La Pologne et la Hongrie, démocraties partisanes

Questions Internationales, n° 113-114, mai-août 2022 (sommaire)

Pierre Buhler


Les conditions de la sortie du communisme en Europe centrale y ont fait le lit du populisme et de projets politiques dont les entrepreneurs estiment que l’État de droit ne leur permet pas de les mener à bien. Légitimés par l’onction du suffrage universel, les partis portés au pouvoir en Pologne et en Hongrie s’en affranchissent sans états d’âme, notamment en asservissant le pouvoir judiciaire. La Commission européenne s’est engagée à ne pas laisser sans réponse cet assaut contre l’ordre juridique européen, clef de voûte de l’édifice lui-même. Elle a, ainsi que les États, la responsabilité historique de le préserver, dans un contexte de délitement de la règle de droit, dans le monde et en Europe.

On avait découvert leurs noms durant les années 1980. Vaclav Havel, le dramaturge tchécoslovaque, Lech Walesa, l’ouvrier polonais, et son compatriote l’historien Bronislaw Geremek, Viktor Orbán, le jeune tribun hongrois... Ils étaient la coqueluche de l'Ouest, ces « dissidents » qui avaient eu le courage de secouer le joug communiste. On se comprenait, ils nous ressemblaient, pensaient dans les mêmes catégories, avec le même lexique, la même grammaire du politique. Au pouvoir ou, parfois, dans l’opposition, ils étaient les visages avenants de cette Europe post-communiste impatiente de rejoindre les institutions de l’Ouest, l’Alliance atlantique pour la sécurité, l’Union européenne pour la prospérité.

Le chaos du post-communisme

Ce qui avait été moins anticipé, c'est que ces sociétés, qui s’étaient débarrassées d’un demi-siècle de communisme, allaient se retrouver plongées dans une transformation chaotique, amenées du jour au lendemain à marche forcée vers une économie libérale. Et que des élections libres allaient, dans plusieurs pays, permettre aux anciennes élites communistes, plus ou moins reconverties, ou à leurs héritiers, de reprendre les commandes de l’État et de « monétiser » leurs connexions dans les affaires, permettant des enrichissements rapides. Même si le phénomène des oligarques n'a pas eu, de loin, la même ampleur que dans l'ex-Union soviétique, les cicatrices laissées par ces excès ont aussi contribué à faire le lit du populisme.

Les politologues bulgare Ivan Krastev et américain Stephen Holmes ont identifié, dans un concept étudié par le philosophe René Girard, celui du mimétisme, la cause première de ce retour de bâton, l'imitation du modèle libéral comme seule option possible, vécue comme la substitution d'une orthodoxie libérale à l'orthodoxie communiste défunte [1]. Cette démarche a nourri le sentiment d'humiliation devant une forme de vassalisation morale et intellectuelle et a suscité l'apparition, dans les profondeurs de ces pays plus, il est vrai, que dans les grandes villes, d'un électorat réfractaire et d'une contre-élite rejetant ce mimétisme et les valeurs occidentales qu’il charriait.

C'est dans ce chaos que se forme, en Pologne, à partir de 2000, le parti Droit et Justice (Prawo i Sprawiedliwość, PiS), sur un discours de défense de la loi et de l'ordre, de lutte contre la corruption ainsi que de promotion des valeurs conservatrices. Dirigé par les frères jumeaux Lech et Jaroslaw Kaczyński, le parti parvient, en 2005, au pouvoir, qu'il exerce avec des méthodes musclées –épuration des anciennes élites, également appelée « lustration » – souvent à la limite de la légalité. Mais la coalition qu'il a formée finit par exploser deux ans plus tard.

Ce renvoi dans l’opposition est l’occasion, à partir de 2007, de mûrir et de consolider cette similarité, discernée par le sociologue polonais Aleksander Smolar, « avec les utopies catholiques anachroniques et réactionnaires des années 1930, de Salazar (Portugal), Franco (Espagne), Dollfuss (Autriche), Pétain (France) – non pas dans leur dimension de dictature ou de collaboration, mais dans celles d’une rébellion contre la modernité, contre l’héritage des Lumières et de la Révolution française ».

