa "tâche de redressement", mais n'en veut à personne. Et il se lance, sans notes et d'une voix pesée, dans une longue analyse de la crise qui vient de secouer le pays. Le coupable, explique-t-il, c'est Gomulka, qui, après

les événements de 1968, était devenu un autocrate administrant la Pologne depuis son bureau, sans consulter personne : "le Bureau Politique, certains de ses membres du moins, n'avait plus grand chose à dire". Quant au gouvernement, il y avait "des décisions qu'il apprenait par les journaux" : "ce sont là des choses dont il est honteux de parler, mais c'était ainsi". La crise économique dont lui, Gierek, a hérité est telle qu'il n'y a plus de réserves, plus de marge de manoeuvre permettant une hausse rapide du niveau de vie" (10).

Puis il égrène un à un les douze points des revendications des grévistes. Revenir sur la hausse des prix ? Impossible, l'économie ne le permet pas, maintient-il avec fermeté, sous les huées, pour passer rapidement à la seconde revendication - des élections régulières aux organes de représentation des ouvriers - qu'il accepte, cette fois-ci, sous les applaudissements. Les autres aussi, il les accepte, non sans les vider, par d'habiles effets de tribune, de leur sens lorsqu'elles sont trop embarrassantes - comme la demande de publication dans la presse de la liste des revendications, ou encore la sanction des responsables des événements de décembre.

Et lorsque les ouvriers du chantier, moins éloquents certes, mais non moins convaincants, prennent à leur tour la parole, c'est une pluie d'accusations contre les exactions de la Milice et des organes de sécurité après les événements du mois précédent : les pressions sur les familles des victimes pour leur faire signer des témoignages attestant la mort naturelle, les enterrements de nuit dans des sacs en plastique, sous haute surveillance policière et en présence de quatre proches seulement par mort, la chasse sournoise aux ouvriers qui se poursuit.

Gierek rejette tout sur les "pratiques honteuses" en vigueur sous Gomulka, évoquant "cette coupe amère qu'il lui revient de boire" (11). De toute façon, ajoute-t-il, bonhomme, il n'a que faire du pouvoir ; ses années de travail en France et en Belgique lui valent une retraite confortable ; mais il ne partira qu'après avoir conduit le Parti jusqu'au congrès extraordinaire prévu à la fin de l'année ; en attendant, il promet "solennellement" une "grande lessive" lors du prochain plenum du Comité Central. Les ouvriers sont sous le charme. L'homme leur plaît : non seulement il a fait le geste de venir leur parler, mais il parle leur langue, il est sympathique, sincère, modeste. Il est deux heures du matin. Après une rapide consultation des délégués, le comité de grève décide de mettre fin au mouvement.

Gierek, dopé par le succès, entreprend de pousser l'avantage et décide sur le champ de répéter l'opération à Gdansk le lendemain. Coïncidence, ce lundi 25 janvier, à 6 heures du matin, une grève éclate au chantier Lénine en signe de protestation contre l'absence de réponse du pouvoir central à une liste de revendications déposée le 16 janvier : l'une des revendications est précisément que le Premier Secrétaire du Parti

vienne à Gdansk s'entretenir avec les ouvriers eux-mêmes et non pas, comme d'habitude, avec des militants du Parti triés sur le volet.

Si les directions des chantiers navals de Gdansk et de Gdynia et des entreprises associées se chargent hâtivement d'acheminer les ouvriers vers la salle de réunion de la Voïvodie, ceux-ci ont été cette fois-ci désignés par leurs pairs et non par "le sommet". A 11 heures, Gierek pénètre dans la salle, toujours flanqué de Jaroszewicz et Szlachcic. Jaruzelski s'est éclipsé, de même que Barcikowski, et Babiuch est venu prendre place dans la suite. L'atmosphère est moins tendue qu'à Szczecin, du fait peut- être de la nouvelle de l'arrêt de la grève là-bas.

Gierek est bien décidé à reconduire son opération de séduction, mais laisse aux ouvriers, qui attendent patiemment le microphone, le soin de s'exprimer d'abord. C'est à nouveau une avalanche de doléances où sont mêlés dans un même opprobre la bureaucratie étouffante et la démocratie inexistante, les privilèges de la nomenklatura et les difficultés de ravitaillement - "on veut manger ce dont on a besoin, pas des os, on veut vivre, pas végéter", s'indigne un ouvrier du chantier nord de Gdansk (12) -, l'aide aux pays arabes ou au Vietnam et les mensonges de la presse. A plusieurs reprises, des ouvriers demandent la tête de Kociolek - qui a eu le front de déclarer qu'ils gagnaient 3 500 zlotys par mois : "justement, qu'on relève tous les salaires à ce niveau", renchérit un autre -, et de Cyrankiewicz. Et, de façon générale, la sanction des responsables des excès de décembre. C'est ensuite Jaroszewicz, qui prend la parole et renchérit en dressant un tableau apocalyptique de la situation en Pologne : le quart des ressources dégagées à l'exportation va au remboursement de la dette extérieure. Et, image frappante pour des Polonais, le pays en est réduit à importer la margarine de l'URSS et du saindoux de Tchécoslovaquie.

La vapeur ainsi relâchée, Gierek, très oecuménique, se réserve le mot de la fin : la crise est profonde et la "restructuration" du Parti prendra du temps. Tous les torts ne pourront être réparés en une fois et il faut se garder de la précipitation, laisse-t-il entendre, agitant la menace d'un retour au pouvoir des partisans de la manière forte. Car il faut que "plus jamais ne se répète ce qui s'est passé à Gdansk". Ce qui importe maintenant, c'est le travail, la confiance, la patience : "Nous sommes tous faits de la même argile", lance-t-il, "et si vous nous aidez, nous atteindrons notre but commun. Alors ? Vous nous aiderez ? Hein?" La formule, à laquelle fait écho un puissant "nous vous aiderons", entre dans la légende. Sans avoir pris aucun engagement précis, Gierek triomphe.

Rentré à Varsovie, il peut se consacrer à la préparation du plenum du Comité Central. Le 30 janvier, il dépêche Cyrankiewicz auprès de Gomulka convalescent pour lui proposer, dans l'intérêt supérieur du Parti, de démissionner du Comité Central afin d'arrêter "la campagne en cours contre l'ancien Premier Secrétaire". Gomulka, qui n'a

guère de doutes quant à l'origine de cette campagne, ne cède pas au chantage, mais apprend incidemment de celui qui fut son Premier Ministre pendant quatorze ans qu'avec la connivence des ministres de l'intérieur successifs, Moczar et Switala, il lui avait caché les rapports du ministère sur la gravité de la situation intérieure, parce qu'ils avaient "peur de lui". Une confidence qui arrache au vieux communiste blessé, mais fier, un soupir affligé : "les mobiles d'une telle conduite étaient puérils, voire risibles, surtout dans la bouche d'un chef du gouvernement", laisse-t-il tomber (13).

Une commission spéciale a été constituée sous la présidence de Szydlak et a élaboré un rapport confidentiel sur l'"évaluation des événements de décembre et les conséquences qui en découlent". Ce rapport constitue l'essentiel de l'ordre du jour du plenum du Comité Central, le VIIIème, qui se réunit à Varsovie les 6 et 7 février 1971. Le tir est concentré sur Gomulka, dont l'erreur a été d'"avoir mené par sa politique à la crise de décembre et d'avoir prêté à celle-ci un caractère contre-révolutionnaire". Or tel n'était pas le cas et l'autorisation de faire usage des armes à feu était donc injustifiée. De surcroît, le rapport l'accuse d'avoir pris seul cette dernière décision, ce dont Gomulka se défend dans une lettre au Comité Central : "cette décision a été prise collectivement avec la participation des camarades Spychalski, Moczar et autres, sur rapport de la situation à Gdansk fait par les camarades Switala, ministre de l'intérieur, et Moczar (...) et dont il ressortait que deux miliciens avaient été tués, dont un par lynchage, et des dizaines blessés" (14).

Peine perdue : les rôles ont été fixés à l'avance et le verdict est prêt. Le Comité Central "suspend" le camarade Gomulka de son mandat de membre de cette instance, en raison des "fautes graves commises dans la direction du Parti au cours des dernières années". Jaszczuk, l'auteur du projet de modulation du salaire par des primes incitatives, est exclu du Comité Central après la traditionnelle autocritique, de même que Kliszko. Kociolek, le responsable politique le plus directement impliqué dans les massacres de Gdansk, et Loga-Sowinski, qui était lui aussi sur place, se contentent de démissionner du Bureau Politique. On est loin de la "grande lessive" annoncée par Gierek aux ouvriers de Szczecin.

La responsabilité des événements de la Baltique étant ainsi circonscrite à un petit nombre de boucs émissaires, l'appareil est lavé de tout péché : il s'est borné à respecter la discipline du Parti et la règle du centralisme démocratique. Comme en 1956, la crise est imputée aux erreurs personnelles de quelques hauts dirigeants qui ont laissé "se relâcher les liens entre le Parti et la société" ou admis des "irrégularités dans le développement de l'économie". Un concert de discours met hors de cause, en revanche, la nature même du système et les règles de fonctionnement du Parti, dont la nécessité du rôle dirigeant est rappelé, ou conspue le modèle politique occidental. "Notre démocratie", renchérit Gierek, "n'a et ne peut rien avoir de commun avec le système

libéral bourgeois de libre jeu des forces politiques" (15). De toute évidence, les accents réformateurs entendus depuis six semaines n'ont pas cours dans les enceintes du Parti.

Mais une nouvelle alerte vient rappeler à Gierek que la situation n'est nullement stabilisée. Le 10 février à 10 heures 15, à l'usine de chaussures Stomil de Lodz, les 180 ouvriers d'un des ateliers se mettent en grève pour exiger des explications sur la chute de leurs salaires au mois de janvier. Le mouvement gagne aussitôt un atelier de l'usine textile Marchlewski toute proche, la plus importante de la ville avec ses 12 000 ouvriers. Le terreau est fertile : des dizaines de milliers d'ouvriers - des femmes pour la plupart - travaillent là, dans des usines textiles dignes de Zola, pour des salaires mensuels à peine supérieurs à 2 000 zlotys - 20 % en-dessous de la moyenne nationale.

La première revendication articulée par les grévistes est donc une hausse de salaire de 20 %. La direction et les syndicats officiels n'ont rien à offrir et tentent d'arrêter le mouvement par des pressions diverses et des manoeuvres d'isolement. En vain. Le 11 février, la grève s'étend à d'autres ateliers de l'usine Marchlewski, où sont formés comités de grève et services d'ordre. Une négociation est ouverte avec les autorités locales, mais le Premier Secrétaire régional du Parti n'a d'autre argument que de faire appel aux sentiments patriotiques des ouvriers pour sortir le pays de la crise.

Le vendredi 12 février, alors que le mouvement s'étend, c'est de Varsovie que sont dépêchés d'abord le ministre de l'industrie légère, Kunicki, puis, dans la nuit, le nouveau président des syndicats, Kruczek, et un vice-premier ministre, Mitreda. Loin de calmer le jeu, cette démarche provoque la contagion de la grève, la nuit même et le lendemain, à toutes les grandes entreprises de la ville.

Gierek, qui mesure le risque d'une nouvelle explosion de violence, envoie sur place le 14 février une délégation conduite par le Premier Ministre Jaroszewicz. Par précaution, seuls les membres du Parti et des syndicats des principales entreprises de Lodz sont cette fois-ci invités à prendre place, ce dimanche à 15 heures, sur les fauteuils du Grand Théâtre de la ville. Mais lorsque les émissaires de Varsovie posent la question de confiance, celle qui à Gdansk avait si bien réussi à Gierek - "nous aiderez-vous ?" - la réponse est unanime : nie! (non). Le charme est inopérant : Jaroszewicz n'est pas Gierek. Et lorsqu'ils se rendent peu avant minuit dans l'usine Marchlewski, 3 000 ouvriers les accueillent d'un vieux chant polonais que les circonstances chargent d'ironie : " gloire à vous, ô seigneurs magnats". Et Jaroszewicz, qui a passé 20 ans dans un fauteuil ministériel, découvre " des femmes fatiguées, travaillant dans des conditions qui étaient une insulte aux règles élémentaires de l'hygiène et de la sécurité du travail, et de surcroît tellement mal payées". (16). Les réponses fuyantes aux demandes ne convainquent pas. La grève est reconduite et continue de faire à nouveau tache d'huile, le lundi 15 février, après la pause dominicale

: dès 7 heures, onze usines sont en grève, qui regroupent plus de 10 000 ouvriers, et le

soir ils sont le double à avoir cessé le travail. Une foule nerveuse commence, dans l'après-midi, à se rassembler aux abords de l'usine Marchlewski, selon un scénario qui rappelle le début des événements de la Baltique.

A 20 heures, la radio et la télévision diffusent un communiqué du gouvernement : la hausse des prix des produits alimentaires annoncée en décembre est annulée, avec effet au 1er mars. Le pouvoir a cédé, accordant, sous la menace d'une grève générale, ce qui était auparavant déclaré impossible. Prétexte est pris, pour justifier ce revirement, d'un crédit de 100 millions de dollars qui aurait été accordé quelques jours auparavant par l'URSS. En fait, il s'agit probablement de l'accord annoncé le 29 décembre.

Après avoir obtenu de Jaroszewicz, toujours présent à Lodz, des assurances sur l'immunité des grévistes, le comité de grève de l'usine Marchlewski décide dans la nuit de mettre fin au mouvement. Le 16 février, la quasi-totalité des entreprises de Lodz reprend le travail.

Le calme ainsi rétabli sur le front social, Gierek peut se consacrer à la tâche la plus urgente, asseoir son pouvoir. Dans la pratique politique communiste, en effet, un nouveau chef du Parti n'est véritablement en selle qu'après s'être entouré d'une équipe dirigeante à sa dévotion et avoir démantelé celle de son prédécesseur. Ce processus prend habituellement plusieurs années, mais pour Gierek le temps presse : pris de vitesse par l'accélération des événements en décembre, il n'a, dit-il, pas de "programme alternatif" ni de "cabinet-fantôme" (17). Et la situation, instable et fragile, l'expose à toute menée déstabilisatrice.

Le noyau gomulkiste ayant sombré dans le drame de décembre, seul le clan réuni autour de Moczar présente, à vrai dire, un danger réel pour le nouveau Premier Secrétaire. Le chef des "partisans" conserve, grâce à ses liens personnels et à ses vues nationalistes, une forte influence dans l'appareil, notamment en province. Controversé dans le Parti, suspect aux yeux de Moscou et compromis dans la répression des manifestations de la Baltique, l'ancien ministre de l'intérieur ne pouvait, en décembre, prétendre à la succession de Gomulka. Mais en aidant Gierek à écarter celui-ci, il pouvait espérer jouer un rôle d'éminence grise dans l'ombre du Premier Secrétaire, voire lui succéder à la faveur d'une nouvelle crise.

Gierek ne l'entend évidemment pas de cette oreille et voit dans Moczar, qu'il soupçonne, à cause de son refus de l'accompagner à Szczecin et Gdansk, d'avoir voulu jeter de l'huile sur le feu des troubles de janvier et février 1971, son principal adversaire de l'heure.

La virtuosité tacticienne dont Gierek a fait preuve, tout d'abord en se faisant porter à la tête du Parti, puis vis-à-vis des grévistes de Szczecin et de Gdansk, va trouver une nouvelle confirmation dans la manoeuvre d'éviction de Moczar. Tout

d'abord il s'assure le ralliement de Szlachcic, ancien "partisan" et proche collaborateur de Moczar au ministère de l'intérieur. Intelligent et avisé, Szlachcic ne s'était pas mis en avant dans les débordements antisémites de 1968, ni au moment de la répression brutale dans les ports de la Baltique. Lié à Gierek depuis l'époque où il dirigeait les services de sécurité à Katowice, il n'éprouve guère de difficultés à renverser les alliances. Gierek le fait nommer ministre de l'intérieur dès le mois de février.

Puis le 16 avril, à la faveur d'un nouveau plenum du Comité Central, Gierek fait nommer secrétaire du CC, Stanislaw Kania, un apparatchik manoeuvrier et bien introduit à Moscou. Mais surtout, c'est à lui qu'est confiée la supervision de l'appareil de sécurité, une des attributions, précisément, de Moczar. Ce dernier sentant le danger, met à profit une absence du Premier Secrétaire, invité au Congrès du PC Tchécoslovaque, et l'activisme des autres membres de la direction, absorbés dans diverses réunions locales du Parti, pour rassembler discrètement, le 26 mai 1971, dans son ancien fief d'Olsztyn, ses amis politiques. Gierek, informé de l'entreprise, quitte brusquement Prague et se rend aussitôt à Olsztyn pour interrompre la réunion suspecte. A partir de ce moment, l'exécution du Plan s'accélère. Déjà en mars, Gierek avait,

avec le concours du ministre de la défense, le général Jaruzelski, fait mettre à l'écart un des appuis de Moczar, le général Korczynski, qui avait dirigé les opérations militaires pendant les émeutes de décembre. "Libéré" de ses fonctions de vice-ministre de la défense, il avait été nommé ambassadeur en Algérie. Puis, à la mi-juin, ce sont coup sur coup un vice-ministre de l'intérieur, Matejewski, et quatre hauts fonctionnaires du ministère qui sont arrêtés pour trafic de devises. Tous avaient été mêlés de près ou de loin à la préparation de la réunion d'Olsztyn. Une soixantaine d'agents de la sécurité (SB) sont également arrêtés pour des délits de droit commun (18).

Un rapide voyage de Kania à Moscou pour s'assurer du nihil obstat du Kremlin et le sort de Moczar est scellé : le 22 juin, le Sejm le nomme président de la Chambre Suprême de Contrôle (NIK)1, un poste honorifique sans réelle portée politique. Et le 25 juin, le Comité Central, réuni en plenum, met fin à ses fonctions de secrétaire, de même, par une curieuse coïncidence, qu'à celles d'un de ses plus constants détracteurs, le très gomulkiste Starewicz, a qui est offert un exil doré l'ambassade de Pologne à Londres. Moczar perdra, en mai 1972, sa dernière position d'influence, la présidence du ZBOWiD, l'union des anciens combattants. Interrogé sur les raisons pour lesquelles il n'a pas, comme le veut la tradition dans le mouvement communiste, anéanti son adversaire défait, Gierek veut voir dans ce geste la preuve de sa volonté d'"européaniser" le pouvoir en Pologne (19). Un geste qu'il aura par la suite des raisons




1N.I.K.: Najwysza Izba Kontroli. La N.I.K. est, toutes proportions gardées, l'équivalent de la Cour des Comptes française.

de regretter : Moczar mettra à profit ses fonctions pour se faire, après la chute de Gierek, le comptable sourcilleux des abus personnels du clan de celui-ci.

Il faudra cependant à Gierek, pour parachever sa mainmise sur la direction du Parti, six mois de plus, c'est-à-dire jusqu'à ce VIème Congrès qu'il a lui-même voulu avancer d'un an. La préparation de cette échéance est l'occasion, selon la tradition, après un changement de direction, d'une épuration : 100 000 membres sur les 2 350 000 que comptait le PZPR début 1971 sont ainsi victimes d'une campagne de "vérification". Le Congrès, qui doit entériner la nouvelle ligne du Parti et donner à son chef l'assise politique dont il manque encore, se tient du 6 au 11 décembre 1971 à Varsovie, en présence des dignitaires des partis frères, Brejnev en tête.

Conforme en tous points à la liturgie des congrès de PC, le VIème Congrès du PZPR donne à Gierek un Comité Central profondément remanié : non seulement le nombre de membres passe de 87 à 115, mais près des deux tiers d'entre eux y siègent pour la première fois. Départs et arrivées reflètent la forte rotation des cadres qui a affecté tout au long de l'année 1971 l'appareil du Parti - 13 des 19 premiers secrétaires de Voïvodie ont été remplacés - et de l'Etat. Un mouvement de moindre ampleur affecte la direction du Parti, déjà partiellement renouvelée depuis décembre 1970 : outre Moczar, les derniers piliers du gomulkisme, comme Cyrankiewicz et Jedrychowski, quittent le Bureau Politique. Sur les 16 membres du Bureau Politique de Gomulka ne restent plus, outre Gierek lui-même, que Kruczek, Tejchma, Jagielski, Jaroszewicz et Szydlak, ces trois derniers n'étant à l'époque que membres suppléants.

Quant aux hommes de Gierek, ils consolident leurs positions dans l'appareil de pouvoir : le général Jaruzelski et Jagielski, un technocrate discret nommé deux mois plus tôt à la tête de la Commission du Plan, sont promus membres pleins du Bureau Politique. Le nombre de secrétaires est porté de 7 à 11 et c'est à partir du Secrétariat qu'opérera le noyau dur de l'"équipe Gierek", qui siège également au Bureau Politique : Babiuch, Szydlak, Szlachcic, qui après le succès de l'opération contre Moczar a été promu du ministère de l'intérieur au Secrétariat, où il supervisera les organes de sécurité et les relations avec les PC, ainsi que Kania, qui n'est encore que membre suppléant du Bureau Politique.

Une session du Sejm procède le 22 décembre à un nouveau remaniement ministériel, qui vaut à Olszowski, suspecté de sympathies pour Moczar, d'être "rétrogradé" de son poste de secrétaire du Comité Central à celui de ministre des Affaires Etrangères. Il est le seul des ministres promus que sa carrière n'ait pas mené à Katowice.

L'équipe du Premier Secrétaire est maintenant formée : avec une moyenne d'âge de 46 ans pour la direction du Parti, c'est la plus jeune du camp socialiste, représentative de cette génération d'apparatchiks technocrates qui, après s'être, au fil

des années, emparée des échelons intermédiaires du pouvoir, aspirait à l'exercer au sommet. A quelques exceptions près, cette équipe - cette "mafia" dira-t-on plus tard - restera inchangée jusqu'à la chute de son chef, neuf ans plus tard.


  1. - L'"EDIFICATION DE LA DEUXIEME POLOGNE".


Peu doué pour les constructions doctrinales, Gierek n'en est pas moins un communiste convaincu. A une époque où, dit-il, la compétition entre les deux systèmes n'est pas jouée, il ne croit pas aux vertus de l'économie de marché. Mais les expériences de Poznan et de la Baltique l'ont persuadé que le socialisme est voué, s'il se borne à rester une ascèse sans fin, à se dissoudre dans la lassitude de la population de toujours "travailler pour la génération suivante".

Il n'a, confesse-t-il, "aucun concept théorique de réforme du socialisme" (20), mais une solide expérience de gestion sur le terrain qui a moins mal réussi qu'ailleurs : "je plaçais un certain espoir en Gierek", admet un intellectuel aussi critique que Jan Jozef Lipski, "car je me disais qu'un homme qui avait remporté un certain nombre de succès en Silésie, que cet homme capable d'écouter les spécialistes, arriverait peut-être à quelque chose" (21). Il suffit donc de transposer à l'échelle de la Pologne entière les recettes qui ont fait leurs preuves en Silésie ou, selon les propres termes de Gierek, de "dynamiser l'économie dans le cadre du système" (22).

Sous l'appellation de "stratégie du développement dynamique", c'est un pari que lance Gierek, un pari sur la formation d'un cercle vertueux : mieux nourris, mieux logés, mieux payés, mieux outillés, les Polonais travailleront mieux et plus. Le reste viendra de soi-même. Avec cette logique simple, le chef du Parti entend hisser aux premières places l'économie polonaise, alors une des moins performantes du camp socialiste.

Dès février 1971, une commission d'experts a été constituée, sous la "direction scientifique" du professeur Pajestka, pour réviser le Plan quinquennal 1971-75, théoriquement entré en vigueur le 1er janvier de l'année et qui porte la marque du modèle économique gomulkiste. La version corrigée prévoit une réévaluation substantielle des taux de croissance, portés à 50 % pour la production industrielle, 20

% pour la production agricole et 39 % pour le revenu national. Cette croissance doit être partagée équitablement entre l'accumulation et la distribution : les salaires réels devront progresser de 18 %, toujours pendant le quinquennat, et permettre, grâce à une offre accrue de biens de consommation et de services, une amélioration du niveau de vie. la consommation est donc élevée au rang de "moteur de l'économie", de même d'ailleurs que le commerce extérieur. Ce programme, très ambitieux au regard des

ressources disponibles du pays, sera finalement ratifié par le VIème Congrès du PZPR, en décembre 1971.

Mais après les conflits de Szczecin et de Lodz, l'urgence commande de lâcher du lest immédiatement, sans attendre les premiers effets de ce Plan révisé, et de remplir les étagères vides. Cette politique de l'offre, engagée toutes affaires cessantes, revêt deux aspects : la détente dans les campagnes et le recours à l'importation.

Aux quelque trois millions de paysans retranchés sur leurs positions dans la sournoise guérilla de position que leur livrait le pouvoir sous Gomulka, Gierek offre l'armistice. Très rapidement les gestes de conciliation se multiplient : le 20 mars 1971, le gouvernement décide de relever ses prix d'achat du lait et de la viande. Le 18 avril est annoncé un train de mesures qui rompt avec la politique agraire du passé : les livraisons obligatoires à l'Etat de céréales, de pommes de terre et de bétail, sans doute l'un des instruments les plus honnis de la "socialisation des campagnes", seront abolies. Les titres de propriété des parcelles - un million environ - au statut indéterminé depuis la fin de la guerre, seront reconnus par l'Etat. Enfin, levant une discrimination ressentie comme inique, le pouvoir étend à la paysannerie privée - près du tiers de la population de la Pologne - le bénéfice de la médecine gratuite. A ces dispositions, destinées à entrer en vigueur au 1er janvier 1972, s'ajoutera un allégement de la fiscalité foncière, rendue plus progressive.

Les effets de ces mesures se font sentir sans tarder, aidés, il est vrai, par des conditions météorologiques favorables. En 1971, la production agricole progresse de 3,6 %. Puis c'est l'envolée : 8,4 % en 1972 et 7,3 % en 1973. Plus confiants, mieux rémunérés, les paysans cèdent plus volontiers leur production, le bétail notamment. Le saucisson, ce symbole de l'aisance dans les régimes communistes, réapparaît sur les étals de boucheries. Le même climat de détente est recherché vis-à-vis des quelque 200 000 artisans et détaillants autorisés à exercer dans le pays, par la levée des dispositions fiscales les plus pénalisantes.

L'autre grand levier de l'abondance est l'importation : Gierek, dont l'avènement a été marqué par l'octroi d'une aide alimentaire de la part de l'URSS, rejette l'autarcie financière, dont son prédécesseur avait fait une règle, et n'éprouve aucune difficulté morale à recourir à l'importation à crédit pour améliorer l'approvisionnement du marché. La signature financière de la Pologne est bonne et, du fait de l'abondance de liquidités, les taux d'intérêt sont bas sur les marchés occidentaux.

Ayant paré au plus pressé, Gierek et ses hommes peuvent se consacrer à l'"édification de la deuxième Pologne", selon le slogan lancé par le Premier Secrétaire lors d'un des nombreux plenums du Comité Central, le 10 mai 1972, et appelé à devenir l'un des leitmotive de la propagande. La première tâche est la modernisation de l'appareil industriel, car les équipements sont obsolètes et vétustes : la productivité est

donc dans l'ensemble faible et les produits finis de médiocre qualité. Or, pour avoir quelques chances de pénétrer les marchés occidentaux et payer ainsi le surcroît d'importations appelé par la "stratégie du développement dynamique", la Pologne doit avoir accès aux technologies les plus récentes - occidentales bien sûr. Mais l'entreprise ne peut se borner à une modernisation qualitative : c'est au cours des années 70 que la génération du baby-boom d'après-guerre se présentera sur le marché du travail et c'est le devoir du socialisme que d'offrir un emploi à tous. C'est pourquoi le Plan quinquennal prévoit, dans sa version corrigée, la création de 1,8 million d'emplois et aussi la construction de 1,1 million de logements.

Les ressorts ainsi libérés déclenchent une véritable explosion de l'investissement, qui s'éloigne rapidement de l'épure tracée par le Plan quinquennal : celui-ci prévoyait un taux de croissance de 8 à 9 % par an. A partir de 1972, les dépenses d'investissement progressent à un rythme sans précédent en Pologne, de l'ordre de 20 à 25 % par an. Des chantiers gigantesques sont lancés dans tout le pays : la construction d'un métro, d'une nouvelle gare et d'un réseau de rocades urbaines à Varsovie, un avant-port au nord de Gdansk, un énorme complexe sidérurgique à Katowice, un complexe pétrochimique, etc. L'influence du lobby de l'industrie lourde avantage celle- ci, comme par le passé, dans l'allocation des ressources, mais le bâtiment, l'industrie agro-alimentaire et celle des biens de consommation, traditionnels laissés-pour-compte des plans d'investissement, bénéficient largement de la manne.

Une réflexion est lancée en 1971 sur le système économique. Confiée à une commission présidée, pour plus de sûreté, par un des hommes de confiance de Gierek, Szydlak, elle aboutit, en octobre, à recommander une réforme assez proche du fameux "modèle économique polonais" enterré après 1956 : une certaine autonomie des entreprises, l'abandon des instructions directes à celles-ci, l'utilisation de vagues "paramètres" généraux comme instruments de planification à la place des objectifs précis par entreprise et par branche. Le schéma n'a rien de révolutionnaire. C'est néanmoins dans une version amputée et édulcorée qu'il est introduit, sous le nom de "petite réforme économique", en janvier 1973. Encore cette réforme ne s'applique-t- elle, à titre expérimental, qu'à un petit nombre d'entreprises : 25 "grandes organisations économiques" (WOG)2, des complexes industriels pour l'essentiel, qui assurent le quart de la production industrielle polonaise, se voient octroyer l'autonomie comptable et une certaine souplesse de gestion pour dégager des profits.

Les WOG, qui vingt mois plus tard sont déjà 46, comptant pour 40 % de la production industrielle, s'acquittent tellement bien de leur mission - la productivité croît plus vite qu'ailleurs, des excédents considérables sont dégagés - que dès 1974 tombent, sous forme de "mesures correctives", les représailles d'un appareil mécontent


  1. W.O.G.: Wielka Organizacja Gospodarcza.

de perdre son pouvoir sur l'économie : la liberté d'embauche leur est d'abord retirée, puis, un an plus tard, en 1975, la liberté de fixer les salaires et les investissements.

Dans l'agriculture, les concessions de 1971 sont, aux yeux de l'équipe dirigeante, un expédient pour sortir d'une mauvaise passe et nullement le prélude d'un revirement doctrinal. L'objectif reste, comme le rappelle la résolution finale du IVème Congrès, la "création des conditions d'un passage progressif à la transformation socialiste des campagnes". En d'autres termes, la collectivisation des terres. Bien plus, estime la géographe française Marie-Claude Maurel, "loin d'être un but stratégique dont on différerait la réalisation, elle est présentée comme la solution logique aux problèmes structurels" de l'agriculture polonaise (23). Les arguments ne manquent pas, en effet, aux technocrates pour établir qu'une agriculture morcelée, archaïque, sous-équipée, rassemblant près du tiers de la population active sur trois millions d'exploitations le plus souvent minuscules, n'est pas digne de l'économie moderne dont le pays est en train de se doter. Mais les mobiles sont aussi - et surtout - idéologiques : Gierek supporte mal d'être régulièrement sermonné par les dirigeants des partis-frères, Brejnev en tête, pour la persistance de l'agriculture privée en Pologne et l'abolition des livraisons obligatoires (24).

Instruit de l'expérience désastreuse du passé, il se garde de heurter de front la paysannerie et préfère procéder par des moyens détournés. Les mesures de 1971 n'ont en effet pas réellement affaibli l'emprise de l'Etat sur l'agriculture : le régime des achats par contrat qui a pris la relève des livraisons obligatoires laisse à celui-ci, maître des prix, le contrôle de 80 à 90 % de la production agricole commercialisée. C'est aussi l'Etat qui, détenant le monopole de la distribution des moyens de production - machines, engrais, semences, etc.- en fixe les prix et en rationne les quantités. Et c'est encore l'Etat qui, par le "Fonds Foncier d'Etat" (PFZ)3, régente l'attribution des terres vendues ou non transmises par héritage.

En 1973, alors qu'une agriculture privée en plein essor a permis de redresser la situation alimentaire, est lancée à grand renfort de propagande la campagne de socialisation. Les revenus prétendument excessifs des paysans sont dénoncés dans les médias, où l'on s'applique en revanche à démontrer la supériorité des fermes d'Etat (PGR). Une thèse battue en brèche par les propres statistiques du pouvoir : car les rendements à l'hectare de l'agriculture privée sont supérieurs de 15 à 20 % à ceux des PGR, malgré des coûts d'exploitation plus élevés et des équipements de moins bonne qualité (25). Quant à la productivité du capital, elle est supérieure de 50 % chez les paysans (26).

Après la campagne de propagande, les administrations locales reçoivent instruction de ne plus renouveler les baux de fermage et la cession de terres aux


  1. PFZ.: Pantswowy Fundusz Ziemi

paysans par le "fonds foncier d'Etat" se tarit soudain : les exploitants individuels qui, en 1973, sont autorisés à racheter 69 % des terres redistribuées par le fonds ne s'en verront plus attribuer que 18 % en 1974 et moins de 6 % en 1975 (27). Plus insidieux, un système de rente viagère est mis en place en 1974 pour les paysans qui abandonnent leurs terres au Fonds : d'une moyenne annuelle de 140 000 hectares au début des années 70, ces transferts atteignent 360 000 hectares en 1975, rétrocédés en quasi- totalité, malgré la dispersion des parcelles, au secteur socialisé. Celui-ci voit son domaine s'agrandir de 24 % en l'espace de cinq ans, passant de 16,6 % à 21 % de la surface agricole utile (28).

Par ailleurs, les formules de socialisation sont élargies et rendues plus attrayantes

: les coopératives de production sont réactivées et, en 1973, sont créées les "coopératives de cercles agricoles" (SKR)4, une structure qui doit permettre l'utilisation de matériel agricole coûteux. Des schémas d'association à une ferme d'Etat, pour la prise en charge, par contrat, d'un maillon de la filière de production, sont également proposés aux paysans.

Enfin et surtout, c'est par la préférence d'approvisionnement au profit du secteur socialisé que le pouvoir poursuit, comme par le passé, sa politique de "transformation socialiste" de l'agriculture : engrais, tracteurs, pesticides vont en priorité aux fermes d'Etat ou aux "coopératives de cercles agricoles", qui accumulent en quelques années un parc de machines démesuré par rapport à leur fonction économique. Le secteur privé, qui en 1974 cultive 80 % des terres, ne dispose que de 45 % des machines et utilise deux fois moins d'engrais par hectare que le secteur collectivisé.

Le pouvoir d'orientation dont jouit le pouvoir sur les ressources allouées à l'agriculture lui permet de développer une forme d'exploitation qui passe alors, aux yeux des technocrates communistes, pour le summum de la performance : la ferme géante spécialisée, en général dans la production animale, pratiquant avec force équipements des méthodes intensives. L'argument technique est apparemment imparable : les conditions climatiques de la Pologne se prêtent mieux à l'élevage qu'à la production de céréales et les efforts déployés sous Gomulka pour assurer, non sans peine, l'autosuffisance céréalière du pays seraient donc plus utiles ailleurs. Mais la Pologne ne dispose pas de la base fourragère indispensable pour les méthodes d'élevage intensif. C'est donc encore à l'importation qu'il faudra recourir : les achats d'aliments pour bétail passeront de 2,9 millions de tonnes en 1970 à 6,8 millions de tonnes en 1975, alors que la production céréalière augmente elle-même de 2,6 millions de tonnes pendant cette période (29). Curieusement, le pouvoir ne réserve pas cette forme d'exploitation aux seules fermes d'Etat, mais y associe quelques agriculteurs privés, les seuls à trouver grâce à ses yeux, qui jouissent de privilèges


  1. S.K.R.:Spoldzielnia Kolek Rolniczych

d'approvisionnement, d'équipement et de crédit comparables à ceux du secteur socialisé.

Il en est de l'élevage intensif comme de l'industrie : le potentiel physique, technologique et financier de la Pologne est incapable de dégager les ressources requises pour mener à bien un programme de modernisation aussi ambitieux. Gierek n'ignore pas qu'il est inutile de compter sur les pays-frères, eux-mêmes sujets à des crises endémiques. Seul l'Occident capitaliste est à même de procurer cette injection de technologie et d'argent. C'est là un des motifs principaux de l'ouverture à l'Ouest qu'il lance dès les premiers mois de 1971, aidé par le réchauffement rapide des relations Est-Ouest. Se maintenant constamment aux avant-postes de la détente, Gierek parviendra à ménager de substantielles retombées économiques pour la Pologne.

Celles-ci prennent la forme de transferts de technologie, sur lesquels, exemple souvent cité, le Japon a assis son miracle économique. L'Etat multiplie donc les achats

- pour des prix relativement modiques - de licences de fabrication : à Fiat, qui avait signé sous Gomulka un contrat de vente d'une usine complète de voitures, viennent s'ajouter des noms prestigieux comme les tracteurs Massey-Ferguson, les autocars Berliet ou, en juillet 1972, Coca-Cola, le symbole de la société de consommation occidentale. Mais encore une fois, la répartition des licences entre les différentes branches montre la prédominance du critère politique dans les choix économiques : 3 seulement des 154 licences achetées entre 1971 et 1973 concernent l'industrie légère ou l'industrie agro-alimentaire (30). L'essentiel va à la métallurgie et à l'industrie lourde.

L'autre aspect spectaculaire de l'ouverture à l'Ouest, rendu indispensable par le modèle économique retenu, est le recours à l'emprunt. A la différence de Gomulka, qui dans l'endettement - surtout auprès de l'Occident capitaliste - voyait avant tout une compromission, Gierek considère, en un raisonnement étrange, le crédit comme une "marchandise" vendue par des banques et affectée d'un prix, le taux d'intérêt (31). Et c'est en "achetant" cette marchandise qu'il entend valoriser l'industrie polonaise, la mettant à même de dégager au bout de quelques années les moyens du remboursement. Moyennant quoi chaque visite à l'Ouest, chaque déplacement à Varsovie d'un haut responsable occidental est une occasion de demander un prêt ou de signer un protocole financier assortissant celui-ci de la garantie de l'Etat. Les Allemands sont les premiers à ouvrir les vannes, suivis par les Italiens, les Autrichiens, les Scandinaves.

C'est ainsi que la Pologne connaît une explosion des échanges en devises convertibles, qui laisse sur place le commerce avec le CAEM : de 1970 à 1974, la part des pays capitalistes dans les échanges extérieurs de la Pologne passe de 27 à 44 % (32). Mais alors que le Plan, annuellement réajusté, n'est jamais réalisé pour les exportations, il est toujours dépassé pour les importations : celles-ci augmentent deux fois plus vite que celles-là, créant un effet d'euphorie tant pour la consommation que

pour l'investissement. Mais le déficit de la balance des paiements ne cesse de se creuser, comblé par un endettement croissant dont le montant reste un des secrets les mieux gardés du régime. De quelque 600 millions de dollars en 1970 (33), la dette de la Pologne envers ses créanciers occidentaux passe à 3 milliards de dollars en 1973 (34), mais c'est à partir de 1974 que les choses s'emballent : en moins de deux ans, 5,5 milliards de dollars supplémentaires viennent porter l'endettement à 8,5 milliards en 1975 (35).

Cet afflux de richesse crée dans le pays une euphorie financière qui gagne l'ensemble de la société, à l'exception, peut-être, des retraités, habituellement laissés pour compte. Les salaires connaissent une ascension spectaculaire : 5,6 % en 1971, puis 6,7 et jusqu'à 8% par an les années suivantes, soit une hausse cumulée de 41 % pendant le Plan quinquennal 1971-75, alors que les 18 % prévus dans la version corrigée se voulaient un objectif ambitieux. Le contraste est évident avec l'époque Gomulka, où la progression annuelle était inférieure à 2 %. Certes ces hausses sont inégalement réparties : l'aristocratie ouvrière de l'industrie lourde en est la première bénéficiaire parce que, se souvient-on, c'est d'elle que sont partis les événements de la Baltique. Ou encore parce que les surcroîts de production, requis par les besoins de l'exportation, ne peuvent être obtenus, conformément à la philosophie de l'incitation désormais professée, que par des relèvements de salaires. C'est ainsi que les mineurs de Silésie voient en 1974 leurs salaires augmenter coup sur coup de 12 % et 30 % (36). Les revenus des paysans connaissent eux aussi une hausse de 15 % deux ans de suite, en 1971 et 1972, réduisant l'écart traditionnel avec les revenus urbains.

