Charles Kupchan The end of the American Era

Note de lecture

Charles Kupchan The end of the American Era, US Foreign Policy and the geopolitics of the twenty-first century, Knopf, New York, 2002

Auteur : professeur de relations internationales à Georgetown University et senior fellow au Council on Foreign Relations, Charles Kupchan a été chargé des questions européennes au National Security Council dans la première Administration Clinton.

Dans cet essai à contre-courant de la pensée dominante aux Etats-Unis, Charles Kupchan postule que la suprématie dont jouit le pays depuis la fin de la Guerre Froide - le « moment unipolaire » - ne durera pas au-delà de la fin de la décennie. Un monde multipolaire lui succédera : les Etats-Unis, l’Europe - en voie d’intégration rapide -, et les puissances asiatiques (Chine, Japon). C’est en vain que les Etats-Unis tenteraient de faire obstacle à une transition inexorable. Et plutôt que de laisser cet ordre international futur s’installer par défaut, ils devraient en préparer l’avènement et faire usage de toute leur puissance actuelle pour le canaliser et le tempérer, faisant perdurer l’ordre et la stabilité aujourd’hui obtenus grâce à la Pax Americana. C’est le sens d’un dessein stratégique (grand strategy) encore à inventer par l’Amérique et dont l’auteur s’attache à dégager les éléments.

I. Cinq modèles pour décrire le monde

Kupchan convoque cinq auteurs, tous américains, qui ont, au cours de la décennie écoulée, proposé une vision du monde issu de la fin de la Guerre Froide :

    • Francis Fukuyama avait fait sensation en 1989 avec sa thèse sur la « fin de l’histoire ». Le ralliement prévisible, après la chute de l’empire soviétique, d’un nombre croissant de pays aux valeurs de la démocratie libérale était le gage d’un ordre mondial stable et pacifique. Pour en hâter l’avènement, les Etats-Unis devaient déployer un politique de promotion de la démocratie et éviter de se laisser entraîner dans des conflits le long de la ligne de partage entre ces deux mondes ;
    • John Mearsheimer avait estimé en 1990 que la fin du monde bipolaire signifiait le retour des rivalités du passé entre puissances européennes, source d’une instabilité à laquelle seul un recours contrôlé à la dissuasion nucléaire permettait de remédier ;
    • Samuel Huntington avait pour sa part postulé, en 1993, que l’ordre du monde était déterminé par le choc de quatre grands blocs de civilisation et de culture - judéo-chrétien, orthodoxe, islamique et confucéen. Entre ces blocs aux vues irréconciliables, l’affrontement était inévitable, et en particulier avec le bloc occidental, le plus exposé et le plus prosélyte des quatre ;
    • Paul Kennedy et Robert Kaplan, en 1993, voyaient se profiler une division du monde en deux blocs - les pays nantis et les pays pauvres - entre lesquels passerait la principale ligne de fracture du futur ;
    • enfin, en 1999, Thomas Friedman, éditorialiste au New York Times, avait décrit un monde divisé entre les Etats qui se plient aux normes de la mondialisation et de l’ère numérique, ajustant leurs économies en conséquence et récompensés par l’afflux de capitaux, et ceux qui y sont réfractaires, et que les marchés sanctionnent (crises financières...).

Chacune de ces grilles de lecture offre un angle intéressant, concède Kupchan, mais elles ont en commun le défaut d’être le produit d’un moment particulier de l’Histoire, un moment défini par la suprématie absolue des Etats-Unis, liée à l’environnement géopolitique d’aujourd’hui, mais qu’il serait erroné de tenir pour pérenne. L’auteur balaie tout à tour les thèses de Huntington - ses prédictions ne se sont pas réalisées, car la compétition a lieu non pas entre les blocs de civilisation, mais entre puissances - de Mearsheimer - un schéma trop « fataliste », par ailleurs démenti par la construction européenne - et de Kennedy-Kaplan - le Sud est « un problème d’urgence humanitaire, pas une menace stratégique ». Quant à Fukuyama, son modèle présente une double faiblesse : d’une part le système international n’est ni égalitaire ni démocratique, et son ordre repose avant tout sur la puissance, d’autre part, le développement de la démocratie a été indissociable, dès le XIXème siècle, de celui du nationalisme, source de compétition et de rivalité entre les nations. Rien ne permet de garantir que la diffusion de la démocratie suffira à contenir les tensions immanquablement engendrées par la fin du « moment unipolaire ». S’agissant enfin de la mondialisation et de l’interdépendance économique qui en résulte (thèse de Friedman), elles peuvent avoir des effets ambivalents et n’offrent pas davantage de garanties fiables d’évolution pacifique et démocratique de ceux qui y sont exposés.

