Les Etats-Unis au coeur des métamorphoses de la puissance

Questions Internationales

n° 68, juillet-août 2014

L'été 14

D'un monde à l'autre

(1914-2014)

L'Été 14 : d'un monde à l'autre (1914-2014)

Les États-Unis au cœur des métamorphoses de la puissance

Le siècle écoulé depuis le déclenchement, en Europe, du premier conflit mondialisé a été, sans surprise, celui de la transformation la plus radicale des modalités de la puissance, de son expression et de sa méthode. Celle-ci a été canalisée dans un ordre politique et juridique pensé par les États-Unis, un ordre incarné par la Charte des Nations Unies. La puissance s’est également métamorphosée dans ses formes, avec le modèle nouveau de la construction européenne ou encore les conséquences de la « révolution numérique », qui a permis à des groupes et à des individus de défier les États sur des terrains qui apparaissaient jusqu’alors comme leur domaine réservé. Pour autant, les ressorts profonds de la puissance n’ont pas cessé de façonner l’ordre du monde.

1914. Un nouveau « siècle de l’Europe » semble s’être ouvert. Toute la puissance étatique est concentrée sur ce qui ne s’appelle pas encore le Vieux Continent. Les quelque 200 souverainetés de l’Europe médiévale se sont réduites à une vingtaine d’États-nations et empires qui dominent l’essentiel de l’Afrique, du Proche-Orient et de l’Asie. Seules les Amériques, émanation de l’Europe, échappent à cette emprise, grâce au maniement habile, par les États-Unis, de la doctrine dite de Monroe.

La course à la puissance, de l’impérialisme au commerce

Mais bien plus que les colonies, le déterminant – et la mesure – de la prééminence européenne est la production industrielle, qui diffuse la prospérité, dans un cercle vertueux où interagissent l’enseignement, les inventions, des gains de productivité spectaculaires, l’envolée des courbes démographiques, les capitaines d’industrie, l’accumulation primaire du capital, un commerce conquérant et la toute-puissance du machinisme. Le capitalisme industriel triomphe. La part de l’Europe et de cette extension du continent européen que sont les États-Unis représente alors 86 % de la production industrielle mondiale. Trois puissances, l’Allemagne, le Royaume-Uni et les États-Unis, en assurent plus de la moitié, alors qu’ils cumulent à peine un dixième de la population.

L’industrie, c’est aussi la mobilité des capitaux et, plus encore, celle des biens, c'est-à-dire le commerce. Fer de lance de l’aventure industrielle, la Grande-Bretagne a, tout au long de la fin du XIXe siècle, façonné l’ordre international pour garantir ses débouchés, en forgeant l’environnement juridique et politique le plus à même de servir ses intérêts – liberté des mers, normes commerciales et financières, stabilité des changes grâce au Gold Sterling Standard

Le degré d’internationalisation de l’économie, par les échanges – malgré les tarifs douaniers – ou la mobilité des capitaux, atteint lors de cette « première mondialisation », ne sera retrouvé qu’au milieu des années 1980. Sans même mentionner l’émigration de dizaines de millions d’Européens vers le Nouveau Monde, la main-d’œuvre se déplaçait sans permis de séjour ou de travail. Certaines années, la Grande-Bretagne exportait jusqu’à 9 % de son PIB en investissements directs, et d’autres pays lui emboîtaient le pas, se projetant en Russie, dans l’Empire ottoman, en Amérique latine.

L’idée s’était enracinée que cette mondialisation capitaliste en cours depuis un demi-siècle et l’intégration économique des nations dissoudraient les antagonismes politiques. The Great Illusion, un ouvrage, publié en 1910, qui professait cette thèse, connut un immense succès et son auteur, Sir Norman Angell, sera couronné, pour l’ensemble de son œuvre, par le prix Nobel de la paix en 1933.

Mais d’autres idées ont également prospéré au cours des décennies qui ont précédé la Grande Guerre, comme la « géographie politique », dont le fondateur, Friedrich Ratzel, applique la logique du « darwinisme social » aux États, qu’il voit régis par les lois du vivant. Ce sont les réalités géographiques qui dictent la politique de l’État, la Realpolitik, pour se ménager un « espace vital » (Lebensraum) et se hisser sur l’échelle de la puissance. Le nationalisme a lui aussi fleuri, enclin à penser et à décrire la cause nationale comme une singularité de l’histoire, qu’il s’agisse de l’« exceptionnalisme » américain ou du Sonderweg (« chemin particulier ») allemand.