L’échappée hongroise

C’est avec un programme et un discours pas très éloignés de cette caractérisation que Viktor Orbán reconquiert, en 2010, le pouvoir, qu’il avait dû céder en 2002. L’ampleur de la victoire confère à son parti, le Fidesz (Union civique hongroise), qui a remporté plus des deux tiers des sièges à l’Assemblée nationale, une majorité suffisante pour amender la Constitution – dont les règles l’ont contrarié lors de son précédent mandat de Premier ministre (1998-2002). Viktor Orbán entreprend de conduire la « révolution » qui n’a pas eu lieu pendant la transition. Mais surtout, il entend se libérer de cet État de droit qu’il considère comme une entrave à l’exercice du pouvoir que lui a confié, par le suffrage universel, le peuple souverain.

Il fait ainsi main basse sur les médias publics et sur l’appareil judiciaire, fait voter une loi restreignant la liberté de la presse et une réforme de la Cour constitutionnelle visant à rogner ses ailes et à l’asservir au pouvoir exécutif. Pour couronner le tout, une réforme de la Constitution y introduit une référence aux racines chrétiennes de la Hongrie, proscrit le mariage homosexuel, garantit la protection de la vie dès la conception et altère profondément l’équilibre des pouvoirs, ainsi que le relève, dans un avis très critique, la Commission européenne pour la démocratie par le droit, dite « Commission de Venise », une formation consultative, très respectée, du Conseil de l’Europe. Pour autant, le corps électoral sanctionne cette ligne en redonnant au Fidesz, en 2014, une majorité de plus des deux tiers des sièges.

« Bientôt, ce sera Budapest à Varsovie »

Le slogan est brandi à l’envi par le président du PiS, Jaroslaw Kaczyński, à l’approche des échéances électorales de 2015. Le parti les remporte, sans toutefois atteindre la majorité de deux tiers nécessaires pour amender la constitution de 1997. Le chef du PiS, que l’« impossibilisme légal » avait contrarié lorsqu’il avait dirigé le gouvernement (2006-2007) emboîte néanmoins le pas au dirigeant hongrois. La mainmise sur les médias publics est très rapide, la mise au pas de l’appareil judiciaire plus progressive, mais conduite avec persévérance, voire acharnement.

Sommet de la pyramide de l’État de droit, le Tribunal constitutionnel, qui avait jugé inconstitutionnelles nombre de lois votées par la Diète polonaise à l’époque où le PiS gouvernait, est le premier dans la ligne de mire du nouveau pouvoir. Celui-ci ignore d’abord ses arrêts, puis lui impose des règles de procédure destinées à le paralyser pour finalement changer sa composition, en récusant des juges nommés par la majorité précédente puis en plaçant ses fidèles au fil des départs. Au bout d’un an, le Tribunal est aux mains du pouvoir exécutif.

Les autres rouages du système judiciaire sont également placés sous contrôle : la Diète désigne les membres du Conseil national de la magistrature, la Cour suprême se voit dotée d’une chambre disciplinaire, véritable « tribunal » conçu pour sanctionner les magistrats réfractaires aux injonctions du pouvoir, l’âge de la retraite des juges est arbitrairement abaissé – avec un droit discrétionnaire de l’exécutif d’y déroger… –, une loi dite « muselière » interdit notamment aux juges polonais d’adresser des questions préjudicielles au juge de l’Union européenne.

Les libertés prises par le Premier ministre hongrois avec l’État de droit n’ont pas seulement perturbé la Commission de Venise, elles ont également ému la Commission européenne ainsi que l’administration Obama et le Congrès américain. La commissaire européenne à la justice, aux droits fondamentaux et à la citoyenneté, Viviane Reding, a ainsi interpellé Budapest dès 2011 sur la réforme constitutionnelle.

Le Parlement européen a lui aussi condamné ces dérives, mais l’appartenance du Fidesz au Parti populaire européen (PPE), conjuguée à l’habileté politique de Viktor Orbán, permettra à ce dernier d’éviter d’être mis en cause devant le Conseil au titre de l’article 7 du traité sur l’Union européenne. Ce dispositif, qui peut être déclenché en cas de « risque clair de violation grave » des valeurs de l’UE par un État membre, permet de priver celui-ci de ses droits de vote au Conseil de l’Union européenne. Assuré de la mansuétude du parti de la chancelière Merkel, l’Union chrétienne-démocrate d'Allemagne (CDU), qui dirige de facto le PPE, le chef du gouvernement hongrois peut sans coup férir poursuivre son projet politique en faisant adopter quelque 600 lois et six révisions constitutionnelles. Dans un discours prononcé en juillet 2014, il s’était même fait fort de « bâtir un nouvel État illibéral » au sein de l’Union européenne.