Au contraire, plaide Kupchan, ce qui détermine l’ordre international est la distribution de la puissance et la compétition entre les puissances, qui sont en dernière analyse, les principaux acteurs de la vie internationale.

II. Le « moment unipolaire » ne durera pas

Sortis victorieux de la Guerre froide, jouissant d’une suprématie absolue, les Etats-Unis sont le principal pourvoyeur de stabilité du système international :

- en maintenant les équilibres régionaux ;

- en exerçant une influence décisive dans nombre d’organisations internationales (OTAN, Banque Mondiale, FMI, APEC, OMC...) ;

- en étant le chef d’orchestre de la mondialisation, en même temps que le principal promoteur de la démocratie.

Ce « moment » est toutefois appelé à se refermer avant la fin de la décennie, sous l’effet inexorable de deux facteurs : la diffusion de la puissance et le déclin de l’internationalisme aux Etats-Unis.

A) la diffusion de la puissance et la montée de puissances rivales des Etats-Unis.

A court terme, l’Europe s’affirmera de plus en plus comme un centre de pouvoir mondial. A plus long terme, la Chine - une des grandes puissances de la planète dans un quart de siècle - et le Japon, après qu’il aura surmonté son marasme économique, émergeront comme contrepoids aux Etats-Unis.

Alors que pendant la Guerre Froide les Etats-Unis et l’Europe ont, à défaut d’alternative, formé un pôle unique, l’Ouest, ce pôle se scinde aujourd’hui en deux parties, à l’image de l’Empire romain au IIIème siècle. Ce phénomène échappe à la plupart des observateurs américains, qui s’intéressent davantage aux Etats-membres de l’Union Européenne qu’à celle-ci et ont d’autant plus de mal à appréhender l’entité nouvelle que celle-ci est avant tout de nature économique et que les tentatives d’union politique ont toutes tourné court. Ce faisant, ils sous-estiment « l’un des événements géopolitiques les plus significatifs du XXème siècle » et ignorent les enseignements de l’Histoire : les premières années d’existence des Etats-Unis furent consacrées à l’intégration économique, l’intégration politique intervenant beaucoup plus tard. De même, l’unification de l’Allemagne avait commencé par l’économie, discrètement, à partir de 1815 ; lorsque le processus s’acheva en 1871, « l’équilibre de la puissance » avait été, selon les propres termes de Disraeli, « entièrement détruit en Europe ».

Mais quand bien même, poursuit Kupchan, le processus n’irait pas jusqu’à la création d’un Etat unitaire, le bilan de la construction européenne est d’ores et déjà impressionnant, en termes de puissance économique et monétaire, comme en atteste du reste l’attraction exercée sur les pays candidats.

Certes, les sceptiques, aux Etats-Unis, auront beau jeu de faire valoir que le manque de légitimité des institutions, le vieillissement de la population européenne, la dilution entraînée par l’élargissement et la faiblesse militaire persistante de l’Union Européenne font douter de sa capacité à devenir un jour un acteur international sérieux. Certes, aussi, les survivances du gaullisme en France produisent une « variété de nationalisme qui tout à la fois nourrit une grande ambition pour l’entreprise européenne et se met en travers de sa réalisation (...) appelant à une Europe forte par son rôle dans le monde, mais faible par ses institutions - une impossibilité logique et pratique ». Mais cette ambivalence, estime Kupchan, n’est pas tenable à long terme et ne durera pas, surtout lorsque la pression en faveur de l’approfondissement se renforcera à mesure que s’approchera l’échéance de l’élargissement.

Quoi qu’il en soit, telle qu’elle est aujourd’hui, l’UE est déjà un défi à l’influence américaine. Mais tout indique qu’elle devient plus active sur la scène internationale, dans les Balkans et au Proche-Orient notamment, et qu’encouragée par les velléités manifestées par les Etats-Unis de réduite leur engagement en Europe, elle chemine vers une plus grande intégration dans les domaines de la défense et de l’armement (A400M, Galileo...). Les discours des dirigeants européens soulignent l’ambition géopolitique nouvelle de l’Union Européenne, posant les prémisses d’une revendication d’un statut correspondant à cette ambition. Marquant la résistance à l’influence américaine et la fin de la déférence observée envers Washington depuis des décennies, ils révèlent aussi les contours d’une « forme de nationalisme paneuropéen ».