Plus important, cette hausse des revenus se traduit, même si des hausses de prix déguisées l'écornent quelque peu, par une réelle amélioration du niveau de vie : importations et production intérieure aidant, les magasins n'ont jamais été aussi bien approvisionnés. Les Polonais découvrent un monde nouveau, celui de la consommation. Le rêve automobile, longtemps interdit, devient accessible : il en coûte 69 000 zlotys, soit moins de deux ans de salaire moyen en 1974, pour acquérir une Fiat 126 Polski, l'équivalent de la 2 CV en France ou de la "Coccinelle" en Allemagne.

L'euphorie de l'abondance ne touche pas la seule population, mais gagne ceux-là mêmes qui l'ont organisée, prompts à en oublier les dangers. Gonflés du sentiment de leur puissance, Gierek et ses pairs se prennent au jeu des statistiques triomphalistes et se grisent de la "propagande du succès" qu'ils ont eux-mêmes ordonnée pour stimuler les énergies. Il n'est jusqu'aux Occidentaux qui ne cèdent à l'illusion et commencent à parler de "miracle économique polonais".


  1. - LA NORMALISATION DES RELATIONS AVEC L'EGLISE

Un des premiers gestes du nouveau pouvoir issu des événements de la Baltique est de proposer l'armistice à l'Eglise. "Le gouvernement essaiera maintenant d'opérer une totale normalisation des relations avec l'Eglise", déclare le Premier Ministre Jaroszewicz le 23 décembre devant le Sejm, qui vient de le nommer. Cette ouverture trouve un écho auprès de l'épiscopat et l'homélie de Noël du Primat est un appel au calme où il engage ses compatriotes à "ne pas jeter d'accusation, à faire preuve de compréhension, à pardonner, à compatir et à mettre les mains aux charrues afin qu'elles donnent plus de pain". Mais le cardinal Wyszynski ne se contente pas de manifester la solidarité de l'Eglise avec les victimes de la répression, il indique aussi au pouvoir la voie du rachat : "une démocratie réelle (...) le droit de chacun à la liberté et au respect" (37). Et il précise sa pensée dans un message de Nouvel An de l'épiscopat aux fidèles, message dont le co-auteur est l'autre cardinal polonais, Karol Wojtyla, archevêque de Cracovie.

Ce document, dense et bref, constitue une véritable charte des droits de l'individu et de la nation, qu'il revient aux autorités de l'Etat de garantir : la liberté de conscience et de culte, le droit à une culture nationale librement choisie et conforme à l'éthique chrétienne, le droit à la justice sociale, le droit à la vérité, à une information honnête et à la libre expression des opinions, le droit aux conditions matérielles d'une existence décente et le droit des citoyens à n'être ni outragés ni persécutés. L'appel s'achève par une mise en garde contre l'usage de la force : "la vie de la nation ne peut se développer dans une atmosphère de terreur" (38). Une déclaration forte, donc, que le Primat appuie, dans son homélie du 1er janvier, à Gniezno, d'un retentissant "nous ne sommes pas des esclaves".

La fermeté du propos ne décourage pas le pouvoir de multiplier les gestes d'ouverture. Fait sans précédent en Pologne Populaire, un évêque, Mgr Modzelewski, est invité à siéger dans un organe étatique, le "comité pour la reconstruction du Château Royal de Varsovie". Puis, le 25 janvier, le gouvernement annonce la reconnaissance des droits de propriété de l'Eglise sur quelque 7 000 édifices cultuels et immeubles rattachés, répartis sur les territoires recouvrés du nord et de l'ouest. Ces temples protestants, églises et presbytères, avaient été nationalisés après-guerre et étaient loués par l'Etat à l'Eglise, moyennant un loyer assez modique dont les arriérés sont également annulés.

Des permis de construire, systématiquement refusés pendant les dernières années de l'ère Gomulka, sont à nouveau accordés pour l'érection d'églises : 17 demandes sont débloquées au premier trimestre 1971 et leur nombre dépasse la trentaine en juillet. Même le cas, symbolique, de l'église de Nowa Huta trouve une solution. Enfin, la censure est allégée sur les publications dépendant de l'Eglise, qui bénéficieront, en 1972, d'un relèvement des quotas de papier.

Les autorités ecclésiastiques prennent acte de ces changements et se font conciliantes, appelant à une "prière pour la patrie" le 27 janvier et accordant ouvertement un crédit de confiance aux nouveaux dirigeants du pays. Le ton de la presse catholique est à l'avenant.

Le 3 mars 1971, pour la première fois depuis une dizaine d'années, un haut responsable de l'Etat polonais, le Premier Ministre Jaroszewicz, rencontre le Primat, un entretien qui amorce la normalisation des relations avec l'Eglise et le Saint-Siège. Quelques semaines plus tard, en effet, fin avril, le secrétaire du Conseil pour les affaires publiques de l'Eglise, Mgr Casaroli, reçoit au Vatican le chef de l'Office polonais des cultes, Skarzynski. Ils se revoient en novembre à Varsovie.

Sur le terrain, la détente continue : le gouvernement autorise le voyage à Rome, en octobre 1971, de milliers de pèlerins, Skarzynski en tête, pour assister aux cérémonies de béatification du père Maksymilian Kolbe, un martyr du nazisme. En 1972 sont abolies diverses dispositions administratives et fiscales qui avaient surtout une vocation de chicane vis-à-vis de l'Eglise, comme la réglementation de l'inventaire ecclésiastique ou la taxation des ventes de produits agricoles.

Au sommet, le principal obstacle à la normalisation des relations Eglise-Etat est en passe d'être levé : la ratification en mai 1972 du traité polono-allemand de 1970 par le Bundestag permet son entrée en vigueur. Dès le 28 juin, par une bulle spéciale, Paul VI met fin au régime provisoire d'administration des diocèses des territoires du nord et de l'ouest. La carte diocésaine est redessinée dans les frontières nationales de la Pologne et six évêques résidents sont nommés à la place des administrateurs apostoliques. La curie métropolitaine de Wroclaw est rétablie et deux diocèses nouvellement créés, Opole et Gorzow, lui sont rattachés. De même sont rétablis les diocèses de Szczecin, de Koszalin et de Warmie. Le 19 octobre, le Saint-Siège demande au représentant du gouvernement polonais en exil, l'ambassadeur Papée de fermer sa mission, dont il n'est d'ailleurs plus, depuis 1959, que le "gérant".

La voie semble libre pour la normalisation des relations avec le Vatican, mais il faudra encore une visite du ministre des Affaires Etrangères, Olszowski, à Rome en novembre 1973, et une autre visite à Varsovie de l'archevêque Casaroli, en février 1974, pour parvenir à la signature, le 6 juillet suivant, d'un protocole créant une relation institutionnelle de travail entre les deux Etats. Des groupes de travail permanents sont constitués de part et d'autre, dirigés respectivement par un nonce itinérant du Saint-Siège, Mgr Poggi, et un représentant permanent en résidence à l'ambassade de Pologne à Rome. Le pouvoir de Varsovie voit dans ce lien un moyen de court-circuiter un épiscopat polonais peu accommodant et de traiter directement avec Rome des questions concernant l'Eglise polonaise. Le cardinal Wyszynski, qui pressent

le risque, s'en ouvre à la Curie, où les prélats polonais sont bien représentés, et dès 1975, les consultations régulières associent l'épiscopat polonais.

Autre indice de détente, l'association Pax, que son incapacité à diviser l'Eglise et sa compromission passée rendent politiquement inutile, est peu à peu neutralisée - sauf dans ses activités d'édition - son président Piasecki se voyant offrir, en 1971, une nomination au Conseil d'Etat en guise de mise à l'écart. Mais le pouvoir n'a pas renoncé à ses projets de division des milieux catholiques et met à profit l'état de grâce dont il jouit pour tenter de former un Parti d'inspiration chrétienne autour du groupe Znak, représenté au Sejm par quelques députés. C'est ainsi que lors de la préparation des élections parlementaires, début 1972, Kania, qui depuis le Secrétariat du Comité Central, est l'ordonnateur de la manoeuvre, parvient à s'assurer le concours de quelques personnalités complaisantes - Lubienski, Auleytner, Zablocki - à une tentative de prise de contrôle du "Club des Intellectuels Catholiques" (KIK) de Varsovie.

La manoeuvre échoue, mais le pouvoir écarte de la liste des candidats le rédacteur en chef de Wiez, le lieutenant Tadeusz Mazowiecki. Sur les cinq députés élus, le 19 mars 1972, sous l'enseigne de Znak, seul le professeur Stomma, bien conscient de l'inévitable vassalité envers le Parti Communiste de toute formation politique catholique, tient tête aux velléités des autres de fonder un parti. Le fossé se creuse entre le groupe Znak de la Diète et le mouvement Znak qui, regroupant l'intelligentsia catholique autour de quelques publications de bonne tenue comme Tygodnik Powszechny, Znak et Wiez, lui donne une sorte de caution morale. Si bien qu'en janvier 1974, le professeur Stomma et Turowicz, le rédacteur en chef de Tygodnik Powszechny, envisagent de liquider le groupe Znak, qui n'est plus que le lieu d'une synthèse artificielle entre des courants aux options opposées et, surtout, un instrument de division dans les mains du pouvoir. La scission s'opère peu à peu dans les faits et la rupture sera consommée lors des élections suivantes au Sejm, en mars 1976.

L'événement le plus marquant, le plus porteur d'avenir de ce début de décennie est sans doute, cependant, l'engagement de l'Eglise dans le débat politique. Cantonnée depuis les années d'après-guerre dans une résistance surtout morale, elle était, jusqu'aux événements de la Baltique, réticente à franchir le pas. Le message de Nouvel An de l'épiscopat a donné le ton et, dans un document du 21 juin 1971, l'Eglise défend son droit de prendre position : sa "lutte pour la liberté d'action, pour les droits civiques fondamentaux, inspirée des valeurs morales de l'Evangile, ne peut être assimilée à la lutte politique" (39). Elle y pèsera pourtant d'un poids croissant.

C'est dans cet esprit, en effet, que l'Eglise proteste, en janvier 1973, contre la loi "sur l'éducation de la jeunesse et sa participation dans la construction du socialisme" que vient d'adopter le Sejm, arguant de ce qu'elle contient des entraves à l'éducation religieuse des enfants et ignore le droit au pluralisme des idées, inscrit dans la

Déclaration des Droits de l'Homme de l'ONU. C'est dans cet esprit, également, que le Primat prononce, en janvier 1974, une série d'homélies sur les relations entre l'homme et l'économie, l'homme et le pouvoir. "Les valeurs matérielles ne peuvent voiler à l'homme sa mission, la signification de son humanité, la dignité de la personne humaine", dit-il dans un de ses sermons dénonçant le "productivisme", "car la fin du travail de l'homme est avant tout l'homme lui-même" (40). Il s'en prend aussi à l'uniformisation de la pensée associée à l'unification, alors en cours, des mouvements de jeunesse, ou encore à l'"omnipotence de l'Etat" : "plus les droits fondamentaux des citoyens seront respectés, plus le climat de terreur sera superflu et plus vite on pourra réduire cet appareil de sécurité démesurément développé qui constitue pour de nombreux citoyens une source d'insécurité" (41).

Le Primat ne se contente pas d'énoncer des principes généraux, mais en décline, dans l'esprit de l'encyclique Pacem in terris, les applications : droit à un travail rétribué et au libre choix de celui-ci, droit à la propriété privée, libertés d'association, d'expression, de presse et d'édition... Ces paroles fortes déplaisent au pouvoir, au point qu'apparaîtront en 1976 des versions apocryphes des "sermons de la Sainte-Croix" - du nom de l'église de Varsovie où ils ont été prononcés - qui placent dans la bouche du Primat un éloge du pouvoir.

Ces cycles d'homélies seront répétés pendant les mois de janvier des deux années suivantes, 1975 et 1976, mais c'est déjà, alors, un nouveau pas qui est franchi dans l'engagement politique avec l'intervention de l'Eglise dans le débat sur la réforme de la constitution.


  1. - LA REPRISE EN MAINS


Comme l'Eglise, l'intelligentsia jouit du relâchement de la pression du pouvoir. Avec l'association des milieux culturels à la reconstruction du Château Royal de Varsovie et l'assouplissement de la censure, la nouvelle direction s'était d'entrée acquis un préjugé favorable auprès des intellectuels, entretenu ensuite par une certaine ouverture des frontières, une revalorisation des traitements universitaires et des crédits de recherche. Après l'étouffante pesanteur des dernières années du gomulkisme, cette bouffée d'air frais est reçue avec gratitude.

Sous le nom de "renouveau", ce climat est propice à une éclosion de la créativité artistique et intellectuelle. De nouvelles publications apparaissent et des titres existants retrouvent une certaine liberté de ton : l'hebdomadaire satirique Szpilki ("épingles") devient plus mordant, Student ("l'étudiant") publie des poèmes et les critiques littéraires de jeunes auteurs, des revues littéraires - "Littérature dans le monde", Teksty

("textes") - sont créées et les périodiques catholiques Wiez, Znak, Tygodnik Powszechny, explorent les nouvelles limites de la permissivité de la censure.

Des personnalités engagées comme l'écrivain Maria Ossowska ou le philosophe Kotarbinski retrouvent la considération officielle. La culture n'hésite pas à effleurer le champ politique : la revue Znak publie en 1971 un essai remarqué de Bohdan Cywinski, "Généalogie des irréductibles", qui s'interroge sur les convergences de valeurs entre l'intelligentsia laïque radicale et l'Eglise. Un débat sur l'Histoire se développe, débordant sur l'histoire contemporaine, autour d'ouvrages de Pawel Jasienica, Andrzej Kijowski, Marcin Krol. De jeunes poètes - "la génération 68", Baranczak, Krzynicki, Zagajewski - tournent en dérision la langue de bois, tandis que le théâtre étudiant - "Théâtre du huitième jour" à Poznan, "Théâtre 77" à Lodz, théâtre Stu à Varsovie - se délecte de pastiches de la propagande. Même Mrozek, le dramaturge satirique interdit de scène depuis 1968, sera à nouveau monté en 1973.

Mais assez rapidement, par le jeu combiné de la censure et des récompenses, le pouvoir fait savoir que le modèle culturel qui a sa préférence est celui non pas de l'esprit critique, mais du divertissement, d'une facilité qui confine quelquefois à la vulgarité, du conformisme intellectuel et de l'innocuité idéologique. La télévision, dont la direction est confiée en 1972 à un autre "Silésien" de Gierek, Maciej Szczepanski, rédacteur en chef du quotidien du Parti à Katowice, est l'instrument principal de cette culture dévaluée, complément idéal de la "propagande du succès".

La relative mansuétude du pouvoir à son égard laisse l'intelligentsia insensible à la persistance d'une répression qui, il est vrai, ne la touche guère. En juillet a lieu à Lodz un premier procès de militants de l'organisation clandestine Ruch, d'inspiration chrétienne et nationaliste, démantelée en 1970 par la police. Les peines infligées vont jusqu'à trois ans et demi d'internement pour des actes qui relèvent du "délit d'opinion". En octobre, les fondateurs du mouvement comparaissent devant un tribunal militaire à Varsovie dont le prétoire se transforme pendant quelques jours, malgré le huis clos, en tribune politique : les accusés y dénoncent la misère en Pologne, la dépendance du pays envers l'Union soviétique et la duperie que constitue la façade institutionnelle du régime. Deux d'entre eux, Andrzej Czuma et Stefan Myszkiewicz-Niesiolowski, sont condamnés à sept ans de prison, Benedykt Czuma à six ans pour avoir fondé une organisation illégale et édité un bulletin. Le verdict sera, en 1972, confirmé en appel.

Pas davantage que la justice, l'appareil de sécurité n'a renoncé aux vieilles méthodes : le 10 août 1971, Bogdan Golaszewski, un des meneurs de la grève du chantier naval Warski de Szczecin, meurt dans des conditions suspectes des suites d'une intoxication au gaz. Un autre ouvrier du chantier, Adam Ulfik, chef de la Milice ouvrière constituée pendant la grève, échappe de justesse à un "accident" similaire, mais il décédera en 1976, également dans des conditions douteuses. Quant à Baluka, le

président du comité de grève du chantier, il n'échappera aux harcèlements policiers qu'en se réfugiant à l'Ouest en 1973.

C'est en 1970, après avoir purgé leurs peines, que les derniers dissidents condamnés pour leur participation aux événements de mars 1968, Kuron, Modzelewski et Karpinski, retrouvent la liberté. Mais ils continuent d'être soumis à la surveillance et aux tracasseries de la police politique : celle-ci n'hésite pas à arrêter, à titre préventif, Karpinski, Michnik et Litynski à la veille de la visite à Varsovie du président Nixon, en mai 1972. Cet appareil de sécurité déjà omniprésent, le pouvoir ne cesse de le développer : unités anti-émeutes de la police (ZOMO), unités d'auxiliaires de la Milice (ORMO) dont les effectifs atteignent 300 000 hommes. En août 1972 est créée l'Académie des affaires intérieures, une sorte d'école supérieure de la police et de la sécurité.

Estimant insuffisant l'arsenal juridique de la répression, le pouvoir dépose, début 1971, sur le bureau du Sejm un projet de loi sur le "parasitisme social", qui fait du "mode de vie parasitaire" une notion à peine définie, un délit passible, comme en URSS, de placement d'office dans des "camps de travail correctif". L'opposition des propres experts du gouvernement, juristes et sociologues, à ce projet le fera finalement enterrer (42). Mais le 20 mai 1971, le Sejm adopte une réforme du régime pénal des infractions, élargissant les possibilités de sanctions administratives.

Gierek, pour sa part, continue de cultiver son image de personnage débonnaire, rassurant, avenant, gérant d'une main ferme et sûre un Etat socialiste promis à un avenir radieux. Il multiplie les visites dans les usines, les mines, les municipalités et les fermes d'Etat : 187 déplacements pendant la seule année 1971 (43). "Gierek, en bon gestionnaire, sillonnait le pays", se souvient Jan Jozef Lipski, "il visitait les entreprises, il était très gentil, très sympathique, faisait toujours le baisemain aux dames. Les gens y ont cru, ont marché" (44). Ils y croient d'autant plus volontiers qu'ils goûtent enfin au fruit défendu de la consommation et de l'abondance, toute relative, certes, mais qui tranche sur l'ascèse imposée par l'austère Gomulka.

Tandis que les Polonais s'abandonnent à cette douce torpeur, l'appareil de pouvoir continue imperceptiblement de se renforcer : centralisation et reprise en main idéologique sont les objectifs qui se cachent sous les slogans creux de "démocratie socialiste", de "consolidation du mouvement de la jeunesse" ou de "perfectionnement du fonctionnement de l'administration locale".

Le souci des formes propre aux pouvoirs communistes aidant, le Sejm décide en décembre 1971 de raccourcir son mandat d'un an, pour "recueillir le consentement de toute la société à la politique du Parti" (45). Les élections parlementaires, le 19 mars 1972, sont une formalité : la liste unique présentée par le Front d'unité nationale (FJN) remporte 99,5 % des suffrages, dans un scrutin où le taux de participation s'élève à

97,9 %. La répartition des 460 sièges est la même qu'aux élections de 1961, 1965 et 1969 : 255, soit 55,5 % pour le PZPR, 117 pour le Parti Agrarien (ZSL), 39 pour le "Parti Démocratique" (SD), les 49 sièges restants étant attribués à différents "sans- parti". Le renouvellement du Conseil d'Etat dont cette élection est le prétexte donne à Gierek l'occasion de se débarrasser définitivement de Cyrankiewicz, remplacé à la présidence par Henryk Jablonski, universitaire, historien du PPS - dont il fut d'ailleurs membre - un personnage assez terne, dépeint par Kisielewski comme un "cynique et un hypocrite" (46). Mais le remaniement du gouvernement n'apporte aucun changement notable : l'appareil d'Etat de Gierek est en place.

Il revient à cette chambre renouvelée d'approuver, le 6 juin 1972, après un simulacre de discussion, un Plan quinquennal 1971-1975 théoriquement en cours d'exécution depuis 18 mois, constamment révisé et remanié par les plenums successifs du Comité Central ainsi que par le VIème Congrès du PZPR. Mais la grande tâche de la législature est d'adopter une ambitieuse réforme de l'administration territoriale, imaginée par la direction du Parti. Trois niveaux d'administration locale se superposent alors : le "village" à la base, le district (powiat) et la voïvodie, dernier échelon avant le pouvoir central. L'administration de l'ombre qu'est l'appareil du Parti, détenteur de la réalité du pouvoir, épouse cette structure qui, estime-t-on à Varsovie, n'est pas adaptée à une gestion centralisée : les échelons subalternes, éloignés du centre, se soustraient plus facilement à son autorité et la dimension de chacune des 19 voïvodies confère au comité de voïvodie du Parti un pouvoir excessif, quasi-féodal. Gierek, pour avoir dirigé une des plus importantes d'entre elles pendant quatorze ans, en sait quelque chose.

La réforme est menée en trois temps : une première loi, votée par le Sejm le 29 novembre 1972, supprime le "village" et rétablit l'institution de la commune, abolie en 1954, qui se voit dotée d'un "maire" (naczelnik) représentant de l'Etat et nommé par lui. Les "conseils populaires" mis en place en 1945 et qui devaient constituer le cadre légal de l'autonomie locale ne disparaissent pas, mais perdent pratiquement tout pouvoir exécutif : Gierek, annonce même, en octobre 1973, que les présidents de ces "conseils populaires" seront désormais en règle générale le Premier Secrétaire du Parti dans la commune. Ce régime, qui retire aux communes l'autonomie -purement fictive - que leur reconnaissait jusque-là la loi, est étendu le 22 novembre 1973 aux échelons supérieurs de l'administration, le district et la voïvodie, avec la création des fonctions de voïvode, de présidents de ville et de "naczelnik" de district. La dernière étape de la réforme est la suppression, par la loi du 28 mai 1975, du district. La disparition de l'échelon intermédiaire est assortie d'un rétrécissement des voïvodies, dont le nombre passe à 49, parmi lesquelles 4 urbaines, Varsovie, Cracovie, Lodz et Wroclaw. La série de nominations auxquelles cette réforme donne lieu offrira incidemment au pouvoir

central une occasion d'élaguer dans l'appareil du Parti et de promouvoir une nouvelle génération d'apparatchiks.

L'idéologie est également reprise en main. Gierek fait rétablir dès 1971 la "Haute Ecole des Sciences Sociales près le Comité Central", qui avait été supprimée en 1968. La formation des cadres est revue, les programmes et les manuels sont refondus et de très nombreux permanents du Parti astreints à des cours de recyclage en 1971-72. Mais c'est sur la propagande, dirigée par un apparatchik dogmatique et obtus, Jerzy Lukaszewicz, que portent les efforts les plus soutenus et notamment sur le coeur du dispositif, les médias, qui se voient accorder une attention particulière. Salaires relevés, privilèges nouveaux, rédactions renforcées, les journalistes deviennent les enfants gâtés du régime. Des filières de formation de journalistes sont créées dans plusieurs Universités, à Katowice, Poznan, Wroclaw, Torun, pour former, après une sélection idéologique sévère, les exécutants de cette "propagande du succès" dont le pouvoir a besoin pour se forger un consensus social.

La presse est elle aussi touchée par le mouvement général de centralisation : dès 1972, le contrôle des quotidiens locaux du Parti est retiré aux comités de voïvodie et confié à des "conseils de rédaction" dépendant directement du Comité Central dont le département de la propagande d convoque régulièrement rédacteurs en chef et journalistes à des réunions et séminaires pour leur expliquer ce qu'il attend d'eux. Enfin, par un jeu de fusions, le PZPR se dote au 1er janvier 1973, en propriété directe, d'une énorme organisation d'édition, d'impression et de distribution, la coopérative R.S.W.-Prasa-Ksiazka-Ruch qui, avec le monopole des kiosques à journaux dans le pays, lui assure incidemment une source de revenus lucrative.

Après avoir pendant un quart de siècle administré l'Etat en dehors de tout cadre juridique, le Parti communiste se préoccupe de "légaliser" son statut. Déjà en septembre 1971, les "thèses" du Comité Central pour le VIème Congrès avaient mentionné la nécessité d'une nouvelle constitution qui prendrait en compte le rôle dirigeant du Parti. Le 5 octobre 1972, le Conseil d'Etat édicte discrètement un décret sur les droits de retraite des "titulaires de fonctions politiques et étatiques" qui traite indistinctement les postes de l'Etat et du Parti. C'est ainsi que le Premier Secrétaire du PZPR a droit à la même catégorie indiciaire que les présidents du Conseil d'Etat et du conseil des ministres, alors que le président de l'Académie des sciences et les ministres se retrouvent dans la même catégorie que les chefs de département du Comité Central (47).

C'est également en octobre que le Bureau Politique arrête les "directives" relatives à la "nomenclature des cadres dirigeants", la fameuse nomenklatura. Ce document (48) définit pour chaque poste du parlement, de l'administration d'Etat et de l'administration locale l'autorité du Parti habilitée à désigner le titulaire : les

présidences et vice-présidences du Sejm ainsi que les mandats du Conseil d'Etat, les présidences des syndicats, de l'Académie des sciences et des organisations de jeunesse sont, par exemple, pourvues par décision du Bureau Politique. Les comités locaux du Parti sont, quant à eux, habilités à désigner les directeurs de fermes d'Etat et les proviseurs de lycées.

Autre entreprise de centralisation, la réunification des cinq mouvements de jeunesse autorisés est lancée à l'automne 1972, après qu'un plenum ad hoc du Comité Central a décidé, les 27 et 28 novembre 1972, cette "consolidation". A côté des jeunesses socialistes (ZMS), fondées en 1957, quatre organisations regroupent différentes catégories de jeunes - la jeunesse rurale (ZMW), les jeunes militaires (KMW), les étudiants (ZSP) et les scouts (ZHP) - et jouissent, dans leurs activités quotidiennes tout au moins, d'une relative indépendance vis-à-vis du Parti, même si leurs organes dirigeants lui sont directement subordonnés. La persistance d'organisations dont l'"édification du socialisme" n'est pas l'unique préoccupation est ressentie comme un anachronisme par le pouvoir, qui aspire à l'idéal d'une organisation unique, sur le modèle du komsomol soviétique.

Ce projet suscite un mouvement de protestation dans les milieux étudiants, à l'Université de Varsovie notamment, où deux étudiants de la faculté de mathématiques prennent la tête de la fronde, tandis que se créent çà et là des "groupes informels". L'opération d'unification n'en est pas moins rondement menée. Dès les mois de février- mars 1973, les sigles des organisations rurale, militaire et étudiante sont enrichis de la lettre "S" - pour "socialiste" - puis, le 11 avril, les cinq organisations sont coiffées par une "fédération des unions socialistes de la jeunesse polonaise". La présidence en est confiée à Stanislaw Ciosek, un jeune apparatchik brillant et ambitieux qui, depuis son poste de président de l'Union des Etudiants (ZSP), a été l'artisan du rapprochement. Comme les "jeunesses socialistes", la fédération, qui regroupe cinq millions de membres, est placée "sous la direction idéologique et politique du PZPR" et est chargée de préparer ses meilleurs éléments à adhérer au Parti.

L'entreprise sera parachevée le 28 avril 1976 par la fusion organique des "jeunesses socialistes", des "jeunesses rurales socialistes" et des "jeunesses militaires socialistes" en une "Union de la Jeunesse Socialiste Polonaise" (ZSMP)5, les étudiants "socialistes" et les scouts conservant encore, formellement du moins, leur personnalité. Nullement anodine, cette opération est le point de départ d'une contestation étudiante paralysée depuis la répression de 1968 et qui va gagner en force d'année en année, fournissant tous les dirigeants de la nouvelle génération de la dissidence intellectuelle.

Ce souci d'orthodoxie communiste inspire toujours davantage la politique intérieure du pouvoir à mesure que celui-ci développe son ouverture à l'Ouest. En effet,


5Z.S.M.P.: Zwiazek Socjalistycznej Modziezy Polskiej.

alors que la Pologne demeure, avec son agriculture privée et la puissante Eglise catholique, loin derrière les normes de la communauté socialiste, les dirigeants des "partis-frères" la voient d'un oeil méfiant frayer avec l'ennemi idéologique, l'Occident capitaliste. Tchécoslovaques et Allemands de l'Est s'inquiètent des risques de contagion liés au transit par leur territoire du flux des Polonais qui vont à l'Ouest travailler ou passer des vacances (49). Il faut donc convaincre les pays-frères que ni les relations avec l'Ouest, ni l'aisance - toute relative - à laquelle accède la Pologne ne remettent en cause la fermeté de son engagement socialiste.

Les gages de fidélité aux dogmes se multiplient : si Gierek abandonne la manie, traditionnelle dans les régimes communistes, de suspendre à chaque occasion officielle le portrait du Premier Secrétaire dans le moindre magasin du pays, les drapeaux rouges, devenus discrets sous Gomulka, envahissent à nouveau bâtiments officiels et logos de journaux. Le 28 avril 1973, une massive statue de Lénine est inaugurée à Nowa Huta, près de Cracovie : "les principes léninistes du développement socialiste sont la boussole de notre nation", proclame alors Szlachcic, commis pour la circonstance (50). Le 26 février 1974, le Bureau Politique décide la création, auprès du Comité Central, d'un "Institut d'étude des problèmes fondamentaux du marxisme- léninisme", aussitôt surnommé "Marlène" par les Polonais. La direction en est confiée à Andrzej Werblan, un théoricien du communisme particulièrement dogmatique, qui vient d'être nommé secrétaire du Comité Central. Une des premières tâches du nouvel institut est de réécrire l'histoire du Parti et du mouvement ouvrier.

Mais c'est dans les campagnes de célébration d'anniversaires, qui rythment traditionnellement le travail de la propagande, que les professions de foi socialistes sont les plus appuyées. Le vingt-cinquième anniversaire de la fusion du PPR et du PPS, célébré avec pompe en décembre 1973, n'est qu'un avant-goût des cérémonies du trentième anniversaire de la fondation de la République populaire. Le 21 juillet 1974, dans une allocution solennelle devant le Sejm, Gierek parle de l'"identification de la nation socialiste polonaise avec son Etat populaire". L'éclat de l'événement est relevé par la présence des dirigeants des pays-frères, Brejnev en tête, qui est décoré, à cette occasion, de la Grande Croix de l'ordre Virtuti Militari, la plus grande distinction militaire polonaise, accordée seulement pour des actes héroïques. Les premières réalisations, achevées dans la précipitation, de la "deuxième Pologne" sont solennellement livrées et mises en service : quelques rocades urbaines à Varsovie, l'avant-port de Gdansk, une mine de cuivre...

La surenchère dans l'expression de la fidélité au marxisme-léninisme est également un instrument de la lutte politique qui se poursuit en coulisse à la tête du Parti, entre les coteries alliées dans l'exercice du pouvoir. Gierek et son "clan" n'exercent pas une autorité sans limites, contraints qu'ils sont d'accepter constamment

des compromis entre le volontarisme économique, l'ouverture à l'Ouest, les intérêts du camp socialiste incarnés par Jaroszewicz et une certaine orthodoxie doctrinale, défendue par Szlachcic. Ce dernier, qui a partagé avec un autre "dur", Olszowski, l'héritage idéologique et la clientèle politique de Moczar après sa mise à l'écart, se pose de plus en plus en rival de Gierek.

Redouté pour son influence dans l'appareil de sécurité et dans la nomination des cadres, Szlachcic est un communiste sans états d'âme, mais qui, à la différence de ses pairs, ne dissimule pas ses désaccords. Ce trait de caractère, la fonction de "deuxième secrétaire" qu'il s'arroge - de facto, car elle n'a aucune existence statutaire - lui valent l'inimitié des proches du Premier Secrétaire, Jaroszewicz, Babiuch, Szydlak, ceux qu'il désigne par le terme de "gang" et dont il réprouve les "méthodes honteuses" (51). Il suggère d'ailleurs à Gierek de se débarrasser de son Premier Ministre et de prendre sa place, cumulant ainsi les fonctions de chef du gouvernement et de chef du Parti (52). Gierek ne l'aime guère, désapprouvant, dit-il, les manières policières d'un homme qui a placé auprès de lui deux secrétaires chargées de l'espionner. (53).

Et lorsque Szlachcic, habile politique, entreprend de tisser activement un réseau d'amitiés et d'appuis dans le Parti, se mettant en position de représenter une alternative politique, c'en est trop. A l'automne 1973, Szlachcic est peu à peu dépossédé de ses prérogatives - la politique des cadres - sans doute sur les instructions de Gierek lui- même. Celui-ci expliquera piteusement en 1981, devant la commission Grabski, qu'il s'était fait "manoeuvrer" : "les camarades ne l'aimaient pas (Szlachcic). Il se forma toute une mafia qui par tous les moyens possibles minait ses positions pour le faire partir (...), j'ai donné mon accord à cette opération" (54). L'ostracisme se renforce au fil des mois jusqu'au jour où son cas est évoqué au Bureau Politique, une procédure rarissime, s'agissant d'un membre de cette instance, secrétaire du Comité Central de surcroît. Babiuch présente le rapport et le Bureau Politique décide de le conserver en son sein jusqu'au prochain congrès du Parti, mais de l'évincer du Secrétariat. Marginalisé par une nouvelle vague de nominations de secrétaires en février 1974, Szlachcic est "rétrogradé" le 29 mai suivant aux fonctions de vice-premier ministre. Ecarté, comme prévu, du Bureau Politique à l'issue du VIIème Congrès du PZPR (décembre 1975), auquel il n'est même pas élu délégué, il finira sa carrière dans un poste subalterne à la tête du "Comité Polonais des Normes et des Mesures."


  1. - L'OUVERTURE A L'OUEST.


Gierek accède au pouvoir alors que la "détente" parvient à maturité : aux accords germano-soviétique et germano-polonais de 1970 succèdent l'accord quadripartite sur Berlin (septembre 1971), le sommet soviéto-américain de Moscou avec la signature de

l'accord SALT6 (mai 1972), la normalisation entre les deux Allemagnes (novembre 1972) et l'ouverture de la conférence d'Helsinki sur la coopération et la sécurité en Europe (novembre 1972). A l'Ouest, la théorie de la convergence des systèmes politiques différents par les transferts de technologies et les échanges vient justifier le développement des relations avec l'Est. A l'Est, on le légitime en enrichissant d'un volet "coopération" plus substantiel la classique théorie de la "coexistence pacifique d'Etats à systèmes sociaux différents"; mais la détente, souligne-t-on, ne met nullement fin à la compétition idéologique entre les deux systèmes.

Ce réchauffement de la relation Est-Ouest est pour le nouveau chef du Parti un don du ciel. Il permet à la diplomatie polonaise d'affirmer sa personnalité dans le camp socialiste en présentant la Pologne comme un interlocuteur privilégié, dans cette partie du monde, des Occidentaux. "Mon but stratégique", se vante Gierek dans ses mémoires, "était la renégociation de notre position au sein de la communauté des Etats socialistes" (55). A défaut d'une indépendance réelle, cette approche en donne au moins l'illusion. Pour l'économie aussi, la détente est une aubaine, source apparemment inépuisable de crédits et de technologies performantes. Les Polonais enfin, y trouvent leur compte : outre l'amélioration rapide de leur niveau de vie, l'eldorado capitaliste, autrefois réservé à quelques privilégiés triés sur le volet, est entrouvert au commun des mortels. Un passeport est délivré au titulaire d'un compte en devises suffisamment approvisionné sans qu'il soit besoin d'autorisations et d'invitations. Fonctionnaires et intellectuels peuvent désormais acquérir, pour leurs "missions" à l'étranger, des devises avec l'inconvertible monnaie polonaise, les jeunes s'en vont à l'Ouest travailler "au noir" pendant quelques mois et reviennent avec des pécules appréciables... Ils sont des centaines de milliers à se déplacer ainsi sous les regards envieux des ressortissants des pays-frères, toujours confinés dans le "camp socialiste" : entre 1970 et 1972, le nombre de voyages en RFA, en Italie et en France croît ainsi, respectivement de 250, 200 et 50

% (56).

Absorbé tout au long de l'année 1971 par la stabilisation intérieure, Gierek ne commence que l'année suivante à se préoccuper de politique extérieure. Le coup d'envoi est spectaculairement donné par la première visite en Pologne, les 31 mai et 1er juin 1972, du président des Etats-Unis, Richard Nixon, sur le chemin du retour du sommet soviéto-américain de Moscou. Malgré les mesures prises par les autorités pour décourager les manifestations de sympathie qui avaient marqué le voyage de Nixon, alors vice-président, en août 1959, et aussi pour imprimer une certaine froideur à la réception, les Varsoviens réservent au président américain, à nouveau, un accueil d'une exceptionnelle chaleur.




  1. SALT : Strategic Arms Limitation Treaty

La visite s'achève sur la signature d'une série d'accords - consulaire, commercial, financier, de coopération scientifique - et la décision d'ouvrir des lignes aériennes et maritimes. Les Polonais, qui demandent depuis un an l'arrêt des émissions en polonais de "Radio-Europe Libre" au motif qu'il s'agit d'une "action datant de la Guerre Froide", manquent d'obtenir satisfaction. Washington envisage un moment de réduire le volume des émissions ou de les diffuser depuis les Etats-Unis : il n'en sera finalement rien (57). Cette réconciliation polono-américaine sera le point de départ de contacts fructueux avec les grandes sociétés américaines, qui commencent à s'intéresser à ce pays communiste pas comme les autres : Le 30 janvier 1973, David Rockefeller, président de la Chase Manhattan Bank est reçu à Varsovie au plus haut niveau et la First National Bank of Chicago s'installe en Pologne. Les relations nouées ouvriront au charbon polonais, peu sulfureux, le marché américain, en manque de combustible de substitution au lendemain de la crise pétrolière de 1973.

La visite du président Nixon lance une noria de déplacements entre la Pologne et l'Ouest : le Premier Secrétaire, ses principaux adjoints, le ministre des Affaires Etrangères, Olszowski, multiplient les voyages et reçoivent à Varsovie leurs homologues occidentaux. La première visite de Gierek dans un Etat occidental est pour la France, du 2 au 6 octobre 1972, en retour du voyage à Varsovie du général de Gaulle en 1967. Le chef du Parti, qui s'exprime volontiers en français, est traité avec les honneurs et, surtout, rapporte en Pologne une ligne de crédit de 11 milliards de francs. Un an plus tard, ce montant sera augmenté à la suite d'une visite de Giscard d'Estaing, alors ministre des finances, qui noue avec Gierek une relation personnelle qu'il poursuivra après son élection à la présidence en 1974 : le Premier Secrétaire du PZPR saura jouer habilement de sa francophilie affichée et de la passion pour la chasse du président Giscard d'Estaing pour gagner, au profit de la Pologne, les faveurs politiques et surtout financières de Paris. Mais Gierek se rend également en Suède, en Belgique, reçoit en Pologne le président finlandais Kekkonen, le chancelier autrichien Kreisky et triomphe, en octobre 1974, lorsqu'il est reçu à la Maison Blanche avec un protocole de chef d'Etat par le président Ford. Le rapprochement est le plus marqué avec l'Autriche - les visas sont supprimés en 1972 -, l'Italie, grande pourvoyeuse de technologies (Fiat) et de crédits, et les pays scandinaves.