Lorsque le PiS entreprend, dès son arrivée aux affaires, fin 2015, de mettre en œuvre son slogan de campagne – « Budapest à Varsovie » –, la Commission européenne actionne pour la première fois le « cadre pour l’État de droit », une procédure mise en place en 2014 pour amener à résipiscence un État aux agissements répréhensibles sans immédiatement déclencher la procédure de l’article 7. Mais le « dialogue structuré » avec Varsovie qu’ouvre à ce titre Frans Timmermans, vice-président de la Commission, se révèle vite être une impasse. Les « recommandations » successives adressées à Varsovie restent sans effet, le pouvoir polonais sachant parfaitement que le dispositif de l’article 7 requiert l’unanimité pour suspendre de ses droits un État membre, ce que Viktor Orbán a d’entrée de jeu exclu.

« Voler des chevaux… à l’écurie de l’Union européenne »

Un dialogue entre celui-ci et le chef du PiS lors d’une réunion publique tenue dans le sud de la Pologne en septembre 2016 décrit bien l’esprit de la relation. « Un ami, pour nous, c'est celui avec qui on peut aller voler des chevaux », plaisante Viktor Orbán, « les Hongrois iront volontiers voler des chevaux avec les Polonais… ». Ce à quoi J. Kaczyński répond : « Nous pouvons aller voler des chevaux, nous savons où se trouve l'écurie, avec un panneau “Union européenne” » [2]. Plus sérieusement, les deux dirigeants appellent ensemble à une « contre-révolution culturelle » au sein de l’Union européenne, remède à la crise dont le référendum sur le Brexit, quelques mois plus tôt, avait été le symptôme.

L’ingérence dans le système judiciaire

En deux ans, le pouvoir polonais aura fait voter treize lois ayant des incidences sur l'ensemble des organismes du système judiciaire polonais, des lois qui ont toutes, note la Commission européenne, « pour caractéristique commune de permettre systématiquement au pouvoir exécutif ou au pouvoir législatif de s'ingérer dans leur composition, leurs compétences, leur gestion et leur fonctionnement »[3] Devant l’impasse persistante, la Commission se retourne vers les instruments qui restent à sa disposition pour tenter de faire revenir les deux États au respect des règles européennes ; la procédure d’infraction et un régime de conditionnalité pour la libération des fonds communautaires.

Des procédures d’infraction avaient été lancées dès 2017, que le gouvernement polonais avait ignorées, amenant la Commission à saisir la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Les arrêts tombent à partir de 2019 : les magistrats de Luxembourg condamnent la Pologne pour l’abaissement arbitraire de l’âge de la retraite des juges, puis pour la « loi muselière » et enfin, en juillet 2021, pour la chambre disciplinaire de la Cour suprême, dont la suspension immédiate est demandée. Persistant dans le déni, Varsovie ne donne pas suite. La Commission demande alors des sanctions à la Cour, qui prononce une astreinte journalière d’un million d’euros – dont l’État polonais ne s’acquittera pas, à en croire les déclarations de plusieurs hauts responsables du gouvernement.

Les armes financières de la Commission européenne

L’autre outil dont dispose la Commission est le « régime général de conditionnalité pour la protection du budget de l’Union », qui permet de réduire ou de suspendre le versement de fonds européens aux États membres lorsque les atteintes à l’État de droit n’y garantissent plus leur bonne utilisation. Ce régime, élaboré à l’automne 2020 à l’occasion de cette crise, n’a pu être avalisé par les Vingt-Sept qu’à la condition, négociée sous la présidence allemande par la chancelière Angela Merkel, que la Hongrie et la Pologne, qui menaçaient de bloquer l’adoption du budget pluriannuel de l’Union européenne, puissent en contester la légalité devant la CJUE. Celle-ci a rendu à la mi-février 2022 une décision sans appel, qui confirme la légalité du dispositif. Les fonds restent, à ce stade, retenus.

Tout aussi imperméable aux remontrances de Bruxelles, Viktor Orbán ignore tant les avertissements du Parlement européen, qui demande, dans des résolutions adoptées en 2017 puis à nouveau en 2018, la mise en œuvre de la procédure prévue par l’article 7 du traité sur l’Union européenne, que les injonctions de la Commission et de la CJUE pour le dissuader, en 2018, de s’en prendre à l’Université d’Europe centrale, fondée en 1991 par le milliardaire américain d’origine hongroise George Soros à Budapest.

Pour autant, la Hongrie n’échappe pas à une sanction du système de corruption qui s’est développé dans le pays, et se voit infliger, en 2019, par la Commission une amende de 1,5 milliard d’euros, soit près de 2 % d’une année de PIB **l’amende a-t-elle été payée ?**. Sur le plan politique, la roue tourne et, suspendu depuis 2019 du PPE, le Fidesz a dû quitter en mars 2021 cette formation pour devancer une mesure d’exclusion pendante.