Même s’il n’y entre l’Europe et les Etats-Unis aucun contentieux territorial et encore moins de perspective de conflit, le potentiel de friction est élevé : le Proche-Orient, le traitement des rogue states, la politique des sanctions, la défense antimissiles lorsqu’elle abordera des stades opérationnels, les contentieux commerciaux et financiers, la question des OGM, l’évolution de l’euro vers un statut de monnaie de réserve aux dépens du dollar, sans parler des visions divergentes, entre européens et Américains, sur le rôle du droit international, de la gouvernance et des institutions qui en sont les outils, institutions dont l’efficacité serait mise en péril par des divergences entre l’Europe et les Etats-Unis.

B) le déclin de l’internationalisme aux Etats-Unis

Se situant résolument à contre-courant d’une opinion dominante qui voit dans la réaction américaine après le 11 septembre un remède durable contre les tentations isolationnistes, Kupchan estime que les tendances lourdes, déjà à l’oeuvre avant les attentats, l’emporteront. Et ce d’autant plus que la lutte contre le terrorisme devra s’inscrire dans la durée et s’appuyer sur des modes d’action non spectaculaires (coopération policière, renseignement, opérations clandestines) qui ne sont pas de nature à galvaniser l’Amérique.

Les Etats-Unis continueront d’éprouver la « lassitude » du fardeau de l’hégémonie mondiale, pronostique l’auteur, alors que s’essouffle l’internationalisme libéral qui a porté la politique américaine tout au long de la Guerre Froide. Car bien que cette période fût longue, cette posture reste une exception dans l’histoire de la nation, contraire au précepte des pères fondateurs, qui était de se tenir à l’écart des querelles européennes. Ce n’est que tout à la fin du XIXème siècle que vint le « goût d’empire » et, avec lui, un internationalisme, fragile et hésitant, qui finira par sombrer, au lendemain de la Première Guerre Mondiale, dans le rejet par le Sénat du traité d’adhésion à la SDN. Au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, veillant à prendre les précautions qu’avait négligées Wilson, Roosevelt était parvenu à définir un internationalisme centriste acceptable pour la classe politique américaine, amenant le pays à surmonter ses racines isolationnistes et à accepter des contraintes institutionnelles.

Cet engagement a pu être maintenu pendant la Guerre Froide, mais il est aujourd’hui corrodé par un ensemble de facteurs :

- la disparition de la menace soviétique, ciment de l’adhésion à une politique extérieure activiste ;

- la résurgence de l’aversion pour les arrangements institutionnels contraignants ;

- les transformations qui affectent la scène politique intérieure : pour des raisons démographiques, l’influence des régions du sud et de l’ouest montagneux est devenue décisive, de même que celle de minorités (Hispaniques, Asiatiques...) dans de grands Etats tels que le Texas et la Californie. Les élus de ces régions manifestent une sensibilité nettement moins grande aux exigences de l’internationalisme que ceux des Etats du nord-est et du Midwest. Parallèlement, les élus « formés à l’école de la Guerre Froide » ont cédé la place, dans une proportion de l’ordre de 50 à 60 % depuis 1992, à des nouveaux venus, également moins sensibles à ces problématiques. Enfin, observe Kupchan, la politique partisane a envahi, ces dernières années, le domaine de la politique extérieure, qui en était resté relativement préservé ;

- sur le plan intellectuel, les jeunes générations de l’élite américaine se détournent des disciplines qui ont nourri l’internationalisme de ses aînées, comme l’histoire ou les relations internationales, une tendance dont atteste la désaffection croissante pour les carrières diplomatiques ;

- sur un plan plus conjoncturel, le ralentissement de l’économie alimente une baisse du soutien des élus au libre-échange et engendrera une rigueur budgétaire accrue, aux dépens des engagements extérieurs qui ne sont pas directement liés à la lutte contre le terrorisme. Il est à prévoir également que si ces engagements compromettent d’une façon ou d’une autre, aux yeux de l’opinion, la sécurité intérieure, se posera la question de la pertinence de leur maintien. Enfin, les chances sont réelles que les guerres ne soient pas toujours seulement aériennes, avec peu ou pas de victimes américaines, et victorieuses : là aussi, l’opinion pourrait être sujette à revirement.