La puissance industrielle est également le socle de la puissance militaire. L’irrésistible ascension de l’Allemagne ne se dément pas, mais privée du génie diplomatique d’Otto von Bismarck, elle emprunte une voie plus incertaine, voire inquiétante lorsque, en 1898, l’amiral von Tirpitz obtient le lancement d’un plan de construction d’une marine de guerre capable de rivaliser à terme avec celle de la Grande-Bretagne. Le Two Powers Naval Standard, qui veut que la Royal Navy dispose toujours d’un potentiel au moins égal à celui, agrégé, des deux marines de guerre suivantes, est menacé.

La normalité de la guerre

Cette montée en puissance provoque la lente coalescence des trois puissances européennes concernées par une altération continue de l’équilibre sur le continent. La France et la Russie, tout d’abord, auxquelles se joint le Royaume-Uni pour la Triple-Entente. Sont ainsi dessinées les formations dans lesquelles l’Europe s’achemine vers la guerre, en un nombre de circonstances qui ont chacune, certes, valeur explicative, mais qui s’effacent devant l’écho lointain du constat de Thucydide dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse : « la cause véritable de la guerre était la puissance à laquelle les Athéniens étaient parvenus ».

L’Europe s’y dirige d’autant plus facilement que la guerre est alors un mode parfaitement légal de conduite des relations internationales et de règlement des différends. Suscités par les horreurs des guerres de Crimée puis de Sécession, les efforts d’encadrement juridique des conflits se sont limités au jus in bello – le droit qui s’applique à la conduite des hostilités, le droit humanitaire, la protection des populations civiles… – sanctionné par les conventions de Genève (1864) et de La Haye (1899).

Les tentatives d’encadrer le jus ad bellum, c'est-à-dire les motifs justifiant la recours à la guerre, n’ont abouti qu’à imposer une obligation de déclarer formellement la guerre et à limiter le droit de faire la guerre pour recouvrer une créance (conventions de La Haye et Drago-Porter de 1907). La guerre reste un droit de l’État souverain, et les considérations sur la « guerre juste » qui ont, depuis Érasme, animé les réflexions des plus grand esprits ne pèsent guère devant la raison d’État. La guerre est légale, et ceux qui l’estiment légitime ne sont pas en peine de trouver les arguments pour la justifier.

La naissance des totalitarismes

Le déchaînement de la puissance militaire et, plus encore, l’échelle industrielle que revêt la guerre déclenchée à l’été 1914, très vite sans rapport avec ses enjeux initiaux, forment la matrice d’un ordre politique international foncièrement nouveau, malgré les apparences de continuité.

D’abord, en créant les conditions d’une concentration du pouvoir, dans des proportions inédites, dans les mains de l’État. Avant même la fin des hostilités, la révolution russe est certes, d’abord, une entreprise de conquête du pouvoir, mais aussi une vision du monde, l’une et l’autre menées et formulées par un même stratège, Lénine, qui voit dans la guerre le bout de la route du capitalisme et de son avatar qu’est l’impérialisme. Et le prélude à l’« incendie mondial » de la révolution. L’échec, en 1920, de la tentative de le propager par la voie des armes et la posture, qui s’ensuit, de « socialisme dans un seul pays » constituent le cadre de la première aventure totalitaire.

Une autre entreprise comparable prospère sur les décombres de la guerre et sur le ressentiment nationaliste entretenu par le règlement de paix, avec le fascisme, d’abord, en Italie, puis avec son incarnation nazie. Quinze ans après l’armistice, les totalitarismes qui hanteront le XXe siècle sont solidement établis au cœur de l’Europe. En affectant, en 1938, 52 % de la dépense publique aux dépenses militaires, le régime nazi mobilise sans retenue la puissance industrielle de l’Allemagne dans un nouveau projet impérial dont Hitler considère qu’elle a été injustement privée.

L’Amérique, force de rappel

Le second élément fondateur de cet ordre international est l’irruption sur la scène européenne de cette jeune puissance, extérieure au continent, que sont les États-Unis, qui se sont laissé convaincre de se porter au secours des alliés de l’Entente. Sur fond de sympathie pour leur cause et de solidarité anglo-saxonne, mais plus encore parce que le président Wilson comprend que son pays ne peut se complaire dans l’illusion de la sécurité, à l’abri des deux océans qui la protègent. Et que sa sphère de responsabilité doit désormais couvrir la planète entière.

Son approche est proprement révolutionnaire. L’ancien professeur de droit constitutionnel qu’est Thomas Woodrow Wilson entend étendre à la société internationale la méthode qui a fondé la concorde civile au sein de la société politique américaine : les institutions, la règle de droit, les procédures destinées à garantir aux nations la liberté dont jouissent les individus et « rendre le monde plus sûr pour la démocratie ». Il s’agit d’éviter que l’Europe, une fois pansées les plaies de la guerre, retombe dans les errements séculaires de la puissance et de la destruction.