L'entreprise de séduction ne se limite pas aux seules relations d'Etat à Etat mais s'étend à la polonia, cette communauté d'une dizaine de millions de Polonais de souche dispersée dans le monde - Etats-Unis, Canada, France, Grande-Bretagne - et souvent influente dans les Etats d'adoption. Vis-à-vis des Juifs, américains notamment, le pouvoir veut redorer une image ternie par les débordements antisémites de 1968 : une ancienne synagogue détruite est reconstruite à Tlomackie, de même que le théâtre

yiddish de Varsovie, où est solennellement célébré, les 18 et 19 avril 1973, le trentième anniversaire de l'insurrection du ghetto.

C'est avec l'Allemagne que les relations restent les plus difficiles, chargées d'un fort contenu émotionnel. Ratifié après bien des péripéties par la RFA en mai 1972, l'accord germano-polonais de 1970 entre en vigueur peu après : le 15 septembre suivant, lors de la première visite à Bonn d'un ministre polonais des Affaires Etrangères, il est décidé de nouer des relations diplomatiques et d'échanger des ambassadeurs. Deux mois plus tard, le 15 novembre 1972, est conclu un accord sur le paiement par la RFA de 100 millions de DM à la Pologne, au titre de réparations de guerre aux victimes polonaises des expériences médicales nazies.

Mais les relations s'enveniment à nouveau lorsqu'il apparaît que le pouvoir polonais multiplie les obstacles au départ des ressortissants polonais de souche allemande, en violation de l'engagement pris en 1972. La Croix-Rouge ouest- allemande évalue à 250 000 le nombre de demandes d'émigration, tandis que les autorités polonaises avancent le chiffre de 80 000 "autochtones", principalement en Warmie, en Mazurie et en Silésie.

En novembre 1973, Olszowski retourne à Bonn et s'entend sur un chiffre de 50 000 départs par an. Mais, reprenant une revendication élevée en décembre 1970 par Gomulka auprès du chancelier Brandt, Varsovie réclame une compensation financière au droit de départ des Polonais de souche allemande. C'est dans cet esprit que, fin 1973-début 1974, Szlachcic, alors responsable des affaires internationales au Secrétariat du Comité Central, pourtant déjà en perte de vitesse, se rend à plusieurs reprises à Berlin-ouest pour des entretiens confidentiels avec Egon Bahr, le bras droit du chancelier pour l'Ostpolitik. Szlachcic lance le chiffre de 10 milliards de DM, une prétention que la partie allemande juge exorbitante et ridicule, estimant impossible de dépasser un plafond de 1 milliard (58).

Le contentieux restera encore dans l'impasse pendant 18 mois avant d'être finalement réglé entre Gierek et le nouveau chancelier fédéral, Helmut Schmidt, lors d'une interminable séance de négociation nocturne le 1er août 1975, en marge du sommet d'Helsinki de la CSCE7 Les pourparlers manquent d'échouer à plusieurs reprises, mais l'on s'accorde finalement sur le départ de Pologne de 120 000 personnes, réparti sur quatre années, au nom du droit à la réunion des familles qui vient d'être adopté dans l'Acte Final. "Je ne voulais en aucun cas", confiera plus tard Gierek, "que nous soyons la brebis galeuse de la Conférence" (59). La RFA, de son côté, accorde à la Pologne 1,3 milliards de DM de réparations, sous forme de pensions de retraite pour le travail obligatoire pendant la guerre, ainsi qu'un prêt bonifié à long terme d'un milliard de DM.


  1. CSCE : Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe

Une politique aussi hardie d'ouverture à l'Ouest ne peut évidemment se passer de l'accord et même de la complicité de Moscou. "Brejnev se laissa convaincre que c'était également profitable pour l'URSS", écrit Gierek dans ses mémoires, ajoutant : "c'était d'ailleurs objectivement le cas, car à cette époque où l'on jetait des ponts entre l'Est et l'Ouest et qui s'acheva par la conférence d'Helsinki, la Pologne rendait plus crédible la politique de l'URSS" (60). Celle-ci y trouve d'ailleurs son compte : de l'aveu même du Premier Ministre polonais, dans ses mémoires, une partie des licences et équipements acquis à l'Ouest ont, malgré les clauses restrictives, été réexportées vers l'Union Soviétique (61). Premier - et pratiquement seul - des alliés de l'Union Soviétique à s'engouffrer dans l'espace politique et diplomatique ouvert par la détente, la Pologne retrouve, toutes proportions gardées, le jeu de bascule traditionnel de sa diplomatie entre l'Est et l'Ouest. Gierek fait valoir à Moscou le prestige acquis à l'Ouest, pour accéder à un statut de primus inter pares dans le camp socialiste est-européen, une position que justifie le poids démographique et économique de la Pologne, et qui lui vaut aussi la sympathie personnelle de Brejnev. Celui-ci qui n'aimait guère, en Gomulka, le donneur de leçons de marxisme-léninisme, se sent plus proche du pragmatique Gierek. De surcroît, il se reconnaît volontiers des ascendances polonaises (62). Moyennant quoi, Gierek est souvent, lors des réunions des chefs de Partis du Pacte de Varsovie, le premier à prendre la parole après le secrétaire général du PCUS (63). Un statut qui lui garantit une certaine immunité face aux critiques voilées des dirigeants des partis-frères contre la multiplication des relations avec l'ennemi idéologique principal, l'Occident capitaliste.

Gierek, de son côté, cultive cette amitié si profitable et n'hésite pas à exploiter la vanité démesurée de Brejnev vieillissant : "je reconnais sincèrement", écrit-il, "que dans l'intérêt de la Pologne, j'ai exploité sans détours (...) sa passion infantile pour les honneurs" (64). Moyennant quoi Brejnev, venu à Varsovie en juillet 1974 pour le trentenaire de la fondation de la République Populaire, se voit attribuer outre la Grande Croix de l'ordre Virtuti Militari, la "carte n° 1 de sidérurgiste d'honneur" du complexe de Huta Katowice, dont la première tranche vient d'être achevée. Le même jour, il est fait "mineur d'honneur" à Gorzow en Silésie, et parade en uniforme de cérémonie des mineurs. Brejnev se sent tellement à l'aise avec ses amis polonais qu'invité à nouveau à Varsovie en décembre 1975 pour le VIIème Congrès du PZPR, il manque d'y provoquer le scandale : "Voilà que pendant l'Internationale", raconte Gierek, "Brejnev se tourna soudain vers la salle et se mit à diriger les délégués, gonflant les joues et agitant les bras. De loin il donnait l'impression d'être ivre. En fait, il était bourré de médicaments" (65).

Les relations avec l'URSS ne se limitent pas aux attentions personnelles et sont même quelquefois, surtout aux échelons subalternes, empreintes d'une certaine rudesse,

qui pousse les Polonais à multiplier les gages de loyauté : les interventions constantes de l'ambassadeur soviétique Pilotovitch, ingérences caractérisées dans la politique intérieure du pays, sont admises avec bienveillance et les couleurs soviétiques flottent à nouveau chaque année, le 7 novembre, jour anniversaire de la révolution d'octobre, sur les lieux publics polonais (66).

Depuis le "plan Rapacki", la Pologne qui, par sa position géopolitique, a un intérêt majeur à un règlement politique en Europe, avait été commise par l'URSS à la promotion de l'idée d'une conférence sur la sécurité européenne. Moscou y voyait en effet le moyen de faire entériner par les Occidentaux l'ordre politique et territorial issu de la Deuxième Guerre Mondiale. Cette perspective étant devenue plus tangible avec la détente, la diplomatie polonaise déploie un activisme inlassable pour plaider auprès de ses nouveaux interlocuteurs occidentaux en faveur des thèses soviétiques. C'est donc avec la conviction d'avoir apporté sa pierre à l'édifice que la Pologne de Gierek applaudit à la réunion de 35 chefs d'Etats et de gouvernement, à Helsinki le 31 juillet 1975, pour approuver l'Acte Final de la CSCE. Dans ses mémoires, le général Jaruzelski résume avec justesse l'état d'esprit de l'époque : "Pour l'ensemble des pays du Pacte (de Varsovie), la CSCE marquait l'aboutissement de longues années d'efforts diplomatiques. C'était d'ailleurs Léonid Brejnev qui paraissait l'un des grands vainqueurs de ce sommet sans précédent réunissant 35 pays. Face à un Occident que nous voyions affaibli (l'impeachment de Nixon, la démission de Willy Brandt, la mort de Pompidou), la communauté socialiste semblait au zénith de sa puissance et de sa cohésion. Sept ans à peine après l'intervention en Tchécoslovaquie, Moscou voyait reconnus la doctrine Brejnev (et son corollaire, la souveraineté limitée), l'intangibilité des frontières en Europe (et donc Yalta) et l'engagement de voir tomber les obstacles aux échanges commerciaux, techniques et scientifiques. Face à ces acquis, la fameuse troisième corbeille ne pesait pas très lourd dans l'esprit des dirigeants des pays de l'Est et leur apparaissait comme une concession mineure" (67). Moscou bénéficie également de la manne technologique et financière occidentale à laquelle son allié a soudain accès. Si elle pourvoit, à des prix très inférieurs aux cours mondiaux, à l'approvisionnement énergétique de ses satellites, l'Union Soviétique ne manque pas de tirer avantage de sa position dominante dans la fixation des termes de l'échange. En l'absence de prix marchands et du fait de la complexité des circuits d'échanges commerciaux, le solde est difficile à déterminer. Mais pour le Polonais, pour l'homme de la rue, il ne fait aucun doute que la Pologne est victime d'un prélèvement de la part de l'URSS : à preuve, par exemple, le fait que les navires livrés à l'URSS incorporent des équipements occidentaux payés en devises. Ou encore les aciéries de Huta Katowice : monstre industriel à la localisation mal choisie - pour des raisons politiques

- le complexe traite un minerai reçu d'URSS, laquelle perçoit en retour une bonne

partie de la production. Si bien qu'il a fallu prévoir une ligne ferroviaire directe jusqu'à la frontière, à grand gabarit, selon les normes soviétiques. Cet aspect peu glorieux de l'accord du 26 mai 1976, qui lance le projet, sera d'ailleurs tu par la presse polonaise. Mais c'est surtout la réévaluation d'autorité, par l'URSS, du cours du rouble transférable, en 1975, qui modifiera, à son avantage et sur le mode autoritaire, les termes de l'échange avec la Pologne - comme, du reste, avec les autres pays du CAEM.


  1. - LA REFORME DE LA CONSTITUTION ET LE REVEIL DES CONSCIENCES.


Si la société est littéralement "anesthésiée" - selon l'expression de l'historien Andrzej Albert - par la "propagande du succès", l'intelligentsia s'arrache peu à peu à cette torpeur. La censure de plus en plus étouffante chasse l'esprit critique vers l'édition clandestine, le samizdat ou la publication à l'étranger, à Paris notamment, où les éditions "Kultura" sont très actives. La glauque réalité polonaise forme la toile de fond de la "Respiration artificielle" de Baranczak, de l'"Enquête" de Tomasz Stalinski (pseudonyme de Kisielewski) sur les événements de 1970, du "Bouge miraculeux" d'Orlos, sur les turpitudes de la "mafia" du Parti en province, des nouvelles grinçantes de Nowakowski, Himilsbach, Glowacki.

Le milieu étudiant est en proie à l'agitation depuis l'épisode de l'unification des mouvements de jeunesse et les intellectuels restés silencieux devant la répression en 1970 et 1971 commencent à oser élever la voix. Fin 1973, onze d'entre eux, réunis derrière l'écrivain Slonimski, signent une pétition pour demander la libération des prisonniers politiques du mouvement Ruch. Ils seront finalement relâchés en juillet 1974, grâce à des remises de peine octroyées à l'occasion du trentenaire de la République Populaire. L'un d'entre eux sera à nouveau arrêté en août 1975, pour avoir voulu constituer la première section polonaise d'"Amnesty International".

Le même Slonimski est, avec les poètes Herbert et Woroszylski et douze autres intellectuels de renom, le signataire d'une "lettre des quinze", envoyée le 12 décembre 1974 au ministre de la culture pour dénoncer l'abandon culturel dont sont victimes les Polonais de nationalité soviétique vivant sur le territoire de l'URSS - plus d'un million de personnes. En septembre 1974, l'enterrement de l'écrivain dissident Melchior Wankowicz donne lieu à un défilé silencieux de 30 000 personnes qui, au-delà de l'hommage rendu au défunt, constitue une manifestation de défiance envers le pouvoir. Et c'est sans doute le même sens que revêt le rassemblement silencieux d'une dizaine de milliers de personnes, le 12 mai 1975, à l'issue de la messe, dite en la cathédrale de Varsovie, à la mémoire de Pilsudski, à l'occasion du cinquantenaire de sa mort.

Mais l'impulsion décisive à ce réveil des consciences sera donnée par le projet du pouvoir de réformer la constitution de 1952. L'idée en avait déjà été évoquée pendant la préparation du VIème Congrès du PZPR, à l'automne 1971, au motif que le texte de 1952 avait "rempli sa mission" et que d'autres démocraties populaires avaient déjà opéré une telle réforme. Le projet était ensuite tombé dans l'oubli jusqu'en 1975.

Le 6 septembre 1975, en effet, le Comité Central rend publiques les traditionnelles "directives" qui précèdent les congrès du Parti pour être soumises à une très fictive "discussion" publique : il y est question d'inscrire dans la constitution le "fait historique que la République populaire de Pologne est un Etat socialiste (...) dont la force dirigeante est le PZPR". La "discussion" permet d'introduire subrepticement d'autres suggestions d'amendements constitutionnels comme la subordination de l'exercice des droits des citoyens au respect de leurs devoirs envers l'Etat, l'affirmation d'un devoir de loyauté des catholiques envers le système socialiste, une référence à l'objectif de collectivisation de l'agriculture ou encore un changement de nom de l'Etat polonais, qui serait rebaptisé "République Socialiste de Pologne".

Ce projet déclenche une levée de boucliers immédiate dans les milieux intellectuels polonais. Kuron, infatigable et incontournable, organise une collecte de signatures à Varsovie. Mais c'est à l'Eglise que revient finalement la primeur de la protestation publique : le conseil central de l'épiscopat déclare, le 25 novembre 1975, voir dans ce projet une nouvelle preuve du "totalitarisme de l'idéologie marxiste- léniniste du Parti et de l'Etat". La pétition de Kuron n'est prête que le 5 décembre : elle regroupe les signatures de 66 intellectuels de renom, représentant toutes les facettes de la culture polonaise : des écrivains comme Slonimski, des philosophes comme Kolakowski, des publicistes comme Lipski et Kisielewski, des poètes avec Herbert et Baranczak, l'actrice Halina Mikolajska, l'économiste Lipinski, des dissidents comme Michnik et Karpinski. La confusion et le désordre aidant, sept noms sont d'ailleurs omis dans les premières diffusions de la pétition, qui entre dans l'Histoire sous le nom de "lettre des 59" (68).

Invoquant la Déclaration des Droits de l'Homme de 1948 et l'Acte Final d'Helsinki, qui vient d'être signé, les auteurs de la "lettre" critiquent au fond le projet de constitution car "il donnerait à un parti politique un rôle d'organe d'Etat non responsable devant la société et non soumis à son contrôle". Et ils demandent que la constitution consacre la liberté de conscience et de culte, l'égalité des citoyens devant les emplois publics, le droit de grève et d'association des travailleurs, la liberté d'expression et l'abolition de la censure préalable. "Nous avions convaincu nos collègues intellectuels de rédiger une lettre de protestation contre les modifications de la constitution", dira plus tard Jacek Kuron, "mais c'était une déclaration de l'intelligentsia polonaise en faveur de la démocratie parlementaire et du pluralisme"

(69). Cette "déclaration" remise au président de la Diète par les soins de l'un des signataires, le Professeur Lipinski, sera les semaines suivantes largement colportée à travers la Pologne.

Au VIIème Congrès du PZPR, qui se réunit sur ces entrefaites du 8 au 12 décembre 1975, Gierek semble battre en retraite, mais le 20 décembre, devant le Sejm, Babiuch introduit une nouvelle idée d'amendement, une "affirmation constitutionnelle (...) du lien fraternel indissoluble (de la Pologne) avec l'URSS" Une commission ad hoc est fondée, chargée d'examiner le projet préparé par le Comité Central, sous la supervision du très orthodoxe Werblan, mais le texte ne sera rendu public que le 24 janvier 1976.

Entre-temps les protestations se multiplient. L'Eglise est au premier rang de la fronde : le 9 janvier, l'épiscopat fait parvenir au président du Conseil d'Etat un mémoire sur le projet de réforme. Les évêques nient que "les prérogatives de l'Etat et le contrôle exercé sur lui puissent être confiés à des organisations politiques" et voient dans l'affirmation constitutionnelle de l'alliance avec l'URSS une "limitation de la souveraineté de la Pologne" ainsi qu'un risque d'"ingérence d'Etats étrangers dans les affaires intérieures de la Pologne" (70). Le Primat, qui prononce en janvier 1976 son troisième cycle de "sermons de la Sainte-Croix", s'exprime en des termes analogues. Le 26 janvier, après la publication du texte du projet de loi, les évêques envoient un nouveau mémoire complémentaire à Jablonski. Les milieux catholiques d'opposition, réunis dans le mouvement Znak, font également parvenir, le 17 janvier, leurs observations à la commission du Sejm.

Dans les milieux laïcs, la mobilisation est tout aussi soutenue. Le 14 janvier, ce sont deux avocats, Olszewski et Szczuka, un ancien de l'AK, Pajdak, et un ex- prisonnier politique, Ziembinski, qui dénoncent dans une lettre aux députés de la Diète, l'"anachronisme politico-juridique" et "la limitation formelle de souveraineté" que recèlerait l'"affirmation constitutionnelle unilatérale de l'intangibilité d'une alliance politique avec une puissance voisine" (71).

Le 31 janvier, c'est une "lettre des 101" qui est remise aux autorités ajoutant aux "59" quelques dizaines de grands noms de la culture polonaise, en tête desquels l'écrivain Jerzy Andrzejewski. S'y ajoutent les initiatives similaires d'étudiants de Varsovie, de Lodz, de Katowice, de l'Université Catholique de Lublin, qui rassemblent quelque 600 signatures (72). Bienkowski, ancien communiste et ministre de l'éducation de Gomulka, proteste lui aussi dans une "lettre ouverte" à Gierek. En tout, quelques centaines de signatures, et non des moindres, qui s'attireront ainsi, surtout les moins connus, les représailles du pouvoir sous forme de chicanes et tracasseries diverses - refus de passeport, de spectacle, de publication...

Gierek confessera quinze ans plus tard avoir été troublé par cette mobilisation, notamment par les arguments de Bienkowski, au point de s'interroger sur l'opportunité des changements. Il ne nie pas que le projet a été dicté par des considérations extérieures à la Pologne : "nous pensions que si nous ne voulions pas faire cavalier seul et supporter les leçons des Tchèques et des Slovaques, nous devions décréter nous- mêmes l'édification, en Pologne, des bases du socialisme. D'un point de vue doctrinal, c'était là une hérésie, car on ne pouvait évidemment concilier une société socialiste avec une agriculture privée et l'existence d'une puissante Eglise catholique" (73).

La réforme de la constitution est soumise au vote le 10 février dans une version finalement quelque peu édulcorée par rapport aux premières ébauches : la mention du caractère socialiste de l'Etat y figure cependant, de même qu'une référence tortueuse à la "transformation socialiste des campagnes", euphémisme servant, dans le jargon du Parti, à désigner la collectivisation de l'agriculture. Mais le Parti communiste doit se contenter d'un statut de "force d'avant-garde de la société dans l'édification du socialisme" - au lieu du "rôle dirigeant" - et il n'est plus question que de "renforcer les liens d'amitié indissolubles avec l'URSS". Le lien imaginé à l'origine entre les droits des citoyens et le respect de leurs devoirs envers l'Etat est abandonné. Au-delà de ces changements de portée politique réelle, la révision de la constitution en comporte d'autres dont la finalité est quelquefois hermétique, comme la subordination de la Chambre Suprême de Contrôle (N.I.K.) au gouvernement, qu'elle est précisément chargée de contrôler. Le texte est bien sûr adopté, mais l'unanimité attendue par le pouvoir est rompue par l'abstention du Professeur Stomma, le seul député du groupe parlementaire Znak à défendre les vues des milieux catholiques sur cette réforme.

Après avoir reculé, en 1970-1971, devant les ouvriers, le pouvoir a cédé - partiellement, mais le symbole est là - devant une coalition réunissant l'Eglise catholique et l'intelligentsia laïque. Victorieux dans l'esprit tout au moins, ce combat politique scelle une alliance inattendue entre une intelligentsia radicale, sensible aux idéaux de gauche et plutôt anticléricale, et une Eglise catholique réputée conservatrice dans la défense des valeurs humanistes, que l'une et l'autre découvrent communes. Ces valeurs, de démocratie, de liberté et de tolérance, dont se réclamaient en mars 1968 les étudiants devenus les principaux meneurs de la contestation, sont aussi celles que prônait le Primat dans ses "sermons de la Sainte-Croix". De cette alchimie subtile va naître le plus puissant mouvement d'opposition que la Pologne ait connu depuis la guerre.

Le débat sur la réforme de la constitution éclipse le VIIème Congrès du PZPR (8- 12 décembre 1975) qui serait, même sans cela, resté un non-événement, tribune de discours creux à la gloire de Gierek et caisse de résonance de la "propagande du succès". Le chef du Parti n'a pas même besoin du traditionnel renouvellement du

Comité Central pour asseoir son autorité. Sans doute les dernières "âmes mortes" de l'époque Gomulka, comme Cyrankiewicz ou Jedrychowski, sont-elles vouées à la disparition, mais la promotion de la génération montante d'apparatchiks se fait en grande partie grâce à un gonflement des effectifs du Comité Central, qui passent de 115 à 140 membres.

Les élections au Sejm, le 21 mars 1976, sont un autre non-événement, avec un taux de participation toujours aussi proche de 100 % et l'immuable répartition des sièges entre les partis. Mais, comme pour le scrutin local de 1973, la loi électorale retire la possibilité théorique - et jusque-là fictive - de présenter d'autres listes que celles du Front d'Unité Nationale, qui se voit de la sorte réserver un monopole légal de la représentation. Par ailleurs, la dernière voix d'une opposition catholique modérée est éteinte avec l'éviction du contingent de mandats réservés au groupe Znak du Professeur Stomma, coupable d'avoir critiqué à la tribune du Sejm la politique économique du gouvernement et surtout de s'être abstenu de voter la révision de la constitution. Les cinq mandats traditionnellement alloués ne sont confiés qu'à des personnalités "sûres", Zablocki, Lubienski, Auleytner... Ce développement provoque le désaveu sans nuances, par les milieux catholiques laïcs, du groupe parlementaire. Les "Clubs de l'Intelligentsia Catholique" (KIK) réunis le 11 avril 1976 lui dénient tout droit de représentation des organisations catholiques fédérées par la dénomination Znak.

Mis sur la défensive par la controverse sur la révision de la constitution, le pouvoir est gagné par une nervosité croissante. En décembre 1975, alors que les critiques se multiplient, Stanislaw Kruszynski, un étudiant de théologie en cinquième année à l'Université Catholique de Lublin, est condamné à dix mois de prison pour avoir "répandu des informations erronées susceptibles de causer un tort sérieux aux intérêts de la République Populaire de Pologne, par envoi à différentes personnes des correspondances dans lesquelles il présentait de façon mensongère et tendancieuse les positions politiques, sociales et économiques de l'Etat polonais". En d'autres termes, il avait critiqué le pouvoir dans quelques lettres privées.

En février 1976, un étudiant de troisième année de médecine de Szczecin, Jacek Smykala, est exclu de la faculté pour avoir, pendant les cours de sciences politiques - c'est-à-dire de marxisme-léninisme - "tenu des propos pleins d'agressivité (...) de nature à influer négativement sur les opinions de ses collègues, suscitant dans l'esprit des auditeurs d'inutiles doutes, voire une vision gauchie de la réalité polonaise. Non content d'avoir semé d'"inutiles doutes", l'étudiant Smykala a "opposé une résistance passive, manifestant une attitude nonchalante et dédaigneuse pendant son interrogatoire par la Milice et faisant preuve d'un total manque de discipline civique envers les fonctionnaires de la Sécurité" (74). Smykala se voit aussitôt retirer son sursis et appeler sous les drapeaux.

La futilité de ces motifs et la sévérité des sanctions provoquent un regain de mécontentement dans un milieu étudiant déjà agité par la réforme de la constitution. 600 étudiants signent une pétition de protestation adressée en mai 1976 au président du Conseil d'Etat. Le calme ne revient pas davantage dans les milieux intellectuels où les prises de position critiques se poursuivent. En mars 1976, Bienkowski diffuse une "lettre ouverte aux autorités polonaises" où il réclame une "normalisation" des relations avec l'URSS sur le modèle de celle opérée avec la RFA : revenant sur l'"obligation d'amitié" introduite dans la constitution, il estime que c'est en droit constitutionnel une absurdité dont il ne voit d'autre justification que "le zèle de ceux qui pour leur carrière rivalisent dans la servilité envers le puissant voisin" (75). En avril, l'épiscopat demande, dans une déclaration publique, le respect des droits de l'homme et de la nation tels qu'ils sont garantis par l'Acte Final d'Helsinki. Le mois suivant, c'est un autre intellectuel prestigieux, le Professeur Lipinski, doyen des économistes polonais, qui adresse une "lettre ouverte" au chef du Parti. Il y dresse le bilan sans complaisance de trente ans de prétendu socialisme, un système anachronique qui "freine toute création (...) provoque la frustration et l'indifférence de citoyens privés de toute influence sur le cours des choses" et en appelle à des changements fondamentaux, notamment à la nécessité d'une opposition politique (76).

Enfin, c'est en mai également apparaît le programme politique en 26 points d'une organisation jusque-là clandestine, l'"Entente Polonaise pour l'Indépendance " (PPN)8 dirigée, apprendra-t-on par la suite, par Zdzislaw Najder. La PPN réclame notamment le rétablissement de la souveraineté nationale, des libertés civiques et du pluripartisme ainsi que le retour de la Pologne dans le giron européen.

Reproduits en caractères serrés, sur du mauvais papier pelure, par des mains anonymes, tous ces documents circulent sous le manteau à des centaines d'exemplaires et finissent par connaître, dans les franges les plus éclairées de la société, la diffusion que le pouvoir leur refuse.



  1. - LES EMEUTES DE RADOM ET D'URSUS (JUIN 1976).


L'"anesthésie" administrée à la société polonaise avec l'ivresse de la consommation et la "propagande du succès" reste superficielle. Quelques mouvements sociaux sporadiques - des manifestations en mars 1972 à Lodz, des grèves à l'automne à Gdansk, Gdynia, Lodz, Katowice, désamorcées discrètement par des hausses de salaire ou, quelquefois, par la répression (77) - sont venues le rappeler à un pouvoir conscient de la fragilité de la situation : le 31 octobre 1972, le Premier Ministre

8P.P.N.: Polskie Porozumienie Niepodleglosciowe

Jaroszewicz avait annoncé dans une allocution télévisée la prorogation pour une année supplémentaire du gel des prix alimentaires décidé en janvier 1971 et qui arrivait à échéance fin 1972. Ce qui était avant tout un geste de prudence pouvait passer pour une preuve de bonne santé économique. L'optimisme officiel n'en avait d'ailleurs nullement été tempéré, pas davantage que par les premiers symptômes de dégradation. Un groupe d'experts économiques, constitué en 1973 sous la présidence du premier vice-président de la Commission du Plan, avait conclu, en effet, à l'apparition de déséquilibres inquiétants : investissement excessif, surtout dans l'industrie lourde, écart croissant entre la masse monétaire et les biens et services disponibles (78). Le rapport est ignoré, comme le sera un autre, rédigé en 1974. Mais certains biens de consommation se raréfient et les files d'attente s'allongent devant les magasins. Personne ne s'en inquiète à la direction du Parti et la Ière Conférence9 de celui-ci, réunie en octobre 1973, est invitée à entériner un nouvel accroissement de 30% de l'investissement, dans un Plan quinquennal pourtant déjà révisé à la hausse d'un tiers en 1971-72.

Le 22 décembre 1973, l'OPEP10 décide de doubler le prix du baril de pétrole : une aubaine pour le charbon polonais, dont le rythme d'extraction est forcé à coups d'augmentations de salaires accordées aux mineurs. Mais ce bénéfice est plus qu'annulé par les effets induits de la crise que traversent les économies capitalistes et notamment le renchérissement des importations et du crédit.

En 1974, après deux années fastes, l'agriculture essuie une mauvaise récolte et la Pologne devient importatrice nette de produits alimentaires. Des grèves éclatent pendant l'été aux chantiers navals de Gdynia. Les indicateurs continuent de se dégrader

  • ceux du moins dont le pouvoir dispose pour son information, car la "propagande du succès" continue d'afficher, pour le commun des mortels, des statistiques triomphalistes. Mais à la tête du Parti et de l'Etat, on n'en a cure : "il y avait une telle atmosphère : tout va bien", avouera plus tard Szydlak, le secrétaire du Comité Central responsable de l'économie, "nous escomptions que ce serait un phénomène passager, une affaire de six mois" (79).

Ceux qui, dans l'équipe dirigeante, osent mettre en doute la justesse de la politique économique suivie sont écartés sans ménagements : Szlachcic tout d'abord, qui s'est alarmé dès 1973 du gonflement de la dette extérieure (80), puis, en 1974, Jedrychowski, alors ministre des finances, qui met en garde le conseil des ministres contre le risque de "catastrophe" que fait peser sur la Pologne l'endettement excessif. Rappelé à l'ordre par Jaroszewicz, il sera remercié peu après (81). Les déficits


  1. Prévue dans les statuts, mais rarement convoquée, la Conférence permet, entre deux Congrès, de réunir l'appareil dans une formation plus large - et plus facile à manipuler, également - qu'un simple plenum du Comité Central.

  2. OPEP : Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole

commerciaux n'en continuent pas moins de se creuser de mois en mois, comblés par les crédits qu'au fil des rencontres internationales Gierek obtient de ses interlocuteurs. Mais dans le sillage du choc pétrolier, les taux d'intérêt ont renchéri. Et surtout, en 1975, pour la première fois, la Pologne éprouve - on ne le saura que beaucoup plus tard

  • des difficultés à honorer ses annuités de remboursement et se trouve réduite, pour ne pas attirer l'attention des créanciers, à couvrir ses besoins de financement avec des crédits à court terme accordés par des banques commerciales (82). "Que ceux qui nous prêtent de l'argent se fassent du souci", plaisante Szydlak, "ce n'est pas notre problème" (83).

Au printemps 1975, des ménagères en colère parce que la viande est devenue introuvable mettent le feu à un magasin de Varsovie (84). Le malaise n'est pas seulement économique, il est aussi social. La crise du logement revêt des proportions de plus en plus dramatiques : malgré une augmentation de 194 000 à 264 000, entre 1970 et 1975, du nombre d'appartements livrés annuellement, la liste d'attente passe, pour cause de courbe démographique, de 980 000 à 1 800 000. Le relâchement de la discipline du travail, le vol dans l'entreprise, la corruption - dont l'exemple est donné au plus haut niveau - et l'alcoolisme fleurissent. Les statistiques officielles, qui ignorent la distillation clandestine, donnent une consommation annuelle par habitant de 8 litres d'alcool pur en 1975, en progression de 70 % depuis le début de la décennie (85). La population alcoolique, qui n'était que de 1 400 000 en 1965 avoisine désormais les 5 millions et le nombre de Polonais ayant ingéré au moins un demi-litre de vodka chaque jour est évalué à plus de 3 millions, soit près de sept fois le chiffre de 1965 (86).

Le pari d'Edward Gierek est en train d'échouer. Le cercle vertueux sur lequel reposaient tous les calculs ne s'est pas amorcé. Sans doute le retournement mondial de conjoncture de 1974 et la détérioration des termes de l'échange qui s'est ensuivie pour la Pologne - en janvier 1975, l'URSS relève de 130 % le prix du pétrole facturé à ses alliés avant de plafonner, en 1976, ses livraisons - ou la fatalité de mauvaises récoltes y sont-ils pour quelque chose. C'est cependant dans la nature même du système politico- économique et dans l'incompétence des dirigeants du pays que résident avant tout les causes de la dégradation.

En levant pratiquement toute restriction sur l'investissement, le pouvoir laisse à son appareil industriel le soin d'en définir les paramètres selon des critères qui font peu de place à la rationalité économique. Ce sont en effet des considérations de prestige ou de pouvoir, des relations personnelles qui déterminent au premier chef les choix d'investissement. Une véritable "fièvre de l'investissement" s'est emparée depuis 1971 des entreprises et des ministères sectoriels. Pour accroître leurs chances de figurer sur la liste des opérations autorisées par le Bureau Politique, ils sous-évaluent le coût de

leurs projets, quitte à les réajuster ensuite; ou font d'abord accepter les acquisitions moins impératives avant d'exiger du planificateur, dans un second temps, les équipements et fournitures réellement indispensables; ou encore font valoir après-coup qu'une installation ne peut fonctionner utilement que si les équipements en amont sont également rénovés. On découvre ainsi, dans le textile notamment, qu'il faut moderniser toute la filière de production. Face à cette surenchère, la Commission du Plan, elle- même cloisonnée et subdivisée en une dizaine de départements, n'est pas à même d'exercer une fonction de régulation et encore moins d'imposer, si tant est qu'elle en ait le projet, des arbitrages fondés sur des critères économiques. D'autant moins que le Comité Central, dont le Département Economique se renforce, poursuit sa propre politique.

Dans ce climat d'indiscipline et d'incohérence, les relations de pouvoir font loi et ce sont les structures les plus puissantes, les industries lourdes, qui se taillent la part du lion. Or ce sont là, précisément, les investissements dont le cycle est le plus long, dont les effets, s'ils se font jamais sentir, seront sensibles le plus tard.

Un tel mécanisme d'allocation des ressources privilégie également, dans le partage du revenu, l'investissement sur la consommation : "d'abord on déterminait la production destinée à l'investissement et à l'approvisionnement", dira plus tard Pyka, premier vice-président de la Commission du Plan en 1974-1975, "puis ce qui était destiné à l'exportation et ce qui restait, c'était pour le marché intérieur" (87). La consommation progresse certes, mais dans des proportions moindres que l'investissement. Et surtout elle n'entraîne pas les effets escomptés sur la productivité du travail, dont l'évolution est sans rapport avec celle des salaires réels.

Ainsi sont réunis les éléments d'un déséquilibre du marché des biens de consommation, que le recours à l'importation - largement financé par l'emprunt, qui plus est - ne permet que de repousser dans le temps. Malgré quelques hausses déguisées, les prix sont dans l'ensemble restés stables et le gel des prix des produits alimentaires de base a été reconduit d'année en année. La masse monétaire en circulation n'a de son côté cessé de gonfler, passant de 59 à 141 milliards de zlotys entre 1971 et 1975. C'est pour la résorber et soulager en même temps le budget de la charge toujours plus lourde des subventions aux produits de base que le pouvoir envisage à plusieurs reprises de relever les prix.

Un projet est dans les cartons de la Commission du Plan depuis 1973 : 40 à 45 % de hausse moyenne des prix alimentaires. Un groupe informel se réunit régulièrement autour du Premier Ministre Jaroszewicz pour en discuter : seuls les deux hommes de confiance de Gierek à la tête du Parti, Babiuch et Szydlak, ainsi que Jagielski, le président de la commission de planification, en font partie (88). Mais toute décision est sans cesse repoussée par crainte de troubles. Une hausse des prix alimentaires est

finalement introduite dans les calculs du Plan quinquennal 1976-1980 (89) : il ne reste plus qu'à la faire entériner par l'échelon politique et, surtout, la faire entrer en vigueur. Le 8 décembre 1975, à la tribune du VIIème Congrès du PZPR, Gierek annonce un changement des prix en 1976, précédé d'une "consultation des travailleurs".

Mais le spectre des événements de décembre 1970 continue de hanter Gierek : "à la direction du Parti", admet-il dans ses mémoires, "nous avions tous peur de cette incontournable hausse des prix et c'est délibérément que nous essayions de la repousser le plus loin possible" (90). Le pouvoir place tous ses espoirs dans un système de compensation, sous forme de hausse de salaire, qui la rendrait acceptable. Les conciliabules se poursuivent pendant quelques mois encore jusqu'à ce que, début 1976, le Bureau Politique approuve à l'unanimité le projet de hausses. C'est au Premier Ministre, Jaroszewicz, qu'il revient de le présenter, le 24 juin, au Sejm : alors qu'en 1970 une simple décision du gouvernement avait suffi, l'approbation demandée au parlement vise à lui conférer un semblant de légitimité politique.

La hausse porte sur les seuls produits alimentaires, mais revêt une ampleur beaucoup plus grande encore qu'en 1970 : 69 % pour la viande et le poisson, 30 % pour la volaille, plus de 50 % pour les laitages et plus de 100 % pour le sucre. Seuls les prix des pommes de terre et des légumes restent - pour l'heure - inchangés. Pour un budget alimentaire moyen, la hausse est de 46 % alors que les compensations prévues pour les salaires moyens sont de l'ordre de 10 %, assorties d'un maigre relèvement des allocations familiales. La discussion parlementaire se résume à une intervention du député Babiuch, par ailleurs un des piliers de l'équipe dirigeante : les groupes parlementaires et les "sans-parti" l'ont autorisé, déclare-t-il, à exprimer le soutien du Sejm au projet gouvernemental par une résolution qui est aussitôt adoptée à l'unanimité.

Par précaution, celle-ci a prévu une "consultation" dans les entreprises et dans les communes. Une formule qui tient de la supercherie car les hausses doivent entrer en vigueur le lundi 28 juin, au lendemain de la pause dominicale, dans un délai qui ne laisse évidemment place à la moindre "consultation". Dans ses mémoires, Gierek reconnaît d'ailleurs sans ambages qu'il fallait faire vite pour éviter des achats de précaution massifs (91). Aucun des dirigeants du Parti ne s'attend à ce que l'opération se passe sans douleur : bien placé pour connaître l'existence d'un climat de tension dans les entreprises, Kowalczyk, le ministre de l'intérieur, a réuni à plusieurs reprises les commandants régionaux de la Milice et de la SB pour leur donner les consignes à observer en cas de troubles : interdiction stricte de faire usage des armes à feu (92). Gierek lui-même réitère, la veille de l'annonce des hausses, cette interdiction (93).

Dès le vendredi 25 juin, à la première heure, les ouvriers se mettent en grève dans de très nombreuses usines. Les principaux centres industriels comme Varsovie,

Gdansk, Lodz, Wroclaw, Szczecin et Poznan sont touchés, mais aussi des villes moins connues comme Grudziaz, Elblag et Plock dans le nord, Radom et Ursus dans la banlieue de la capitale qui abritent d'imposantes usines au sud de Varsovie. Les trois quarts des grandes entreprises sont gagnées par le mouvement (94). Çà et là sont réunis des meetings qui s'achèvent dans le calme. Sauf à Plock, à Radom et à Ursus.

A l'usine de moissonneuses-batteuses et au complexe pétrochimique de Plock, des cortèges de grévistes se déversent dans la ville, mais quelques vitres fracassées au comité local du Parti sont les seuls incidents jusqu'au soir, lorsque les unités anti- émeutes de la police, les ZOMO, interviennent pour disperser les derniers manifestants. C'est une tout autre dimension que revêt la protestation à Radom : parti du complexe métallurgique "Général Walter", le mouvement de grève est propagé par des émissaires dépêchés dans les autres usines de la ville. Vers 10 heures, quelques milliers d'ouvriers quittent l'usine "Walter" et marchent, comme leurs prédécesseurs à Poznan en 1956, à Gdansk et Szczecin en 1970, sur le siège local du pouvoir, le Comité de voïvodie du Parti. Grossie par les ouvriers des autres usines, la foule exige l'annulation des hausses de prix : des tractations s'engagent avec les apparatchiks, peu rassurés. Le Premier Secrétaire, Prokopiak, téléphone, en présence des manifestants installés dans son bureau, au Comité Central, mais s'entend répondre par Szydlak qu'il n'est "absolument pas question de revenir sur la décision" de hausse des prix (95). Prokopiak promet aux manifestants une réponse sous deux heures et parvient à s'esquiver.