Sans doute, avertit l’auteur, est-il prématuré de conclure à un repli isolationniste, mais le risque existe et il doit être pris d’autant plus au sérieux qu’il se combinerait alors à un unilatéralisme bien réel, lui, pour former un cocktail dangereux, aliénant aux Etats-Unis leurs partenaires.

En tout état de cause, la « lassitude » vis-à-vis des engagements extérieurs du pays s’est clairement manifestée à la fin des années 90, notamment par la tiédeur dans la conduite des opérations au Kosovo et les récriminations du Congrès quant au rôle de l’Europe. Elle a été confortée par l’arrivée de l’administration républicaine et les réticences ensuite manifestées vis-à-vis de l’engagement américain dans les Balkans.

Tout en prenant du champ et en faisant mine de se retirer, observe Kupchan, les Etats-Unis, crispés à l’idée de voir diminuer leur influence, refusent toute dévolution de responsabilités à leurs partenaires : « cette combinaison schizophrénique d’enthousiasme décroissant pour l’engagement international et d’unilatéralisme croissant envoie au monde des messages brouillés. Un jour les Etats-Unis se plaignent de fardeaux excessifs, demandent à leur partenaires d’en prendre leur juste part et se retirent de leur rôle mondial. Le lendemain, il dédaignent leurs partenaires, n’en font qu’à leur tête et réagissent avec outrage lorsque d’autres cherchent à combler le vide laissé par une puissance hégémonique lasse ».

Cette contradiction a été au coeur de la querelles sur la défense européenne qui envenima les relations transatlantiques dans le sillage de la guerre du Kosovo, laquelle avait révélé la faiblesse, volontiers soulignée à Washington, des capacités militaires des Européens. Mais après que ceux-ci eurent décidé de mettre sur pied une force de réaction rapide, l’administration Clinton se mit à envoyer des signaux contradictoires (déclarations de Madeleine Albright, Franck Kramer et William Cohen) : « les Etats-Unis demandaient à l’Europe d’acquérir davantage de capacités de défense, mais de ne pas escompter davantage d’autonomie ou de poids dans la décision ». La « schizophrénie » s’est poursuivie sous l’administration Bush, amenant l’auteur à conclure qu’« il n y a pas de meilleur moyen pour les Etats-Unis d’envenimer leurs relations avec une Europe en pleine ascension que de demander aux Européens de devenir plus autonomes pour en prendre ombrage dès qu’ils s’exécutent ».

III. Quelle grand strategy pour les Etats-Unis ?

S’autorisant à nouveau des leçons de l’Histoire, Kupchan considère que les puissances, principaux acteurs de la vie internationale, ont besoin d’une grand strategy pour maintenir les équilibres à la fois internes - entre le niveau de leurs ressources et leurs engagements - et externes - lorsqu’il s’agit de modérer les puissances rivales et de projeter un ordre stable dans le système international. Les Etats-Unis, qui ont eu recours à plusieurs stratégies successives (containment, roll back, détente) pendant la Guerre Froide, n’ont plus aujourd’hui, après avoir triomphé du communisme, de grand strategy.

Alors que le pays jouit d’une puissance et d’une influence sans égales pour façonner l’ordre international de l’après-Guerre Froide, il gaspille cette chance. « Les Etats-Unis sont une grande puissance à la dérive, comme le montre un comportement contradictoire et incohérent », vitupère l’auteur, en relevant que cette carence était déjà manifeste sous la présidence Clinton, se manifestant notamment lors de l’engagement hésitant dans les Balkans, à propos des balbutiements de l’Europe de la défense, à propos de la Russie (invitée à s’intégrer à l’Ouest en même temps qu’il était procédé à l’élargissement à l’est de l’OTAN) et de la Chine (gestes de sympathie mêlés à des gestes hostiles). Se bornant à gérer le statu quo, l’administration démocrate se prévalait de principes aussi incohérents que l’étaient ses politiques : retrait de nombreuses démarches multilatérales, inclinations unilatéralistes... Ces tendances étaient encore plus marquées chez les républicains conservateurs qui, au Sénat, ont préféré infliger une défaite au président Clinton en rejetant la ratification du traité d’interdiction des essais nucléaires, en 1999, plutôt que de préserver la crédibilité du pays.