C’est le sens des principes consignés dans ses « quatorze points » du 8 janvier 1918 – droit à l’autodétermination, transparence des traités… – et des mécanismes – la Société des Nations, « une assurance à 99 % contre la guerre » – que Wilson tente de faire adopter par les dirigeants européens. Il ne les convainc qu’à moitié, mais surtout, il échoue à convaincre ses propres compatriotes, plus sensibles aux mises en garde de George Washington contre les « empêtrements étrangers » et de John Quincy Adams contre la tentation de chercher partout des « monstres à anéantir », au risque d’y perdre son âme.

Ce retrait des États-Unis et leur repli isolationniste consacrent la faillite, consommée bien avant 1939, de ce système de sécurité collective face aux changements rapides de la tectonique de la puissance. Ce n’est que lorsque les succès foudroyants de la Wehrmacht face à l’Armée rouge, pendant l’été 1941, laissent entrevoir un effondrement de l’URSS et la perspective d’une domination du continent eurasiatique par l’Allemagne et le Japon que les États-Unis descendent dans l’arène internationale. Et il faut l’attaque-surprise contre Pearl Harbor pour précipiter la puissance américaine dans le conflit, lui conférant enfin sa dimension mondiale.

Les États-Unis, architectes de la domestication de la puissance

Les États-Unis acceptent ainsi ce qu’ils ont toujours refusé, une alliance – de circonstance, certes, s’agissant de l’Union soviétique, mais indispensable à la victoire finale. Surtout, ils préparent le système qui permettra d’assurer la sécurité, présente et future, de l’Amérique – et aussi celle du monde, tant l’une et l’autre apparaissent désormais indissolublement liées. Les fondements en ont été jetés avant même l’entrée des États-Unis en guerre, dans la Charte de l’Atlantique adoptée le 14 août 1941 par Franklin D. Roosevelt et Winston Churchill.

La Charte de l’Atlantique consacre les libertés nécessaires à la paix dans le monde, celle des individus de ne pas vivre dans la crainte et l’oppression (« freedom from fear and want »), celle des peuples de choisir leur gouvernement, la liberté de l’accès au commerce et aux matières premières, la liberté des mers. Y figurent également l’objectif d’une coopération économique internationale ainsi que le renoncement à l’usage de la force. Ces principes, qui seront ensuite repris dans la Charte des Nations Unies, emportent comme conséquence que, selon les termes d’un proche conseiller de Franklin D. Roosevelt, « l’ère de l’impérialisme est révolue » – en clair, que les jours de la colonisation sont comptés.

Mais surtout, ils seront, à la différence de ceux de Wilson, portés par l’engagement plein et entier de la puissance américaine, légitimée par la victoire, dans l’administration de l’ordre ainsi esquissé. Un ordre inspiré par l’idéalisme wilsonien, mais inscrit dans le réel par des mécanismes qui font droit à la distribution de la puissance dans le monde de l’après-guerre : un directoire des grandes puissances pour administrer, au sein du Conseil de sécurité des Nations Unies, la « paix et la sécurité internationales », des principes et règles de droit bien définis, des institutions pour promouvoir les normes et les valeurs sur lesquelles reposent l’ordre, le libre-échange et la stabilité monétaire.

Franklin D. Roosevelt laisse en viatique à ses successeurs le postulat d’une quasi-identité entre l’intérêt national des États-Unis et l’intérêt collectif, préfiguration de la notion de « bien public mondial ». Malgré toutes les contraintes qu’elle impose aux États-Unis, la Charte des Nations Unies signée à San Francisco le 26 juin 1945, qui incarne ce « bien », est ratifiée par le Sénat américain par 89 voix contre deux. Ce mariage de raison entre le droit et la morale, d’une part, la force d’autre part, est cependant rapidement réduit par la guerre froide au seul second terme de cette alliance, ne laissant la parole qu’à la force et à l’équilibre.

Alors que les arsenaux nucléaires déterminent pendant près d’un demi-siècle l’état de « paix impossible, guerre improbable » si bien qualifié par Raymond Aron, l’ordre qui embrasse le monde occidental sous l’hégémonie américaine forme le creuset de l’éclosion des nouvelles voies de la puissance. À base de libéralisme politique et d’économie de marché, cet ordre a constitué un écosystème favorable au développement de l’« interdépendance complexe » entre les États avancés, à cette aventure singulière qu’est la construction européenne, à la révolution numérique, ferment de la « deuxième mondialisation » de l’économie, et, enfin, à la propagation des idéaux démocratiques.