Vers midi, s'apercevant que tous les responsables se sont éclipsés, les ouvriers commencent à investir le bâtiment du Parti. La découverte, au buffet, de denrées introuvables dans les magasins - jambon et charcuterie - provoque une bouffée de colère et le scénario de 1970 se répète : téléviseurs, bureaux, fauteuils et dossiers sont défenestrés. Vers 15 heures, le bâtiment est incendié et des barricades élevées pour interdire l'accès aux pompiers. Deux manifestants sont même tués, écrasés lors de la manipulation d'une remorque.

Curieusement les unités de ZOMO, amenées le matin même, par une trentaine d'avions et de camions, de différentes casernes du pays, attendent passivement depuis 12 heures, à l'aéroport de Radom. De même, lorsqu'une dizaine d'hommes armés de bâtons descend la rue Zeromski, l'artère commerçante de la ville, fracassant une à une les vitrines des magasins et jetant les marchandises sur les trottoirs, la police reste encore passive. Ce n'est que vers 17 heures, après les premières scènes de pillage, que les ZOMO entrent en action, chargeant les manifestants avec une brutalité sans retenue. Un véritable combat de rue s'engage alors, où les pavés, briques et autres projectiles de fortune accueillent les assauts des miliciens dans la fumée des grenades lacrymogènes. Des manifestants arrêtés sont contraints de ramasser un objet devant les

magasins dévastés et aussitôt photographiés avant d'être jetés dans un véhicule. En l'espace de 2 heures, les ZOMO se rendent maîtres de la ville, mais la chasse à l'homme se prolonge tard dans la nuit, jusque dans les appartements, perquisitionnés sans ménagements (96). Un véritable calvaire attend les jours suivants les quelques 2 000 ouvriers arrêtés : les fameux "parcours de santé" déjà infligés aux manifestants du littoral en 1970, un supplice appliqué aux récalcitrants dans l'armée du tsar au XIXème siècle et qui consiste à faire passer lentement la victime entre deux haies de miliciens armés de matraques.

A Ursus, c'est de l'usine de tracteurs du même nom, un complexe où travaillent plus de 10 000 ouvriers, que part le mouvement de grève. Après avoir essuyé auprès de la direction de l'usine une fin de non-recevoir de leur revendication d'annulation de la hausse des prix, les grévistes veulent faire connaître à l'extérieur leur geste de protestation, qui autrement risquerait de ne pas dépasser les limites de la petite ville qu'est Ursus. Ils décident d'arrêter le trafic sur les lignes ferroviaires Varsovie-Paris et Varsovie-Vienne, qui passent à proximité de l'agglomération. Les rails sont décollés à l'aide de chalumeaux à acétylène, une locomotive est bloquée, on parle beaucoup. Un hélicoptère de la police survole sans cesse les manifestants, filmés et photographiés. Une fois connue, vers 20 heures, la nouvelle de l'annulation des hausses, ils retournent chez eux. C'est ce moment que la police choisit pour intervenir et opérer une rafle dans les rues de la ville. Quelque 300 ouvriers sont interpellés, mais la bestialité de la répression de Radom leur est épargnée.

A Varsovie, dans les centres du pouvoir, c'est le branle-bas : un état-major de crise est constitué au ministère de l'Intérieur, mais il demeure étrangement passif. Gierek, de son côté, veut agir vite, ne pas tergiverser comme en 1970. Il fait aussitôt approuver l'annulation des hausses pour que la nouvelle puisse être annoncée le soir même : "par peur d'autres troubles, j'ai préféré céder" (97). C'est à Jaroszewicz qu'incombe la tâche d'expliquer dans une allocution télévisée, à 20 heures, ce soudain revirement de la position du gouvernement. Sans dire un mot des grèves d'Ursus et de Radom, il explique que le projet de hausses n'était "pas une décision définitive, mais une proposition", que la "consultation" qui s'est déroulée le jour même a démontré la "grande compréhension" des ouvriers, mais aussi que "les très nombreuses observations concrètes recueillies méritent un examen approfondi (...) et une nouvelle analyse d'ensemble de la question, requérant un délai de plusieurs mois". Le projet est donc retiré et ajourné sine die.

La réaction en chaîne est interrompue à temps, mais cette défaite en rase campagne ébranle l'équilibre entre les factions qui cohabitent à la tête du Parti. Jaroszewicz, bouc émissaire désigné, propose sa démission à Gierek qui la refuse. Deux jours plus tard, il réitère son offre et demande le départ des deux principaux

responsables de l'appareil policier, Kowalczyk, le ministre de l'intérieur, et Kania, secrétaire du Comité Central : Jaroszewicz vient de découvrir, en confiant une commission d'enquête à un de ses ministres, Szozda, qu'à Radom et à Ursus, l'intervention de la police a été délibérément retardée pour que les manifestants aient le temps de se livrer à des déprédations (98). Une thèse que confirme le déroulement des événements. Les choses en restent là : Gierek, aux prises avec une opposition interne de plus en plus forte et sournoise, incarnée par Kania et des conservateurs comme Olszowski et Kepa, est trop affaibli pour crever l'abcès. Il préfère conserver Jaroszewicz, qui lui est proche et qui, de surcroît, jouit des faveurs du Kremlin, bien utiles par ces temps troublés.

A défaut d'un changement d'équipe, comme en 1970, pour apaiser les tensions, le pouvoir s'en remet à la propagande et à la répression pour retrouver son aplomb. Tandis que la presse lève peu à peu le voile sur les "agissements des vandales et des hooligans" de Radom et d'Ursus, le Parti déclenche une campagne de meetings à travers tout le pays. A Varsovie, un meeting est convoqué dans un stade sportif le 29 juin, afin d'exprimer le soutien des "masses laborieuses" à la politique du Parti. Comme le maître de cérémonie de l'entreprise, Kepa, éprouve quelques difficultés à réunir suffisamment d'ouvriers, il fait battre le rappel des fonctionnaires et des permanents du Parti de la capitale, avec appel des présents. "Du pur grotesque", laissera tomber Gierek dans ses mémoires (99).

Le 30 juin, l'exercice est répété à Radom où, faute de volontaires en nombre suffisant, des autocars et camions convoient militants et ouvriers des voïvodies voisines (100). Ils entendent le président (maire) de la ville accabler ses habitants de reproches et, anticipant sur les décisions de la justice, promettre "de lourdes peines aux fauteurs de troubles". La ville elle-même sera par la suite punie par des coupes dans les programmes de logements et les dépenses sociales. Le 2 juillet, à Katowice, c'est à Gierek et Jaroszewicz que les militants du Parti fournissent la claque. Ces opérations sont multipliées dans tout le pays, assorties de résolutions, lettres, télégrammes condamnant les excès et assurant la direction du soutien des travailleurs. A Nowy Targ, dans le sud de la Pologne, les employés d'une usine de maroquinerie, outrés que la direction ait pris l'initiative d'envoyer à Varsovie, sans même les consulter, un tel message de soutien en leur nom, se mettent en grève pendant deux jours.

Quant à la répression, elle prend les formes à la fois d'une leçon administrée aux ouvriers et d'une vengeance, mobilisant tout le registre de l'arbitraire policier. Le licenciement disciplinaire est la mesure la plus appliquée, instrument sélectif dans les mains des directions d'entreprises pour se défaire des ouvriers indociles. A Grudziaz, ce sont 43 ouvriers d'une fonderie qui sont licenciés, à Gdansk, 300 ouvriers doivent quitter le chantier "Lénine", à Varsovie, à Lodz, à Nowy Targ aussi, les licenciés se

comptent par centaines, le total dépassant sans doute la dizaine de milliers (101). Toutes leurs demandes ultérieures de réintégration se heurteront à une fin de non- recevoir. A Radom et à Ursus, sur les quelque 2 300 ouvriers arrêtés, 373 passent en kolegium, une commission administrative généralement contrôlée par l'appareil policier et habilitée à infliger des peines de prison jusqu'à trois mois ainsi que des amendes jusqu'à 5 000 zlotys, tandis qu'une procédure pénale est engagée contre 500 autres (102).

Dans les milieux intellectuels de Varsovie, au fur et à mesure qu'est connue la vérité, c'est l'émotion et l'indignation. Le signal est donné par une déclaration de 14 des signataires de l'"appel des 59", rendue publique le 28 juin, à l'occasion du vingtième anniversaire de l'émeute de Poznan. En réclamant une "représentation ouvrière authentique", ce texte vient à point nommé exprimer le soutien de l'intelligentsia aux ouvriers. Il n'est que le premier d'une série de prises de position d'intellectuels et d'étudiants, qui se multiplient pendant l'été. La "Lettre aux ouvriers persécutés" de l'écrivain Andrzejewski est celle qui a le plus grand retentissement : prosateur adulé à l'époque du réalisme socialiste, Andrzejewski est le seul intellectuel véritablement connu des ouvriers par leurs lectures scolaires. On se tourne aussi vers l'Ouest. Le 18 juillet, Kuron, qui résiste à l'aide de certificats médicaux à une soudaine convocation à une période de réserve dans l'armée, demande, dans une "lettre ouverte à Berlinguer", l'intervention du secrétaire général du PCI. auprès des autorités polonaises pour obtenir la libération des ouvriers emprisonnés. Fin juillet, 13 intellectuels, dont Michnik et l'actrice Halina Mikolajska, appellent à l'aide l'hebdomadaire français de gauche, "Le Nouvel Observateur".

Dès le 17 juillet s'ouvre à Leszno, près de Varsovie, le premier procès des ouvriers d'Ursus. Quelques intellectuels sont là, réunis autour de Kuron, l'homme de tous les combats depuis une dizaine d'années, presque quadragénaire, d'Antoni Macierewicz, un historien, ancien scout et ancien du mouvement étudiant de 1968 - ce qui lui a valu quelques mois de prison -, de Jan Jozef Lipski, la cinquantaine alerte, publiciste et critique littéraire, ancien de l'AK, du Krzywe Kolo et de Po prostu, déterminés à tout faire pour "que cette fois-ci l'intelligentsia ne dorme pas alors que l'on tabasse les ouvriers" (103). Ils sont une quinzaine dans les couloirs du tribunal, quadrillés par des policiers en tenue et en civil, qui tentent de nouer des relations avec les familles apeurées des prévenus. Après quelques hésitations, le contact est établi : une première famille accepte les services d'un avocat du groupe, Me Olszewski, récusant celui qui est commis d'office. Les premières aides pécuniaires sont distribuées.

Au fil des semaines et des audiences, d'autres bonnes volontés prennent le relais tandis que la tâche apparaît dans toute son ampleur : il faut trouver de l'argent, des

médecins, des avocats, de nouveaux bénévoles, il faut nouer des liens avec les familles de Radom, où les procès auront lieu en septembre. L'idée se fait jour d'une organisation informelle qui prendrait en charge toute l'assistance aux ouvriers. Le 4 septembre 1976, une vingtaine d'intellectuels se réunissent dans l'appartement du Professeur Lipinski, octogénaire, économiste et figure de proue de l'opposition démocratique. On discute beaucoup, on hésite, on tergiverse, on songe à créer un comité de défense des droits de l'homme, mais on se contente de nommer une commission préparatoire du futur comité. La pusillanimité et la prudence des plus anciens ont prévalu. Mais les événements se précipitent : quelques jours plus tard, les premières représailles - interpellations et passages à tabac - s'abattent sur ceux qui se relaient à Ursus et à Radom. Puis, le 9 septembre, la Conférence Episcopale demande aux autorités de "renoncer à toute répression contre les ouvriers (...) à les rétablir dans leurs droits, à les indemniser des dommages subis et à amnistier ceux qui ont été condamnés". Les plus jeunes bénévoles de ce singulier mouvement de solidarité, les plus exposés aux harcèlements policiers, menacent de créer eux-mêmes ce comité.

Parce qu'il est devenu trop risqué de convoquer une nouvelle réunion, un "appel à la société et aux autorités polonaises" est rédigé dans une semi-clandestinité, grâce à des agents de liaison. C'est cet "appel", daté du 23 septembre 1976, qui est l'acte fondateur du "Comité de Défense des Ouvriers" (KOR)11, un nom choisi pour bien marquer la finalité concrète de l'organisation : défendre les ouvriers persécutés et victimes de dénis de justice. Puisqu'ils ont agi dans l'intérêt de la société, dit l'"appel", il incombe à celle-ci de les défendre (104). Le KOR exige donc la réintégration des ouvriers licenciés, l'amnistie sans conditions pour tous ceux qui ont été arrêtés ou condamnés, la sanction des auteurs des tortures, matraquages et autres abus. Une fois remplies ces tâches, le comité pourra être dissous.

Les 14 signataires de l'"appel" représentent toutes les générations, toutes les sensibilités politiques de l'opposition - on y trouve d'anciens membres du PZPR, des chrétiens-démocrates, des socialistes, toutes les facettes de la vie intellectuelle : outre Kuron, Macierewicz, Lipski et le Professeur Lipinski, le philologue Rybicki, Andrzejewski, le jeune et brillant poète Baranczak, s'y côtoient des avocats comme Cohn, Pajdak - un des "seize" de l'AK jugés en 1945 à Moscou - et Steinsbergowa, l'historien Szczypiorski, un prêtre, l'abbé Zieja, un jeune biochimiste, Naimski, et un autre ancien de l'AK, Ziembinski. La recette est simple : associer des personnalités prestigieuses et des jeunes intellectuels plein d'énergie et de sens de l'organisation en un comité à la composition restreinte. Restreinte, mais non fermée : la liste des membres du KOR s'allongera de mois en mois avec l'arrivée d'une dizaine d'intellectuels, parmi lesquels l'actrice Halina Mikolajska, la poétesse Anka Kowalska


  1. K.O.R. : Komitet Obrony Robotnikow

et, en mai 1977, Michnik, dont il est décidé de retarder l'apparition dans le KOR pour ne pas compromettre un voyage prévu, à l'invitation de Sartre, en France, où il peut être plus utile qu'en Pologne à la cause défendue par le KOR.

Les règles d'éthique et de fonctionnement du Comité sont agréées dès le début : l'entreprise se veut une démarche morale plus que politique. Elle se veut aussi un refus de la clandestinité et de l'illégalité, même si aucune démarche n'est effectuée pour enregistrer le KOR - précisément pour éviter un refus qui constituerait une déclaration d'illégalité. C'est à dessein que la liste des membres est publique et que les documents qui en émanent mentionnent les noms, adresses et numéros de téléphone. En l'absence de structure hiérarchique intérieure au KOR, le régime est celui de la cooptation, une formule remise en question lors des crises d'identité successives que traversera le Comité. Comment associer, en effet, toutes les bonnes volontés qui se manifestent ? Faut-il en faire un mouvement de masse ? Mais à chaque fois, la thèse du format réduit l'emporte ; il permet de réunir les membres dans un appartement, de prévenir l'infiltration par la police politique et de conserver le contrôle de l'emploi des fonds qui affluent.

Le KOR devient rapidement à la fois le comité de patronage et le centre nerveux d'un mouvement social qui cristallise la solidarité forgée dans les actions sur le terrain, à Radom et Ursus, coordonne un réseau de dizaines, puis de centaines de bénévoles - "collaborateurs du KOR" - et de sympathisants. La tâche est immense : éclaircir les circonstances des événements du 25 juin, surmonter le réflexe de méfiance des ouvriers, assister aux procès et fournir aux inculpés des avocats indépendants, organiser des collectes, répartir les fonds recueillis entre les familles, les frais de justice et les amendes quelquefois très élevées, assurer la gratuité des soins à ceux qui, avec leur emploi, ont perdu leur protection sociale. En juillet, à Leszno, puis en septembre, à Radom, le droit d'être admis en observateurs aux procès doit être à chaque fois reconquis. Miroslaw Chojecki, les époux Romaszewski et Starzewski sont, avec bien d'autres encore, les témoins infatigables et impuissants de parodies de justice : faux témoignages, déclarations contradictoires des miliciens, seuls témoins admis à déposer, culpabilité fondée non pas sur la faute individuelle, mais sur la participation à une manifestation ayant eu pour effet, à Radom, de "blesser 75 miliciens et de causer 28 millions de zlotys de dégâts", etc. Les verdicts sont d'une extrême sévérité : jusqu'à cinq ans de prison à Ursus, jusqu'à dix ans à Radom. Le 29 septembre, le KOR, dans son premier communiqué, dresse un bilan provisoire : 19 condamnations à Ursus et 44 à Radom, 20 ouvriers encore en détention provisoire. Sur les 500 inculpés, une centaine seront finalement condamnés (105).

Les actions de représailles se poursuivent tout au long de l'automne contre les membres et collaborateurs du KOR : pneus crevés et brutalités dans les commissariats,

assorties d'insultes antisémites, interpellations dès l'arrivée aux gares de Radom ou d'Ursus et gardes à vue de 48 heures sans droit de prévenir quiconque sont le lot commun. Mais, loin de décourager, ces révocations trempent les volontés : les effectifs ne cessent de gonfler et le champ d'action du KOR s'élargit constamment. Les ouvriers et leurs familles sont incités à porter plainte contre les policiers responsables de brutalités et de tortures : une centaine de plaintes seront ainsi déposées. Mais dans l'Etat de non-droit que reste la Pologne, cette démarche expose le plaignant à des représailles, voire à une plainte en retour pour blessures infligées à des fonctionnaires de la Milice et à sa condamnation certaine par un tribunal.

D'autres actions, plus politiques, sont également entreprises : en novembre, à l'instigation du KOR, 889 ouvriers d'Ursus demandent, dans une lettre à Gierek, la réintégration des ouvriers licenciés. Une campagne pour la création d'une commission d'enquête parlementaire sur les événements de juin provoque l'afflux au Sejm de dizaines de pétitions regroupant quelque 3 000 signatures émanant de tous les milieux, ecclésiastiques, universitaires, culturels et ouvriers, où figurent la plupart des grands noms de l'intelligentsia polonaise. La quête des appuis à l'Ouest se poursuit avec succès : Kuron, rentré de sa période de réserve, devient la coqueluche des journalistes occidentaux, qui se retrouvent régulièrement dans son appartement pour des conférences de presse. Les informations qu'il y donne sont presque instantanément rediffusées dans le pays par les radios occidentales émettant en polonais, partout écoutées. Les plus grands intellectuels occidentaux, Sartre, Ionesco, Grass, Böll, Bellow, se mobilisent aux côtés du KOR en faveur des ouvriers de Radom et Ursus. Certains d'entre eux lui accordent les droits d'auteur des traductions en polonais de leurs oeuvres. Un "appel en faveur des ouvriers polonais" recueille des signatures prestigieuses : Milosz et Kolakowski bien sûr, mais aussi le mathématicien français Schwartz, Golo Mann, Pierre Emmanuel, l'historien américain Robert Conquest. Des comités de solidarité avec les ouvriers de Pologne sont créés en France, en RFA, au Royaume-Uni et en Suisse. "Amnesty International" est saisi. Des syndicats proposent leur aide, en Scandinavie, en France et en Italie, où la fédération de la métallurgie, pourtant dans la mouvance communiste, se montre très active. Le 9 octobre 1976 est créé à Londres un "comité civique" - plus connu sous le nom de "comité Raczynski", du nom de son président - qui draine les dons de l'émigration polonaise. Ces fonds viennent s'ajouter aux collectes organisées en Pologne pour permettre au KOR de verser régulièrement aux familles des ouvriers détenus ou licenciés l'équivalent de leur salaire.

Enfin, le KOR s'engage dans la publication de feuilles clandestines : les "Communiqués" tout d'abord, qui en sont l'organe officiel, une feuille ronéotypée qui paraît tous les mois, avec des informations actuelles sur la répression des ouvriers.

Mais il y a aussi le Biuletyn Informacyjny ("Bulletin d'information"), lié au KOR par sa rédaction - des anciens du mouvement étudiant de 1968, Blumsztajn, Jan Litynski, Joanna Szczesna - et dont le titre rappelle un périodique clandestin de l'AK. L'un et l'autre s'inspirent du style dépouillé et lapidaire de la "Chronique des événements courants", le samizdat de la dissidence soviétique. Avec un autre titre, Spotkania ("Rencontres"), qui parait également à partir de septembre-octobre 1976, à Lublin, à l'initiative d'une rédaction liée à l'Université catholique, les "Communiqués du KOR" et le Biuletyn Informacyjny sont les premières publications à paraître régulièrement hors censure, rompant symboliquement le monopole du pouvoir sur l'information et formant l'embryon d'un vaste mouvement de presse et d'édition clandestines.

En conflit avec les ouvriers et l'intelligentsia après les événements de juin, le pouvoir recherche sinon la bienveillance, du moins la neutralité de l'Eglise et multiplie attentions et civilités à son égard. C'est ainsi que, en août 1976, le Premier Ministre Jaroszewicz signe un télégramme de félicitations au cardinal Wyszynski pour son soixante-quinzième anniversaire et lui fait porter un bouquet de 75 roses. Le gouvernement va même jusqu'à intervenir auprès de Paul VI pour qu'il maintienne le cardinal dans sa charge de Primat au-delà de la limite d'âge traditionnelle de 75 ans. Celui-ci sera effectivement confirmé quelques mois plus tard par le Pape. Le mobile d'une telle démarche, surprenante de la part d'un gouvernement communiste, n'est pas tant la sympathie pour Mgr Wyszynski que la hantise de devoir traiter, en ce moment délicat, avec le cardinal Wojtyla, archevêque de Cracovie et seul candidat possible à la Primature, moins accommodant encore que Wyszynski avec le pouvoir communiste. A Miolec, le 3 septembre 1976, c'est Gierek qui dans un discours appelle l'Eglise à coopérer avec l'Etat pour le bien commun de la patrie et surtout pour tirer celle-ci de la crise économique. La réponse vient quelques jours plus tard, le 9 septembre, à l'issue d'une Conférence Episcopale : les évêques appellent la société au calme et au travail, mais invitent aussi les autorités à l'abandon de la répression contre les ouvriers et à l'amnistie. Ce message est martelé à chacune des réunions suivantes de la conférence, le 28 septembre et le 18 novembre, et sous la forme inhabituelle d'une lettre personnelle du Primat à Gierek. Le pouvoir sait à quoi s'en tenir. Ce qui ne l'empêche pas d'engager, en décembre, une nouvelle escarmouche contre les intellectuels catholiques de Varsovie en leur retirant la coopérative d'édition "Libella" pour l'attribuer, en janvier 1977, à une scission minoritaire favorable au régime, regroupée, sous le nom de "Polkik", derrière le député Zablocki. Cette mesure polarise davantage encore les milieux catholiques, privant de tout moyen d'expression légal les intellectuels indépendants, fortement majoritaires, rangés derrière Mazowiecki et Wielowieyski.

La situation est de plus en plus bloquée et la résonance donnée à la répression des ouvriers de Radom et d'Ursus par l'incessante action du KOR est en passe de ternir l'image de la "Pologne libérale de Gierek" auprès des créanciers occidentaux, alors que le besoin de crédits est immense. C'est pourquoi le Premier Secrétaire du PZPR annonce sans en avoir référé au préalable au Bureau Politique, le 3 février 1977, lors d'une réunion avec les membres du Parti des usines d'Ursus, qu'il demandera au Conseil d'Etat d'exercer son droit de grâce envers les ouvriers condamnés et aux tribunaux d'être "magnanimes" envers ceux qui ont interjeté appel, à la condition qu'ils fassent preuve de "repentir" et s'engagent à ne pas récidiver. Autre geste à l'adresse de l'Ouest, le Conseil d'Etat ratifie, le 3 mars 1977, les deux pactes des droits de l'homme de l'ONU - droits économiques, sociaux et culturels, droits civiques et politiques - signés onze ans plus tôt, en 1966. Le KOR y trouve une arme nouvelle dans son combat pour les droits de l'homme. Quant à la "grâce" conditionnelle, elle est accueillie avec réserve, car elle n'efface pas la culpabilité des ouvriers condamnés ; cinq d'entre eux n'en bénéficieront d'ailleurs pas et resteront en prison.

La perspective de leur libération pose cependant la question de l'avenir du KOR, dont l'acte fondateur prévoit la dissolution une fois sa mission remplie. Le crédit acquis dans la défense des ouvriers lui a valu un afflux de demandes d'aide contre toutes sortes d'abus de pouvoir, de dénis de justice, de persécutions par la police politique, pratiques quotidiennes de l'Etat policier. Mettre fin au KOR reviendrait à laisser à nouveau la société sans défense face à un pouvoir tout puissant. En prolonger l'existence impliquerait un élargissement de son mandat et, sans doute aussi, de sa représentativité sociale et politique. Dans ce débat qui mobilise, en février-mars 1977, les têtes politiques du mouvement, Kuron propose de sonder le milieu de Ruch, l'organisation dissidente clandestine démantelée en 1970 (106). Contact est pris son fondateur, Andrzej Czuma, et aussi avec Leszek Moczulski, ex-journaliste de l'hebdomadaire populiste Stolica ("la capitale"), lié, à l'époque, à la faction des "partisans" du Parti (107). Il est même envisagé, malgré quelques réticences au sein du KOR, de créer conjointement un "Comité de Défense des Droits de l'Homme et du Citoyen" (KOPCiO)12. Pour des raisons tenant autant à des rivalités personnelles qu'à des divergences de fond, le projet échoue lorsque, le 26 mars 1977, Czuma et Moczulski convoquent une conférence de presse pour annoncer la création du "Mouvement de Défense des Droits de l'Homme et du Citoyen" (ROPCiO)13. Quatre membres du KOR en font partie, mais ils quitteront rapidement soit le ROPCiO, comme Pajdak et l'abbé Zieja, soit le KOR comme Ziembinski et Kaczorowski.




  1. K.O.P.C.iO.: Komitet Obrony Praw Czlowieka i Obywatela

  2. R.O.P.C.iO. : Ruch Obrony Praw Czlowieka i Obywatela

Les conditions de cette création enveniment d'entrée, en effet, les relations entre les deux organisations, que séparent d'ailleurs des affinités politiques très dissemblables : si l'une et l'autre se réclament de l'attachement aux droits de l'homme, le KOR professe des valeurs de la gauche démocratique tandis que le ROPCiO se situe plus à droite, insistant sur les valeurs nationales. Tout en veillant à ne pas étaler la polémique au grand jour, le KOR reprochera au ROPCiO un ethnocentrisme marqué, où affleurent quelquefois des accents antisémites, tandis que ce dernier dénoncera l'absence, au KOR, de fibre patriotique, son indifférence à l'idée d'indépendance de la Pologne et accusera certains de ses membres, comme Michnik et Kuron, de "crypto- communisme". Enfin, le ROPCiO est moins transparent que le KOR quant à la liste de ses membres.

Fin avril parait le premier numéro d'Opinia ("opinion"), mensuel du ROPCiO, tiré à 2.000 exemplaires (108), qui s'ajoute aux titres qui ont vu le jour, dans la clandestinité, au cours des six derniers mois : U Progu ("Au seuil"), créé en octobre 1976 par ceux qui fonderont ensuite le ROPCiO, Zapis ("la note"), un trimestriel littéraire lancé en janvier 1977 par des écrivains proches du KOR, comme Andrzejewski, Baranczak, Brandys et Marek Nowakowski. Alors que les premiers "Communiqués" du KOR et le Biuletyn Informacyjny étaient fabriqués avec des méthodes artisanales - copiage sur papier pelure par des sympathisants dévoués, primitives ronéos à alcool, la technique s'est rapidement améliorée avec la réception de photocopieurs et d'équipements sophistiqués occidentaux, clandestinement introduits en Pologne. Mieux encore, des complicités bien choisies dans les imprimeries d'Etat, pourtant étroitement surveillées, ouvrent aux publications de l'opposition l'accès à la qualité de l'offset.

En avril et mai 1977, le KOR publie ses deux premières brochures, des monographies sur les procès de Radom et sur son activité, ouvrant la voie à l'édition proprement dite : c'est ainsi qu'en août est fondée, avec un prêt du mouvement et sous la direction d'un de ses membres, Miroslaw Chojecki, la première maison d'édition clandestine, NOW14, plus fréquemment appelée NOW-a., qui entreprendra de publier tous les écrivains étrangers ou polonais mis à l'index par la censure.

Les filatures, écoutes, interrogatoires et perquisitions ne permettent pas à la police politique, malgré quelques succès, de neutraliser les publications clandestines, distribuées dans toutes les grandes villes par un discret réseau de colportage. La SB ne parvient pas davantage à empêcher l'action au grand jour du KOR, dont les membres se sont peu à peu accommodés des harcèlements constants : gardes à vue de 48 heures à 72 heures - une centaine de cas entre septembre 1976 et mai 1977 (109) -, perquisitions avec confiscation des machines à écrire et des fonds collectés - une trentaine pendant


  1. N.O.W. : Niezalezna Oficyna Wydawnicza (Officine Indépendante d'Edition)

la même période -, et pertes d'emploi, qui, à quelques rares exceptions près, sont devenues la règle. Le KOR s'organise contre ces pratiques ; des règles de conduite sont mises au point pour éviter les pièges des interrogatoires ou pour faire connaître aux passants, lors d'une interpellation dans la rue, son identité et un numéro de téléphone à appeler. Un numéro de téléphone qui est celui de l'appartement de Kuron, dont l'épouse Grazyna tient un registre précis des incidents et disparitions et alerte, lorsque ces dernières se prolongent, les correspondants étrangers à Varsovie.

Au fil des mois, la police politique enrichit l'arsenal du harcèlement de quelques pratiques nouvelles : menaces de mort anonymes ou proférées par des inconnus à l'issue de véritables enlèvements en voiture, diffamation dans des articles de la presse officielle, accusations de détournement de fonds, diffusion de "Communiqués du KOR" apocryphes, et même d'une fausse interview de Kolakowski et Michnik à un journal allemand... L'actrice Halina Mikolajska, très active au KOR, est une cible de prédilection : on n'hésite pas à l'arrêter, un jour, à Cracovie, en la suspectant d'avoir dérobé un manteau dans un café de la ville. Elle finit par sombrer dans la dépression et tentera de se suicider.

Il y a aussi les passages à tabac et brutalités diverses pratiquées dans le secret des commissariats ou, par des inconnus, à l'abri des regards. Le 7 mai 1977, un degré est franchi lorsqu'à l'aube, dans un corridor d'un immeuble de la Vieille Ville de Cracovie, est découvert un corps inanimé baignant dans une flaque de sang coagulé. Décédé quelques heures plus tôt, Stanislaw Pyjas, étudiant en cinquième année de polonais à l'Université Jagellonne, était aussi l'un des premiers collaborateurs du KOR, très actif, au sein d'un groupe d'étudiants, dans la collecte des signatures de pétition. Ses amis avaient reçu, trois semaines plus tôt, par lettre anonyme, des menaces de mort le visant. La Milice, chargée de l'enquête, conclut à une mauvaise chute de Pyjas, ivre, dans l'escalier : une version que l'absence d'escalier à proximité et la nature de la blessure à la tête privent de toute vraisemblance. Le dernier témoin qui ait vu Pyjas vivant est un de ses amis d'enfance, Stanislaw Pietraszko, étudiant logé à la même résidence universitaire que lui, qui avait été intrigué de le voir quitter celle-ci la veille au soir, escorté par un inconnu. Ce témoin précieux sera retrouvé mort lui aussi, deux mois

plus tard, dans des conditions suspectes (110).

La nouvelle de la mort de Pyjas provoque l'émoi à Cracovie et chez tous les membres et sympathisants du KOR, qui ont de bonnes raisons de penser que le malheureux a été tué par des agents de la police politique. Sans doute s'agit-il d'une bavure policière inavouée, s'interrogent-ils, mais est-elle réellement accidentelle ou est-ce une provocation déguisée en bavure ? L'enquête n'a jamais permis de l'établir. Toujours est-il que le milieu étudiant de Cracovie et le KOR se mobilisent : le 15 mai, quelque 5 000 personnes assistent à une messe dite à la mémoire de Pyjas avant de se

rendre, drapeaux noirs à la main et yeux rougis, dans un silence impressionnant, devant la maison où avait été découvert le corps. Avant la dispersion dans le calme, rendez- vous est pris pour une retraite aux flambeaux, le soir même, à la citadelle du Wawel : c'est là qu'est lue la déclaration de fondation du premier "Comité de Solidarité Etudiante" (SKS)15, une organisation qui se propose de "préparer la création d'une représentation authentique et indépendante des étudiants". L'exemple cracovien fera école les mois suivants, à Varsovie, Wroclaw, Poznan et Szczecin, où seront également formés des SKS.

A la mobilisation de l'opposition répond celle de la police politique qui lance, le mai, veille de la manifestation de Cracovie, une campagne d'arrestations. En l'espace d'une semaine, 11 des membres les plus actifs du KOR, parmi lesquels Kuron, Michnik, Lipski et Macierewicz, sont arrêtés et 48 sont gardés à vue, tandis que la presse officielle se déchaîne contre le mouvement. Les 11 sont inculpés sous des chefs d'accusation purement politiques : "diffusion d'informations erronées dommageables aux intérêts de la République populaire de Pologne" (art. 271 du Code Pénal), contact avec des "organisations étrangères agissant contre la République populaire de Pologne" (art. 132 du Code Pénal), etc.

La réaction ne tarde pas : dès le 18 mai apparaissent puis se multiplient lettres et pétitions pour demander la libération des détenus émanant du ROPCiO, du monde de la culture, de l'Université, où plus d'un millier de signatures sont collectées - y compris celles de nombreux enseignants, malgré le risque de licenciement qu'ils encourent -, d'institutions comme le Pen-Club et l'Union des Ecrivains. Plus grave pour le pouvoir, la mobilisation dépasse les milieux intellectuels : 97 mineurs de la mine "Gliwice", en Haute Silésie, signent une pétition, de même que 349 habitants de la petite commune rurale de Zbrosza Duza, au sud de Varsovie, où les autorités avaient, en 1972, fait détruire une chapelle provisoire et qui s'était depuis lors illustrée par une résistance opiniâtre pour imposer la construction d'une église.

L'opinion internationale est à nouveau alertée par les membres encore en liberté du KOR, qui parviennent à susciter un vaste mouvement de solidarité de l'intelligentsia et des syndicats occidentaux : les métallurgistes italiens, les Jusos (jeune socialistes) ouest-allemands, "Amnesty International", 97 députés du Parti Travailliste britannique, 136 intellectuels américains dont 3 prix Nobel, 22 intellectuels ouest-allemands dont les écrivains Böll et Grass prennent fait et cause pour les prisonniers politiques polonais. En France, l'intelligentsia de gauche, Jean-Paul Sartre en tête, appelle les syndicats et les partis de gauche à demander leur libération.

L'Eglise prend elle aussi parti et, lorsque 8 hommes et femmes décident le 25 mai d'entamer une grève de la faim en signe de protestation, elle leur offre l'asile dans


  1. SKS : Studencki Komitet Solidarnosci

l'église Saint-Martin, rattachée à un couvent de soeurs franciscaines au coeur de la Vieille Ville de Varsovie. Il y a là des étudiants, des intellectuels, des parents d'ouvriers de Radom encore emprisonnés. D'autres viennent bientôt les rejoindre, portant le nombre des grévistes à 14. Le rédacteur en chef de Wiez, Mazowiecki, devient leur porte-parole, discret et efficace. Même si elle ne donne aucun résultat concret, cette grève de la faim, interrompue au bout de huit jours, entre dans la légende du KOR : l'église Saint-Martin, transformée pour une semaine en une sorte de zone libre, sereine, inaccessible à la police, devient un lieu de pèlerinage de toute l'opposition polonaise. Une fois la grève achevée, le KOR poursuit, par la personne du Professeur Lipinski, intouchable octogénaire, son action : un appel est lancé à la CSCE, qui se réunit à Belgrade en juin, pour la première fois depuis la signature de l'Acte Final d'Helsinki, mais aussi, alors que la mode "eurocommuniste" bat son plein, aux premiers secrétaires des partis communistes de France, d'Espagne et d'Italie.

Le pouvoir en est réduit à constater que les arrestations n'ont pas suffi à briser l'échine du KOR et n'a guère le choix qu'entre l'escalade de la répression - des arrestations massives - et l'apaisement. Mais, à la direction du Parti, tous sont conscients des dommages qu'une série de procès politiques causerait à la position internationale de la Pologne, si laborieusement conquise depuis 1970. Même le ministre de l'intérieur, Kowalczyk, en convient, avec une pointe de regret, devant la commission Grabski : "la dépendance économique s'était transformée en dépendance politique. On craignait que des actions plus radicales (comme) des procès politiques provoquent (...) la fermeture des robinets du crédit" (111).

L'approche du 22 juillet, jour anniversaire de la fondation de la République Populaire, offre au pouvoir une porte de sortie honorable : l'amnistie traditionnellement accordée le jour de la fête nationale permet de sauver les apparences et de faire passer pour un geste de clémence une libération des prisonniers politiques dictée par la nécessité. Le décret d'amnistie pris par le Conseil d'Etat le 23 juillet 1977 efface les peines des ouvriers de Radom et d'Ursus condamnés et met fin aux instructions en cours contre les membres du KOR Tous les détenus sont aussitôt relâchés. L'habileté de ce geste du pouvoir ne retire rien au succès que constituent les libérations pour l'opposition : "ce fut le plus grand triomphe de ma vie" admet l'un des prisonniers libérés, Jan Jozef Lipski (112).

Avec l'élargissement des derniers ouvriers emprisonnés et le fait que les quelques milliers d'ouvriers licenciés en 1976 ont tous retrouvé du travail - à des conditions nettement plus défavorables, il est vrai - ailleurs, le KOR perd sa raison d'être. Mais la demande sociale de protection contre l'arbitraire étatique, révélée pendant les dix mois d'existence du Comité, est telle que ses membres hésitent à le dissoudre, et à laisser le champ libre au ROPCiO rival. Après quelques semaines de débats animés, le principe

de la transformation du KOR en une organisation plus politique de défense des droits de l'homme est acquis.

Le KOR invite donc trois personnalités extérieures irrécusables à former une "commission civique" : Bienkowski, ancien ministre de l'éducation de Gomulka, communiste rallié aux idéaux démocratiques, Kijowski, un critique littéraire réputé et respecté, et l'écrivain catholique Kisielewski. Le 29 septembre, soit un an, presque jour pour jour, après la création du "Comité", la "commission civique" lui donne dans un rapport quitus de la gestion des fonds qui lui ont été remis et certifie qu'ils ont été employés conformément aux buts de l'organisation : 3 250 000 zlotys ont été distribués à 943 familles d'ouvriers victimes de la répression. Le même jour, les 26 membres du KOR sont à nouveau réunis dans l'appartement du Professeur Lipinski pour statuer sur sa transformation en un "Comité d'Autodéfense Sociale" (KSS)16. Celui-ci est fondé à une majorité de 23 voix - 3 participants, également membres du ROPCiO, estimant que deux organisations aux buts identiques ne se justifient pas, n'adhèrent pas au KSS. Pour conserver le crédit politique acquis par le KOR et marquer la continuité avec l'esprit qu'il incarne, son sigle est attaché, entre guillemets, en appendice à celui de la nouvelle organisation qui devient le KSS-"K.O.R". Celle-ci se donne pour mandat de lutter contre la répression politique et les abus de droits, de rechercher des garanties institutionnelles des droits et libertés civiques, et d'assister les victimes de la répression.


  1. - LA NAISSANCE DU SYNDICALISME LIBRE.


A la tête du Parti, la paralysie s'installe. L'autorité de Gierek sur l'appareil est affaiblie par les concessions consenties à l'Eglise, à l'opposition, à l'Ouest et par les aigreurs qu'a laissées la crise de 1976. Quant au prestige du Premier Secrétaire dans la société, il n'est plus qu'un mythe entretenu à grand bruit par la propagande : depuis 1975, les fameuses visites dans les entreprises sont redevenues de simples exercices formels - "à nouveau on ne repeignait qu'un seul côté des machines" (113), celui qui était visible depuis le parcours de Gierek, note le journaliste en exil Zbigniew Blazynski -, suivis de ternes discours devant l'"actif" du Parti.