Avec l’installation de l’administration républicaine à la Maison Blanche, ces contradictions ont pris toute leur ampleur, produisant davantage encore d’incohérences et de revirements dans les politiques des Etats-Unis (Corée, Proche-Orient, lutte contre le terrorisme...). Moyennant quoi « les Etats-Unis ne savent pas où aller, ils ne savent donc certainement pas comment y aller. Sans un ensemble de principes directeurs - une grand strategy - même les efforts les mieux intentionnés ne mènent nulle part ».

Ce qui est peut-être plus préoccupant, suggère l’auteur, est que ce vide conceptuel ne semble inquiéter personne à Washington. La tendance lourde à l’indifférence de l’opinion publique pour tout ce qui se passe à l’extérieur des frontières n’a été que temporairement interrompue pas les attentats. Et au sein des élites, le sentiment de force des Etats-Unis après l’effondrement du communisme a renforcé une propension au « triomphalisme complaisant », les erreurs de politique n’étant, du fait du grand différentiel de puissance entre les Etats-Unis et le reste du monde, pas sanctionnées. Les think tanks, traditionnels pourvoyeurs d’idées, sont davantage préoccupés d’alimenter les média en citations et sound bites que de produire de la pensée stratégique. Quant aux universités, autre vivier traditionnel, elles ne forment plus, du fait de la pluridisciplinarité décroissante et de la réduction de l’enseignement de l’histoire, de penseurs et de stratèges. Même dans l’administration Clinton, le seul véritable pôle de pensée stratégique fut constitué par Robert Rubin1 et l’équipe qu’il avait assemblée autour de lui. Mais ses prérogatives se limitaient à la politique économique et financière. Quant à l’entourage du Président Bush, il est formé d’« anciens combattants de la Guerre Froide, plus outillés intellectuellement pour traiter les défis du passé que ceux du futur ».

S’attachant ensuite à définir les contours d’une grand strategy, Kupchan estime qu’elle doit servir à anticiper les lignes de fracture géopolitiques futures pour désamorcer ou limiter leur potentiel destructeur. Pour les Etats-Unis, ce plan stratégique doit leur permettre de gérer, au mieux de leurs intérêts, la fin du « moment unipolaire » et la transition vers le monde unipolaire que la montée de nouvelles puissances et la « lassitude de grande puissance » éprouvée par l’Amérique rendent inévitable.

Les éléments en seraient de deux ordres :

A) à l’intérieur, un internationalisme libéral qui soit acceptable dans la durée par l’opinion américaine : c'est-à-dire qui soit à la fois un compromis entre les traditions idéaliste et réaliste de l’Amérique et un équilibre entre les intérêts et les sensibilités des régions, tout en étant préservé des convulsions partisanes. Roosevelt avait réussi à trouver ce positionnement idéal. l’Administration Clinton, grisée par la suprématie américaine, avait négligé de le rechercher. L’Administration Bush, partagée entre les courants conservateur et néo-conservateur qui inspirent sa politique, est accaparée par la lutte contre le terrorisme. Mais au-delà de cet horizon, elle professe un réalisme anachronique et monolithique qui a peu à offrir au reste du monde et qui, sur le plan interne, sera davantage un obstacle qu’un prélude à un nouvel internationalisme2. Sans doute le manichéisme dont il est assorti constitue-t-il une recette aisée pour « éduquer » le public, mais il ne faut pas attendre des partenaires des Etats-Unis qu’ils s’y rallient.

Kupchan recense toutes les difficultés prévisibles pour construire un tel soutien auprès d’élus de ces régions, le sud et l’ouest montagneux, aujourd’hui dominantes dans le paysage politique américain, dont les instincts sont le plus souvent simultanément isolationnistes et unilatéralistes. Mais il se borne, sans guère d’autres précisions, à suggérer de « neutraliser les poches d’extrémisme par une gestion attentive de coalitions régionales et en forgeant un internationalisme modéré, capable de désarmer les isolationnistes et les unilatéralistes ».

