L’Alliance atlantique et l'Union européenne sont sœurs siamoises 

Le Monde, 19 mars 2024

L’Alliance atlantique et l'Union européenne sont sœurs siamoises, tribune

 

 

Alors que se précise le risque d’une réélection de Donald Trump et d’un retrait des Etats-Unis de l’OTAN, plusieurs dirigeants d’Etats membres de l’UE appellent les Européens à prendre ensemble la responsabilité de leur défense face à la menace russe. Ce qui ressemble à une évidence relève, à la réflexion, du pari pascalien, tant un désengagement américain constituerait un séisme d'une magnitude inconnue sur l'échelle des crises européennes. Le succès retentissant, en près de trois quarts de siècle, du projet européen a en effet oblitéré un enseignement de l’histoire : l’Alliance atlantique et l’UE sont sœurs siamoises. Le délitement de l’une emporterait des conséquences systémiques pour l’autre.

 

Certes l'issue du scrutin reste incertaine, et même dans l'hypothèse d'une victoire du candidat républicain, le sort du couplage de sécurité entre les États-Unis et l'Europe, incarné par l’OTAN, n'est pas tranché, veulent croire les plus optimistes. Trump, dont l’inclination aux procédés transactionnels est connue, pourrait se contenter de jouer du levier de l'assurance de sécurité pour extraire un maximum de concessions de la part des Européens, notamment sous forme d'achat d'armements.

 

Par ailleurs, une loi votée par le Congrès en décembre 2023 subordonne à un vote à la majorité des deux tiers du Sénat un retrait unilatéral des États-Unis du Traité de l'Atlantique Nord. Mais le couplage de sécurité transatlantique n'est pas seulement institutionnel, il repose aussi sur la crédibilité de l'assurance accordée par la puissance américaine, d'autant plus que l'article 5 du Traité n'emporte pas d'automaticité d'action collective en cas d'attaque armée contre un membre, mais laisse à chaque Etat la liberté d'appréciation quant aux mesures à prendre. Le rôle performatif du discours présidentiel, mais aussi la relation particulière que Trump a entretenue avec Vladimir Poutine, et la tournure qu'elle pourrait reprendre à l'avenir sont donc de nature à affaiblir significativement cette crédibilité.

 

Seule garantie

 

Sans aller jusqu'à un constat de « mort cérébrale » de l'OTAN, un tel affaiblissement, quand bien même il ne serait pas brutal mais progressif, placerait l'UE devant son « moment machiavélien ». Une véritable Europe de la défense, cimentée par un sens du danger, pourrait ainsi, selon certains scénarios, voir le jour, dans le cadre d'ailleurs prévu par le traité de Lisbonne, qui fait référence à la possibilité d’une « défense commune ». 

 

L'Union européenne, qui n'est pas un État, peut-elle être le réceptacle de cette fonction existentielle qu’est, pour tout État, sa sécurité ? La question est d'ordre ontologique et renvoie aux fondements mêmes du projet européen et de l’Alliance atlantique. Celle-ci ayant été mise sur pied aux débuts de la Guerre froide pour servir de cadre au maintien en Europe des forces américaines stationnées, afin de faire pièce à la menace soviétique.

 

Le projet européen, lancé par la déclaration Schuman de 1950, avait pour objectif de transcender la « question allemande » par une réconciliation avec l'Allemagne, en proposant de placer sous une autorité supranationale le charbon et l'acier, deux matières premières essentielles à l'industrie d'armement. Mais lorsque la guerre de Corée avait mis à l'ordre du jour le réarmement allemand, la France avait proposé à ses cinq partenaires de la Communauté européenne du charbon et de l’acier une communauté européenne de défense, pour organiser, précisément, ce réarmement dans un cadre européen. Communistes et gaullistes avaient, en 1954, refusé la ratification du traité.

 

Deux logiques d'intégration ont donc coexisté sur le territoire européen, l'une économique, entre les Six d'abord, l'autre militaire, dans un cadre transatlantique. Elles ont formé la matrice de la construction européenne. Et il n'est pas fortuit que les élargissements ultérieurs de l’UE et de l’OTAN aient suivi des trajectoires parallèles. Les multiples tentatives d'insuffler une composante de défense à la construction européenne, par l'Union de l'Europe occidentale [1954] d’abord, par les traités de Maastricht [1992], de Nice [2001] ou de Lisbonne [1954] ensuite, n’ont pas fondamentalement altéré ce rapport. La plupart des États membres, et en particulier ceux issus de la dislocation du bloc soviétique, étaient en effet viscéralement attachés au couplage de sécurité avec les États-Unis, dans lesquels ils voyaient la seule garantie de sécurité crédible face à la menace russe. Cette configuration permettait, accessoirement, de maintenir des budgets militaires relativement modestes – au prix d'un creusement, année après année, de la disproportion avec celui du protecteur américain.

 

Postures pacifistes

 

C’est cette imbrication, trois quarts de siècle durant, entre le projet européen et le couplage transatlantique qui a fait de l'OTAN et de l'UE de véritables sœurs siamoises. Sans même qu'il soit besoin de filer la métaphore du traitement de cette gémellité par un acte chirurgical, toujours à haut risque, une séparation recèle un danger existentiel pour le projet européen.

 

Certes un raisonnement mécanique voudrait que, mue par l'aiguillon impérieux de son « moment machiavélien », l'Union européenne se ressaisisse face à ce défi majeur. Le débat sur la meilleure façon de se préparer à une telle éventualité s’est ouvert entre des Européens enclins à projeter dans le futur, par extrapolation, la remarquable cohésion dont l'UE a fait preuve depuis février 2022. Mais malgré les démarches dans ce sens, la perspective d'une conversion de l'Union européenne à la prise en charge autonome de sa sécurité par un appareil de défense intégrée est une plongée dans l’inconnu.

 

On pourra probablement tabler sur une prolifération de postures pacifistes, déjà exprimées en Europe par les extrémismes des deux bords, sous forme de résurgence du fameux « mourir pour Dantzig ? » de Marcel Déat [ancien socialiste, devenu par la suite ministre de Vichy], en 1939, même si ces préventions peuvent trouver des expressions plus tempérées ou dissimulées.

 

Et quand bien même le terrain politique européen se prêterait, dans un tel contexte de choc, à un réflexe de sursaut et d'élargissement à la défense de l'intégration européenne, les divergences, fondamentales, de visions stratégiques, voire d’intérêts nationaux, entre les membres de l'Union européenne, et plus encore le « saut quantique » que représenterait pour celle-ci le passage à un commandement souverain d'une défense européenne versent cette option dans la catégorie des chimères. Ce pourrait être là le début de la désintégration de la construction européenne.