Pour maintenir l'équilibre au sommet, Gierek doit donner des gages aux partisans de la manière forte, réunis sous l'appellation de "béton" : Barcikowski, ministre de l'agriculture, et Tejchma, ministre de la culture, qui passent pour des libéraux, sont limogés à quelques semaines d'intervalle, en décembre 1977 et janvier 1978. Mais c'est surtout en abandonnant à l'appareil les prébendes du pouvoir que le Premier Secrétaire entend acheter la paix : une liberté presque sans limites est laissée à la nomenklatura

  1. K.S.S. : Komitet Samoobrony Spolecznej

de s'enrichir, d'acheter des terrains à des prix dérisoires, de s'y faire construire des villas aux frais de l'Etat. La corruption et le vol, associés depuis les origines au régime communiste, y revêtent des proportions jusqu'alors inconnues. Alors que le pays s'enfonce dans la crise économique, les cadres du Parti s'installent dans des résidences et maisons de repos luxueuses, ne circulent qu'en limousines occidentales, multiplient les séjours à l'étranger.

Ces pratiques seront, en 1981, au coeur du procès de la gestion de Gierek. "Nous avions", accusera alors l'un des membres de la commission Grabski, le général Baryla, chef du service politique de l'armée, "d'innombrables indications selon lesquelles certains premiers secrétaires régionaux (...) se conduisaient en grands seigneurs, tiraient de gros profits de la chasse et d'autres affaires encore. Tout le monde en parlait et personne n'en tirait les conséquences. C'était une époque de propension injustifiée à l'acquisition de biens matériels, du haut en bas (de la hiérarchie), pas toujours par des procédés honnêtes. Le Parti (...) restait silencieux comme s'il y avait une approbation tacite d'en haut" (114).

En échange des prébendes qui lui sont laissées, l'appareil intermédiaire respecte les apparences de l'allégeance envers le pouvoir central, inondé de rapports complaisants, d'informations biaisées, de statistiques manipulées, toujours destinées à dissimuler la gravité de la situation, ou à se faire octroyer de nouveaux avantages et récompenses. Même le quotidien officiel Zycie Warszawy reconnaît que deux tiers des données transmises à l'Office Central de Statistique (GUS) sont falsifiées (115). Le régime est victime de la désinformation qu'il a lui-même organisée.

Une des pièces maîtresses de cette entreprise est la radio-télévision, tenue d'une main de fer par Szczepanski, grand ordonnateur de la "propagande du succès" et du "culte du Premier Secrétaire". Sa complaisance lui vaut l'immunité pour les opérations et trafics lucratifs auxquels il se livre : les enquêtes ouvertes par la "Chambre Suprême de Contrôle" (NIK) sur diverses malversations - notamment la construction sur deniers publics d'une villa dans les montagnes du sud - sont enterrées sur intervention du Premier Ministre (116). Le ministère de l'intérieur est lui aussi prié de ne pas s'intéresser de trop près à certaines affaires : "nous ne nous occupions pas, en règle générale, des membres et de l'appareil du Parti", avouera devant la commission Grabski le ministre de l'intérieur, Kowalczyk (117), reconnaissant explicitement l'existence d'une catégorie de citoyens placés au-dessus du droit.

Contesté à l'intérieur, Gierek recherche dans l'ouverture à l'Ouest l'autorité qui lui fait défaut et aussi les crédits indispensables pour repousser l'échéance de la catastrophe financière. En automne 1977, il se rend tour à tour en France et en Italie, reçoit à Varsovie le roi des Belges, le chancelier Schmidt et, à la veille de la Saint- Sylvestre, le nouveau président, fraîchement élu, des Etats-Unis, Jimmy Carter, qui lui

accorde un satisfecit pour le respect des droits de l'homme, moins malmenés en Pologne que dans les autres pays de l'Est. Sur la scène internationale, pourtant, la marge de manoeuvre est également limitée : lorsqu'en 1979 Jaroszewicz, évoque devant le chef du gouvernement soviétique, Kossyguine, une candidature de la Pologne au Fonds Monétaire International et à la Banque Mondiale, il se heurte à une fin de non-recevoir sans appel. "Kossyguine a répondu", relate Jaroszewicz dans ses mémoires, "qu'il pronostiquait une aggravation des tensions économiques avec les Etats-Unis et la Communauté Européenne (...) une résurgence de l'esprit de la Guerre Froide, et une intensification de la rivalité militaire. Kossyguine a également déclaré que dans ce contexte, la Pologne, par son ouverture déjà excessive à l'Ouest, par les achats de licences et l'endettement auprès des pays occidentaux, ainsi que par l'ouverture de ses frontières, atteint voire dépasse le seuil de sécurité"(118).

Enfin, Gierek cherche toujours à se concilier la seule force capable d'exercer une influence modératrice sur la société, l'Eglise. Le 29 octobre 1977, il rencontre le cardinal Wyszynski puis, le 1er décembre, à l'occasion de son voyage en Italie, il est reçu par Paul VI. Mais le Primat se garde d'entrer dans ce jeu et reste d'une fermeté inébranlable : le 6 janvier 1978, dans un Sermon de l'Epiphanie resté célèbre, il demande pour l'Eglise des garanties institutionnelles, sous la forme d'un statut juridique, d'un droit d'accès aux médias. Car, pour une société privée d'espoir, l'Eglise devient de plus en plus un recours : les pèlerinages, les retraites, l'organisation informelle de jeunesse Oasis, les festivals de chanson religieuse et les "semaines de la culture chrétienne", derniers refuges d'une certaine authenticité, drainent des publics chaque année plus nombreux.

Embourbé dans la gestion quotidienne d'une crise économique inextricable, dépourvu de projet politique et résigné à l'immobilisme, le pouvoir a tant besoin des crédits occidentaux qu'il ne peut réduire au silence, par la répression, une opposition de plus en plus entreprenante. Sans doute n'exerce-t-elle encore, en 1977, qu'une influence réduite à l'intelligentsia urbaine, mais elle s'organise et l'initiative lui appartient. Et surtout, la "barrière de la peur", cette paralysie de la volonté cultivée par l'appareil policier dans les régimes totalitaires, est en train de tomber.

Le KOR, rebaptisé KSS-"KOR", mais que tout le monde continue de désigner par l'ancien nom, s'est enrichi de nouveaux membres : Blumsztajn et Litynski, les deux piliers du "Bulletin", Zbigniew Romaszewski et Henryk Wujec, deux physiciens très engagés dans l'aide aux ouvriers d'Ursus et de Radom, ou encore le philosophe Kolakowski, qui, depuis son exil en Grande-Bretagne, relaie à l'étranger l'action du mouvement. Celui-ci continue de collecter l'information sur tous les cas de répression et d'arbitraire policiers, distribuant aide financière et assistance juridique.

Mais c'est surtout en dehors du KSS-"KOR", dans l'édition clandestine, que s'illustrent ses membres. En septembre 1977, un groupe où l'on retrouve Kuron, Michnik, Litynski et Blumsztajn, fonde le bimensuel Robotnik ("l'ouvrier"), au nom emprunté au quotidien d'avant-guerre du Parti Socialiste (PPS). Rédigé dans une langue simple et accessible, ce périodique a pour ambition non seulement de toucher le milieu ouvrier, mais aussi de l'organiser, en créant un réseau de colporteurs- correspondants clandestins, en expliquant comment créer des syndicats indépendants, faire grève, se défendre contre l'arbitraire des directions. Dirigé par Litynski, Robotnik est d'abord tiré à 400 exemplaires sur des ronéos primitives, mais atteindra après un an de parution 20 000 exemplaires.

Un autre périodique, Glos ("la voix"), est lancé en octobre 1977 par plusieurs membres du KOR : destiné à devenir le mensuel théorique d'un "mouvement démocratique" - dont une "déclaration" est publiée dans le premier numéro -, Glos est rapidement victime d'une scission qui en fait, sous la direction de Macierewicz, l'organe de l'aile droite du KOR. C'est en octobre également qu'un groupe de jeunes collaborateurs du KOR à Lodz fonde une revue littéraire trimestrielle, Puls ("Le Pouls"), et que des étudiants des "Comités Etudiants de Solidarité" (SKS) de Cracovie et de Varsovie, également proches du mouvement, font paraître Indeks (Index). Puis, pendant l'été 1978, paraît Krytyka ("Critique"), une revue politique trimestrielle d'inspiration social-démocrate : y figurent à nouveau les noms de Kuron, Michnik, Litynski, mais aussi ceux d'autres dissidents est-européens comme le dramaturge tchèque Vaclav Havel et le hongrois Miklos Haraszti.

En dehors des milieux du KOR, les initiatives se multiplient aussi : à Gdansk parait, le 1er octobre, une revue bimestrielle, Bratniak, parrainée par le "Comité Etudiant de Solidarité" et animée par Aleksander Hall. Il y a aussi Postep ("progrès"), une revue trimestrielle dont le premier numéro date de juillet 1977 et qui défend elle aussi l'idée de syndicats libres, Gospodarz ("le fermier"), un bimensuel lancé par les milieux proches du ROPCiO et qui se donne pour tâche de plaider la cause de l'agriculture privée. L'organisation PPN, toujours clandestine, publie régulièrement textes et analyses politiques. Le ROPCiO, qui publie déjà la revue Opinia, se dote à son tour d'une maison d'édition, la "Constitution du 3 mai", référence à la première constitution de la Pologne, adoptée le 3 mai 1791.

C'est encore une fois, cependant, du KOR qu'émane l'initiative la plus spectaculaire avec la création, en novembre 1977, de l'"Université volante". L'expression est empruntée à l'histoire de la Pologne : à la charnière du XIXème et du XXième siècle, à l'époque de la renaissance culturelle de la nation polonaise, l'intelligentsia de gauche de Varsovie avait pendant des années organisé des cycles de conférences, qui se tenaient dans des locaux à chaque fois différents pour déjouer la surveillance de la police tsariste. Après la révolution de 1905, l'"Université volante" avait pu quitter la clandestinité mais, la réouverture d'Universités polonaises n'ayant toujours pas été autorisée, s'était transformée en une "Association des Cours Scientifiques" (TKN)17. C'est de cet héritage-là que se réclame l'"Université volante" de 1977 en reprenant, le 28 janvier 1978, la dénomination de TKN.

L'initiative de l'"Université volante" revient à un jeune sociologue, licencié de son emploi pour des raisons politiques, Andrzej Celinski. Il obtient le concours de quelques intellectuels brillants - Michnik, les historiens Geremek et Kersten - pour traiter d'histoire contemporaine avant tout, mais aussi de philosophie, d'économie, de littérature, toutes disciplines à contenu hautement politique. Les conférences ont lieu dans des appartements privés ou des locaux prêtés par l'Eglise - à Cracovie, notamment, où le cardinal Wojtyla est un partisan actif de cette formule - et les conférenciers font le tour des principales villes de Pologne. Apparemment surprise par cette nouvelle forme d'action, la police politique reste passive au début et ne passe à l'offensive qu'en février 1978, à Cracovie, en interrompant une conférence de Michnik, qui est ensuite arrêté et battu, puis à Gdansk, en interpellant Borusewicz, condamné à 15 jours de prison. Ces harcèlements, somme toute modestes, n'entravent guère les activités de l'"Université volante" qui s'enorgueillira, à la fin de l'année académique, en mai 1978, d'avoir donné 120 conférences à travers tout le pays, dont la transcription est diffusée par les éditions clandestines.

C'est un autre coup, beaucoup plus rude, qui est porté au pouvoir, en novembre 1977, lorsque NOW-a publie, toujours en samizdat, les meilleures feuilles d'un vade- mecum du censeur, un document de 700 pages emporté par un jeune fonctionnaire de la censure à Cracovie, Tomasz Strzyzewski, qui a fait défection en Suède. Sous le titre de "Livre noir de la censure", la brochure de NOW-a démonte, pour la première fois dans un pays socialiste, le mécanisme perfectionné de cette machine à conditionner les esprits, à expurger de l'écrit toute critique, même implicite, du système, à transcrire la vie en gris. Muni de ce manuel, les employés de la censure sont chargés de vérifier le contenu des articles et ouvrages que tous les journaux - sauf ceux directement rattachés au Parti - revues et maisons d'éditions sont tenus de soumettre. L'examen se conclut soit par un rejet pur et simple (un millier environ par an), soit par une "intervention" auprès de l'auteur du texte (10 000 cas par an) soit, le plus souvent, l'autocensure des auteurs aidant, par son acceptation.

La liste des interdictions et des prescriptions est impressionnante tant par leur nature même que par leur degré de détail. Dans la Pologne de Gierek, il est interdit à la presse non spécialisée de parler de l'alcoolisme, même en utilisant des statistiques officielles, de mentionner les accidents du travail ou de la route, les maladies


  1. T.K.N. : Towarzystwo Kursow Naukowych

professionnelles, les incendies, les épizooties. "Il convient", prescrit le manuel, "d'éliminer des articles sur la protection ou les menaces sur l'environnement en Pologne, toute information sur les risques directs pour la vie ou la santé émanant de l'industrie ou des pesticides", qu'il s'agisse de "pollution de l'atmosphère, de l'eau, du sol ou de l'alimentation" (119). Il est même interdit de suggérer la création de tribunaux administratifs ou de seulement mentionner la demande de tracteurs de la part des paysans individuels.

S'agissant des relations internationales, le vade-mecum rappelle quels pays il faut critiquer, lesquels doivent être encensés - parmi ces derniers figure d'ailleurs, curieusement, l'Iran du Shah - et ceux dont il est interdit de mentionner que la Pologne entretient avec eux des relations non diplomatiques : Taïwan, l'Afrique du Sud, la Corée du Sud. Il est également proscrit d'évoquer l'achat de licences à l'Ouest, "afin de ne pas créer chez le lecteur moyen l'impression que le fondement de la modernisation de l'économie est l'achat de licences aux pays capitalistes développés" (120), les ventes de viande de la Pologne à l'URSS, le changement de la parité entre le zloty et le rouble transférable et, bien sûr, l'endettement du pays.

Il y a encore un long chapitre sur la religion, des développements détaillés sur la façon de rédiger les notices nécrologiques, la liste de 158 auteurs à surveiller particulièrement, répartis entre ceux qui sont à l'index et ceux dont il est simplement prohibé de dire du bien, un mode d'emploi pour toute évocation de l'affaire de Katyn et une interdiction absolue de toute polémique avec les organes du Parti, Trybuna Ludu ou le mensuel théorique Nowe Drogi.

Largement diffusé par le réseau du KOR, le "Livre noir de la censure" soulève une vague d'indignation dans les milieux culturels : le Pen-Club, les associations polonaises de sociologie et de philosophie demandent des explications auprès du Premier Ministre, du ministre de la culture, qui esquivent, finassent, promettent de mettre de l'ordre, mais ne démentent pas. Le Primat lui-même dénonce, dans son homélie de l'Epiphanie, le 6 janvier 1978, la "désinformation". Et en avril 1978, à Katowice, où l'Union des Ecrivains réunit son Congrès, les écrivains les plus courageux - Andrzej Braun notamment - dressent contre la politique d'"anéantissement culturel du pouvoir" et ses "listes noires" des réquisitoires d'une virulence telle que le secrétaire du Comité Central chargé de la culture, Lukaszewicz, en revient blême de colère et s'en va aussitôt proposer à Gierek, qui refuse, de dissoudre l'Union des Ecrivains (121). Tous ceux qui se sont lancés dans l'édition clandestine sont confortés dans leur démarche par les révélations sur la censure.

En décembre 1977, les groupes d'opposition de Gdansk - le KOR, le ROPCiO et le "Comité Etudiant de Solidarité" (SKS) - appellent, par des affiches placardées en ville et dans les usines, à commémorer le massacre de 1970 par un dépôt de gerbe

devant le portail n° 2 du chantier naval Lénine. Le jour venu, le 16 décembre, celui-ci est rendu inaccessible par un déploiement d'autocars, mais quelques centaines de personnes, des étudiants pour la plupart, assistent à la cérémonie et se dispersent dans le calme après une minute de silence. (122)

Puis, début mars 1978, c'est vers la Haute Silésie que se déplace à nouveau l'action, avec la création, à Katowice, du premier "comité fondateur d'un syndicat libre" (ZKWZZ)18. Ils ne sont que quatre à parrainer cet embryon de syndicat indépendant : Boleslaw Cygan, un ouvrier devenu collaborateur du KOR, Wladyslaw Sulecki, un mineur lui aussi lié au Comité, initiateur d'une pétition de soutien, signée en mai 1977, de 97 mineurs aux membres du KOR emprisonnés, Kazimierz Switon, un réparateur radio qui avait participé à la grève de la faim organisée à cette occasion à l'église Saint- Martin, et un ouvrier retraité, Roman Ksiuczek, ces deux derniers étant membres du ROPCiO. Leur démarche provoque une vive altercation avec Kuron, qui la juge prématurée et exposée à la répression d'une police politique plus redoutable en Haute Silésie qu'ailleurs. De fait, celle-ci multipliera interpellations, passages à tabac et harcèlements divers. Dépourvu d'enracinement dans une entreprise, ce groupe restera pendant longtemps très isolé. Sulecki, au bord de la dépression, finira par émigrer à l'Ouest.

Quelques semaines plus tard, le 1er mai 1978, c'est à Gdansk, sur un terreau plus politisé qu'en Silésie, qu'est créé un autre "comité fondateur d'un syndicat libre". L'initiative, convenue avec le K.O.R, en revient à un petit groupe de militants liés au mouvement par le colportage de Robotnik et l'accueil à Gdansk de l'"Université volante", qui ont eu raison des réticences de Kuron en faisant valoir que le ROPCiO préparait son propre syndicat libre. Il y a là Krzysztof Wyszkowski, un jeune ouvrier menuisier, auteur de la "déclaration de fondation" du comité, son frère Blazej, ingénieur et champion olympique de voile, Antoni Sokolowski, un soudeur licencié du chantier naval "Lénine" pour cause de grève en juin 1976 - et qui sera très vite "acheté", au sens littéral, par la police politique - un couple d'ingénieurs de construction navale, Andrzej et Joanna Gwiazda, rejoints par un jeune historien membre du KOR, Bogdan Borusewicz. Comme à Katowice, les représailles ne se font pas attendre : licenciements, chantage, perquisitions, interpellations et gardes à vue. Blazej Wyszkowski est condamné, sous un prétexte futile, à deux mois de prison et entame une grève de la faim. Le KOR lance une campagne dans toute la Pologne pour sa libération.

Les épreuves soudent le groupe, qui commence à être connu dans le milieu ouvrier : Lech Walesa, 35 ans, un des meneurs de la grève de 1970, licencié en février 1976, pour agitation syndicale, des chantiers navals "Lénine" et réembauché comme


  1. Z.K.W.Z.Z. : Zalozycielski Komitet Wolnego Zwiazku Zawodowego

électricien à l'usine ZREMB, est un lecteur fidèle de Robotnik et, indigné par le traitement infligé à Blazej Wyszkowski, prend contact, en juin 1978, avec son frère Krzysztof (123). Une autre ouvrière du chantier, Anna Walentynowicz, rejoint le groupe. Alina Pienkowska, une infirmière de 24 ans, trouve dans un "Communiqué du KOR" l'adresse de Borusewicz et va simplement frapper à sa porte. Très vite, aussi, le groupe est infiltré par la police politique, qui, habilement, parvient à y introduire Edwin Myszk, un militant apparemment au-dessus de tout soupçon. Au bout de quelques mois, la base est suffisamment solide pour éditer un journal, Robotnik Wybrzeza ("l'ouvrier du littoral"), conçu sur le même modèle que Robotnik, mais propre à la région de Gdansk. Le premier numéro paraît en août 1978 sous la direction de Gwiazda.

Ces initiatives se développent sur un fond de climat social en constante dégradation : des grèves sporadiques éclatent çà et là pour protester contre le relèvement du temps de travail dans les mines, contre la pénurie de viande, comme à Lodz, contre des baisses de salaires. Le milieu rural est lui aussi gagné par l'agitation, lorsqu'il s'agit d'appliquer la loi de 1977 sur les retraites paysannes. Celle-ci instaure une cotisation obligatoire que les paysans assimilent à une nouvelle taxe (124). Complexe, inique, la loi est perçue comme une duperie ; non seulement les paysans sont tenus de céder sans guère de garanties leurs titres de propriété pour en bénéficier, mais alors que la cotisation est exigée de tous, l'octroi de la retraite est soumis à des conditions qui en excluent les petits paysans. Déjà, en mai 1977, 22 "anciens" du mouvement agrarien avaient, dans un mémoire circonstancié à la direction du Parti Paysan (ZSL), protesté contre le projet, mais n'avaient reçu d'autre réponse que l'exclusion ou la suspension.

Le 30 juillet 1978, quelque 200 paysans du canton de Milejowice, dans la région de Lublin, tiennent un meeting de protestation contre le régime de retraite et décident de former un "Comité d'Autodéfense Paysanne" (KSCh)19. Janusz Rozek, un ancien des "Bataillons paysans" des années d'occupation, en est élu président. Quelques semaines plus tard, le 9 septembre, à l'initiative du KOR cette fois-ci, un autre comité est fondé à Zbrosza Duza, le village d'irréductibles au sud de Varsovie, avec 188 signatures. Le lendemain 10 septembre, un "comité provisoire du syndicat indépendant d'agriculteurs" est créé dans la région de Radom. Enfin, le 12 novembre, un troisième comité d'autodéfense apparaît dans la région de Rzeszow. Dépourvues de moyens, mais menées par quelques hommes déterminés, ces petites organisations sont surtout un symbole de la défiance des campagnes envers le régime. Elles font elles aussi connaissance avec les arrestations et passages à tabac, le chantage et la diffamation.




  1. K.S.Ch.: Komitet Samoobrony Chlopskiej

Quant à l'opposition "urbaine", elle continue d'agir. Le 10 juin 1978, le ROPCiO tient ses assises nationales avec une soixantaine de représentants de 15 grandes villes. De fortes dissensions apparaissent, qui éclateront en une scission lors des assises suivantes, en novembre. Le KSS-"KOR" multiplie, avec son "bureau d'intervention", les actions d'assistance aux victimes de l'arbitraire policier. Au printemps 1978 sont publiés les "dossiers de l'arbitraire", une description de 25 cas de meurtres ou de blessures graves où la responsabilité de la police est irréfutablement établie.

Si son influence est encore modeste, la dissidence, déterminée, organisée, envahit le terrain politique laissé libre par un pouvoir de plus en plus absent, enlisé dans la gestion quotidienne d'une crise économique insoluble, victime de sa propre "propagande du succès" et paralysé par ses divisions internes.


  1. - LE "MIRACLE" : UN PAPE POLONAIS


Le 16 octobre 1978, à 18 heures 35, au balcon du palais pontifical, place Saint- Pierre, le cardinal Felici annonce que le conclave, réuni depuis huit jours derrière les murs du Vatican, a désigné pour succéder à Jean-Paul Ier le cardinal Karol Wojtyla, archevêque de Cracovie. En hommage à son prédécesseur qui a régné un mois à peine, le nouveau pape a choisi d'exercer son pontificat sous le nom de Jean-Paul II. La rumeur vaticane veut que ce soit le vote de l'épiscopat allemand qui a fait pencher la balance en faveur de ce Polonais de 58 ans, premier souverain pontife non italien depuis 455 ans et premier pape slave de l'histoire de l'Eglise catholique.

En Pologne, passé le premier instant de surprise, incrédule, c'est l'explosion de joie. A peine annoncée par la radio, la nouvelle court de bouche à oreille. Cracovie, surtout, exulte et fête son évêque : la population se déverse aussitôt dans les rues, communiant dans une même euphorie, dans un même bonheur, sur fond de sonneries de cloches et de messes improvisées d'action de grâce. Des inconnus s'étreignent spontanément. A Varsovie aussi "les gens couraient dans la ville en criant de joie", note l'écrivain Kazimierz Brandys dans ses "Carnets de Varsovie" : "un vieillard en larmes s'est jeté dans les bras (d'une amie) : vous avez entendu, Madame, un miracle, un miracle". Ce mot "était ce jour-là sur les lèvres des dévots et des intellectuels", observe en outre Brandys, "en une nuit, Karol Wojtyla était devenu un envoyé légendaire de la Providence (...) et dès aujourd'hui 30 millions de gens nourrissent la merveilleuse certitude que la venue de cet homme changera leur destin (125)".

Le pouvoir n'est pas moins surpris par l'événement, mais le perçoit comme un nouveau nuage qui vient assombrir son horizon. "C'est un grand jour pour la Pologne, et de grosses difficultés pour nous", laisse tomber Gierek devant sa femme en apprenant la nouvelle (126). Pour faire bonne figure, il donne instruction de ne pas paraître bouder l'événement et d'en tirer le meilleur parti pour le régime, ce dont les médias s'acquitteront avec maladresse en présentant l'élection comme une conséquence du "développement du socialisme" (127). Kakol, le ministre des cultes - et policier de l'Eglise - se veut beau joueur et sable le champagne avec les journalistes.

Gierek ne croit pas si bien dire. Le nouveau pape est une personnalité étonnante. Né en 1920 dans une famille paysanne de Wadowice, un village de montagne au sud de Cracovie, Karol Wojtyla, prêtre et docteur en philosophie, a été acteur, dramaturge, alpiniste, aumônier universitaire. D'un caractère trempé, doué d'une intelligence profonde des hommes et des choses, il a été un des artisans du dialogue de l'Eglise avec les intellectuels et n'a jamais cédé aux tentatives du pouvoir de faire de lui un interlocuteur plus conciliant que le cardinal Wyszynski. Mais tout autant qu'à une personnalité d'exception, c'est à cette "Eglise du silence", maltraitée, mais plus vivante qu'aucune autre, que les cardinaux ont voulu donner la parole. "Il n'y a plus d'Eglise du silence", déclare Jean-Paul II le 5 novembre, "aujourd'hui, elle parle par la voix du pape" (128).

Le monde entier regarde désormais la Pologne, qui semble soudain placée sous la protection de la Providence, emplie d'un sentiment de force intérieure. L'intellectuel catholique Mazowiecki parle de "sourire de l'Histoire". L'horizon s'éclaire et le soixantième anniversaire de l'indépendance de la Pologne donne la mesure de cette énergie nouvelle : des messes patriotiques sont dites un peu partout le 11 novembre 1978 et la cathédrale de Varsovie est trop petite, ce jour, pour accueillir la foule, qui déborde dans les rues avoisinantes de la Vieille Ville. Puis, à l'issue de l'office, ils sont plusieurs milliers à se rendre à l'appel du ROPCiO sur le tombeau du Soldat Inconnu et à y entonner des chants patriotiques. C'est la première manifestation politique de masse depuis les événements de Radom et d'Ursus, en 1976. La Milice n'intervient pas.

Quelques jours plus tard, le 14 novembre, se tient à Varsovie une réunion insolite, non seulement par le titre qu'elle se donne - conservatoire "Expérience et Avenir" (DiP)20 - mais surtout par sa composition : des membres du Comité Central, comme le rédacteur en chef de Polityka, Mieczyslaw Rakowski, des conseillers de Gierek y siègent à côté d'intellectuels catholiques d'opposition comme Mazowiecki, Jacek Wozniakowski ou Andrzej Wielowieyski. L'entreprise a été lancée par un journaliste membre du PZPR, Stefan Bratkowski, pour aiguillonner un pouvoir indolent et produire à son intention le diagnostic d'une situation politique et sociale qui s'achemine vers la catastrophe. Hautain, le Comité Central du Parti refuse l'offre de services et interdit toute nouvelle réunion de ce forum.

Il n'en restera que deux rapports publiés quelques mois plus tard par les éditions clandestines et qui mettent en lumière la détérioration grave de l'économie. Les


  1. D.iP.: Doswiadczenie i Przyszlosc

Polonais n'ont cependant pas besoin de ces travaux pour mesurer dans leur vie quotidienne l'étendue du désastre : déjà à l'approche des fêtes, en décembre 1978, les queues s'allongent démesurément. Puis une offensive rigoureuse de l'hiver sur l'ensemble de l'Europe, fin 1978-début 1979, manque de tourner au cauchemar : des chutes de neige (plus d'un mètre), de fortes gelées (-20 C°) paralysent le pays. Les centrales thermiques, à court de charbon, cessent l'une après l'autre de fonctionner, entraînant l'arrêt de nombreuses usines. Le trafic ferroviaire et routier est interrompu, les conduites d'eau éclatent, on grelotte dans les appartement et dans les hôpitaux. L'annonce d'une pénurie de pommes de terre provoque à Varsovie une ruée sur les magasins. Une situation qui arrache à Kazimierz Brandys une réflexion désabusée : "l'hiver polonais est arrivé, avec le froid et la neige. Pas au mois de mai, en décembre. On pouvait s'attendre à ce que, après quelques hivers doux, il en vienne un plus rigoureux. Ils n'y ont pas pensé. Les usines se sont arrêtées, le parc des chemins de fer, jamais renouvelé depuis des années, est tombé en morceaux sous le premier souffle de la tempête de neige. La désorganisation. On cherche les causes, qui accuser ? le gouvernement ? le régime ? la Russie ? nous-mêmes ? Cet hiver a révélé quelque chose de plus grave que la faiblesse de l'économie et de l'administration, il a mis en évidence le flou d'une situation où la société perd le discernement. Depuis des années, nous ne savons plus ce que nous pouvons nous permettre ni qui nous sommes réellement" (129).

Galvanisée par l'élection de Jean-Paul II, l'opposition poursuit avec une énergie nouvelle son patient travail de fourmi. Le 18 décembre, le "comité fondateur des syndicats libres" de Gdansk parvient, malgré une quinzaine d'arrestations préventives et un fort déploiement policier aux abords des chantiers "Lénine", à déposer une gerbe devant le portail n° 2 à la mémoire des ouvriers tués en 1970. Mais à la différence de la cérémonie de décembre 1977, où parmi les quelques centaines de participants figuraient beaucoup d'étudiants, cette fois-ci les ouvriers du chantier forment l'essentiel des 2 000 personnes qui, casquette à la main, observent une minute de silence avant de se disperser dans le calme (130).

En janvier 1978, le KSS-"KOR" lance une campagne pour la libération de Kazimierz Switon, fondateur du premier syndicat libre et bête noire de la police politique de Katowice, condamné à un an de détention pour violences sur quatre agents de la force publique. Il avait eu le courage de porter plainte pour voies de fait, après avoir été arrêté, un dimanche d'octobre à la sortie de la messe, par quatre policiers en civil puis battu jusqu'à en perdre connaissance. Des pétitions et lettres demandant sa libération sont adressées aux autorités d'un peu partout à l'initiative du KOR, qui alerte aussi "Amnesty International" et le syndicat des mineurs britanniques. Une autre campagne est déclenchée lorsque le pouvoir tente d'utiliser, à l'imitation du modèle

soviétique, l'internement psychiatrique à des fins politiques contre un militant du mouvement paysan. Le pouvoir renoncera à son projet.

Mais c'est vis-à-vis de l'"Université Volante", qui à l'automne 1978 est entrée dans sa deuxième année d'activité, que la police politique se montre la plus hargneuse. Les manoeuvres de harcèlement commencent début 1979, lorsque des groupes d'"auditeurs" très singuliers font leur apparition aux conférences : c'est ainsi que, le 26 janvier, ils sont une centaine à perturber et empêcher un cours prévu dans l'appartement de Kuron. Les raids se répètent à chaque nouvelle conférence avec, de plus en plus souvent, des blessés parmi les vrais auditeurs. Ce crescendo culmine le 21 mars 1979 : alors qu'une attaque cardiaque frappant le père de Kuron a amené celui-ci à annuler in extremis une conférence prévue dans son appartement, un groupe de nervis en service commandé prend à partie Henryk Wujec, un physicien proche collaborateur du KOR, qui n'avait pu être prévenu à temps, lui frappant la tête contre la porte fermée de l'appartement. Lorsqu'on ouvre pour lui porter secours, l'escouade, identifiée par la suite comme formée des étudiants de l'Académie d'Education Physique membres des "jeunesses socialistes" - s'engouffre dans l'appartement et en brutalise avec méthode les occupants : Grazyna Kuron, son fils adolescent Maciej, qui sera victime d'une commotion cérébrale, et quelques proches présents comme Michnik et Blumsztajn. Seul Kuron est épargné, mais son père doit être emmené à l'hôpital dans un état critique, par une ambulance qui mettra plusieurs heures à venir. Cet incident conduit les responsables de l'"Université Volante" à suspendre les conférences jusqu'à la fin de l'année académique et à ne les reprendre qu'à la rentrée, sous la forme de réunions fermées.

Présent par la répression, le pouvoir reste étonnamment absent sur le plan politique, continuant d'afficher sa satisfaction comme si de rien n'était, insensible au climat de pessimisme et d'inquiétude qui s'installe. Deux experts, conseillers de Gierek, quittent avec fracas leurs fonctions et le Parti au printemps 1979. Dans un discours alarmiste dont le texte circule sous le manteau à Varsovie, Bratkowski conclut à un total "dérèglement du système". Dans le Biuletyn Informacyjny du KOR, Kuron prévoit une explosion sociale pour l'été 1979, mais craignant que l'opposition soit encore trop peu organisée pour renverser le système, suggère de réduire ses ambitions à un programme minimal susceptible d'être relayé par un mouvement de revendication ouvrière utilisant les structures syndicales officielles. Cette stratégie est rejetée par d'autres membres du KOR, comme Michnik et Lipski, qui estiment que le mouvement d'opposition démocratique doit conserver toute sa pugnacité et que la revendication syndicale peut et doit être menée séparément (131). Un attentat à l'explosif, la nuit du 17 au 18 avril 1979, contre la statue de Lénine à Nowa Huta - qui ne sera jamais élucidé - ajoute encore à cette atmosphère délétère.

Le 3 mars, la rumeur, qui court depuis le début de l'année, d'un pèlerinage en Pologne de Jean-Paul II est officiellement confirmée. D'abord réticent au principe même d'un tel voyage, le pouvoir a vite compris qu'il ne pouvait s'y opposer. Brejnev, informé du projet, appelle Gierek et lui conseille en vain de l'annuler (132). Seule la date est négociable : Gierek remporte un succès de consolation en obtenant du cardinal Wyszynski qu'il renonce à son intention première de faire coïncider la visite avec la célébration du neuf centième anniversaire du martyre de Saint-Stanislas, évêque de Cracovie mis à mort en 1079 par le roi Boleslas le Téméraire. Cette concomitance, estime Gierek dans ses mémoires, aurait donné à la visite des "accents anti-laïcs et anti-gouvernementaux" (133). La date en est finalement fixée du 2 au 10 juin 1979. Le climat des relations entre le pouvoir et l'Eglise est en effet dans une phase de détente : Gierek rencontre régulièrement le Primat et malgré des chicanes de la part des autorités locales, voire des provocations avant la visite, la coexistence est plutôt pacifique.

Le 2 juin 1979, lorsque Jean-Paul II baise le sol de son pays natal à l'aéroport d'Okecie, le monde entier, représenté par plus d'un millier de journalistes, a les yeux tournées vers la Pologne. Varsovie est fébrile. "L'Eglise a pris le pouvoir dans la ville", observe Brandys, tandis que "la Milice est presque absente" (134). Une immense croix a été érigée place de la Victoire, au coeur de la capitale : c'est là que Jean-Paul II célèbre le premier office de son voyage, retransmis en direct par la télévision. Toute la Pologne découvre son pape. Une révélation, que se rappelle un jeune ouvrier d'Ursus, Zbigniew Bujak, présent sur la place : "j'ai vu des milliers, des centaines de milliers de gens écoutant dans le calme ; j'ai compris pour la première fois, et d'autres avec moi, la force immense dont ce pays disposait. Toute l'idéologie officielle n'était plus que ruine, balayée par cette place remplie à craquer" (135).

Un incident, qui passe inaperçu des participants, manque de tourner au scandale : lorsque le pape, évoquant dans son homélie la destruction de Varsovie en 1944, mentionne l'abstention de l'armée soviétique, Stanislaw Kania, le responsable des "organes" au Comité Central du Parti, téléphone aussitôt au président de la télévision, Szczepanski, pour lui intimer l'ordre de couper sur le champ le son de la retransmission. L'intéressé refuse de s'exécuter (136). Le pouvoir, à vrai dire, n'existe plus, tout au long de ces neuf jours, que par la télévision, qu'il contrôle entièrement et qui est munie d'instructions pour minimiser les dégâts : en soulignant abondamment les rencontres du Pape avec les autorités de la République populaire, pour suggérer son acceptation du système existant, ou encore en manipulant les prises de vues, pour ne montrer à l'écran que des groupes clairsemés de croyants, vieillards, dévotes et religieuses de préférence.

Or c'est la nation entière, ouvriers, intellectuels, jeunes surtout, qui se retrouve par millions dans les immenses clairières aménagées tout au long de l'itinéraire du

souverain pontife,, à Gniezno, à Czestochowa, Auschwitz, Cracovie et Nowy Targ. A Cracovie, sa résidence est littéralement assiégée par une foule insistante qui réclame sans cesse ses apparitions au balcon. Rayonnant d'aisance et de simplicité, Jean-Paul II invite ses auditeurs à une sorte de communion spirituelle dont Gierek lui-même reconnaît la force : "peu de gens, dans l'Histoire, ont su aussi remarquablement établir un contact avec leur auditoire ; il savait hypnotiser la foule, l'entraîner dans l'extase et l'emmener où il voulait" (137).

La densité du propos, la vérité des mots emportent toutes les convictions. Les agnostiques, nombreux dans l'intelligentsia, sont subjugués par le charisme de l'orateur et la force de son message. A Gniezno, berceau du catholicisme polonais, Jean-Paul II développe la thèse, qui lui est chère, de l'unité spirituelle de l'Europe dans la chrétienté. A Auschwitz, il rappelle, à l'intention de Moscou, qu'aucune nation ne peut se développer aux dépens d'une autre. A Varsovie, il déclare qu'"il ne saurait y avoir d'Europe juste sans l'indépendance de la Pologne". Il parle aussi de "droits inaliénables de l'homme" et de la "vertu du courage", professe des idéaux que, note malicieusement Brandys, "l'Eglise de Pologne n'avait pas toujours défendu avec tant de ferme conviction" (138).

L'organisation des manifestations et l'efficacité du service d'ordre mis en place par l'Eglise sont remarquables et tous les observateurs sont frappés par le calme, la sérénité, l'auto-discipline dont ont fait preuve, malgré la canicule, les quelque 10 millions de Polonais qui sont allés à la rencontre du pape pendant ces "neuf jours qui ébranlèrent la Pologne" (139).

Lorsque le 10 juin Jean-Paul II quitte la Pologne, il laisse, observe Timothy Garton-Ash, "une nation à la fierté ressuscitée et une société avec une conscience nouvelle de son unité fondamentale" (140). "Une société atomisée par ce pouvoir s'est reconstituée autour du pape", note Patrick Michel (141). Quant au pouvoir, tout au long de ces neuf jours, il était comme entre parenthèses, "muet, comme s'il se cachait de la nation", écrit Kazimierz Brandys (142). L'impact politique de la visite est d'ores et déjà immense et, toujours selon Patrick Michel, même si "elle n'est qu'une étape d'un processus amorcé bien avant, elle en a révélé l'avancement" (143).

Le choc ainsi administré ne réveille pas le pouvoir de sa torpeur et les divers mouvements d'opposition continuent méthodiquement d'occuper le terrain politique, tandis que la machine répressive fonctionne au régime de croisière d'une cinquantaine de gardes à vue et de 30 à 40 perquisitions de domicile par mois. Le KSS-"KOR" reste l'organisation la plus structurée et la plus active. Il avait lancé au printemps 1979 une campagne pour dénoncer l'état déplorable de l'appareil sanitaire et les privilèges de la nomenklatura (cliniques spéciales...). C'est également en 1979 que le KOR se mobilise en faveur de dissidents emprisonnés dans les "pays frères" comme Jaroslav Sabata en

Tchécoslovaquie ou Rudolf Bahro en RDA. Plusieurs membres du KOR et du ROPCiO entreprennent en octobre 1979, à Varsovie, une grève de la faim pour la libération des prisonniers politiques détenus en Pologne et en Tchécoslovaquie, mais y mettent fin sans aucun résultat tangible. Des contacts ont été noués avec le "Comité pour la Défense des Droits de l'Homme" d'Andreï Sakharov et ceux déjà établis avec la "Charte 77" sont maintenus malgré la vigilance des polices secrètes.