B) en termes de contenu de la grand strategy, l’auteur fait à nouveau appel aux ressources de l’Histoire pour constater qu’elle offre des exemples où une ère de multipolarité n’a pas été associée, comme c’est le cas le plus fréquent, à des expériences de rivalités génératrices de désordres et de guerres : la formation des Etats-Unis, la construction européenne et, mais pendant quelques décennies seulement, l’équilibre des puissances européennes instauré par le Congrès de Vienne.

Kupchan recense trois caractéristiques communes à ces expériences :

- la modération stratégique (strategic restraint) ;

- la création de procédures et d’institutions ;

- l’intégration sociale. C’est précisément cette dimension qui fit le plus défaut dans la démarche du congrès de Vienne, où la divergence croissante entre les évolutions des monarchies libérales et des monarchies conservatrices mit fin, avec les révolutions de 1848, au système mis en place en 1815.

C’est sur ces trois dimensions que l’auteur propose de construire la grand strategy américaine :

    • la modération stratégique implique la retenue dans l’exercice de la puissance, et le partage des privilèges auxquels celle-ci ouvre l’accès. Vis-à-vis de l’Union Européenne, un tel choix implique de reconnaître à celle-ci davantage de poids et d’autonomie, plutôt que d’opposer de la résistance à une maturation qui aura lieu en tout état de cause. Ce qui devrait être d’autant plus aisé que l’Europe est un partenaire lié aux Etats-Unis par une histoire et des valeurs partagées et n’a rien d‘un « prédateur agressif ».

En termes concrets, cette démarche implique que soit levé le soupçon qui pèse traditionnellement sur tous les projets liés à l’Europe de la défense et qu’une influence accrue soit accordée aux Européens dans la structure de commandement de l’OTAN. Elle implique également un partenariat stratégique plus mûr entre l’UE et les Etats-Unis, à base d’un dialogue direct avec les instances de l’Union plutôt que par le canal des relations bilatérales, davantage de consultation préalable et moins d’actions unilatérales, sans mentionner le travail d’éducation du public et du Congrès américains à ce nouveau partage des rôles. S’agissant des politiques, l’UE et les Etats-Unis devraient coopérer aux deux tâches capitales que sont la consolidation de la situation toujours fragile en Europe du sud-est et à l’intégration progressive de la Russie dans le projet européen. A ce titre, l’OTAN devrait s’ouvrir à la Russie vers la fin de la décennie et se préparer à assurer des rôles très différents de ceux qui furent les siens durant la Guerre Froide.

La Chine, dont l’évolution présente de grandes incertitudes, ne peut être traitée de la même manière que l’Union Européenne. La modération stratégique doit là s’appliquer aux questions à propos desquelles la sensibilité de Pékin est la plus vive (Taiwan, la défense antimissiles), tout en traçant des « lignes rouges » (transfert de technologies de destruction de masse à des rogue states, usage de la force hors des frontières...) et en veillant à dégager des aires de coopération (dialogue inter-coréen, commerce...). Plus largement, les Etats-Unis devraient, toujours selon Kupchan, cesser de bloquer toute forme d’intégration régionale asiatique à laquelle ils ne sont pas partie prenante. Ils devraient au contraire l’aiguillonner - en particulier la coopération sino-japonaise, quels qu’en soient les obstacles - car ils ne pourront indéfiniment assurer la responsabilité de la sécurité d’une région dont il serait du reste illusoire de penser qu’elle restera figée éternellement dans le statu quo actuel.

Le volet asiatique de la grand strategy américaine prend place dans un calendrier plus étiré que le volet européen, précise l’auteur, qui veille à devancer les critiques et à rassurer : les intégrations régionales ainsi soutenues, que ce soit en Europe ou en Asie, seront préservées - par les différences culturelles et linguistiques ou encore par les conflits entre Etats membres de l’UE et institutions supranationales - de la tentation d’évoluer vers une forme d’Etat unitaire aux ambitions prédatrices.