L’« interdépendance complexe »

Conçues pour éviter la répétition des dévaluations compétitives et des excès du protectionnisme qui avaient empoisonné les relations internationales dans l’entre-deux-guerres, les institutions de Bretton Woods et le GATT (General Agreement on Tariffs and Trade, Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce) définissent le périmètre du « monde libre » et réunissent les conditions de sa prospérité. Cet environnement favorable a permis des taux de croissance spectaculaires, au Japon, en Europe occidentale, fondant la puissance de l’Ouest sur une base économique solide et un différentiel de plus en plus béant avec le potentiel du camp soviétique, en même temps qu’une intégration qui allait en se renforçant par le jeu de l’expansion des entreprises transnationales.

L’observation de ce processus a donné naissance à la théorie dite de l’interdépendance, formulée par deux universitaires américains, Robert Keohane et Joseph Nye. Ceux-ci ont relevé que l’arène internationale était de moins en moins le monopole des États, tant elle était investie par des entreprises multinationales, mais aussi des groupes de pression et organisations non gouvernementales à vocation transnationale, limitant l’autonomie des États et liant ceux-ci dans des réseaux complexes d’interdépendance et de processus d’intégration.

La construction européenne

Cet environnement est également favorable, dans cette Europe constituée, du côté des vainqueurs comme des vaincus, de « grands brûlés » des excès de la puissance, au déploiement d’un authentique processus d’intégration régionale. Il procède de l’exigence américaine d’une administration multilatérale du plan Marshall, de la création du Conseil de l’Europe, outil d’intégration par la culture et le droit, et surtout de la proposition, au printemps 1950, de Jean Monnet et Robert Schuman d’une approche radicalement nouvelle de la « question allemande ». La solution réside dans la réconciliation franco-allemande, qui doit s’enchâsser dans une construction européenne, au rebours de la logique séculaire de la puissance.

Ce choix fondateur, la remilitarisation de l’Allemagne de l’Ouest dans le giron atlantique suite à l’échec en 1954 de la Communauté européenne de défense (CED), et le fiasco, en 1956, de l’expédition franco-britannique à Suez – prélude à la décolonisation – ont formé la matrice de l’Europe et écrit les grands chapitres de son histoire contemporaine. Un demi-siècle plus tard, cette entreprise a embrassé une large partie du continent, a accéléré son unification politique et économique, et fondé un nouveau modèle de relations internationales en son sein.

La « révolution numérique »

La rivalité militaire avec l’URSS a servi de catalyseur, grâce à une pléthore de programmes de recherche aux États-Unis, à une suite de percées dans les technologies du calcul et des communications. Les synergies entre ces technologies ont engendré un enchaînement vertueux qui a transformé l’ordre du monde. Elles permettent la reproduction et la transmission de l’information à des coûts marginaux unitaires décroissant vers l’infinitésimal. En érigeant le langage numérique en langage universel, elles autorisent également l’abolition des distances, le traitement de cette information en réseau, l’interconnexion sans limites des nœuds et l’intégration complète des réseaux.

Grâce à la révolution numérique, l’entreprise multinationale est devenue la colonne vertébrale de l’économie mondiale : 80 % de la production industrielle repose sur un millier seulement de ces entreprises, et la finance est largement intégrée à l’échelle de la planète. Le champ de l’économie politique nationale s’est rétréci comme une peau de chagrin, conférant à ce système une extraordinaire autonomie vis-à-vis de toute autorité de régulation, État ou banque centrale.

Des milliards d’individus et des millions d’organisations peuvent en outre interagir grâce à ce réseau sans organisation centralisée et hiérarchisée qu’est Internet, donnant corps à cette capacité humaine à « agir de concert » que Hannah Arendt avait définie, en un raccourci saisissant, comme l’essence du pouvoir. Démultipliée par la logique de réseau au point de définir un nouvel espace de pouvoir, cette capacité amène, outre les entreprises, une myriade d’autres « acteurs » – ONG, réseaux sociaux, terroristes, lanceurs d’alerte (whistle blowers) tels que Julian Assange ou Edward Snowden… – à éroder les apanages des États, ces monopoles qui en faisaient les acteurs centraux et incontestés de l’arène internationale.