Une attaque directe contre l’ordre juridique européen

Une nouvelle étape est franchie lorsque, à l’été 2021, le Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki saisit le Tribunal constitutionnel de la hiérarchie des normes entre droit européen et droit national polonais. La réponse vient en octobre, sous la forme d’une décision qui juge deux articles du TUE – 1 et 19 – contraires à la Constitution polonaise, au motif qu’ils permettent un contrôle de l’indépendance du système judiciaire polonais. Une conséquence pratique en est que celui-ci est tenu d’ignorer la jurisprudence de la CJUE sur la réforme de la justice polonaise, avec un risque de dualité du système entre des magistrats proches du pouvoir et ceux déterminés à appliquer la jurisprudence européenne.

La réplique de la Commission européenne

C’est dans ce contexte tendu que la Commission a été amenée à faire valoir ses responsabilités et ses prérogatives de gardienne des traités, sous la forme d’une ferme mise au point, devant le Parlement européen, le 19 octobre 2021, de la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, sur « l'indépendance de la justice, qui est un pilier fondamental de l'État de droit ». « Le paroxysme a été atteint », a-t-elle averti, « cette décision remet en cause les fondements de l'Union européenne. C'est une attaque directe contre l'unité de l'ordre juridique européen (qui) seul permet l'égalité des droits, la sécurité juridique, la confiance mutuelle entre les États membres et, par conséquent, des politiques communes. C'est la toute première fois que le tribunal d'un État membre estime que les traités de l'Union sont incompatibles avec la constitution nationale. Cela a de graves conséquences pour le peuple polonais (qui) attend de l’Union qu’elle défende ses droits ». Avant de conclure : « La Commission est la gardienne du traité. Il est du devoir de ma Commission de protéger les droits des citoyens européens, où qu'ils vivent dans notre Union. L'État de droit est le ciment qui assure la cohésion de notre Union. (...) nous ne permettrons pas que nos valeurs communes soient mises en danger. La Commission va agir ».

La primauté du droit européen au défi

La fermeté de ce langage au sein d’un ensemble européen où les éclats de voix sont rares et les conversations feutrées donne la mesure du défi. La démarche politique polonaise s’analyse en effet en un assaut contre l’ordre juridique européen et les traités qui le fondent. Si cette question de la hiérarchie des normes entre droit européen et droit national a pu être une source de tensions, elle a toujours été tranchée.

La voie par défaut, la plus consensuelle et banale, a été celle de la primauté du droit européen, un principe intégré dans les cultures juridiques des États membres, au prix d’un dialogue entre juges nationaux et européens. À chaque fois que la question a été ouverte, elle a été refermée sans changement, comme ce fut le cas lors de la négociation du traité de Lisbonne, par une déclaration annexée à celui-ci, que la Pologne a, du reste, acceptée.

Une autre modalité pour préserver la primauté du droit national dans certaines matières est celle de l’« option de retrait » (opt-out), par laquelle un État négocie une exemption à une politique commune prévue par le traité. La Pologne a d’ailleurs demandé, en même temps que le Royaume-Uni, à en bénéficier pour s’exempter de certaines dispositions, relatives à la moralité publique et au droit de la famille, de la Charte européenne des droits fondamentaux, intégrée dans le texte du traité de Lisbonne. Plus radicale est la voie du retrait, dont le Brexit a démontré à la fois la possibilité et la complexité.

Pour ces raisons, il est difficile de concevoir qu’un État membre découvre, une douzaine d’années après avoir ratifié un traité, que certaines de ses dispositions sont inconstitutionnelles. Le gouvernement polonais s’exonère en plaidant que c’est l’interprétation qui en est faite par les institutions de l’Union européenne, la Commission et la CJUE, qui est problématique. L’argument est dépourvu de fondement. Car, comme l’observe le juriste français Sébastien Platon, le Tribunal constitutionnel polonais n’écarte pas « un arrêt spécifique de la Cour de justice ou bien une décision spécifique d’une institution de l’Union, mais un pan entier de la jurisprudence de la Cour, qui plus est d’importance constitutionnelle car portant sur les valeurs de l’Union »[4].