    • L’enchâssement institutionnel

Les institutions et les procédures sont les moyens de faire opérer la logique de la modération stratégique et aussi de policer la compétition géopolitique internationale. Elles présentent l’avantage de maintenir le cours de la politique extérieure des Etats-Unis sur un « sentier » multilatéral, à mi-chemin des extrêmes de l’isolationnisme et de l‘unilatéralisme. Par ailleurs, les Etats-Unis, aujourd’hui au faîte de la puissance, peuvent s’offrir le luxe de tourner le dos aux organisations internationales dans lesquelles ils ne parviennent pas à imposer leurs vues. Mais lorsque se refermera le « moment unipolaire », ils devront se tourner plus fréquemment vers des institutions dont leur comportement unilatéral actuel sape l’autorité. C’est pourquoi ils doivent renoncer à la liberté d’action qu’ils s’octroient aujourd’hui et préparer les institutions indispensables à la maîtrise de la multipolarité, afin de faire perdurer la Pax Americana au-delà de ce « moment unipolaire ». En investissant ces institutions, les Etats-Unis devraient chercher à leur faire remplir trois grandes fonctions :

- la gestion des relations entre les principaux centres de pouvoir du monde. Cette tâche pourrait incomber à un directoire des 5 grandes puissances que sont les Etats-Unis, l’Union Européenne, la Russie, la Chine et le Japon, délibérant par consensus, sans droit de veto, et ouvert à des Etats majeurs des grandes régions du monde (Inde, Egypte, Brésil...) ;

- l’injection de normes et de règles dans le système international. Nombre des institutions à même de remplir cette fonction existent déjà, mais sont soit dominées par les Etats-Unis, soit ignorées par eux. Dans les deux cas, il y a lieu de rétablir un fonctionnement plus équilibré, garantie de leur autorité. La mondialisation rend indispensable une amélioration des mécanismes de gestion des relations commerciales, monétaires et financières : si l’OMC constitue une bonne plate-forme pour les rapports commerciaux, les mécanismes ad hoc de coordination existants ne sont pas à même de répondre aux besoins constatés dans le domaine monétaire, alors que l’euro évolue vers un statut de monnaie de réserve, ou financier, avec les risques de crises embrassant des régions entières. La même démarche s’applique à la soumission à la règle de droit du système international, et aux institutions qui l’incarnent : « les Etats-Unis doivent résister à la tentation de prendre leurs distances vis-à-vis de ces institutions ou de les ignorer carrément, se mettant de la sorte au-dessus de la loi aujourd’hui parce qu’ils peuvent se le permettre. Si ces institutions ne sont pas prêtes le jour où une Amérique moins prédominante éprouvera le besoin de s’appuyer sur elles, les Américains ne pourront s’en prendre qu’à eux-mêmes » ;

- le traitement des menaces à long terme, qui pour l’essentiel, se jouent des frontières, et qui sont le plus efficacement contrées par la coopération internationale, qu’il s’agisse de la prolifération des armes de destruction massive, de la lutte contre le terrorisme, de la prévention des crises régionales ou de la protection de l’environnement mondial. Sans doute, concède l’auteur, les Etats-Unis ne doivent-ils pas se rallier à toutes les démarches multilatérales qui se présentent, mais ils devraient s’abstenir de se laisser guider par leur seul intérêt étroitement national, proposer des solutions alternatives et se prêter au compromis : « l’esprit du multilatéralisme est au moins aussi important que le fait lui-même. Ce n’est que si l’Amérique appuie les institutions internationales et la solidarité qu’elles incarnent que celles-ci auront une chance de domestiquer les instincts de compétition d’un monde multipolaire ».

    • L’intégration sociale est sans doute le paramètre le moins aisément mesurable, mais c’est son absence qui a manqué de provoquer la dislocation des Etats-Unis lors de la Guerre de Sécession, entre des nordistes et sudistes qui avaient construit des ordres sociaux et des identités politiques incompatibles. A contrario, c’est en bonne partie à l’intégration intervenue depuis lors qu’on peut attribuer la vitalité ultérieure du pays. La même observation pourrait être faite pour la construction européenne. La proximité culturelle, linguistique ou géographique rend plus aisée cette intégration, qui a donc davantage de chances de se réaliser au sein des grandes régions qu’entre elles. Entre les Etats-Unis et l’Europe, l’esprit de communauté sera difficile à maintenir en l’état dans un contexte d’affirmation de l’Europe, mais sa préservation - par des échanges parlementaires, éducatifs, commerciaux...- sera utile pour amortir les effets d’une confrontation inévitable.

1. chef du Conseil Economique National du Président Clinton puis secrétaire au Trésor de 1995 à 1999.

2. curieusement, l’auteur s’abstient de commenter les projets militaires de l’administration vis-à-vis de l’Irak, dont il est pourtant difficile de nier le caractère « internationaliste ».