Mais le KOR est surtout le centre nerveux - et le bailleur de fonds - d'un appareil d'édition clandestine efficace malgré sa dimension artisanale. Si son Biuletyn Informacyjny n'est diffusé qu'à 5 000 exemplaires, Robotnik l'est à 50 000, avec une filiale sur le littoral, à Gdansk. En mars 1979, il aide la dissidence paysanne à lancer sa revue Placowki. NOWa, le principal éditeur clandestin, s'enorgueillit, en 1979, de plus de la publication de 50 titres. Glos, également aidé par le KOR, se lance dans l'édition clandestine. K.O.S.21 apparaît dans le milieu étudiant de Cracovie. Enfin, l'"Université volante" rouvre ses portes en novembre 1979 et, si la pratique des raids du début de l'année n'est pas reconduite, les mesures d'intimidation continuent.

La mouvance nationaliste reste agitée par des convulsions. Depuis la scission de novembre 1978, deux groupes se réclament du sigle ROPCiO. L'un est constitué autour d'Andrzej Czuma, fondateur du Ruch en 1965, l'autre autour de Leszek Moczulski, un nationaliste intransigeant grand admirateur de Pilsudski, sur la base de rivalités personnelles davantage que doctrinales. La rupture est consommée le 1er septembre 1979 lorsque Moczulski fonde, avec 33 autres signataires, la "Confédération de la Pologne Indépendante" (KPN)22, qui se donne pour objectif la restauration de la souveraineté et de l'indépendance du pays. La branche de Czuma se rapprochera de plus en plus du KOR, qui finance ses éditions clandestines "Constitution du 3 mai", jusqu'à s'y fondre en août 1980. Le 18 août 1979, enfin se forme à Gdansk, à l'initiative d'Aleksander Hall, le "Mouvement de la Jeune Pologne" (RMP)23, qui recrute surtout dans le "Comité Etudiant de Solidarité" et le ROPCiO, et mêle dans son programme des éléments de personnalisme chrétien, la défense des droits de l'homme et l'objectif de rétablissement de l'indépendance de la Pologne.

L'action de ces organisations se concentre sur la célébration des anniversaires, nombreux en Pologne, et chargés de symbole, qui donnent lieu à des manifestations patriotiques précédées d'un office religieux, sur le modèle inauguré lors du soixantième anniversaire de l'indépendance, le 11 novembre 1978 : c'est ainsi que le 1er août 1979, jour anniversaire du début de l'Insurrection de Varsovie, quelques milliers de personnes se rendent sur le tombeau du Soldat Inconnu, à Varsovie. L'entreprise est



  1. K.O.S. : Krakowska Oficyna Studencka

  2. K.P.N. : Konfederacja Polski Niepodleglej

  3. R.M.P. : Ruch Mlodej Polski

reconduite le 1er et 17 septembre, pour l'anniversaire des attaques de l'Allemagne, puis de l'URSS contre la Pologne, et à nouveau le 11 novembre 1979. Cette fois-ci, la police politique anticipe l'événement et procède à une centaine d'interpellations préventives avant d'arrêter quelques-uns des organisateurs de la manifestation, dont Czuma, qui sera condamné à 3 mois de détention pour trouble de l'ordre public. Le KOR reste délibérément à l'écart de ces manifestations qui, explique Jan Jozef Lipski, "témoignent d'un culte grandissant de Pilsudski, lequel, s'il est effectivement un symbole des aspirations de la nation à l'indépendance, est en revanche beaucoup moins qualifié pour incarner l'aspiration à la démocratie" (144).

C'est cependant sur le plan de l'action syndicale que l'activisme est le plus remarquable. Non pas tant par les grèves qui éclatent çà et là à propos de questions de salaires ou d'approvisionnement, mais qui demeurent localisées et de courte durée, que par le développement de l'organisation clandestine. Pendant l'été 1979, une "Charte des droits ouvriers" apparaît, qui définit une stratégie de création d'un mouvement ouvrier indépendant du pouvoir en alliant des revendications concrètes et nullement exorbitantes comme le droit à un revenu minimum, les samedis et dimanches chômés pour les mineurs ou encore la semaine de 40 heures, à des exigences plus politiques comme la liberté syndicale ou le droit de grève. Le texte définitif en sera publié et colporté à plus de 100 000 exemplaires dans Robotnik de décembre avec 107 signatures d'ouvriers de toute la Pologne, sympathisants du KOR, mais aussi d'intellectuels proches du KOR et du ROPCiO.

Le 11 octobre 1979, après ceux de Katowice et Gdansk, un troisième "comité fondateur de syndicat libre" est créé en Poméranie occidentale par 8 ouvriers de Szczecin et de Gryfin, qui fera paraître à partir de mars 1980 sa propre édition de Robotnik. Mais le groupe le plus dynamique et le plus organisé reste celui de Gdansk, réuni autour des époux Gwiazda, des frères Wyszkowski, de Walesa et de Borusewicz. Le 18 décembre 1979, malgré quelque 200 arrestations préventives et un dispositif policier déployé aux abords des chantiers "Lénine", le groupe parvient à réunir de 4 à 5 000 personnes devant le portail n° 2 pour commémorer, pour la troisième fois consécutive les événements de 1970. Des dizaines de couronnes de fleurs sont déposées tandis que les ouvriers présents observent une minute de silence avant d'entonner des chants patriotiques. Parmi les orateurs, Lech Walesa, que ses collègues ont fait échapper à la rafle policière en le faisant sortir de son entreprise caché dans un conteneur : il reconnaît être un de ceux qui, en 1970, avait crié pomozemy ("nous vous aiderons") à Gierek, mais constate qu'aucune des promesses faites n'a été tenue et notamment qu'aucun monument n'a été érigé à la mémoire des victimes. Et Walesa de suggérer que, si rien n'est fait d'ici là, ce soient les ouvriers eux-mêmes qui, lors du

dixième anniversaire, en 1980, apportent chacun une pierre pour élever un tertre commémoratif.

Pour les punir d'avoir pris part à la cérémonie, la direction d'"Elektromontaz", l'entreprise d'électricité où Walesa, licencié de l'usine ZREMB, a retrouvé du travail, licencie 25 ouvriers. Le 23 janvier, 168 des quelque 500 employés d'"Elektromontaz" fondent une commission ouvrière, la première organisation du genre, inspirée, sur les conseils de Robotnik, du modèle syndical en vigueur dans l'Espagne franquiste. Walesa en est nommé président, mais est, lui aussi, à l'issue d'un débrayage, licencié. Aux chantiers "Lénine", le climat est également à la fronde : déjà plusieurs ateliers avaient cessé le travail en décembre pour protester contre les arrestations préventives d'ouvriers. Le 31 janvier 1980, les collègues d'Anna Walentynowicz, une ouvrière frappée d'une mesure de mutation disciplinaire pour cause de participation à la cérémonie du 18 décembre, obtiennent par une grève l'annulation de cette sanction.

Le pouvoir est sur la défensive, quasiment paralysé non pas tant par l'activisme de l'opposition, aux effets très circonscrits, que par une réalité économique obstinément réfractaire. Malgré les tentatives de la dissimuler, la crise ne cesse de se développer. L'année 1979 s'achève, pour la première fois dans l'histoire de la Pologne d'après- guerre, avec une diminution du revenu national (2,3 %). Une part de responsabilité revient sans doute à la rigueur de l'hiver passé et à de mauvaises récoltes successives. Mais tous les indicateurs structurels reflètent le processus de dégradation. Un coup de frein aux dépenses d'investissements est certes annoncé en décembre 1976, lors du Vème plenum du Comité Central, sous le nom de "manoeuvre économique". Mais l'entreprise, lancée à grand renfort de propagande, reste superficielle : par le jeu conjugué du clientélisme politique et de la force d'inertie, le complexe industriel résiste vaillamment à toutes les tentatives de réduire sa part dans la répartition du revenu. L'appétit de consommation éveillé par le gonflement du pouvoir d'achat au début de la décennie se transforme en frustration devant les étalages vides. Contraint de renoncer en juin 1976 aux hausses de prix des produits de base, le pouvoir n'a d'autre choix que de laisser s'enfler les subventions, qui finissent par atteindre un tiers du budget de l'Etat, et de laisser s'installer les pénuries. Les recettes d'exportation ne permettent pas de dégager les fonds suffisants pour honorer les échéances de la dette, ce qui contraint le gouvernement à faire appel sans cesse à de nouveaux crédits : de 6 milliards de dollars en 1975, la dette approche, fin 1979, de la barre des 20 milliards de dollars auxquels s'ajoutent plus de 2 milliards de dollars de dette à très court terme.

Impuissant à renverser la tendance à la dégradation, le pouvoir est tenu pour responsable de la situation par la société tandis que le chef du gouvernement, Jaroszewicz, l'est par l'appareil du Parti, qui ne lui voue aucune sympathie. Une campagne interne est déclenchée contre lui au printemps 1979, mais c'est Gierek, dont Jaroszewicz est le protégé et l'homme de confiance, qui est visé. A l'exception d'un Premier Secrétaire de voïvodie, Grabski, qui, lors d'un plenum du Comité Central en décembre 1978, avait mis en cause sa politique d'ouverture à l'Ouest, de tolérance envers l'Eglise et l'agriculture privée - et qui sera évincé de ses fonctions pour cette audace -, aucun des dignitaires du Parti n'ose s'en prendre ouvertement au Premier Secrétaire. La fronde reste confinée aux manoeuvres de coulisse.

La visite en Pologne du Pape ne fait qu'aggraver ce climat malsain : "pour de nombreux membres du Parti, (elle) fut un véritable choc", écrit Gierek dans ses mémoires (145). Et lorsque en octobre 1979, un nouveau plenum du Comité Central décide de convoquer pour février 1980 le VIIIème Congrès du PZPR, les intrigues prennent une tournure plus active. Un premier clan s'est formé autour des responsables de l'appareil de sécurité : Stanislaw Kania, qui supervise les "organes" depuis le Secrétariat du Comité Central, Kowalczyk, le ministre de l'Intérieur, un homme de Gierek "retourné" par Kania, Jerzy Milewski, général de la Milice et cheville ouvrière du ministère de l'Intérieur, et le général Jaruzelski, discret ministre de la défense depuis 10 ans. Un second clan se niche dans l'appareil du Parti et se range derrière Edward Babiuch, membre du bureau et secrétaire du Comité Central, qui a la haute main sur les nominations et sur le système de propagande, à l'exception de la télévision, dont le président est toujours Maciej Szczepanski, un homme de Gierek. Les deux coteries se retrouvent autour d'un intérêt commun, régler son compte à Jaroszewicz et miner de la sorte la position de Gierek. Celui-ci espère encore sauver la mise de son ami, mais se met tout de même à lui rechercher un successeur : Jaruzelski et Babiuch, pressentis, se dérobent (146).

Ces intrigues passent inaperçues à l'extérieur d'un cercle étroit d'initiés. Même Gierek, dans ses mémoires, jure qu'il ne se doutait de rien. La préparation du VIIIème Congrès se déroule selon un rituel bien huilé, sans grand rapport avec la réalité. Le mécontentement de la base du Parti face aux privilèges de la nomenklatura et aux difficultés de ravitaillement est assourdi par la machine de propagande, qui égrène les formules creuses - "développement socialiste" de la Pologne et "unité de la nation" - et claironne des projets économiques irréalistes. Du 11 au 15 février 1980, les 1 847 délégués désignés par les 3 080 000 membres du PZPR (147) et les invités étrangers - le PCUS est représenté par Souslov - entendent un chapelet de discours convenus, chargés d'auto-satisfaction et d'incantations, où l'on cherche en vain ne fût-ce qu'un début d'analyse de la crise politique que traverse le pays. Le Premier Secrétaire, Gierek, se borne à décliner quelques exhortations et à promettre "plus de démocratie socialiste", ainsi qu'un retour aux "normes léninistes" (148).

Orchestrées par Babiuch, les manoeuvres d'éviction de Jaroszewicz parviennent à maturité lorsque, pendant les travaux du Congrès, 7 premiers secrétaires de voïvodie viennent en délégation avertir Gierek que si l'intéressé s'obstine à rester à la tête du gouvernement, son nom sera massivement rayé des listes d'élection au Comité Central (149). Devant cette fronde sans précédent dans les moeurs politiques du Parti, Gierek comprend que cette cause-là est perdue et se résigne à sacrifier son vieux compagnon. Déstabilisé par l'offensive, celui-ci quitte ostensiblement la tribune du Congrès, renonçant à prononcer le rapport sur la situation économique qui incombe traditionnellement au chef du gouvernement (150). Il n'est pas réélu au Comité Central. Quant au Bureau Politique, peu de figures nouvelles font leur apparition, mais parmi les départs on remarque celui d'Olszowski, coupable d'avoir montré un appétit prématuré pour la succession de Gierek. Car si on se garde d'en parler ouvertement, l'idée trotte dans les esprits des uns et des autres. Jaroszewicz est remplacé le 18 février à la tête du gouvernement par un homme d'appareil que ses ambitions personnelles ont éloigné de Gierek, Edward Babiuch, un manoeuvrier sans envergure politique, qui est revenu sur son premier refus.

Le choix n'est pas fortuit : "la nomination de Babiuch à la tête du gouvernement", affirme dans ses mémoires Jaroszewicz, "avait pour but de l'éloigner du Secrétariat du Comité Central,(...) de le séparer de Gierek et des questions d'organisation et d'encadrement du C.C., afin de préparer le terrain à l'éviction et de Gierek et de Babiuch" (151). Gierek est en effet de plus en plus isolé, otage des coteries qui contrôlent les appareils. Il songe, confesse-t-il dans ses mémoires, à associer l'opposition catholique à l'exercice du pouvoir d'Etat, mais en est dissuadé par le climat d'anticléricalisme qui sévit alors au sein du Parti (152). La campagne électorale pour le renouvellement du Sejm, qui s'ouvre aussitôt après la clôture du Congrès, est donc du plus grand classicisme. L'opposition y prend part à sa manière : toutes les structures organisées - KOR, ROPCiO, PPN, KPN- appellent au boycott de la "farce électorale". Plus d'un demi-million de tracts sont diffusés, lancés le plus souvent en pluie depuis les toits des immeubles grâce à des dispositifs à retardement.

Le scrutin se déroule le 23 mars 1980 dans le calme et dans la meilleure tradition

: listes uniques du "Front d'Unité Nationale", pas d'isoloirs, résultats manipulés par les commissions électorales, qui minorent sur instructions le nombre d'inscrits après la clôture du scrutin (153). Moyennant quoi, le taux de participation atteint, selon les données officielles, 98,9 % - les comptages effectués par le KOR donnent cependant des taux compris entre 75 et 85 % à Varsovie (154) - avec 99,5 % des suffrages exprimés pour les listes du "Front". La nouvelle Diète reconduit presque à l'identique le gouvernement de Babiuch.

Soucieux de se donner l'image d'un homme énergique et proche du peuple, celui- ci multiplie les gestes dans ce sens, dûment médiatisés par la propagande : pour son premier voyage officiel, à Vienne, il renonce à l'avion gouvernemental et emprunte

ostentatoirement un avion des lignes régulières, dont les passagers ordinaires sont cependant "débarqués" pour y installer la suite du Premier Ministre. Un peu plus tard, il annonce un plan drastique - et irréaliste - pour éliminer un déficit commercial en devises convertibles qui atteint presque 1,5 milliard de dollars par an, en proposant de réduire, avant la fin de l'année 1980, la consommation intérieure de 15 % et d'augmenter les exportations de 25 %.

Conséquence de la nomination de Babiuch ou pas, les opposants sentent la répression s'alourdir. Aux gardes à vue, perquisitions, brutalités et représailles diverses viennent s'ajouter, au printemps 1980, des arrestations suivies de procédures pénales : deux responsables des éditions clandestines, Miroslaw Chojecki, membre du KOR, Bogdan Grzesiak, et trois autres collaborateurs du KOR sont ainsi interpellés. Ils sont au total une quinzaine à être emprisonnés sous des prétextes divers. Aussi le 7 mai, à Podkowa Lesna, près d'Ursus, dans une église mise à leur disposition par un curé sympathisant, quelque trente personnalités de l'opposition - du KOR comme Kuron, du ROPCiO (Switon) ou du RMP (Aleksander Hall) - entament une grève de la faim pour demander la libération des prisonniers politiques. Au grand dam de l'appareil policier, le pouvoir en libère quatre pendant la grève, qui prend fin le 17 mai. Soutenue de plus en plus ouvertement par l'Eglise, l'opposition prend la mesure de sa force.


    1. - AOUT 1980


Le 1er juillet, les prix de certaines qualités de viande et de charcuterie sont relevés sans préavis. Par prudence, la hausse ne touche que les prix dits "commerciaux". Ceux-ci constituent un subterfuge qui permet de vendre des denrées de meilleure qualité à des prix plus élevés que ceux fixés par l'Etat. Les autorités espèrent que cette habileté, ajoutée à la démobilisation estivale, fera passer inaperçue une mesure impopulaire, certes, mais de bien moindre ampleur qu'en 1970 ou 1976. A tort. Le jour même une grève éclate dans plusieurs ateliers de l'usine de tracteurs d'Ursus, dans des usines de Tarnow et dans une usine de Sanok, au sud du pays. Le lendemain, le mouvement fait tache d'huile, gagne les filiales d'Ursus, les aciéries de Varsovie et plusieurs autres établissements. Des comités de grève se forment, dont les revendications sont peu ou prou les mêmes à travers tout le pays : des hausses de salaire, l'annulation des hausses de prix et, fruit de la patiente pédagogie du KOR, une garantie de non-représailles contre les grévistes.

Le soir du 2 juillet, un fonctionnaire subalterne annonce à la télévision une révision à la baisse des relèvements de prix intervenus la veille. Cette timide concession n'a pas le moindre effet sur le mouvement de grève, qui continue de s'étendre. La stratégie du pouvoir est de tenter d'éteindre les conflits en traitant avec les

grévistes : des hausses de salaire sont accordées sans grande résistance, tandis que les médias observent un silence total sur les événements.

Le 9 juillet, les ouvriers de l'entreprise WSK, qui produit des véhicules de transport en commun à Widnik, dans la banlieue de Lublin, débrayent à leur tour, formulant notamment la revendication quelque peu insolite d'un alignement des prestations familiales incluses dans le salaire sur les taux beaucoup plus élevés accordés aux fonctionnaires de la Milice. Au fil des jours, d'autres entreprises emboîtent le pas à WSK, de même que les services publics : toute la région de Lublin, frontalière de l'URSS, est bientôt paralysée par une véritable grève générale. Parmi les comités de grève qui surgissent, le plus déterminé est celui des cheminots, qui n'hésitent pas à souder aux rails les roues d'une locomotive pour interdire tout trafic. Or, c'est par la région de Lublin que transitent les convois ferroviaires qui assurent la liaison entre l'URSS et le contingent soviétique stationné en RDA. Pendant trois jours, plus aucun train ne circule.

A Varsovie, un vent de panique commence à souffler dans les sphères du pouvoir. La réunion du 11 juillet du Bureau Politique est consacrée en totalité aux " arrêts de travail" - le mot grève est tabou. Les causes du mouvement sont à peine évoquées : on s'inquiète surtout de savoir comment y mettre fin. A l'unanimité, le Bureau décide d'allouer 2,5 milliards de zlotys - un montant qui devra être multiplié plusieurs fois par la suite - aux entreprises pour satisfaire les revendications salariales (155). Gierek prétendra par la suite avoir été tenu dans l'ignorance des premiers mouvements. Dans ce mur de silence qui lui a été opposé, assurera-t-il dans ses mémoires, comme dans d'autres aspects étranges de cette grève générale - rupture inexplicable d'approvisionnement en pain et laitages, le fait qu'un tiers des ouvriers des établissements de la région de Lublin sont d'anciens militaires ou miliciens, la désinvolture des responsables de l'ordre public, Kania et Kowalczyk, qui se disent maîtres de la situation - le Premier Secrétaire y verra autant d'indices d'un complot ourdi contre lui (156). Lors d'une autre réunion, le Bureau Politique décide de dépêcher à Lublin un de ses membres, le vice-premier ministre Mieczyslaw Jagielski, un technocrate habile, de surcroît député de la ville. En traitant séparément avec chacun des comités de grève, celui-ci parviendra, au prix de concessions salariales et d'un engagement de non-représailles contre les grévistes, à mettre fin au mouvement le 19 juillet.

Le Bureau Politique décide également de ne pas donner à l'extérieur le spectacle du désarroi : tous les membres de la direction prendront donc leurs congés comme prévu (157). Et Gierek de s'envoler fin juillet pour la Crimée : "je suis allé en Crimée pour montrer aux Russes que l'affaire des grèves n'était pas grave", note-t-il dans ses mémoires, tout en convenant qu'il s'agissait d'un "bluff" (158). C'est une douche froide

qui l'y attend lors de l'entrevue rituelle du secrétaire général du PCUS avec chacun des premiers secrétaires des partis frères. Brejnev, habituellement cordial et chaleureux avec Gierek, lui lit cette fois-ci un aide-mémoire et l'accable de reproches. Il est vrai que les relations se sont détériorées pendant l'année écoulée entre Moscou et Varsovie : la Pologne a fait preuve de certaine tiédeur dans son soutien à l'URSS après l'invasion de l'Afghanistan, en décembre 1979, et Brejnev tient rigueur à Gierek de l'échec de l'entrevue que celui-ci lui a organisée en mai 1980, sur la question de l'Afghanistan précisément, avec le président français Giscard d'Estaing. Le Secrétaire Général du PCUS s'alarme particulièrement des grèves de cheminots, qui paralysent le transit ferroviaire soviétique vers l'Allemagne de l'Est (159).

Si Jagielski est bien parvenu à éteindre le conflit à Lublin, de nouveaux foyers ne cessent d'éclater dans toutes les régions : l'usine de voitures F.S.O. de Zeran, les usines textiles de Zyrardow, les mines de cuivre de Lubin, les autobus et tramways de Varsovie. Le 8 août, le nombre de conflits s'élève à 150 (160), tous articulés autour de revendications concrètes, sociales et économiques dans la plupart des cas. Les grévistes sont très raisonnables et, le plus souvent, n'occupent même pas leur lieu de travail : on est loin des marches de décembre 1970 et 1976 sur les sièges locaux du Parti.

Le mécanisme de propagation du mouvement a cependant de quoi surprendre : alors que la presse observe un silence quasi-total, la grève se propage comme un feu de brousse. La clef de l'énigme se trouve dans l'appartement de Jacek Kuron, transformé pour la circonstance en une agence d'information : c'est vers son téléphone que convergent chaque matin toutes les informations sur les grèves nouvelles et celles en cours, collectées par les correspondants régionaux du KOR ou simplement transmises par les grévistes eux-mêmes. Une fois scrupuleusement vérifiées, elles sont communiquées aux agences de presses et journalistes occidentaux accrédités à Varsovie, et reviennent le soir même sur les ondes, dans les bulletins d'information en polonais de la BBC et de "Radio-Europe Libre". Une fois que le mouvement a pris de l'ampleur, une étudiante anglophone assure une permanence téléphonique ininterrompue pour recevoir les appels et répondre à toute heure aux demandes de plus en plus nombreuses des organes de presse du monde entier. La facilité avec laquelle sont obtenues les concessions salariales au profit des premiers grévistes ne manque pas de créer un "effet boule de neige", d'autant plus puissant que ces succès sont immédiatement connus de la Pologne entière. Gierek verra dans la passivité de la police politique envers Kuron - dont il eût été effectivement facile de couper le téléphone - une autre preuve des intentions coupables de l'appareil de sécurité à son égard (161).

Curieusement, pourtant, les grands centres de la contestation ouvrière que sont Gdansk et Szczecin restent passifs. Seuls les dockers du port de Gdynia débrayent fin juillet. A Gdansk, une tentative, mal préparée, de lancer une grève échoue fin juillet, et les responsables du "comité fondateur d'un syndicat libre" sont, début août, encore très pessimistes sur les chances de réussite d'une action. C'est ce moment que choisit la direction des chantiers "Lénine" pour envoyer, le 7 août, à Anna Walentynowicz, opératrice de pont roulant et militante de la première heure des syndicats libres, qui est alors en congé maladie et à 5 mois de la retraite, une lettre de licenciement. L'occasion est trop belle et Borusewicz estime que le moment est venu de lancer une action aux chantiers. Celle-ci est préparée dans le plus grand secret avec le concours de trois jeunes ouvriers, Borowczak, Pradzynski, Felski, ainsi que de Walesa, lui-même ancien ouvrier des chantiers. Pour permettre à ce dernier d'achever les formalités de déclaration de son sixième enfant, qui vient de naître, l'entreprise est repoussée d'un jour (162).

Le jeudi 14 août, à l'aube, Borowczak, Pradzynski et Felski se rendent comme chaque matin à leur travail. Mais ils sont munis de tracts demandant la réintégration d'Anna Walentynowicz, d'affiches et d'une dizaine de banderoles avec des appels à la grève pour exiger une hausse des salaires de 2 000 zlotys et une allocation de vie chère. Des tracts identiques sont distribués au même moment par plusieurs équipes de bénévoles dans les trains amenant les ouvriers aux chantiers. Comme en 1976, le mouvement s'amorce dans les vestiaires, où des petits groupes se forment qui, passant outre aux mises en garde de la maîtrise, s'en vont par le chantier et les ateliers rallier les ouvriers au son d'une sirène actionnée par un gréviste. Les uns et les autres quittent leurs postes et leurs outils, des cortèges se forment : l'un d'entre eux passe devant le désormais célèbre portail n° 2 - où sont tombés en 1970 plusieurs ouvriers - et observe une minute de silence avant d'entonner l'hymne national.

En milieu de matinée, c'est une dizaine de milliers d'ouvriers - "la mer grisâtre des vêtements de travail", comme la décrit Borowczak (163) - qui se retrouvent sous un grand soleil dans une cour des chantiers. Les trois ouvriers qui ont lancé le mouvement sont en proie à la panique : Walesa, qui devait faire partie de l'équipée dès l'aube, n'est toujours pas apparu. Profitant de la confusion, le directeur des chantiers, Klemens Gniech, un homme qui jouit d'une certaine autorité auprès des ouvriers, monte sur un excavateur voisin transformé en tribune de fortune et se met à haranguer la foule : d'accord pour ouvrir les négociations, mais à condition de reprendre d'abord le travail.

C'est à ce moment précis, hasard ou mise en scène parfaitement huilée, que la silhouette trapue et moustachue de Walesa surgit derrière Gniech et s'adresse aux ouvriers : " Vous me remettez ? J'ai travaillé 10 ans aux chantiers et je me sens

toujours des vôtres parce que j'ai gardé la confiance des ouvriers ici. Ça fait quatre ans que j'ai perdu mon travail" (164). Les uns reconnaissent leur ancien collègue, les autres celui qui d'une voix forte avait demandé en décembre 1979 l'érection d'un monument à la mémoire des victimes des événements de 1970.

Du haut de son excavateur, le petit électricien ouvre une épopée historique dont, comme son auditoire, il ne soupçonne sans doute ni l'enjeu ni le risque. Fils d'un charpentier établi à Popow, un village proche de la Vistule, à mi-chemin de Varsovie et de Gdansk, Lech Walesa se retrouve orphelin de père à 18 mois. Elevé par sa mère, remariée à son beau-frère, dans une modeste ferme de 2 hectares, l'adolescent est envoyé à 14 ans dans le collège technique le plus proche, dans la section "mécanisation de l'agriculture". Cette formation le prédestine à travailler dans le "centre étatique de machines" de sa campagne natale, fleuron fané de l'agriculture socialiste. L'étroitesse de l'horizon rural le pousse vers l'aventure, qui prendra la forme d'un départ, à l'âge de 24 ans, en 1967, pour Gdansk, le port ouvert sur le monde. Il y trouve aussitôt un emploi aux chantiers navals "Lénine" comme électricien de marine. Trois ans plus tard, en décembre 1970, il est aux premières loges, membre du comité de grève, arrêté comme les autres, et assiste impuissant à un échec dont il retiendra les leçons. Il est aussi de ceux qui, pour être relâchés, signent une déclaration de loyauté (165) et qui, en janvier 1971, acclament Gierek venu aux chantiers "Lénine" et lui promettent leur aide. Puis, élu délégué syndical de son atelier, il mesure son impuissance à agir dans une structure - les syndicats officiels - asservie au Parti communiste, avant d'être licencié en 1976 pour excès d'autonomie dans l'action syndicale. C'est alors, également, qu'il découvre la pesanteur de la surveillance de la police politique.

Eloigné des chantiers, Walesa se replie sur un emploi dans l'entreprise ZREMB, et prend contact, au printemps 1978, avec le "comité fondateur de syndicats libres" qui vient de se créer à Gdansk. La nouvelle recrue manque cependant de maturité politique

: "vous faites tout de travers", leur dit-il, "vous ne devez pas payer de votre santé l'infamie du régime. Ils nous persécutent et nous, par surcroît, nous nous affaiblissons, par des grèves de la faim (c'est l'époque de la grève de la faim de Blazej Wyszkowski)... Il faut lutter oeil pour oeil, dent pour dent. Pour chaque arrestation, il faut faire sauter un commissariat de police, sans victimes, bien sûr, la nuit, quand c'est vide (166). Wyzkowski, Borusewicz et Gwiazda initieront sans difficultés l'enthousiaste aux méthodes d'action plus pacifiques du KOR : il commencera par prendre une part assidue aux prières collectives organisées pour demander la libération de Blazej Wyzkowski, une forme d'action appelée à devenir une quasi-institution politique pendant les années suivantes.

Dans le groupe, ce sont les "intellectuels" - Borusewicz, Gwiazda - qui prennent les décisions. "Il y régnait", se souvient Krzysztof Wyszkowski, "un esprit de

centralisme démocratique", un "souci de l'unité des rangs" qui "empêchait Lech Walesa de jouer un rôle de premier plan" (167)". Mais lorsque vient l'heure de l'action, Walesa est tout compte fait le seul qui ait les qualités nécessaires pour conduire une grève : tout d'abord, c'est un ouvrier, qui incarne parfaitement l'identité ouvrière, mais il a aussi l'expérience de l'action syndicale et la langue bien pendue, qui ne se laisse pas facilement prendre en défaut.

Sa proposition de grève avec occupation, lancée depuis l'excavateur en ce matin du 14 août, est acclamée par la foule. Et Walesa de formuler une autre demande, la réintégration d'Anna Walentynowicz. Il exige qu'on l'envoie chercher sur-le-champ : elle fera peu après une entrée triomphale dans le chantier, assise à l'arrière de la limousine du directeur des chantiers. Puis la grève s'organise : les grévistes prennent possession du bâtiment des services d'hygiène et de sécurité du travail (B.H.P.)24, dont une des salles est assez spacieuse pour contenir quelques centaines de personnes. Comme en 1970 ils prennent le contrôle des chantiers, puis constituent avec des délégués des ateliers un comité de grève de 20 personnes, dont Walesa est naturellement désigné président.

Les négociations avec la direction commencent le jour même, autour d'une longue table dans la salle B.H.P. Sous le regard éteint d'une statue de Lénine, Walesa et les autres délégués font face au directeur, Gniech, assisté du Premier Secrétaire de la cellule du Parti pour les chantiers. Les micros sont reliés à la sonorisation interne des chantiers afin que les ouvriers puissent suivre en direct la discussion. Quelqu'un a l'idée d'enregistrer les débats, laissant à la postérité un précieux document historique (168).

Aux trois revendications originelles viennent maintenant s'en ajouter d'autres : une garantie d'immunité des grévistes contre les représailles, l'érection d'un monument à la mémoire des victimes de décembre 1970, la réintégration de Walesa lui-même et d'un autre ouvrier licencié, des prestations familiales alignées sur celles servies aux fonctionnaires de la Milice. La direction cède sur un point après l'autre. Après avoir ergoté sur le monument commémoratif, Gniech revient, en séance, à l'issue d'une suspension, et déclare avoir l'accord de principe des "autorités centrales" à ce sujet. Il ne reste, au soir du 14 août, que deux points litigieux : la hausse des salaires et les prestations familiales. Ce sont les revendications les moins politiques, mais elles dépassent largement ce qui a été accordé jusque-là.

Les ouvriers s'installent donc pour l'occupation : les portails sont fermés et les entrées soumises à un contrôle strict ; l'alcool est prohibé dans tout le périmètre des chantiers, un service d'ordre est mis en place. Au même moment à Varsovie se réunit, en session extraordinaire, le Bureau Politique. L'ordre du jour est laconique : la


  1. B.H.P. : Bezpieczenstwo i Higiena Pracy

situation dans le pays. Les effectifs sont réduits par les congés des uns et des autres. Kania, qui vient de rentrer précipitamment de sa villégiature en Bulgarie, ravit la vedette au "numéro deux" du régime, Babiuch, dépassé par les événements. "La situation revêt une tournure malsaine et dangereuse", déclare-t-il d'entrée avant de décrire la situation à Gdansk, "(Les ouvriers) n'ont pas voulu écouter le directeur, qui n'a pas fait impression. Les instigateurs sont deux membres du KOR ainsi que Walesa, un ouvrier licencié et lié au groupe de Kuron (...) des tendances dangereuses se sont faites jour, car des éléments antisocialistes se sont joints à l'action."(169). Plusieurs présents se font l'écho des critiques émises, dans l'appareil, contre l'absence totale de la direction du Parti dans cette crise. La seule décision prise est de faire rapport à Gierek, par téléphone, de la situation et de lui recommander avec insistance de rentrer à Varsovie.

Le lendemain 15 août, par solidarité avec les chantiers "Lénine", de nouveaux établissements se rallient au mouvement de grève : les deux autres chantiers navals de Gdansk, les chantiers "Commune de Paris" de Gdynia, plusieurs entreprises liées à la construction navale, les conducteurs de tramways et de bus de la ville, etc. Les autorités entreprennent d'isoler la conurbation de Gdansk-Gdynia-Sopot du reste du pays et, à midi, coupent les lignes téléphoniques. La radio, qui ne parle toujours que de "quelques arrêts de travail dans certains ateliers des chantiers", annonce dans l'après- midi le retour de Crimée de Gierek. Celui-ci est accueilli, en descendant de la passerelle de l'avion qui le ramène, par les mines sombres des camarades du Bureau Politique : et lorsqu'il leur fait part de son intention de repartir sur le champ à Gdansk, il apprend avec stupéfaction que le Bureau Politique, siégeant en son absence, a déjà jugé une telle démarche contre-indiquée (170).

Aux chantiers "Lénine", la matinée de ce deuxième jour de grève a été occupée par l'élection, dans chaque atelier, de délégués. Demandée par la direction, l'opération permet à celle-ci d'introduire dans le comité de grève des ouvriers plus anciens, plus malléables. Malgré cette manoeuvre, le comité de grève, toujours présidé par Walesa, résiste aux pressions des partisans du compromis sur la base de l'offre de la veille - un relèvement des salaires de 1 200 zlotys par mois - et parvient même à ajouter deux nouvelles revendications : le droit de former des syndicats libres et le paiement des jours de grève. Les grévistes s'installent pour une nouvelle nuit d'occupation. Le soir, dans une allocution radiotélévisée, le Premier Ministre Babiuch accuse les "ennemis de la Pologne Populaire" d'"inspirer les ouvriers".

Les négociations reprennent à 7 heures 30 le samedi 16 août. Walesa, toujours intransigeant sur la revendication des 2 000 zlotys pour tous est finalement mis en minorité au comité de grève : atelier par atelier, les délégués acceptent la nouvelle proposition de la direction de relever les salaires de 1 500 zlotys, en jouant sur la grille

des rémunérations et les primes. Walesa s'incline. Les engagements écrits sont échangés : le Premier Secrétaire du Parti pour la voïvodie de Gdansk, Tadeusz Fiszbach, a signé un engagement de non-représailles contre les grévistes. Peu après 14 heures, Walesa proclame la fin de la grève. Gniech, le directeur, renchérit en invitant, par la sonorisation intérieure, les grévistes à quitter le périmètre des chantiers avant 18 heures.

Mais ceux-ci, les plus jeunes surtout, ne l'entendent pas de cette oreille : ils se sentent floués et leur déception est partagée par les délégués, présents dans l'enceinte des chantiers, des entreprises qui se sont lancées dans une grève de solidarité et n'ont, elles, rien obtenu. La révolte explose dans un meeting improvisé. La plus virulente est Henryka Krzywonos, une robuste conductrice de tramways, déléguée du comité de grève des transports urbains de Gdansk : "ils vont nous écraser comme des punaises. Vous nous avez trahis" (171). L'argument fait mouche et ce sont deux autres femmes, Anna Walentynowicz, l'ouvrière, et Alina Pienkowska, l'infirmière, vite surnommées l'une la passionaria, l'autre la "Jeanne d'Arc" des chantiers, qui vont faire rebondir un mouvement en train de s'éteindre. Accusant Walesa de trahison, elles tentent désespérément d'arrêter le flot des ouvriers démobilisés qui s'écoule par les portails et, dans la foule massée depuis deux jours à l'extérieur des grilles, ce sont encore des femmes qui conspuent les partants.

Walesa comprend qu'il a commis une erreur et, dans une volte-face spectaculaire, prend la tête d'une "grève de solidarité" des chantiers "Lénine" avec les entreprises en grève. Les grévistes ont déjà abandonné la régie sonore et c'est sur un chariot électrique que Walesa - "flanqué par la silhouette de statue d'Anna Walentynowicz et par la juvénile Ewa Ossowska, comme sur un char de carnaval symbolisant la Lutte des travailleurs soutenue par la Vertu et la Jeunesse", note l'historien britannique Timothy Garton-Ash (172) - parcourt le chantier en criant dans un mégaphone pour se faire entendre par-dessus les appels du directeur à quitter les lieux, répétés par les haut- parleurs.

Après une première phase somme toute classique, le conflit bascule dans l'inconnu et entre dans l'Histoire. Il ne reste plus, le soir, qu'un millier de grévistes dans les chantiers "Lénine", parmi lesquels les délégués de 21 établissements en grève de la région de Gdansk. Pendant la nuit, alors que de nouvelles délégations d'entreprises en grève se présentent aux chantiers et que reviennent des ouvriers qui croyaient la grève terminée, est formé un "comité de grève inter-entreprises" (M.K.S.)25, à raison de deux délégués par entreprise. Walesa en est bien entendu désigné président, tandis qu'un "presidium du M.K.S." est coopté avec 47 membres, parmi lesquels on retrouve, outre




25M.K.S. : Miedzyzakladowy Komitet Strajkowy

Walesa, les militants des syndicats libres de Gdansk, les époux Gwiazda, Anna Walentynowicz, ainsi que Bogdan Lis, un jeune ouvrier membre du Parti.

Un travail fiévreux commence aussitôt : il faut collationner les revendications des différentes entreprises, les mettre en forme, éliminer les redondances et aussi les exigences trop irréalistes. C'est encore le petit groupe de militants des syndicats libres, rejoint par Borusewicz et Aleksander Hall, qui, circulant entre les grévistes assoupis sur les chaises et les tables (173), se charge de cette tâche. Au nom du réalisme, les revendications politiquement trop ambitieuses, comme l'abolition de la censure, sont écartées : "c'est ainsi que ça avait commencé à Prague en 1968", explique Borusewicz (174). Une liste de 16 points est établie, mais continuera d'être discutée tout au long de la journée du dimanche avant de trouver sa forme définitive.