L’État de droit, enjeu cardinal pour l’Union européenne et l’ordre du monde

Ce qui est en cause est la nature même de la démarche des dirigeants polonais et hongrois. Forts de la légitimité dont ils s’estiment oints par le suffrage du peuple souverain, ceux-ci considèrent qu’elle prend le pas sur toute légitimité alternative, fût-elle celle de traités dûment ratifiés. La règle de droit qui y est inscrite est perçue comme une entrave à la volonté populaire, qu’ils veulent incarner. Armés d’un projet de contre-révolution politique, qu’en d’autres temps on aurait qualifié de « réaction », ils se sont persuadés d’être du bon côté de l’Histoire, et poursuivent le travail de sape d’un ordre européen qu’ils jugent affaibli, en espérant rallier d’autres partis acquis, en Europe, à cette même cause. C’est ce que, profitant de son aura, Viktor Orbán a tenté de faire en voulant créer une nouvelle fédération de partis d’extrême droite au Parlement européen. Sans succès, mais il a conduit son parti à une quatrième victoire consécutive aux élections législatives du 3 avril 2022, où le Fidesz a remporté 54 % des suffrages et 68 % des sièges.

Le Zeitgeist, il est vrai, s’y prête. À côté de dictatures et de régimes autoritaires qui se durcissent, les démocraties sont elles-mêmes en proie à des crises et à des doutes. Des entrepreneurs politiques trouvent là un terreau favorable pour leurs projets, en jouant des ressorts du populisme, du souverainisme, du nationalisme. C’est ainsi que, outre J. Kaczyński et V. Orbán, des personnalités comme les premiers ministres slovène, Janez Janša, et autrichien, Sebastian Kurz, mais aussi, en leur temps, Silvio Berlusconi et Matteo Salvini en Italie, sont parvenues à se hisser au pouvoir en Europe.

En France, en pleine pré-campagne présidentielle, la décision du Tribunal constitutionnel de Varsovie a donné à plusieurs candidats une occasion de surenchère souverainiste alimentée par les mêmes recettes qu’en Pologne et en Hongrie, à base d’attaques contre la « technocratie bruxelloise » et de dramaturgie politique pour se poser en champions de la défense des intérêts nationaux, de la souveraineté, de l’identité…

Au-delà des frontières de l'Union européenne, on a vu apparaître, même dans les démocraties les plus établies, les figures de Donald Trump, Boris Johnson, Jair Bolsonaro, Recep Tayyip Erdoğan, ou encore Narendra Modi et Rodrigo Duterte. Le délitement de la règle de droit, corollaire, dans l’ordre intérieur, de toutes ces dérives, affecte également, dans des proportions inédites depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’ordre international, un constat cruellement illustré par la guerre menée depuis le 24 février 2022 par la Russie contre l’Ukraine.

L’enjeu fondamental reste donc l’intégrité de la construction européenne, garante de l’ordre démocratique et de la paix en son sein, ciment de la cohésion de l’action de l’Union pour préserver le droit international et l’ordre multilatéral. Les institutions de l’Union européenne, mais aussi ses États membres, portent une responsabilité historique dans la défense de l’État de droit, « mur porteur » de l’édifice européen. La sacrifier au motif qu’il faudrait ménager un État de la « ligne de front » de la guerre en Ukraine reviendrait à amorcer une logique de désarmement politique et moral à un moment de l’Histoire où cette boussole qu’est l’État de droit est attaquée de toutes parts, dans l’ordre intérieur comme dans l’ordre international.



[1] Ivan Krastev et Stephen Holmes, Le moment illibéral, Fayard, Paris, 2019

[2] Gazeta Wyborcza, 6 septembre 2016, cité par Georges Mink, « Pologne : la tentation autocratique peut-elle s'inverser ? », Politique étrangère, 4 :2001.

[3] Proposition motivée de la Commission au Conseil d'adopter une décision en application de l'article 7, paragraphe 1, du traité sur l'Union européenne (al. 173), 20 décembre 2017.

[4] Sébastien Platon, « Comment comprendre la décision du Tribunal constitutionnel polonais ? » Le Grand Continent, 13 octobre 2021. L’auteur récuse la valeur de précédent, invoquée par le gouvernement polonais pour justifier la démarche du Tribunal constitutionnel de Varsovie, d’un arrêt de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, qui avait, en 2020, contesté la légalité d’une décision de la BCE relative à l’achat d’obligations. S’il est vrai que des juges nationaux peuvent s’accorder une liberté d’interprétation de la jurisprudence du juge européen, ils le font sans remettre en cause la hiérarchie des normes – et encore moins en invalidant des blocs entiers de l’ordre juridique européen (cf. l’arrêt « French Data Network et autres » du Conseil d’Etat du 21 avril 2021.