La géopolitique, acteurs et spectateurs

Prix du livre de géopolitique 2021 Editorial, 18 juin 2021

Prix du Livre de Géopolitique 2021, ÉDITORIAL et Interview

La géopolitique, acteurs et spectateurs

Peut-être faut-il, en cette année du bicentenaire de sa mort, rendre justice à Napoléon Ier qui, à défaut d'avoir inventé le terme de géopolitique, en a au moins posé le concept. Il l'avait d'ailleurs mis en pratique bien avant d'avoir énoncé son célèbre aphorisme – « tout État fait la politique de sa géographie ».

Durant les deux siècles qui se sont écoulés depuis, universitaires et théoriciens ont essayé de documenter cette relation entre géographie et politique. L'Allemagne unifiée par Bismarck en a été un incubateur privilégié, formant le creuset de cette « géographie politique » qui produira, sous la plume de Friedrich Ratzel, les notions de Realpolitik et d'« espace vital », apportant une caution prétendument scientifique à l'expansionnisme de l'Allemagne wilhelmienne.

Géographes ou militaires, d'autres penseurs se sont investis dans la réflexion géopolitique, comme Halford Mackinder au Royaume-Uni, l'amiral Alfred Mahan aux États-Unis ou Karl Haushofer dans l'Allemagne de l'entre-deux-guerres, inspirant quelquefois très directement les politiques étrangères de leur pays. C’est à Mahan, en effet, que les États-Unis doivent d'être devenus dès le début du XXe siècle la deuxième puissance navale du monde, après le Royaume Uni. Quant à Haushofer, il a fourni au nazisme le corpus idéologique d’un nouvel expansionnisme.

C'est cependant aux États-Unis que le lien entre réflexion stratégique et action politique s’est véritablement ancré dans la pratique. Transfuges de l'université – Harvard dans les trois cas – Henry Kissinger, aux côtés de Nixon, Zbigniew Brzezinski, avec Carter, et Joseph Nye, l'inventeur du soft power, ont le plus profondément marqué la politique étrangère américaine.

Le spoil system encourage, il est vrai, la mobilité entre le monde académique et celui de l'action politique, mais ce qui y contribue davantage encore est le formidable réseau de 2 200 think tanks, ces structures généralement privées qui servent depuis plus d'un siècle à produire de l'évaluation des politiques publiques – dans tous les domaines, du reste, et pas seulement celui des relations internationales – mais aussi des idées et des propositions. Les universités elles-mêmes s'y sont pliées, créant de telles entités en leur sein, comme le Belfer Center de Harvard.

Cet écosystème, aujourd'hui très vaste, traduit la recherche universitaire, trop souvent portée vers la théorie, en termes opérationnels. Il nourrit le débat dans les enceintes parlementaires, dans les médias et plus généralement dans l'espace public.

L'Europe continentale n'a pris conscience que plus tard de l’intérêt de cette hybridation, avec la création de la « Société allemande pour la politique étrangère » (DGAP) en 1955 ou de l'« Institut français des relations internationales » (IFRI) en 1979. Les ministères des affaires étrangères ont à leur tour mesuré l'intérêt d'une valorisation de ce savoir produit ailleurs pour la conception, voire la conduite de la politique étrangère. Là aussi, les États-Unis ont été pionniers, avec la création en 1947, au sein du Département d'État, d'un Policy planning staff, confié à George Kennan, qui fut l'inventeur de la doctrine américaine de l'« endiguement » de l'Union soviétique. Le Foreign Office britannique s'est doté d'une structure analogue en 1964 et c'est au ministre des affaires étrangères de Pompidou, Michel Jobert, qu’est revenue la décision de créer en 1974 au sein de son ministère, à l'initiative de Thierry de Montbrial, le « Centre d'analyse et de prévision ».

Nombre d’États – et même l'Union européenne – se sont armés de dispositifs de ce type, qui permettent à la réflexion géopolitique d'aller au-delà de l'analyse et du commentaire pour s'impliquer, en en intériorisant toutes les contraintes, dans la conception des politiques publiques.