Un autre groupe, Anna Walentynowicz en tête, a passé une partie de la nuit à faire la navette entre les autorités et l'épiscopat pour obtenir l'autorisation de célébrer une messe dans les chantiers le lendemain matin. A 9 heures, ce dimanche 17 août, quelque 7 000 personnes peuvent donc écouter, dans le recueillement, le père Jankowski, aumônier des chantiers, dire l'office dominical devant un autel de fortune dressé à l'intérieur de l'enceinte, aux abords du portail n° 2, qui, orné d'un portrait de Jean-Paul II, disparaît sous les fleurs. Les grévistes sont à l'intérieur, leurs familles, les sympathisants et les curieux à l'extérieur. A l'issue de l'office, une croix de bois est érigée à l'emplacement où, en décembre 1970, sont tombés sous les balles quatre ouvriers des chantiers. En attendant le monument promis.

Le soir, le journal télévisé annonce l'arrivée à Gdansk d'une commission gouvernementale, conduite par Tadeusz Pyka, vice-premier ministre et membre suppléant du Bureau Politique, chargée d'"examiner les revendications du personnel et les problèmes du Littoral". Au même moment, le "comité de grève inter-entreprises" (MKS) met la dernière main à sa liste, qui comporte maintenant 21 points, et publie son premier communiqué, diffusé par voie de tract : le MKS se donne pour mission de "coordonner les actions de revendication et de grève des entreprises membres" et de poursuivre la grève jusqu'à la satisfaction des revendications. Il se déclare "habilité à traiter avec les autorités centrales" et à "prononcer la fin de la grève". Mais surtout, il estime que sa mission ne sera pas pour autant achevée : "le MKS ne se dissoudra pas, mais supervisera la suite donnée à ses revendications et formera des syndicats libres" (175).

Quant aux revendications, elles constituent un compromis raisonnable entre les thèses maximalistes et l'impératif du réalisme. Au premier rang figure le droit de fonder des "syndicats libres, indépendants du Parti et des employeurs, sur la base de la convention n° 87 de l'Organisation Internationale du Travail relative à la liberté syndicale, ratifiée par la République Populaire de Pologne". Suivent d'autres

revendications tout aussi sulfureuses comme le droit de grève (point 2), le respect de la liberté d'expression et de publication (point 3), le rétablissement dans leurs droits des ouvriers licenciés en 1970 et 1976, des étudiants arbitrairement exclus de l'Université, la libération des prisonniers politiques et l'arrêt de la répression pour délit d'opinion (point 4), l'annonce dans les médias officiels de la création et des revendications du MKS (point 5), ainsi que l'abolition des privilèges de l'appareil du Parti et des organes de sécurité et le principe de l'avancement selon des critères de compétence seulement et non d'appartenance au Parti (point 13). Ce n'est qu'ensuite, à l'exception de ce dernier point, qu'arrivent des revendications plus strictement économiques et sociales : le paiement des jours de grève (point 7), un relèvement des salaires de 2 000 zlotys "en compensation de la hausse des prix" (point 8), ainsi que leur indexation (point 9), la retraite après 35 années de travail (point 14), la généralisation des samedis libres (point

21) et des clauses relatives au montant des pensions de retraite, au système de santé, au congé-maternité, aux crèches, au logement (points 15 à 20). A quoi s'ajoutent ce que Borusewicz appelle ironiquement des demandes de "renforcement du rôle de l'Etat dans l'économie" (176) : le rationnement de la viande (point 11), la suppression des prix dits "commerciaux" et des Pewex, ces magasins où des produits occidentaux sont vendus contre devises fortes seulement (point 12).

Rédigées avec professionnalisme, s'appuyant sur des références juridiques comme le droit international ou la Constitution, soulignant avec force les droits de l'individu et ceux de la collectivité, les clauses politiques reflètent clairement les grands axes du combat de l'opposition pendant la décennie écoulée. Les revendications économiques n'ont pas davantage été improvisées : elles figurent déjà, en filigrane ou explicitement, dans la "Charte des droits ouvriers" apparue, sous l'estampille du KOR, un an plus tôt.

Le lundi 18 août, alors que le MKS attend la délégation gouvernementale annoncée, Gniech, le directeur des chantiers, tente de reprendre l'initiative en appelant par les haut-parleurs les ouvriers à rejoindre leurs postes, la grève étant terminée. Un nouveau moment de confusion suit, certains obtempèrent. A 7 heures, Walesa à la tête d'un cortège de grévistes, se rend vers le portail n° 2 et invite les hésitants à se joindre au mouvement, ce qu'ils font pour ensuite se rassembler en un meeting imposant sous les fenêtres de la direction, tandis que les délégations de nouvelles entreprises en grève affluent par dizaines sous les vivats des grévistes. A 9 heures, le nombre d'entreprises membres du MKS est de 40, à 10 heures 45 de 61, à 14 heures, il dépasse la centaine pour s'établir à 150 en fin de journée. La quasi-totalité de la conurbation de Gdansk est paralysée, mais des centres industriels plus éloignés, comme Elblag, sont également touchés. Seuls les services publics les plus indispensables (santé, énergie, alimentation) continuent, à la demande du MKS, de fonctionner. Une chaîne de solidarité se forme

spontanément entre les chantiers, les autres entreprises en grève, la ville, la région : des épouses, des jeunes, des maraîchers et des paysans des environs viennent apporter des tombereaux de victuailles, vérifiées par un service d'ordre des grévistes très scrupuleux sur le respect de la prohibition de l'alcool, avant d'être acheminées vers la cantine, où s'activent des dizaines de volontaires (177). Les dons en espèces affluent, notamment pour alimenter le fonds de financement du monument aux morts de 1970.

Ce même lundi 18 août, les ouvriers des chantiers navals "Parnica" et "Warski" de Szczecin cessent le travail et constituent un comité de grève, présidé par Marian Jurczyk. Dès l'après-midi, alors que d'autres établissements se sont ralliés à leur tour au mouvement, un "comité de grève inter-entreprises" est là aussi formé, qui exige notamment le rétablissement des communications téléphoniques avec Gdansk et adopte une liste de 36 revendications, incluant la quasi-totalité des 21 points du MKS de Gdansk.

Le soir, dans une allocution télévisée, plate et décalée par rapport à la situation, approuvée du bout des lèvres par le Bureau Politique, Gierek rejette toute idée de syndicats libres : sa prestation ne suscite que lazzi et sifflets devant les écrans installés dans la salle B.H.P. des chantiers "Lénine". Il n'a, de toute évidence, pas pris la mesure de la gravité des événements.

La commission Pyka est bien arrivée à Gdansk, mais ignore le MKS et n'ouvre les pourparlers, le mardi 19 août, qu'avec les entreprises qui acceptent de traiter directement avec les autorités : pour plus de sécurité, les délégations des entreprises sont formées à la fois de membres du comité de grève, de représentants de la direction, du Parti et des syndicats officiels. Pendant ce temps, aux chantiers "Lénine", les délégués d'entreprises en grève continuent d'affluer, portant le nombre de celles-ci à 250 en fin de journée : un triomphe est fait au MKS d'Elblag, fondé le jour même par 8 entreprises en grève, qui se range sous l'autorité du MKS de Gdansk.

Comprenant que le dénouement n'est pas proche, les grévistes s'installent pour durer : il faut assurer l'intendance, l'hygiène et la salubrité des lieux, il faut accueillir les journalistes, de plus en plus nombreux. Malgré l'inconfort des nuits, la fatigue, la séparation d'avec les familles, l'incertitude et l'ennui, tout se passe dans une discipline acceptée et dans la bonne humeur : entre les communiqués du MKS, les haut-parleurs diffusent de la musique, les jeunes du RMP ("Mouvement de la Jeune Pologne") ont apporté leurs guitares et grattent des folk-songs, les grévistes vont échanger quelques mots avec leurs familles agglutinées aux grilles des chantiers, où se forme un attroupement permanent de sympathisants. "On reste stupéfait de la façon dont ces gens ont appris à tout partager", s'étonne un journaliste polonais, "tout fonctionne à merveille" (178). La salle BHP des chantiers abrite les délibérations et conciliabules permanents des centaines de délégués qui constituent désormais le "Comité de grève

interentreprises". Une croix et un drapeau polonais sont venus faire face à la statue de Lénine, intacte à l'exception d'un bout de fil de fer barbelé qu'un gréviste facétieux a placé dans sa main (179). Les délégués, quant à eux, sont sagement assis derrière le carton plié qui indique le nom de leur entreprise, de part et d'autre de trois longues rangées de tables encombrées de "bouteilles d'eau minérale, de cendriers et de sandwiches entamés" (180). Ils font le va-et-vient avec leur propre établissement, où la grève avec occupation est généralement beaucoup plus austère et sujette à l'ennui.

A Szczecin, le mouvement s'est également organisé : 21 entreprises parmi les plus importantes sont en milieu de journée, ce mardi, membres du MKS. Les grévistes apprendront peu avant minuit qu'une commission gouvernementale a été formée, sous la direction de Kazimierz Barcikowski, membre du Bureau Politique et vice-premier ministre, pour négocier avec eux.

Ailleurs, en Pologne, de nouvelles grèves continuent d'éclater un peu partout, à Varsovie, à Nowa Huta, à Plock, mais n'approchent nulle part du degré d'organisation de Gdansk, où cependant, l'envoyé du gouvernement Pyka a réussi à court-circuiter le MKS et à ouvrir à 21 heures, une seconde session de négociations, qui durera toute la nuit, avec les représentants de 17 entreprises, et non des moindres puisque s'y trouvent les chantiers navals nord et les chantiers de réparation. Pyka se montre très généreux sur toutes les revendications économiques, mais reste intraitable sur les points politiques. Un vent d'inquiétude souffle sur les chantiers "Lénine", où l'on entrevoit la fracture du mouvement de grève pour peu que d'autres entreprises acceptent des négociations directes. Walesa tente en vain, le matin du 20 août, de s'adresser par mégaphone aux ouvriers des chantiers nord, voisins de "Lénine".

Mais la maladresse des émissaires du gouvernement, qui, après avoir conclu un accord verbal, en altèrent la teneur à l'occasion de la frappe des textes, ainsi que la pression morale d'une opinion publique acquise sans réserve aux grévistes du MKS font échouer, dans l'après-midi du 20 août, l'entreprise de diversion du vice-premier ministre. Celui-ci est peu après rappelé à Varsovie, tandis que les délégués des 17 établissements "fautifs" viennent, penauds, aux chantiers "Lénine" rejoindre le MKS.

Celui-ci compte maintenant 304 entreprises et reçoit sans cesse de nouveaux témoignages de soutien. Une ovation est faite à une délégation de mineurs de Haute Silésie, le pays de Gierek, où le mouvement de grève ne fait que s'amorcer. A Varsovie, annonce "Radio-Europe Libre", que tout le monde écoute, 64 intellectuels ont adressé aux autorités un appel à ouvrir le dialogue avec le MKS. Les syndicats paysans font parvenir des messages de solidarité et les premiers télégrammes de soutien envoyés de l'étranger sont lus à la tribune. Ce même jour, la police politique arrête une vingtaine de membres et de sympathisants du KOR : comme d'habitude

Kuron, Michnik, Blumsztajn, Litynski figurent dans le lot, mais on y trouve également Moczulski, le dirigeant de la KPN.

A Varsovie, où les réunions du Bureau Politique sont quasi-quotidiennes depuis le 14 août, les couloirs du Comité central bruissent d'intrigues et de manoeuvres de coulisse. Dès le début de la grève à Gdansk, Babiuch, qui nourrit l'ambition de succéder à Gierek, offre à celui-ci sa démission du poste de Premier Ministre. Volonté de prendre date ou de provoquer une crise politique à la tête du Parti ? Gierek reconnaît avoir été "paralysé" par ce geste de défiance, mais rejette catégoriquement cette démission (181). Babiuch s'incline, mais récidive deux jours plus tard, le 22 août, lors d'une session tendue du Bureau Politique. Pyka, après l'échec de sa mission à Gdansk, vient d'être remplacé par Jagielski, le "pompier" de l'incendie de Lublin de juillet. Soudain Babiuch propose, sans en avoir référé à Gierek, la démission collective du Bureau Politique et du Secrétariat du Comité Central. Gierek est abasourdi : "j'ai eu le sentiment que le sol se dérobait sous mes pieds", note-t-il dans ses mémoires (182). Il suspend aussitôt la séance, consulte les autres membres du Bureau Politique, qui tous se défilent : énigmatique, Babiuch assure Gierek qu'il pourra de la sorte choisir une direction totalement renouvelée.

A la reprise de la session, Gierek menace de démissionner lui-même mais, devant les protestations de ses pairs, se ravise. Il proposera une nouvelle direction du Parti à un plenum du Comité central, convoqué pour le 24 août. Aucun débat de fond sur la crise qui se développe dans le pays n'a lieu. Il est convenu que les départs du Bureau Politique et du Secrétariat ne refléteront aucune sanction politique (183).

Aussitôt la session close, Jagielski et Barcikowski s'envolent pour Gdansk et Szczecin. Mais alors que le second accepte de traiter d'entrée avec le MKS, fort maintenant de 82 entreprises, Jagielski tente à son tour d'ignorer le MKS et de discuter directement avec les représentants des entreprises en grève. Il ne trouve guère, cependant, que des interlocuteurs sans représentativité : les délégués des grévistes sont au MKS, qui compte désormais 350 entreprises membres, et certains d'entre eux ont été cooptés au presidium. Un écrivain de Gdansk, Lech Badkowski, venu apporter un message de l'union locale des écrivains, est également coopté par acclamation au presidium et sera même nommé porte-parole du MKS. Quasiment absent du conflit depuis le début, et bien que neutralisé par les arrestations, le KOR fait une discrète entrée en scène ce jeudi 21 août, avec l'arrivée aux chantiers de Konrad Bielinski, un expert rompu aux techniques de l'édition clandestine, muni de matériel d'imprimerie et accompagné d'une juriste, Ewa Milewicz.

Dans la grande salle BHP, où les débats ont repris vers 21 heures, un incident révélateur se produit lorsqu'un membre de la direction du personnel des chantiers, un certain Lesniak, prononce un discours pathétique à la gloire des grévistes, assorti d'un

appel vibrant à Gierek - "c'est à vous seul, camarade Gierek, que nous faisons confiance" (184) - à se rendre en personne à Gdansk. Curieusement, la foule des délégués, dont un tiers sont des membres du Parti (185), applaudit avant de se raviser lorsque Anna Walentynowicz prend le micro et déclare reconnaître en Lesniak l'homme qui l'a fait licencier. Il faut toute l'autorité de Walesa pour contenir la foule désormais menaçante et faire éconduire le provocateur dans la dignité. La dignité qui, relève Garton-Ash, est le maître-mot pour "décrire la conduite des ouvriers aux chantiers Lénine" (186).

Le vendredi 22 août, les grévistes attendent toujours que la commission Jagielski se manifeste, multiplient les démarches pour nouer le contact. En vain. Ce n'est qu'après 21 heures que l'émissaire du gouvernement accepte de recevoir une délégation du MKS, qui lui remet le texte des revendications. Vers minuit, deux intellectuels se présentent aux chantiers "Lénine" : Tadeusz Mazowiecki, 55 ans, silhouette voûtée et visage émacié, est le rédacteur en chef de la revue catholique Wiez, Bronislaw Geremek, oeil bleu et barbe aux reflets roux, ancien membre du Parti, est historien du Moyen-Age et conférencier à l'"Université volante". Ils sont venus de Varsovie, par des chemins détournés, pour apporter le texte de l'appel des 64 intellectuels de la capitale. Ils arrivent à point nommé, alors que les négociations avec le pouvoir vont probablement avoir lieu. Instinct ou mise en scène, Walesa leur propose de devenir experts et conseillers du MKS : "nous savons ce que nous voulons", leur dit-il, "c'est pour éviter de nous faire gruger que nous avons besoin de vous" (187). Les deux intellectuels acceptent l'offre avec ravissement et, s'engageant à rester avec les grévistes jusqu'au bout, proposent de constituer une commission d'experts. Mazowiecki et Geremek se mettent aussitôt au travail avec le presidium du MKS. Ils pensent qu'il est préférable d'examiner les revendications dans l'ordre, par paquets de quatre, et de ne poursuivre la négociation qu'une fois le paquet agréé. Ce procédé permettra de faire passer d'abord les revendications politiques. Ils recommandent aussi d'abandonner le qualificatif de "libre" pour décrire les syndicats futurs au profit des adjectifs "indépendant" et "autogéré". Mais leur scepticisme sur les chances d'une acceptation par le pouvoir du principe même des syndicats libres n'est pas partagé au sein du presidium. Le samedi 23 août, il faut encore faire entériner le principe de cette commission d'experts par l'assemblée plénière du MKS :"pour que ça marche très bien, nous devons créer une commission d'experts", lance Walesa dans le micro, "car finalement nous devons être plutôt astucieux et bons, pas vrai ? Et c'est ce qu'on a fait. Peut-être qu'on a bien fait ?" (188). Les applaudissements fusent, l'affaire est conclue.

Les tractations sur la procédure se poursuivent toute la journée avec l'équipe de Jagielski : la première rencontre est fixée à 20 heures le jour même. Les grévistes trompent leur ennui avec le premier numéro du "Bulletin d'information de la grève" tiré

à 20 000 exemplaires par la petite équipe du KOR. Il paraîtra deux fois par jour jusqu'à la fin du mouvement. Dans le logotype du "Bulletin", un sous-titre fera le tour du monde : solidarnosc (solidarité), dont la paternité est revendiquée par Krzysztof Wyszkowski, qui fut le premier à arborer un T-shirt avec la célèbre inscription.

A Szczecin, la troisième session de négociation des autorités avec un MKS qui regroupe désormais 97 établissements en grève s'achève sans résultat : Barcikowski a d'entrée rejeté toutes les revendications politiques.

A Gdansk, la rumeur de l'arrivée imminente de la commission gouvernementale a attiré plusieurs milliers de grévistes et de curieux, massés de part et d'autre du portail n° 2. A 20 heures, un frémissement parcourt la foule, annonçant l'arrivée de l'autocar de la délégation. Le service d'ordre ne parvient qu'à grand-peine à ouvrir un battant du portail. Le véhicule fait face à un "mur humain d'ouvriers en bleu de travail" (189) qui n'a pas l'intention de le laisser poursuivre sa route jusqu'au bâtiment du BHP. Des poings se mettent à tambouriner sur les parois et les vitres du car, tandis que les apostrophes fusent : "descendez, continuez à pied, à genoux, devant les ouvriers !". Walesa se fraie un chemin à travers la foule, qui s'écarte, et vient à la rescousse des passagers terrorisés de l'autocar. Jagielski en descend, costume gris d'apparatchik et cravate à rayures, "pâle, les traits tirés, un dossier noir sous le bras (...) suivi de Fiszbach et des autres" (190). Pendant que le groupe franchit les 200 mètres qui le séparent du siège du MKS, par une étroite travée que les grévistes ouvrent spontanément dans leurs rangs, la foule scande frénétiquement "Leszek, Leszek" en levant les bras en "V", le poing serré, comme son idole a coutume de le faire.

Après cette entrée en matière, Walesa continue d'"acclimater" ses hôtes à l'état d'esprit des chantiers et leur fait faire un détour par la grande salle BHP bondée. Les quelque 750 membres du MKS lui font une nouvelle ovation. La délégation gouvernementale fait connaissance avec le presidium, puis est amenée vers une petite salle attenante où auront lieu les négociations. Celle-ci n'est séparée de la salle principale que par une baie vitrée derrière laquelle s'agglutinent les délégués, les grévistes, les sympathisants et les photographes, comme, écrit Garton-Ash, un "défilé ininterrompu d'écoliers devant un aquarium" (191). Ceux-là forment un premier cercle d'auditeurs de ces entretiens retransmis en direct par les haut-parleurs pour un second cercle, les grévistes disséminés dans l'enceinte des chantiers, et même un troisième cercle, les familles et les sympathisants massés à l'extérieur des grilles. Les uns et les autres manifesteront régulièrement leur approbation ou leur mécontentement, parfaitement audibles depuis la salle des négociations.

D'une voix enrouée, Walesa ouvre la séance en saluant Jagielski "au nom du comité de grève inter-entreprises qui représente environ 370 entreprises" et 400 000 salariés, avant d'inviter son interlocuteur à réagir point par point aux 21 revendications

du MKS. Derrière la courtoisie du vice-premier ministre perce assez vite le paternalisme teinté d'arrogance de l'apparatchik : "Des syndicats libres ? Mais les syndicats existants sont déjà indépendants ! Tout au plus faut-il moderniser la loi qui définit leur place dans l'Etat. Le droit de grève ? Est-ce bien utile d'en parler pendant la négociation, sous l'empire des émotions, n'est-il pas préférable de consulter largement l'opinion publique à ce sujet ? La liberté d'expression et de publication ? Elle est déjà garantie par la Constitution ; tout au plus peut-il y avoir un problème de mise en oeuvre. Quant aux prisonniers politiques, il n'en existe pas en Pologne. Les privilèges de l'appareil du Parti et de la Milice ? C'est de servitudes qu'ils sont, au contraire, accablés. Et lorsqu'on en arrive à la levée du blocus téléphonique imposé à la région de Gdansk depuis le 15 août, posée en préalable à l'ouverture même des négociations et toujours pas réalisée, un des membres de la suite de Jagielski, Zielinski, responsable de l'industrie lourde au Secrétariat du Comité Central, déclare, toute honte bue, avec l'insolence caractéristique des fonctionnaires du Parti, qu'une "bourrasque" a, la veille, dévasté plusieurs quartiers de Varsovie et endommagé un central téléphonique. A intervalles réguliers, des salves de rires fusent de la grande salle ou de l'extérieur.

Puis Jagielski passe en revue les autres points, acceptant les plus flous, repoussant les plus précis, multipliant faux-fuyants et diversions. A 22 heures 30, cette première session est close. Il est entendu qu'on se reverra. Un bref communiqué est préparé. Sous les flashes des photographes, la délégation gouvernementale s'engouffre dans son autocar qui disparaît dans l'obscurité, tandis que les grévistes chantent l'hymne national. Jagielski s'envole aussitôt pour Varsovie où un plenum du Comité Central est convoqué le lendemain 24 août. A l'issue de la session dramatique du 22 août du Bureau Politique, Gierek a entrepris de composer une nouvelle direction du Parti. Mais, de plus en plus isolé, pratiquement sans alliés, il n'a pas la force de résister à la faction la plus puissante, dirigée par Kania et appuyée sur les responsables de l'armée, le général Jaruzelski, et de la police, le couple Kowalczyk-Milewski, piliers du régime en ces temps troublés. Installés dans son bureau, ils ne le quittent plus d'une semelle, le surveillant pendant la formation du nouveau Bureau Politique : "je citais un par un les noms des membres de la direction et eux émettaient des doutes ou approuvaient", raconte Gierek dans ses mémoires (192). La faction rivale, celle de Babiuch, est naturellement laminée : outre Babiuch lui-même, Lukaszewicz, le secrétaire du Comité Central chargé de la propagande, Zandarowski, Pyka, qui vient d'échouer à Gdansk, mais aussi Szydlak, le président des syndicats, passent à la trappe.

Avec ce dernier et Szczepanski, le président de la radio-télévision, que le clan Kania l'oblige également à sacrifier, Gierek perd ses derniers appuis dans le système de pouvoir. Certes il passe outre aux objections de ses mentors en inscrivant sur sa liste Stefan Olszowski (193), évincé en février 1980 du Bureau Politique et exilé comme

ambassadeur à Berlin, mais il s'agit d'un pis-aller, pour faire contrepoids au clan Kania. C'est un des proches de celui-ci, Pinkowski, un apparatchik du PZPR, qui est imposé à Gierek pour succéder à Babiuch à la tête du gouvernement. Jouet d'une crise sociale sur laquelle il n'a aucune prise, Gierek n'est plus dans sa propre maison que l'otage de la faction victorieuse. Même à ses propres yeux, l'enjeu n'est plus son sort politique, mais la survie du système communiste; un enjeu qui ne peut laisser Moscou indifférent.

Kania, décidément très actif, rencontre en secret, quelque part en Biélorussie, le président du K.G.B. soviétique, Iouri Andropov. Et c'est sans doute alerté par ce dernier qu'un Brejnev courroucé appelle Gierek, la veille du plenum, sur la ligne directe : "Tu as la Kontra (la contre-révolution) chez toi, il faut les prendre à la gorge, on va vous aider". Gierek lui explique qu'il n'en est rien, qu'il s'agit d'une grève liée à des causes économiques, que la situation est maîtrisée et qu'aucune aide n'est nécessaire. Présents dans le bureau pendant la conversation, Kania et Jaruzelski observent un silence éloquent (194). Le IVème plenum du Comité central, où aucun commencement de débat sur la crise ou les moyens d'en sortir n'a lieu, se résume à une formalité d'enregistrement de la nouvelle direction du Parti. Au moment où les membres du Comité Central se lèvent pour chanter l'"Internationale", les grévistes de Gdansk qui suivent à la télévision la retransmission de la fin du plenum, entonnent symboliquement l'hymne national, bras et doigts levés en signe de victoire.

Dans les chantiers, cette journée de suspension des négociations a été calme, animée seulement par la messe dominicale, massivement suivie, et par l'arrivée, le soir, des personnalités invitées par Mazowiecki à former la "commission des experts". Il y a là, outre Geremek, une jeune sociologue de l'Université de Varsovie, Jadwiga Staniszkis, ancienne militante du mouvement étudiant de 1968, deux économistes indépendants, le Professeur Waldemar Kuczynski et Tadeusz Kowalik, anciens conférenciers de l'"Université volante", et deux intellectuels catholiques, Andrzej Wielowieyski, membre, comme Mazowiecki, du KIK de Varsovie et co-fondateur du "Conservatoire Expérience et Avenir", ainsi que Bohdan Cywinski, historien et rédacteur en chef du mensuel Znak. Venus le jour même de la capitale, ils ont été accompagnés à l'aéroport par un colonel de la police politique, qui les a invités à "aider la République Populaire de Pologne en ces temps difficiles"(195).

A vrai dire, ils sont davantage des intellectuels "généralistes" que des experts des relations professionnelles ou du dialogue social, matières qui n'ont jamais défini une spécialité universitaire en Pologne. Mais leur connaissance du milieu politique avec lequel les grévistes vont traiter est un atout précieux. Beaucoup plus inquiets que ces derniers du risque d'un coup de force militaire, soit purement polonais, soit soviétique, ils prêchent la modération, s'attirant les foudres des membres les plus radicaux du

MKS, les époux Gwiazda, Anna Walentynowicz, Anna Pienkowska. C'est sur leurs instances que le presidium du MKS rejettera le 25 août un projet de "variante B" préparé par les experts, position de repli en cas d'échec de la revendication de syndicats libres - que les experts tiennent pour inacceptable au pouvoir - et qui se satisferait d'une démocratisation des syndicats existants.

Après une nouvelle journée de tractations et de tergiversations des autorités, le lundi 25 août, sur le rétablissement des communications, condition imposée par le MKS à la poursuite des négociations, satisfaction est donnée aux grévistes sur ce point pendant la nuit. Moyennant quoi, le 26 août, la commission gouvernementale revient peu avant 11 heures aux chantiers, évitant cette fois-ci le portail n° 2 pour emprunter une entrée latérale. Les discussions s'ouvrent aussitôt et Walesa les oriente d'entrée vers le point n° 1, les syndicats libres. Jagielski résiste, proposant à nouveau de rénover les syndicats existants puis, devant l'intransigeance de ses interlocuteurs, la constitution d'un groupe de travail restreint sur cette question. Walesa s'y rallie et lève la séance.

Formé sur-le-champ, le groupe se met au travail l'après-midi même. Du côté des grévistes, 3 membres du MKS, Gwiazda, Lis et Zbigniew Kobylinski, magasinier dans l'entreprise de transport routier de Gdansk, ainsi que trois experts, Mazowiecki, Kowalik et Jadwiga Staniszkis. Du côté des autorités, le voïvodie, le ministre de l'Industrie Métallurgique et plusieurs professeurs d'économie dont le Professeur Pajestka, un ancien président de la Commission de Planification, congédié quelques mois plus tôt pour avoir émis des critiques sur la politique économique du pouvoir. La discussion se déroule "dans une atmosphère relativement détendue où l'humour et la douceur de ton avaient leur place", note Jadwiga Staniszkis. "Il faut dire que les intellectuels des deux bords faisaient plus ou moins partie de la même société varsovienne" (196). Les discussions portent sur la définition de la notion même de syndicat libre. Les représentants du gouvernement veulent s'en tenir à une approche purement exploratoire, hypothétique même. Ils ont manifestement pour seul mandat de reconnaître le terrain.

Pendant ce temps, les grévistes s'occupent tant bien que mal. Plutôt bien. Les chantiers sont devenus, note Walesa, une "sorte de Mecque où affluent les délégués d'entreprises de l'ensemble du pays (...), les meilleurs journalistes, les meilleurs reporters, même s'ils ne peuvent rien publier sur les événements (...) ; des cinéastes, des éminents chroniqueurs, des sociologues et des juristes y débarquent pêle-mêle, des représentants de tous les milieux, de toutes les professions" (197). La veille, un groupe d'artistes de l'Opéra et de la Philharmonie Baltique est venu se produire dans la cantine des chantiers. Par les journalistes et équipes de télévision occidentaux qui ont établis leurs quartiers dans les chantiers - 261 accréditations seront délivrées pendant la grève

(198) - l'Ouest a découvert ce phénomène insolite dans un pays du bloc communiste :

le 26 août au matin, un envoyé du syndicat français CFDT vient apporter aux grévistes, sous les ovations, un message de soutien de sa centrale et une aide matérielle de 11000 francs qui s'ajoutera à un fonds de plusieurs millions de zlotys, constitué par les collectes dans les entreprises en grève et dans la population. Puis c'est un émissaire des syndicats norvégiens qui lit, à la tribune du MKS, un message de sympathie. Ce ne sont là que les premiers témoignages d'un immense mouvement de solidarité qui est en train de se former à travers le monde.

A 17 heures, comme tous les jours, une messe est dite aux abords du portail n° 2 pour les grévistes comme pour la foule permanente des sympathisants massée à l'extérieur, avec qui Walesa vient chaque jour, émergeant des bouquets de fleurs accrochés au portail au-dessus du portrait du Pape, échanger quelques mots et quelques plaisanteries.

Dans le reste du pays, le mouvement de grève s'étend chaque jour un peu plus : un quatrième MKS est fondé à Wroclaw, qui adopte les "21 points" de Gdansk. Le mouvement de grève embrasse les aciéries de Cracovie, l'usine Cegielski de Poznan, d'où était partie la révolte de 1956, l'industrie textile de Lodz, mais aussi la mine de charbon "Thorez" en Haute Silésie, à laquelle d'autres mines et usines de ce poumon industriel de la Pologne emboîteront le pas dès le lendemain. A Szczecin, le MKS compte maintenant 142 entreprises et coordonne ses actions avec celui de Gdansk : moyennant quoi les pourparlers avec la commission Barcikowski sont depuis plusieurs jours dans l'impasse, les grévistes étant résolus à subordonner tout progrès à l'acceptation, par le gouvernement, du principe des syndicats libres. A l'instar de celle de Gdansk, la grève de Szczecin est un modèle d'organisation, qui vaut aux organisateurs, paradoxalement, l'hommage presque admiratif de Barcikowski rentré à Varsovie faire rapport, le soir du 26 août, au nouveau Bureau Politique : " la grève (y) est quasi-générale. Bien que nous ayons satisfait à titre préventif les revendications des entreprises qui n'étaient pas en grève, celles-ci n'en ont pas moins rejoint le mouvement. La solidarité avec les grévistes est impressionnante et la sympathie à leur égard de la société est totale, malgré la gêne éprouvée du fait de l'absence de moyens de communication. Le MKS est absolument maître de la situation. Aucune tentative de négociation avec les grévistes des différentes entreprises n'est possible en dehors du Comité (...) ils veillent à ce qu'aucun établissement ne rompe la solidarité (...). Ils agissent en souplesse, avec adresse et ils savent se tenir : il n'y a pas d'ivrognerie, de hooliganisme, ils prennent soin de l'outil de travail" (199). Impressionnés eux aussi par le sérieux des grévistes, les journalistes de la presse en oublient leur devoir premier, au grand dam du Président du Conseil d'Etat, Jablonski, qui s'en émeut devant ses pairs du Bureau Politique : "ils ne cessent de souligner combien tout se passe dans l'ordre, combien les grévistes prennent soin de l'outil de travail, mais ils ne disent pas un mot

des pertes irrécouvrables entraînées (par les grèves). Or il faut les démasquer, même faire une interview de cette crapule de Walesa qui déclare qu'ils peuvent faire grève pendant cinq ans (...). J'en veux aux camarades de la propagande pour ce ton de quasi- glorification de l'adversaire" (200).

Mais ceux qui comme Barcikowski ou Jagielski se sont aventurés dans les chantiers en grève mesurent l'étroitesse de la marge de manoeuvre du pouvoir et plaident en faveur du compromis. "J'estime que c'est une authentique force politique", se hasarde à reconnaître Jagielski, "aujourd'hui ils nous demandent encore notre accord, mais demain ils pourraient ne rien nous demander. Nous ne nous défendrons pas avec la seule légalité. Si nous arrivions (...) à agir activement, il y aurait une chance qu'avec le temps nous puissions nous rendre maîtres de cette organisation". Les deux vieux routiers de la politique que sont Kania et Gierek ne s'y trompent pas. "Une décision (d'autoriser) les syndicats vaudrait pour la Pologne toute entière", avertit Kania. "Il faut avoir conscience de ce que cette décision signifie : la création d'une organisation de la classe ouvrière, de ce que nous pouvons perdre la capacité à exercer le pouvoir, de ce que nous aurons les mains liées (...) si nous donnons notre accord, nous en finissons avec les grèves, mais au prix de la création d'une structure plus durable, plus menaçante, forte de plusieurs millions d'adhérents (...). Tout cela milite en faveur d'une réponse négative. Mais cette décision-là est également lourde de conséquences car nous n'avons plus de forces". Gierek sent le sol se dérober sous ses pieds : aujourd'hui ils exigent des syndicats, ils constituent une force et après ils donneront l'assaut au Parti, au gouvernement, au Sejm (...). Ils avanceront de nouvelles revendications politiques, il faut en être conscient. Ce n'est pas nous qui avons créé cette situation, quelqu'un est derrière cela. Qu'est-ce que cela signifie de changer dans notre pays le système politique? (...) Camarades, avons-nous le droit, même s'il y a une grève générale, de rendre le pouvoir? (...) Même les gens du K.O.R de Varsovie disent qu'il ne faut pas aller trop loin car ils ont peur de la collision. Ce n'est pas nous qui avons provoqué la collision. Ce n'est pas nous qui avons tronqué la situation. Nous avons satisfait toutes les revendications salariales (...) Nous avons déjà fait beaucoup de concessions". "Nous n'avons fait aucune concession politique", l'interrompt sèchement Jagielski (201).

Le soir du 26 août, les grévistes reçoivent une douche froide : dans une homélie prononcée le jour même à Czestochowa et dont la télévision diffuse quelques extraits choisis, le cardinal Wyszynski, Primat de Pologne, condamne la grève. La consternation deviendra colère le lendemain, lorsqu'ils apprendront que la télévision a tronqué l'homélie de sa première partie, où le Primat critiquait sévèrement le pouvoir. Il n'en reste pas moins que le cardinal, probablement après une longue entrevue avec Gierek quelques jours plus tôt, s'est prononcé sans équivoque contre la poursuite des

grèves. Un geste que le pouvoir s'approprie avec avidité : "nous y avions vu la reconnaissance implicite de la légitimité de notre pouvoir" n'hésite pas à écrire dix ans plus tard dans ses mémoires, le général Jaruzelski (202).

Le 27 août, Jagielski étant reparti à Varsovie pour une nouvelle réunion du Bureau Politique, qui continue de siéger pratiquement tous les jours, les experts gouvernementaux arborent des mines sombres lorsque reprennent les travaux en groupe restreint : ils ont, semble-t-il, reçu instructions de demander à leurs interlocuteurs du MKS de définir la position des syndicats libres vis-à-vis du "rôle dirigeant du Parti" et de l'"unité du mouvement ouvrier". Il s'agit, arguent-ils, d'un "précédent idéologique" et, suggèrent-ils à mi-mot, il importe de rassurer les Soviétiques en assortissant la demande de création de syndicats libres d'une mention de l'acceptation de ces principes cardinaux (203). Deux des trois experts, Mazowiecki et Kowalik, estiment que le jeu en vaut la chandelle et recommandent d'accepter le compromis. Jadwiga Staniszkis, en revanche, y voit le signe d'une corruption morale et estime que si un tel compromis doit être effectivement adopté, il faut en expliquer la signification politique aux ouvriers et les laisser arbitrer en connaissance de cause : "je crois que c'est une décision qui relève des ouvriers", déclare-t-elle au presidium du MKS, "et que nous autres experts devrions nous éloigner un moment" (204). Mais elle est la seule à s'éloigner et quitte le groupe de travail, où elle est remplacée par Geremek.

Quant à Walesa, Mazowiecki entreprend de le persuader d'accepter cette formule de compromis, en faisant valoir qu'"elle ne veut rien dire" (205), et aussi de ne pas soulever ce débat devant le MKS, où la présence de nombreux journalistes lui donnerait aussitôt un retentissement international nuisible à la "cause". Walesa se laisse convaincre et se fait fort de calmer les tensions naissantes dans les rangs du MKS, où se développe le mécontentement sourd d'être tenu à l'écart de tractations pourtant essentielles. A part des communiqués laconiques indiquant que "les négociations se poursuivent et seront poursuivies", aucune information de fond n'est donnée aux grévistes. Moyennant quoi, note Staniszkis dans "la révolution auto- limitée", le livre qu'elle a tiré de l'expérience, "la routine quotidienne des réunions du MKS avec son presidium, transmises par haut-parleurs jusqu'aux portes des chantiers, ne faisait que renforcer une atmosphère générale d'incertitude et d'ennui" (206).

Le jeudi 28 août, Jagielski est de retour à Gdansk et à 11 heures s'ouvre la troisième session de négociations sur les points 3 (liberté d'expression et censure) et 4 (prisonniers politiques). Un débat passionné se développe, où affleure la pathologie quotidienne d'un régime totalitaire : l'arbitraire de la censure, la peur du licenciement, les gardes à vue répétées ou illégalement reconduites, les condamnations de droit commun pour des "délits" politiques, les chicanes à l'encontre des croyants. Ces

doléances ne rencontrent que les réponses évasives, formulées dans une terne "langue de bois", de Jagielski. Quelques passes d'armes entre ce dernier et Gwiazda révèlent le fossé entre le pouvoir et la société. Walesa, pragmatique, est en revanche pressé de conclure et de faire signer un accord par le gouvernement. Les pourparlers sont à nouveau suspendus et renvoyés aux groupes de travail.

A Varsovie, au même moment, lors d'une nouvelle réunion tendue du Bureau Politique, Gierek informe celui-ci que l'ambassadeur soviétique Aristov lui a remis une "déclaration exprimant l'inquiétude de la direction du PCUS devant le développement de la situation en Pologne". "Ils estiment", précise le Premier Secrétaire, "que notre contre-offensive est peu efficace, que l'appareil du Parti reste passif, que le ton de la presse est autocritique ou défensif. Il y a beaucoup de journalistes occidentaux sur le Littoral, qui font de l'agitation. Ils s'étonnent qu'on n'ait toujours pas fermé la frontière avec l'Ouest. (...) (Aristov) a déclaré que la situation en Pologne rappelait l'année 1921 en URSS - la lutte des bolcheviques avec les anarcho-syndicalistes et la position de Lénine sur cette question. Son ton était assez catégorique, il sonnait comme un avertissement qu'un danger menaçait" (207). "Bouleversé par le ton de la déclaration", Gierek s'était défendu en faisant valoir l'impossibilité du recours à la force : "si nous faisions descendre l'armée dans la rue, nous n'obtiendrions pas grand-chose et nous ferions couler le sang (...) nous ne savons même pas, aujourd'hui, si les soldats tireraient sur les ouvriers" (208). Le même Gierek, un peu plus tard pendant la réunion, proposera cependant de rompre les négociations, de proclamer l'état d'urgence dans les principales villes du littoral et de procéder la nuit entière à des arrestations de masse. Il n'y sera pas donné suite.