La propagation des idéaux démocratiques

L’ordre libéral instauré après 1945 par les alliés occidentaux a défié le bloc communiste sur le terrain de l’idéologie, celui où sa supériorité était prétendument la plus manifeste, et a, par l’effet du soft power, contribué à sa dislocation qui s’est opérée en deux ans, entre 1989 et 1991 – même si le mérite premier en revient aux peuples soumis au joug soviétique. L’essayiste Francis Fukuyama avait alors, par un article au titre provocateur, voulu voir là une confirmation de la thèse hégélienne du « sens de l’histoire ». D’abord en faisant valoir que la « lutte pour la reconnaissance », postulée par le philosophe allemand Hegel, restait une force motrice de l’humanité – on vient à nouveau de la voir à l’œuvre en Ukraine en ce début de 2014. Ensuite en soulignant que la diffusion constante des technologies et de l’ordre libéral économique exerce un effet d’homogénéisation.

L’aspiration à la liberté et à la démocratie, si elle peut être l’outil d’un affrontement entre systèmes politiques, est d’abord le fruit d’un processus multiforme qui embrasse les sociétés au fur et à mesure de leur développement. Et autant une phase d’industrialisation primaire peut s’accommoder d’un régime autoritaire, autant celui-ci, même sophistiqué, est inadapté pour gérer la complexité des « économies de la connaissance » que sont désormais les pays avancés.

Répudiant les prétendues « valeurs asiatiques », nombre de pays de ce continent ont rallié l’ordre libéral, et accédé à la modernité. L’Amérique latine, en proie aux coups d’État et aux juntes militaires pendant des décennies, s’est largement libérée de ces fléaux. En 2011, plusieurs pays arabes ont à leur tour emprunté cette voie. Avec des convulsions et des retours en arrière, inévitables, mais qui font partie intégrante du processus, aujourd'hui comme au long du siècle écoulé. Et il suffit de comparer une carte des libertés politiques entre 1914 et 2014 pour mesurer le chemin parcouru.

Les trois mondes

En ce début de XXIe siècle, l’expression, les modalités, la « grammaire » de la puissance se sont profondément métamorphosées, même si ses ressorts profonds restent invariables. Un modèle empirique, mais pertinent, pour décrire ces modalités est celui d’une caractérisation des États en fonction de leur développement historique, qu’a énoncée le diplomate et essayiste britannique Robert Cooper en subdivisant le monde en trois grands ensembles – pré-moderne, moderne et postmoderne.

  • L’ensemble pré-moderne est défini par des constructions politiques issues des vagues de décolonisation, formations fragiles qui ne correspondent guère à la définition wébérienne de l’État, unique détenteur du monopole de la violence légitime, dont l’autorité centrale est défiée par des régions insoumises, des factions, des « chefs de guerre ». C’est là que germent non seulement la plupart des conflits et guerres civiles qui interpellent la conscience – justifiant quelquefois l’intervention –, mais aussi le pouvoir de nuisance des activités criminelles qui, à l’instar des camps d’entraînement d’Al-Qaida, peuvent se développer impunément hors d’atteinte de la responsabilité étatique.

  • Toujours engagé dans une phase d’industrialisation rapide, le monde moderne est celui du système interétatique classique, « westphalien », ordonné par l’équilibre, par la force garante de la souveraineté et de la sécurité, réglé, également, par la Charte des Nations Unies et les procédures, plus ou moins fiables, pour en faire respecter les prescriptions. C’est un monde constamment menacé de bouleversements, à la faveur de la redistribution de la puissance, avec l’apparition des puissances émergentes – Chine, Inde, Brésil, Mexique, Afrique du Sud, Indonésie, Turquie… – qui éprouvent le besoin de convertir leur prospérité nouvelle en force militaire. C’est là que l’on trouve aussi la Russie, revenue en force après une période de relative éclipse, résolument ancrée dans ce monde et déterminée à regagner les positions perdues suite à la dislocation de l’Union soviétique.

  • Le monde postmoderne, enfin, formé par la communauté des États aux économies avancées, et qu’illustre au mieux la construction européenne. Fondée sur les principes d’interférence mutuellement acceptée dans les affaires intérieures, de transparence réciproque, de sujétion des conduites étatiques à des disciplines consenties et à un ordre juridictionnel agréé, de partage de la souveraineté dans nombre de domaines, cette démarche rend caduque la logique millénaire de la force militaire. Même si elle n’évacue pas les intérêts nationaux et les rapports de force, le modèle qu’elle dessine est celui qui se rapproche le plus du projet kantien de « paix perpétuelle ».

Pour autant, ces États ont un pied dans les deux autres « mondes », et à chaque fois que leurs sociétés politiques succombent à la tentation de l’irénisme et de la complaisance, des éruptions telles que le 11 Septembre ou la crise russo-ukrainienne de 2014 et l’annexion de la Crimée les rappellent brutalement à la réalité des épreuves de force et des rapports de puissance.

[1] L’auteur s’exprime ici à titre personnel.