L’Union européenne doit ramener la Hongrie au respect de ses obligations

Le Monde, 10 janvier 2024


Tout est bien qui finit bien. Ou presque. Annoncé comme celui de tous les dangers, le Conseil européen des 14 et 15 décembre 2023 s’est finalement terminé sur une note de soulagement. Viktor Orban, le premier ministre hongrois, est opportunément sorti de la salle de conférences, à l’invitation du chancelier allemand Olaf Scholz, pour aller prendre un café. En son absence, les vingt-six autres chefs d’Etat et de gouvernement ont décidé d’ouvrir les négociations d’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne (UE).

Viktor Orban avait pourtant claironné, durant les semaines précédentes, qu’il mettrait son veto non seulement à une telle décision, mais aussi à l’attribution à Kiev d’un paquet de soutien à hauteur de 50 milliards d’euros sur les quatre années restantes du budget pluriannuel de l’UE.

Ces annonces avaient déclenché un ballet de démarches visant à l’amadouer. Un déplacement à Budapest du président du Conseil européen, Charles Michel, un dîner en tête à tête avec le président français, Emmanuel Macron, à l’Elysée, une réunion ad hoc avant l’ouverture du sommet avec les mêmes plus la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, et le chancelier allemand ne semblaient pas, cependant, avoir suffi à lever les incertitudes.

La Commission avait également, et opportunément, annoncé, la veille même du Conseil, qu’elle libérait 10,3 milliards d’euros de fonds européens jusque-là retenus au titre du contentieux, ancien, avec la Hongrie, sur le respect de la règle de droit dans ce pays. M. Orban lui-même a nié avec énergie qu’il y ait la moindre relation entre cette décision et les positions hongroises sur les points à l’ordre du jour du Conseil.

Mise en scène chorégraphiée

Le soulagement confinait à l’euphorie au matin de cette nuit agitée, que Charles Michel a saluée avec emphase comme « un moment historique qui prouve la crédibilité, la force de l’Union européenne ».

Certes, le premier ministre hongrois a maintenu son veto sur l’aide à l’Ukraine, mais on s’est consolé, rapidement, en renvoyant cette question vers des procédures d’aide bilatérale, plus complexes, il est vrai, mais que la technocratie bruxelloise sait parfaitement orchestrer. Ce sera d’ailleurs à l’ordre du jour du prochain Conseil européen, le 1er février.

On apprendra que cet épilogue nocturne relevait d’une mise en scène très chorégraphiée pour éviter un échec lourd de conséquences à une UE confrontée à une guerre sur le continent. Le premier ministre hongrois s’était en effet laissé convaincre de feindre une pause-café pour permettre aux vingt-six autres chefs d’Etat de prendre une décision qu’il qualifiera d’ailleurs, ensuite, d’« insensée, irrationnelle et erronée ». Au centre du jeu européen pendant une semaine, il rentrera à Budapest auréolé de prestige. Pour autant, loin de sanctionner un dénouement heureux, cette mauvaise pièce installe dans la machinerie européenne une logique pernicieuse.

Tout d’abord, elle illustre l’inanité du postulat de la souveraineté européenne. Le philosophe Julien Freund (1921-1993) voyait dans la souveraineté « un attribut du commandement », lequel définit l’Etat. Les agissements de M. Orban rappellent combien est éloignée de ce postulat une gouvernance de l’UE tributaire des incertitudes d’une décision partagée, et fragmentée, entre des Etats aux intérêts divergents.

Ensuite, elle met l’UE à la merci du chantage d’un Etat membre dans la prise de décisions stratégiques pour son avenir. Chaque Etat membre a en effet des revendications, des priorités, des exigences, qu’il accepte de mettre de côté au profit d’un intérêt européen plus large, porté par une majorité d’Etats. Tout en niant l’évidence, c’est bien la mansuétude de la Commission européenne que le dirigeant hongrois a échangée contre sa sortie programmée de la salle avant le vote crucial sur l’ouverture des négociations d’adhésion.

Il n’a pas manqué de faire savoir que le long processus d’adhésion ménageait encore soixante-quinze occasions d’utilisation du droit de veto. Et il a rappelé sans état d’âme que la Hongrie attendait les 20 milliards d’euros supplémentaires encore retenus pour, là aussi, sanctionner les écarts de Budapest par rapport à l’Etat de droit.

Portée existentielle

Enfin, l’acceptation de cette transaction politique signe un affaiblissement notoire et préoccupant des instruments dont dispose l’UE pour maintenir les Etats membres dans le périmètre du respect des traités et de leurs prescriptions relatives à l’Etat de droit. Pour une entité dont le fondement même est le respect de la règle de droit, cette dérive est mortifère. Elle revêt même une portée existentielle.

Un instrument existe pourtant, dans le traité de l’UE, pour ramener un Etat au respect de ses obligations. La Commission avait ainsi déclenché la procédure dite de l’article 7 contre la Pologne, après la victoire du parti Droit et Justice (PiS), à l’automne 2015. Malgré les efforts du commissaire compétent, Frans Timmermans, et le dialogue qu’il avait entamé avec les autorités de Varsovie, le PiS n’avait rien voulu entendre, assuré qu’il était du soutien de la Hongrie pour faire obstacle à la procédure.

La mise en cause ne peut, en effet, être décidée qu’à l’unanimité des membres du Conseil – hormis, bien entendu, l’Etat réfractaire – ouvrant la voie à la privation des droits de vote de ce dernier. En l’absence de cet élément de dissuasion, la procédure de l’article 7 s’est transformée en sabre de bois.

A Varsovie, des formations elles-mêmes victimes des abus du PiS ont réussi à renvoyer celui-ci dans l’opposition. La perspective d’un blocage de cette procédure est donc levée, même si d’autres Etats membres, qui partagent la vision illibérale du premier ministre hongrois, peuvent également l’entraver.

Des voix se sont élevées, en Europe, pour appeler à sa réactivation contre la Hongrie : au Parlement européen, qui l’avait déjà demandée en vain en 2018, les porte-parole des groupes Verts et Renew – qui compte dans ses rangs Renaissance, la formation du président Macron – se sont prononcés en faveur d’une réactivation de l’article 7 contre la Hongrie.

Indépendamment du risque de voir certains Etats membres freiner ce processus, alors que la Hongrie assurera la présidence de l’UE à partir de juillet, ceux qui sont attachés aux fondements et aux acquis du projet européen doivent sans attendre activer contre la Hongrie cette procédure, véritable pierre de touche pour l’avenir de l’UE.