Le lendemain 29 août, le niveau de tension monte d'un cran lorsque la commission gouvernementale fait savoir qu'elle n'est pas encore prête à reprendre les entretiens. Des rumeurs de bruits de bottes, d'intervention de l'armée soviétique courent, volontiers propagées par les médias officiels, tandis que le mouvement de grève continue de faire tache d'huile dans le pays : les grévistes apprennent qu'un MKS s'est créé la veille à Jastrzebie, dans la mine "Manifeste de juillet", et que de nombreux établissements du bassin minier de Haute Silésie ont entamé une grève de solidarité. A Bydgoszcz s'est formé un autre MKS, qui regroupe 32 entreprises, de même qu'à Krosno, tandis que celui de Gdansk compte maintenant près de 700 entreprises. Selon les données internes au Parti, le nombre de grévistes, passablement sous-estimé, est de 700 000 dans l'ensemble du pays (209).

Un communiqué de la Conférence Episcopale réunie le 26 août est lu en séance et vient mettre du baume sur le coeur des grévistes, effaçant l'effet fâcheux de l'homélie du Primat. Les évêques appellent à la fin de la grève par un accord entre les deux parties et proclament une sorte de déclaration des droits de la nation qui recoupe

étrangement les revendications des ouvriers de Gdansk, puisqu'on y retrouve le droit à la liberté civique et religieuse, le droit à la vérité et le droit à l'Histoire, le droit d'association et la liberté syndicale telle qu'elle a été définie par le concile Vatican II.

Vers 16 heures, une nouvelle maquette du monument aux victimes de décembre 1970 est présentée dans la salle du BHP par son auteur, Bohdan Pietruszko, un ingénieur de construction navale : quatre croix métalliques élancées et surmontées d'une ancre, pour rappeler les quatre révoltes ouvrières de 1956, 1970, 1976 et 1980. Sur intervention de l'épiscopat, leur nombre sera réduit à trois. Ce même jour apparaît pour la première fois, sur des banderoles, le mot solidarnosc dans ce graphisme rouge caractéristique, signé d'un jeune artiste de Gdansk, Jerzy Januszewski, qui connaîtra la fortune que l'on sait.

A Varsovie, les événements se précipitent à la tête du Parti. Lors d'une nouvelle réunion dramatique du Bureau Politique, Gierek fait état des marques de défiance, qui montent du Parti, à son endroit. Mais il assure qu'il ne présentera pas sa démission avant de se livrer, aussitôt après, à une autocritique pathétique : "Je vous en supplie, si vous jugez qu'il doit en être ainsi, accusez-moi. J'accepterai tout avec humilité. Qu'on me juge, même. Je suis prêt à tout, pourvu qu'on ne glisse pas dans l'abîme" (210). Les autres participants sont graves : "il faut sauver le socialisme", déclare Kania. "La situation est dramatique (...) nous avons aujourd'hui des éléments de grève générale", laisse tomber Jaruzelski, qui met en cause ouvertement Gierek. Mais il rejoint celui-ci pour demander que la question de l'autorisation du nouveau syndicat soit "discutée avec les Alliés car il s'agit d'une question de doctrine" (211). C'est à cette fin que Gierek, accompagné de Kania, Jaruzelski, Olszowski et Jagielski, se rend aussitôt après à l'ambassade soviétique. Mais Aristov se borne à retransmettre à Moscou la requête de la direction polonaise.

Ebranlé, nerveusement éprouvé, Gierek a perdu l'initiative. Son autorité, déjà chancelante, est battue en brèche par la constitution d'un circuit de décision parallèle : à deux reprises, en effet, Kania préside des réunions du Bureau Politique à son insu, en dehors du bâtiment du Comité Central (212). C'est au cours d'une telle session, semble- t-il, qu'est débattue l'attitude à adopter face aux grévistes. Olszowski plaide pour la proclamation de l'état d'urgence, prévu par la constitution dans son article 33. Le ministère de l'intérieur a planifié une prise d'assaut, par 1500 kommandos, des chantiers navals et se tient prêt à opérer. Mais les deux hommes forts du régime, Kania et Jaruzelski, s'y opposent et sont partisans d'une solution négociée. Et le soir du 29 août, Jagielski s'envole pour Gdansk avec instruction de conclure au plus vite.

Lorsque le vice-premier ministre arrive aux chantiers, le lendemain matin, à 10 heures 30, avec sa délégation, il est accueilli par une banderole ironique tendue au- dessus du portail n° 2 :"Prolétaires de toutes les usines, unissez-vous". Gwiazda ouvre

cette quatrième session en lisant la version finale, telle qu'elle a été préparée par le groupe de travail, du point 1, le plus litigieux. Elle prévoit notamment que le gouvernement garantira à des "syndicats indépendants et autogérés" le droit de défendre les "intérêts sociaux et matériels" des travailleurs. Le MKS s'engage pour sa part à ce que ces syndicats "respectent les principes définis dans la constitution", ne s'érigent pas en parti politique, reconnaissent le "rôle dirigeant du PZPR dans l'Etat" et le "principe de la propriété sociale des moyens de production", et ne remettent pas en question "le système existant d'alliances internationales". La formule sur le rôle dirigeant du Parti a été soigneusement tirée du libellé constitutionnel - qui lui assigne une fonction de "force politique dirigeante de la société" - pour marquer que ce rôle dirigeant ne s'exercera pas au sein des syndicats libres, mais seulement dans les institutions étatiques. Jagielski ne s'empresse pas moins d'accepter cette rédaction en se félicitant de ce que le MKS a adopté une "position sans ambiguïté "quant à l'"orientation idéologique et politique" des syndicats (213).

Quant au droit de grève, le représentant du gouvernement accepte qu'il soit garanti par la future loi sur les syndicats, mais tente d'obtenir que l'immunité contre les représailles pour faits de grève soit limitée aux seuls grévistes et non pas étendue, comme prévu dans le projet de texte, aux "personnes qui les aident". Mais devant le murmure de protestation qui s'élève de la salle, Jagielski n'insiste pas : il s'agit évidemment des militants du KOR emprisonnés après le 20 août et qui viennent d'être inculpés de participation à association ayant des objectifs délictueux. Puis Walesa et Jagielski paraphent, ad referendum, les textes des deux premiers points, au grand dam de l'observatrice critique qu'est Jadwiga Staniszkis : "cette partie essentielle de l'accord ne fit l'objet d'aucun vote, ni en assemblée plénière, ni au presidium", écrit-elle, "le MKS n'eut droit qu'à la lecture du texte sans explication sur le fait qu'il s'agissait d'une version finale et sans débat" (214).

Mais Jagielski, qui s'apprête à faire entériner l'accord par un plenum du Comité Central convoqué pour l'après-midi même et ambitionne de s'y présenter avec un communiqué annonçant la fin de la grève, propose de conclure l'accord sur-le-champ et de renvoyer les 19 autres points, plus techniques, à une commission mixte. Walesa flaire le piège et, madré, fait valoir que les grévistes, après avoir tant attendu, peuvent bien attendre un jour de plus et continuer de négocier le lendemain dimanche. Et pour faire bonne mesure, il prend la défense des détenus du KOR : "ils ne sont coupables de rien (...) ils nous ont aidés, mais ils n'étaient pas avec nous (ici). Ils n'ont rien fait (...) je propose et je demande que vous les relâchiez" (215).

Jagielski parti, Walesa se fait porter en triomphe jusqu'au portail n° 2 où, acclamé par des "bravo" et des sto lat ("qu'il vive cent ans") sonores, il annonce : "on a gagné sur les deux premiers points (...). Pour les autres, qui sont des points importants, on ne

se précipitera pas. On gagnera aussi. Il le faut". Puis, comme il sent une réserve dans la foule des grévistes et des sympathisants - "je vois que vous faites grise mine !" - il recourt à un de ces tours de main qui n'appartiennent qu'à lui seul : "est-ce qu'on a réellement bien mené cette affaire ou pas tellement ? Ceux qui pensent que oui, levez la main". Les acclamations et applaudissements fusent : "ça veut dire qu'on a bien fait, pas de problème. Je n'ai plus de doute maintenant" (216).

Un sentiment de malaise flotte cependant sur les chantiers "Lénine", qui se renforce lorsqu'est révélée la teneur de l'accord entre le MKS de Szczecin et Barcikowski, conclu la veille et signé le jour même à 12 heures. Passés les premiers instants d'euphorie, les grévistes de Gdansk ont la nette impression que leurs camarades de Szczecin ont été dupés : les formulations sont trop vagues et ambiguës et il n'est pas question de nouveaux syndicats indépendants, mais de syndicats autogérés de "caractère socialiste" que seules des élections nouvelles séparent des anciens syndicats. Quant à l'immunité contre des poursuites, le texte la garantit aux grévistes, mais en exclut les auteurs de "délits politiques", une notion à la définition incertaine. Les concessions économiques et sociales consenties par Barcikowski sont en revanche plus substantielles. Le 30 août, le Vème Plenum du Comité Central confirme à l'unanimité moins deux abstentions l'approbation portée par le Bureau Politique aux projets d'accord rapportés de Gdansk par Jagielski et de Szczecin par Barcikowski. Après une longue période de blocage, la décision de transiger, autour de laquelle les principaux membres de la direction se retrouvent, pour des raisons tactiques avant tout, unis, reflète leur volonté d'en finir au plus vite avec la grève.

Aux chantiers "Lénine", la querelle qui couvait depuis quelques jours au MKS éclate à propos de la clause de reconnaissance du rôle dirigeant du Parti. Une discussion orageuse oppose les membres les plus radicaux du MKS aux négociateurs : "vous avez trahi les intérêts de la classe ouvrière". Walesa semble réaliser qu'il a commis une bévue et se prépare à battre en retraite : "nous avons encore une chance, le Comité Central peut rejeter cette formule" (217). Puis il convoque le présidium sans les experts et fait adopter un amendement de dernière minute - "la pleine indépendance des syndicats sera garantie" - que le voïvode de Gdansk, Kolodziejski, est chargé de transmettre à Jagielski, à Varsovie. Mais il est déjà trop tard. Lorsque le MKS est à nouveau réuni, ce samedi soir à 18 heures, Walesa a décidé de faire front : "sans doute était-il préférable qu'elle (la formule sur le rôle dirigeant du Parti) n'y soit pas, mais elle devait y être, et telle est la vérité, non ? C'est pourquoi nous devons simplement nous comprendre". A ceux qui lui reprochent de n'avoir rien prévu pour que soit étendu à l'ensemble du territoire polonais le droit de créer des syndicats libres, Walesa répond que la loi qui sera votée aura nécessairement une portée nationale. Interpellé sur la libération des détenus du KOR, Walesa enfourche ce cheval et lance fièrement : "qui

est pour un ultimatum" aux autorités ? L'approbation est massive. La salle lui est acquise. La crise est désamorcée.

Le mot de la fin, qui anticipe la philosophie du mouvement futur, revient à Gwiazda : les négociateurs, dont il était, ont obtenu tout ce qu'ils ont pu obtenir dans des "pourparlers très difficiles". Mais les garanties ainsi arrachées au pouvoir n'auront pas de valeur par elles-mêmes : "j'en conviens, des garanties de papier n'apportent rien. Mais nous avons une garantie : nous-mêmes (...) nous savons qu'il y a des milliers, des centaines de milliers, des millions de gens qui pensent comme nous. L'essentiel est aujourd'hui de ne pas perdre ce lien. En acceptant des concessions, nous savions que ce n'était pas la fin, que ce ne serait pas le dernier mot et que la solidarité resterait" (218).

Le dimanche 31 août, après la messe, à 11 heures, la délégation gouvernementale revient sur le chantier pour une dernière session de négociation, qui sera aussi la plus aisée. Le Comité Central a approuvé, la veille, la rédaction des articles sur les syndicats libres et le droit de grève. Les 19 points qui restent en suspens sont passés en revue au pas de charge. Jagielski est aussi pressé que Walesa d'aboutir. Le premier tente de résister sur le paiement des jours de grève, puis s'incline. Le second cède à son tour sur la hausse uniforme de 2000 zlotys des salaires et se contente du principe des hausses négociées par branches et par entreprises. Et lorsque les libellés rédigés la nuit précédente par Gwiazda, Lis et Kobylinski - mais sans les experts (219) -, s'éloignent par trop des revendications de départ ou sont trop vagues, Walesa renvoie leur mise en oeuvre à la supervision et à la vigilance des futurs syndicats libres. Chaque point est clos de la formule d'un "accepté, je signe" prononcée par Jagielski et d'une salve d'applaudissements de la salle.

Dans l'ensemble, le résultat est assez favorable aux grévistes qui, outre les syndicats libres et le droit de grève, obtiennent l'engagement du gouvernement de présenter dans les trois mois un projet de réforme de la censure, une garantie de retransmission hebdomadaire de la messe par la radio, la réintégration des ouvriers et étudiants licenciés ou exclus en 1970 et 1976, et la libération des prisonniers politiques déjà condamnés. Quant aux clauses économiques et sociales de l'accord, elles comportent l'engagement du gouvernement de mettre en chantier une réforme économique et d'associer les syndicats libres à ces travaux, le paiement des jours de grève, l'échelle mobile des salaires, l'abandon de la préférence partisane dans la nomination aux emplois d'encadrement et le nivellement des avantages familiaux pour tous les salariés. Sur l'abaissement de l'âge de la retraite en cas de travaux pénibles, la réduction du temps d'attente d'un logement, le congé maternel de 3 ans et la semaine de 5 jours, les promesses sont en revanche beaucoup plus vagues.

Une fois paraphés les 21 points, Jagielski ne tient plus en place : il veut signer au plus vite le communiqué annonçant la fin de la grève. La seule question en suspens est

celle de la libération - réclamée par le MKS - de la vingtaine de membres et sympathisants du KOR désormais inculpés. Jagielski s'est dérobé jusque-là à tout engagement autre que de transmettre cette demande aux autorités centrales. Mais ses interlocuteurs restent intraitables et proposent une suspension de séance : à l'issue d'une discrète conversation en tête-à-tête et de longs conciliabules téléphoniques avec Varsovie, le vice-premier ministre revient dans la salle du MKS annoncer que "le procureur prendra la décision de libérer le lendemain 1er septembre à 12 heures les personnes arrêtées dont les noms figurent sur la liste remise par le MKS".

C'est le triomphe. Walesa exulte : "nous avons démontré que les Polonais, lorsqu'ils le veulent, arrivent toujours à s'entendre. C'est un succès pour les deux parties. Je suis certain que c'est bon pour le pays". Puis, s'adressant directement aux délégués et à la foule des grévistes massés à l'extérieur :"Kochani (très chers)!, nous retournerons au travail le 1er septembre (...), nous avons obtenu tout ce qu'il était possible d'obtenir dans la situation présente. Le reste aussi, nous l'obtiendrons, car nous avons le plus important, nos syndicats indépendants et autogérés (...). Je déclare la grève terminée". Après une interminable ovation, Walesa entonne l'hymne national

:"La Pologne n'est pas morte encore..."

Puis, après avoir emmené la commission gouvernementale dans la grande salle du MKS pour la cérémonie de signature, il poursuit : "je remercie le vice-premier ministre et tous ceux qui ont permis d'empêcher que cette affaire soit réglée par la force et de faire en sorte que nous avons discuté de Polonais à Polonais". Une formule que Jagielski reprend à son compte avant de conclure : "il n'y a ni perdant, ni gagnant. Ni vaincu ni vainqueur (...) nous voulons servir de notre mieux la cause des travailleurs de notre peuple, de notre patrie socialiste, la République Populaire de Pologne". Une conclusion suivie d'applaudissements nourris, que le journal télévisé présentera avec délectation, le soir même, comme une illustration de l'attachement des ouvriers au socialisme.

A 16 heures 35, toujours devant les caméras de la télévision, commence la cérémonie signature des accords dactylographiés à la hâte par quelques jeunes bénévoles : Walesa, un rosaire au cou (220), signe le document d'un énorme stylo orné d'une photo du pape, suivi par tous les membres du présidium à l'exception de Joanna Gwiazda, hospitalisée à la suite d'une crise de nerfs - elle accusait Walesa d'être un "agent" (221). Les représentants des autorités signent à leur tour. Dehors, la foule trépigne, scandant "Leszek, Leszek" jusqu'à ce que son champion apparaisse, porté en triomphe par les ouvriers jusqu'au portail n° 2 pour recevoir l'hommage qui lui est dû.

Tous les présents mesurent le caractère historique du moment. Mais, au-delà du soulagement de la fin d'une épreuve et de l'euphorie de la victoire, combien réalisent qu'un compte à rebours est déclenché ? Celui d'un régime communiste dépassé par un

phénomène politique et social qu'il n'a su enrayer ni écraser. Et qui, forcé d'accepter un armistice aux termes dictés par l'"adversaire idéologique", est entraîné dans une logique de partage du pouvoir, sur un terrain où il est vulnérable. Car personne ne s'y trompe, l'enjeu est de nature politique : les tergiversations des dirigeants communistes devant le principe même des syndicats libres, les garde-fous dont celui-ci est assorti le démontrent amplement. Certes, leur domaine est circonscrit à la défense des intérêts économiques des salariés. Mais depuis leur conception par un petit groupe d'opposants réunis dans le KOR jusqu'aux circonstances de leur naissance - une grève politique suivie d'une négociation politique avec un émissaire du pouvoir politique - la création des syndicats relève d'une démarche purement politique. Car dans un régime totalitaire, l'idée même de syndicat libre porte bien au-delà du classique syndicat des démocraties à l'occidentale, qui opère dans un milieu où la fonction de représentation est assurée par les élections et les partis politiques. Dans la confusion et l'euphorie des premiers moments, ce qui s'investit dans l'aventure du syndicalisme libre, c'est par-dessus tout l'aspiration à une représentation authentique. Celle-ci étant évidemment exclue dans ce que l'on appelle pudiquement la "situation géopolitique" de la Pologne, c'est par le "détour syndical" que sont forgées les institutions de la représentation démocratique.

Pour le pouvoir communiste, cette perspective, qui porte en elle l'apparition d'un centre de pouvoir concurrent, est un danger mortel. Que s'est-il passé, au sein du petit groupe d'hommes qui se partagent le pouvoir, pour qu'on en arrive là? Gierek a voulu y voir une manoeuvre d'éviction dirigée contre sa personne, qui aurait ensuite échappé au contrôle des apprentis-sorciers. Il est certes plausible qu'un appareil rendu amer par l'état de déliquescence vers lequel le Premier Secrétaire du Parti avait laissé dériver le pays ait voulu délibérément l'affaiblir. Mais la thèse du "complot", avancée par Gierek, n'est pas étayée. Car comment expliquer que les "conjurés" présumés, Kania et Jaruzelski, soient, comme si de rien n'était, partis en vacances, l'un en Bulgarie, l'autre dans le Caucase? En revanche, une fois lancé le mouvement de grève générale à Gdansk, suivi par le reste du pays, la lutte pour le pouvoir revêt une autre dimension. Les jours de Gierek sont comptés. L'alternative est désormais entre l'usage de la force, avec probablement alors, compte tenu de l'état de mobilisation où se trouve le pays, la nécessité de l'"aide fraternelle", et le compromis. L'équipe qui se prépare à la succession et qui a tranché en faveur du compromis n'est sans doute pas moins consciente que les avocats de la manière forte de la menace qui pèse sur la survie du régime. Mais elle a décidé d'abandonner la part du feu. Et entend bien, une fois installée au pouvoir, vider de leur substance, par "grignotage", les concessions imposées, dans un moment de faiblesse, par l'"ennemi de classe", la Kontra dont parlait Brejnev. Celui-ci a compris : c'est bien une révolution qui vient d'avoir lieu en Pologne et elle n'a pas eu lieu par hasard. Sans doute était-elle restée, selon l'excellente formule

de Jadwiga Staniszkis, "auto-limitée" - et ce fut là une des clefs de son succès - mais si les instruments du pouvoir restent dans les mains du Parti, l'illégitimité de celui-ci est, pour la première fois, établie par la légitimité alternative qui s'investit dans les comités de grève.

Exemplaire par la discipline et le calme, la grève de Gdansk a également projeté sur le devant de la scène un personnage étonnant, à la fois banal et extraordinaire, totalement inconnu jusque-là en Pologne, Lech Walesa. Père de famille nombreuse, catholique avec ostentation, incarnation de cette identité ouvrière si proche encore du monde rural, il ressemble à ceux qu'il représente, partage leur langage, leur bon sens paysan, leur mode de vie et leurs tracas quotidiens. Trop jeune pour vibrer au diapason de Gomulka en octobre 1956, il appartient à la génération suivante, désabusée par les événements de décembre 1970 et les "succès" du socialisme. Maniant avec un débit rapide une langue simple et colorée, des phrases courtes qui tranchent sur la "langue de bois" officielle, il développe un inépuisable talent d'improvisation, dont il se sert, écrit l'un de ses admirateurs, l'écrivain Badkowski, comme d'un "bouclier offensif pour dissimuler ses insuffisances" (222). Et il l'assortit d'un humour volontiers gouailleur qui met les rieurs de son côté. Même lorsqu'il n'y avait dans ses propos rien de particulier, poursuit Badkowski, rien "que des mots d'ordre et des phrases galvaudées (...) des tournures construites pour plaire, quelquefois dans un style d'artiste de cabaret, les gens buvaient chaque mot, chaque geste et répondaient par la joie, l'enthousiasme, le ravissement" (223).

Mais, derrière le bateleur qui gesticule à la tribune, l'épreuve de 18 jours de grève, dans la tension nerveuse et la fatigue accumulées, au gré des états d'âme, révèle un meneur d'hommes pugnace, un capitaine à la volonté trempée, doué d'un sens inné de la tactique. Car il en fallait, de la volonté et de l'habileté tactique pour ne pas se laisser dépasser par un mouvement qui prenait une ampleur imprévue. Walesa comprend vite et apprend vite. "Il n'a pas l'esprit d'organisation ni même la conscience du besoin d'une organisation ordonnée et efficace. C'est un improvisateur content de soi", écrit Badkowski, qui ajoute, "il est sûr de lui et suffisant" (224).

Sa force, Walesa la tire cependant avant tout de sa relation avec la foule. Il en sent d'instinct l'humeur, qu'il sait épouser dans l'instant pour l'apaiser ou contenir sa colère, qu'il sait retourner à son profit d'une boutade, d'un clin d'oeil ou encore en entonnant le chant magique qu'est l'hymne national. L'expression qui revient le plus souvent sous la plume de ceux qui l'ont observé dans l'action est celle de "tribun populaire" : un tribun populaire victorieux, une "sorte de Danton qui n'aurait pas perdu", dit de lui Krzysztof Wyszkowski. Mais, par son sens de l'équilibre et son réalisme politique, dans une période de romantisme où tous les repères s'estompent, Walesa a acquis une stature d'homme politique que ne sauraient mettre en doute ni son

manque d'instruction ni sa désinvolture envers les procédures démocratiques. Avec la fin de la grève à Gdansk et Szczecin, il ne reste plus qu'un seul foyer de conflit important, celui de Haute Silésie, où quelque 250 000 mineurs et ouvriers d'usine attendent que soient satisfaites leurs revendications spécifiques : l'abandon du travail en quatre équipes dans les mines, qui permet une exploitation en continu des gisements, et la semaine de 5 jours. Là aussi, le pouvoir cède et un troisième accord est signé le 3 septembre, à Jastrzebie, entre le MKS présidé par Jaroslaw Sienkiewicz et la commission gouvernementale conduite par un vice-premier ministre, Kopec.

A Varsovie, la lutte pour la succession qui se poursuit dans les coulisses entre dans sa phase finale. Isolé, privé de tout appui, Gierek est condamné. Mais soit par lâcheté soit par un vieux réflexe de Parti, la mise à mort est précédée d'un simulacre de spontanéité de la base. Une campagne de pressions psychologiques est organisée par le comité de Parti pour Varsovie, sous la forme de résolutions de cellules demandant son départ (225). Babiuch ayant été écarté, seuls restent en lice, pour sa succession, Kania et Olszowski. Mais, à la différence de ce dernier, Kania dispose d'une machine politique patiemment assemblée depuis des mois et a été adoubé, lors de sa rencontre secrète avec Andropov en Biélorussie par la direction soviétique.

Le 5 septembre à l'aube, Gierek, qui a passé la nuit à rédiger le discours qu'il doit prononcer le jour même au Sejm, est pris d'un malaise. Les médecins appelés à son chevet diagnostiquent une attaque cardiaque et prescrivent l'hospitalisation immédiate. Le Bureau Politique, réuni à la hâte, convoque pour le soir même un plenum du Comité Central. Au même moment le Sejm est le théâtre d'un débat orageux - et nullement fortuit - sur les échecs de l'ère Gierek. Vers 23 heures s'ouvre la session plénière du Comité Central, la sixième depuis le dernier Congrès. Une page est tournée.


REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES DE LA CINQUIEME PARTIE


  1. W. JARUZELSKI, Les chaînes..., op. cit. p 186 .

  2. J. NOWAK, Polska..., op. cit. p.275.

  3. E. GIEREK, Przerwana..., op. cit. p.19 .

  4. J. NOWAK, Polska..., op. cit. p.277.

  5. Ewa WACOWSKA, Poznan 1956 - Grudzien 1970, Editions Instytut Literacki, Paris, 1971, p.95.

  6. Jacek KURON, La Pologne comme jamais vue à l'Ouest, film de Marcel LOZYNSKI, La Sept, Paris, 1989, 3ème partie.

  7. Z. KORYBUTOWICZ, op. cit. p.121. 8. Ibid., p.123.

  1. E. GIEREK, Przerwana..., op. cit. p.62.

  2. Z. KORYBUTOWICZ, op. cit. p.126-127.

  3. A. ALBERT, Najnowsza..., op. cit. p. 945.

  4. Grudzien..., op. cit. p.106.

  5. Gomulka..., op. cit. p.237. 14. Ibid., p.194.

  1. Nowe Drogi, numéro spécial, 1971, p.31.

  2. P. JAROSZEWICZ, op. cit. p 171 .

  3. E. GIEREK, Przerwana..., op. cit. p.58 .

  4. A. ALBERT, Najnowsza..., op. cit. p.948.

  5. E. GIEREK, Przerwana..., op. cit. p.70 .

20. Ibid., p.81.

  1. M. LOZYNSKI, film cit. partie III.

  2. E. GIEREK, Przerwana..., op. cit. p.81 .

  3. Marie-Claude MAUREL, Les Paysans Contre l'Etat, L'Harmattan, Paris, 1989, p.160.

  4. E. GIEREK, Przerwana..., op. cit. p.68 .

  5. M.-C. MAUREL, op. cit. p.178.

  6. Boguslaw GALESKI, 40 lat polityki rolnej PRL, in 40 lat wladzy kommunistycznej w Polsce, Polonia, Londres, 1986, p.92.

  7. A. ALBERT, Najnowsza..., op. cit. p.958, et M.-C. MAUREL, op. cit. p.167. 28. Ibid., p.170.

  1. A. ALBERT, Najnowsza..., op. cit. p.959.

  2. Jola PSI, 40 lat gospodarki PRL, in 40 lat..., op. cit. p.54.

  3. E. GIEREK, Przerwana..., op. cit. p.74 .

  4. O. HALECKI, op. cit. p.379.

  5. A. ALBERT, Najnowsza..., op. cit. p.959.

  6. B. GALESKI, op. cit p.90.

  7. Stefan JEDRYCHOWSKI, Zadluzenia Polski w krajach kapitalistycznych, Varsovie, 1982, p.11-13.

  8. O. HALECKI, op. cit. p.388. 37. Poznan..., op. cit. p.135-136.

  1. Ibid.

  2. P. MICHEL, L'Eglise..., op. cit. p.119.

  3. M. TARNIEWSKI, Plonie..., op. cit. p.112.

  4. A. ALBERT, Najnowsza..., op. cit. p.979.

  5. M. TARNIEWSKI, Plonie..., op. cit. p.94-95.

  6. M.K. DZIEWANOWSKI, The communist..., op. cit. p.318.

  7. J.J. LIPSKI, La Pologne..., film cit. partie III.

  8. W. GORA, Polska..., op. cit. p. 503.

  9. Stefan KISIELEWSKI, Abecadlo Kisiela, Editions Oficyna Wydawnicza, Varsovie, 1990, p.38.

  10. M. TARNIEWSKI, Plonie..., op. cit. p.97.

  11. Thomas LOWIT, Revue Française de Sociologie, Paris,1979.

  12. E. GIEREK, Przerwana..., op. cit. p.103 .

  13. Jakub KARPINSKI, Portrety..., op. cit. p.188.

  14. Zbigniew BLAZYNSKI, Towarzysze zeznaja ; z tajnych archiwow Komitetu Centralnego, Editions Polska Fundacja Kulturalna, Londres, 1987, p.84.

52. Ibid., p.90.

53. E. GIEREK, Przerwana..., op. cit. p.70 .

54. Ibid., p.33.

  1. Edward GIEREK, Replika, entretiens avec Janusz ROLICKI, Editions Polska Oficyna Wydawnicza BGW, Varsovie, 1990, p.35 .

  2. A. ALBERT, Najnowsza..., op. cit. p.967 .

  3. J. NOWAK, Polska..., op. cit. p.308-325.

  4. Z. BLAZYNSKI, op. cit. p.86-88 et correspondance d'E. BAHR avec l'auteur.

  5. E. GIEREK, Replika..., op. cit. p.52.

  6. E. GIEREK, Przerwana..., op. cit. p.89 .

  7. P. JAROSZEWICZ, op.cit. p.179.

  8. E. GIEREK, Przerwana..., op. cit. p.93 . 63. Ibid., p.103.

64. Ibid., p.94.

65. Ibid., p.93.

  1. M. TARNIEWSKI, Plonie..., op. cit. p.103.

  2. W. JARUZELSKI, Les chaînes... op.cité p.219 .

  3. Jan Jozef LIPSKI, KOR, Aneks, Londres; 1983, p.27.

  4. J. KURON, La Pologne..., film cit. partie III.

  5. A. ALBERT, Najnowsza..., op. cit. p.990 .

  6. M. TARNIEWSKI, Plonie..., op. cit. p.147. 72. Ibid., p.170.

73. E. GIEREK, Przerwana..., op. cit. p.104 . 74. Ibid., p.168-169.

  1. J. KARPINSKI, Portrety..., op. cit. p.205.

  2. A. ALBERT, Najnowsza..., op. cit. p.993 . 77. Ibid., p.970.

78. Z. BLAZYNSKI, Towarzysze..., op. cit. p.132-133. 79. Ibid., p.171.

  1. Ibid.(audition de Szydlak), p.177.

  2. Ibid.(audition de Szydlak), p.84.

  3. Raport I o bilansie platniczym (sytuacja w 1975 r.), janvier 1976, in Raporty dla Edwarda Gierka, Editions Panstwowe Wydawnicto Ekonomiczne, Varsovie 1988, p.175.

  4. W. JARUZELSKI, Les chaînes..., op. cit. p.213.

  5. O. HALECKI, op. cit. p.388.

  6. A. ALBERT, Najnowsza..., op. cit. p.961 .

  7. Rapport Zjawisko alkoholizmu w Polsce - Kierunki zapobiegania, mars 1978, in raporty.., op. cit. p.72-75.

  8. Z. BLAZYNSKI, Towarzysze..., op. cit. p.133. 88. Ibid., p.135.

  1. E. GIEREK, Przerwana..., op. cit. p.106.

  2. Ibid.

91. Ibid., p.109.

  1. Z. BLAZYNSKI, Towarzysze..., op. cit. p.123.

  2. E. GIEREK, Przerwana..., op. cit. p.107.

  3. Jan Jozef LIPSKI, op. cit. p.38.

  4. Z. BLAZYNSKI, Towarzysze..., op. cit. p.174. 96. 40 lat..., op. cit. p.232.

  1. E. GIEREK, Przerwana..., op. cit. p.108.

  2. Ibid.

99. Ibid., p.109.

  1. Z. BLAZYNSKI, Towarzysze..., op. cit. p.174.

  2. J.J. LIPSKI, op. cit. p.39.

  3. Ibid.

  4. J.J. LIPSKI, in film cit. partie III.

  5. J.J. LIPSKI, op. cit. p.393.

  6. A. ALBERT, Najnowsza..., op. cit. p.1004 .

  7. J.J. LIPSKI, op. cit. p.102. 107. Ibid., p.102-103.

  1. A. ALBERT, Najnowsza..., op. cit. p.1023 .

  2. J.J. LIPSKI, op. cit. p.116.

  3. Ibid., op. cit. p.127.

  4. Z. BLAZYNSKI, Towarzysze..., op. cit. p.121-122.

  5. J.J. LIPSKI, in film cit. partie III.

  6. Z. BLAZYNSKI, Towarzysze .., op. cit. p.42.

114. Ibid., p.71.

  1. A. ALBERT, Najnowsza..., op. cit. p.1030 .

  2. Z. BLAZYNSKI, Towarzysze..., op. cit. p.115. 117. Ibid., p.126-127.

  1. P. JAROSZEWICZ, op.cit. p.23.

  2. J.J. LIPSKI, op. cit. p.187.

  3. Ibid.

  4. E. GIEREK, Przerwana..., op. cit. p.148 .

  5. Grazyna POMIAN, Polska Solidarnosci, Editions Instytut Literacki, Paris, 1982, pp.59 et 62.

  6. Lech WALESA, Un chemin d'espoir, Fayard, Paris, 1987, p.126.

  7. M.-C. MAUREL, op. cit. p.165 et K. WYSZKOWSKI in Grzegorz NAWROCKI, Polak z Polakiem, Editions Slowo, Varsovie, 1990, p.28.

  8. Kazimierz BRANDYS, Carnets de Varsovie, 1978-1980, Gallimard, Paris, 1985, p.88-89.

  9. E. GIEREK, Przerwana..., op. cit. p.135 .

  10. A. ALBERT, Najnowsza..., op. cit. p.1032 .

  11. Patrick MICHEL, La société retrouvée, Fayard, Paris, 1988, p.185.

  12. K. BRANDYS, op. cit. p.58.

  13. Gr. POMIAN, op. cit. p.62.

  14. J.J. LIPSKI, op. cit. p.280-283.

  15. E. GIEREK, Pzerwana..., op. cit. p.135 .

133. Ibid., p.136.

  1. K. BRANDYS, op. cit. p.105.

  2. M. LOZYNSKI, film cit. IV partie.

  3. E. GIEREK, Pzerwana..., op. cit. p.138 .

137. Ibid., p.137.

  1. K. BRANDYS, op. cit. p.110.

  2. A. ALBERT, Najnowsza..., op. cit. p.1038 .

  3. Timothy GARTON-ASH, The Polish Revolution, Editions Coronet, Londres, 1985, p.30.

  4. P. MICHEL, La société..., op. cit. p.184.

  5. K. BRANDYS, op. cit. p.105.

  6. P. MICHEL, La société..., op. cit. p.184 .

  7. J.J. LIPSKI, op. cit. p.287.

  8. E. GIEREK, Pzerwana..., op. cit. p.140 .

146. Ibid., p.143.

  1. A. ALBERT, Najnowsza..., op. cit. p.1047 .

  2. T. GARTON-ASH, op. cit. p.31.

  3. E. GIEREK, Pzerwana..., op. cit. p.140 .

  4. P. JAROSZEWICZ, op. cit. p.248.

151. Ibid., p.250.

  1. E. GIEREK, Pzerwana..., op. cit. p.146 .

  2. J.J. LIPSKI, op. cit. p.338.

  3. Ibid.

  4. Tajne dokumenty Biura Politycznego. PZPR a "Solidarnosc", Editions Aneks, Londres, 1992, pp. 19-23.

  5. E. GIEREK, Pzerwana..., op. cit. p.153 .

157. Ibid., p.158.

158. Ibid., p.157.

  1. E. GIEREK, Replika..., op. cit. p.92 .

  2. T. GARTON-ASH, op. cit. p.34 .

  3. E. GIEREK, Pzerwana..., op. cit. p.160 .

  4. G. NAWROCKI, op. cit. p.77.

  5. Lech WALESA, Un chemin..., op. cit. p.185.

164. Ibid., p.186.

165. Ibid., p.99 .

166. G. NAWROCKI, op. cit. p.30-31. 167. Ibid., p.49-50.

  1. Zapis rokowan gdanskich, sierpien 1980, Editions Spotkania, Paris, 1986, et Gdansk; Sierpien 80, Editions Oficyna Wydawnicza AIDA, Gdansk, 1990.

  2. Tajne..., op. cit. p.24 .

  3. E. GIEREK, Pzerwana..., op. cit. p.161.

  4. G. NAWROCKI, op. cit. p.75.

  5. T. GARTON-ASH, op. cit. p.41.

  6. L. WALESA, Un chemin..., op. cit. p.222.

  7. Ibid.

  8. J.J. LIPSKI, op. cit. p.359.

  9. G. NAWROCKI, op. cit. p.74.

  10. T. GARTON-ASH, op. cit. p.45 .

  11. L. WALESA, Un chemin..., op. cit. p.242.

179. Ibid., p.233.

  1. T. GARTON-ASH, op. cit. p.46 .

  2. E. GIEREK, Pzerwana..., op. cit. p.162.

182. Ibid., p.166.

  1. lettre d'E. GIEREK au Premier Secrétaire du C.C. du PZPR, W. JARUZELSKI, 12 décembre 1982, in Gomulka..., op. cit. p. 252.

  1. Gdansk..., op. cit. p.189.

  2. Jadwiga STANISZKIS, Pologne ; La révolution autolimitée, Presses Universitaires de France, Paris, 1982, p.59.

  3. T. GARTON-ASH, op. cit. p.59.

  4. L. WALESA, Un chemin..., op. cit. p.247.

  5. Gdansk..., op. cit. p.237 .

  6. L. WALESA, Un chemin..., op. cit. p.249.

  7. Ibid.

  8. T. GARTON-ASH, op. cit. p.53.

  9. E. GIEREK, Pzerwana..., op. cit. p.167.

  10. Ibid.

194. Ibid., p.168-169.

  1. T. GARTON-ASH, op. cit. p.52.

  2. J. STANISZKIS, op. cit. p.62 .

  3. L. WALESA, Un chemin..., op. cit. p.238.

  4. G. NAWROCKI, op. cit. p.93.

  5. Tajne..., op. cit. p.69.

200. Tajne..., op. cit. pp.79-80.

  1. Tajne..., op. cit. pp.72 à 77.

  2. W. JARUZELSKI, Les chaînes..., p.227.

  3. J. STANISZKIS, op. cit. p.65 .

  4. Jean-François MARTOS, La contre-révolution polonaise, par ceux qui l'ont faite, Editions Champ Libre, Paris, 1983, p.93.

  5. J. STANISZKIS, op. cit. p.67 .

206. Ibid., p.64.

  1. Tajne..., op. cit. p.78 .

  2. Ibid.

  3. Rapport de Kania au Vème Plenum du Comité Central, Tajne..., op. cit. p.612.

210. Tajne..., op. cit. pp.88-89.

211. Ibid., p.87.

  1. E. GIEREK, Pzerwana..., op. cit. p.173.

  2. Gdansk..., op. cit. p.385 .

  3. J. STANISZKIS, op. cit. p.67 .

  4. Gdansk..., op. cit. p.391 .

216. Ibid., p.395 .

217. J. STANISZKIS, op. cit. p.68 . 218. Gdansk..., op. cit. p.401-402 .

  1. J. STANISZKIS, in J.F. MARTOS, op. cit. p.92 .

  2. J. STANISZKIS, op. cit. p.58 .

  3. G. NAWROCKI, op. cit. p.89.

  4. Lech BADKOWSKI, Czlowiek z czego?, in Lech Walesa, ouvrage collectif, Editions Wydawnicto Morskie, Gdansk, 1990, p.109 .

223. Ibid., p.111.

  1. Ibid.

  2. E. GIEREK, Pzerwana..., op. cit. p.178.