Google, un ‘’défi à l'Europe’’ ?

Google, un ‘’défi à l'Europe’’ ?

Tribune libre

L'Express, 13 juin 2005


C'est accorder beaucoup de pouvoir à un moteur de recherche que d'en faire l'instrument de la domination américaine

En ralliant derrière son projet les plus hautes autorités de la France, de l'Union européenne et de cinq autres Etats membres, ainsi que 19 bibliothèques nationales d'Europe, Jean-Noël Jeanneney, président de la Bibliothèque nationale de France, a manifestement touché une corde sensible (voir le débat dans L'Express du 28 mars 2005). L'alternative européenne qu'il propose au «défi jeté à l'Europe» par le puissant moteur de recherche américain Google - numériser 15 millions d'ouvrages – repose sur un effort accru de numérisation d'une sélection des fonds des bibliothèques du Vieux Continent et sur un moteur de recherche européen.

L'idée paraît séduisante, le mobile est noble, le plaidoyer sincère, et la qualité des appuis recueillis donne du crédit à la démarche de Jean-Noël Jeanneney. Mais, s'agissant de bien public et de fonds publics, la discussion critique n'en est pas moins légitime, sur l'enjeu et sur les remèdes. L'enjeu, d'abord. Certes, ce ne sont pas des motifs philanthropiques qui ont poussé Google à enrichir ainsi la palette de ses services. On peine cependant à comprendre en quoi ce choix constitue un «défi à l'Europe».

Car c'est accorder beaucoup de pouvoir à un moteur de recherche sur Internet que d'en faire l'instrument d'une «domination écrasante de l'Amérique dans la définition de l'idée que les prochaines générations se feront du monde». Le milieu social, l'école, l'université, le cinéma, la télévision, la presse, le débat politique façonnent cette idée dans des proportions in comparablement supérieures à celles d'un algorithme de tri et de classement.

Quant aux remèdes proposés, on ne peut qu'applaudir à un effort visant à rendre plus largement accessibles, sur Internet, les fonds des grandes bibliothèques européennes. Mais un «moteur de recherche européen»? Ce qui fait la valeur ajoutée d'un moteur, c'est son universalité. Parce que, précisément, la Toile est mondiale.

Ce que propose Jean-Noël Jeanneney ressemble davantage à un «catalogue raisonné» du savoir et de la culture européens, accessibles par un «portail». N'offrant pas les mêmes services, il ne peut guère espérer rivaliser avec un moteur de recherche. On peut craindre que, lorsque commenceront les opérations de numérisation, au rythme de 10 000 ouvrages par semaine, l'efficacité de Google ne contraste fâcheusement avec les inévitables pesanteurs d'une entre prise collective européenne. En présentant la démarche comme un «défi», on prend le risque de le perdre.