Emmanuel Todd, Après l’empire

Fiche de lecture

Emmanuel Todd, Après l’empire, Essai sur la décomposition du système américain Gallimard, 2002

Auteur : Démographe, anthropologue, historien, Emmanuel Todd est l’auteur, depuis un quart de siècle, de plusieurs essais, dont, en 1976, La chute finale, où il prédisait l’effondrement de l’empire communiste, à partir de raisonnements sur la baisse de la natalité.

La thèse de l’auteur peut se résumer ainsi :

    • après avoir été, tout au long du demi-siècle qui a suivi la fin de la guerre, une puissance impériale bienfaisante, du moins au profit du monde non-communiste, les Etats-Unis sont devenus un facteur de désordre international. Le comportement américain est perçu par un nombre grandissant de nations comme « unilatéraliste, narcissique, agité, agressif », surtout après que l’élan de sympathie qui avait suivi le 11 septembre n’a pas été payé de retour ;
    • puissance autosuffisante, sur les plans économique et industriel, et dispensatrice d‘aide (plan Marshall) pendant les premières décennies de l’après-guerre, les Etats-Unis se sont transformés en puissance prédatrice des ressources du monde, accumulant des déficits commerciaux colossaux, que seuls compensent des flux financiers qui viennent aux Etats-Unis chercher une sécurité de plus en plus évanescente. Les Etats-Unis sont devenus une nation économiquement dépendante ;
    • le but stratégique des Etats-Unis est de s’assurer le contrôle politique des ressources mondiales. Mais leur « puissance économique, politique et idéologique déclinante ne leur permet pas de maîtriser effectivement un monde devenu trop vaste, trop peuplé, trop alphabétisé, trop démocratique » : les Etats-Unis n’ont pas les moyens de mettre au pas les obstacles à l’hégémonie que sont l’Europe, la Russie, le Japon ;
    • sentant la puissance lui échapper, l’Amérique doit toutefois « rester au moins symboliquement au centre du monde et, pour cela, mettre en scène sa toute-puissance (en) développant un militarisme théâtral » dont les ingrédients sont le maintien d’abcès de fixation pour justifier les actions militaires, des « affrontements », dépourvus de risque militaire significatif, avec des « micro-puissances », et une course aux armements sans fin ;
    • une décennie après l’effondrement de l’empire soviétique, l’empire américain est lui-même en voie de décomposition : il incombe aux autres acteurs - l’Europe émancipée, la Russie après qu’elle aura retrouvé ses repères et le Japon - qui sont les piliers économiques de monde, d’assurer l’équilibre et de gérer au mieux de l’intérêt général le déclin de l’Amérique.

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A l’appui de sa thèse, E. Todd produit un certain nombre de constats tirés de l’observation de l’histoire, de l’anthropologie, de la démographie, et de la science politique.

1. Contrairement à la représentation dominante d’un monde ravagé par la violence, en proie à la régression, c’est en fait une progression spectaculaire qui peut être constatée, due à deux facteurs :

- la généralisation de l’alphabétisation de masse, qui devrait être achevée vers 2030 ;

- la diffusion du contrôle des naissances et la chute du taux de fécondité.

Ce sont là les deux paramètres qui déterminent le décollage économique et l’accès à la modernité politique. Cet accès ne s’opère pas, cependant, sans convulsions : phénomènes de désorientation, déracinement, explosion de violence idéologique... L’Europe, de révolutions en guerres civiles est du reste passée par des phases similaires.

Ce constat vaut pour le monde islamique où, dans de nombreux pays - comme l’Iran, engagé aujourd’hui sur la voie de la stabilisation démocratique - la décrue du taux de fécondité est avancée. Incompréhensible pour les esprits occidentaux, la violence observée dans le monde musulman est pourtant celle qui a accompagné toutes les transitions : on observe d’ailleurs un déclin de l’islamisme en Malaisie (où le taux d’alphabétisation est de 88 %) tandis qu’en Asie Centrale, qui a bénéficié de l’alphabétisation à l’époque soviétique, le militantisme religieux n’a pas pris racine. Deux pays importants s’engagent aujourd’hui dans la voie de l’alphabétisation et de la modernisation - le Pakistan et l’Arabie Saoudite - et c’est de la part de ces pays qu’il faut s’attendre à deux décennies d’instabilité.

Fort de ce raisonnement, Todd récuse la thèse du « conflit des civilisations » de Huntington et met en garde contre la tentation d’étiqueter l’islam comme « différent par nature ». Et c’est au nom du même constat qu’il dénonce l’activisme américain contre le monde musulman, délibérément et hâtivement assimilé au terrorisme. Au contraire, cet ensemble « sortira de sa transition sans intervention extérieure, par un processus d’apaisement automatique ». Corollaire de la modernisation politique et culturelle, l’affirmation des individus dans la sphère politique est de plus en plus incompatible avec le gouvernement par des méthodes autoritaires, préparant le terrain des la transition démocratique. C’est du reste ce qui explique la multiplication, aujourd’hui, des régimes démocratiques dans le monde.

2. La poursuite inexorable de ce processus laisse entrevoir la perspective d’un monde unifié par les valeurs de la démocratie, réalisant de la sorte le modèle décrit par Fukuyama en 1989 dans son article « la fin de l’histoire ». Qu’on y ajoute la loi de Doyle, selon laquelle deux Etats démocratiques ne se font pas la guerre, et on débouche sur une proposition de « paix perpétuelle », illustrée du reste par la situation de l’Union Européenne - même si on ne peut, pour le continent européen, parler de convergence vers un modèle socio-politique unique. Le monde ainsi dessiné ne réservant aucun statut particulier aux Etats-Unis est perçu par eux comme une menace : dépendante économiquement, la puissance américaine a besoin des ressources du monde et, donc, d’un « niveau de désordre qui justifie sa présence politico-militaire dans l’Ancien Monde».

3. Sur le plan des flux de biens et de services, le système a connu une évolution analogue à celle de la Rome antique, elle aussi à la tête d’un système « mondialisé » - à l’échelle du bassin méditerranéen. Les dépendances de l’empire romain alimentaient le « centre » en biens, tandis que la société se polarisait entre une plèbe socialement de plus en plus inutile et une ploutocratie prédatrice, la disparition des classes moyennes entraînant la disparition de la république et l’établissement de l’empire. De la même manière, les Etats-Unis, après avoir donné une priorité absolue à leur sphère de domination militaire, ont ouvert leur marché aux produits européens et japonais, laissant filer le déficit commercial avec une zone qui s’est ensuite étendue bien au-delà de leur sphère d’influence originelle, en particulier à la Chine.

Moyennant quoi les Etats-Unis affichent aujourd’hui un «déficit commercial vis-à-vis de tous les pays importants du monde ». Ce déficit n’est imputable que pour une part modeste au pétrole, « obsession de la stratégie américaine » - à hauteur de 80 milliards de dollars en 2001 - alors qu’il l’est avant tout aux biens manufacturés, à hauteur de 366 milliards de dollars. Ce déficit a fortement crû ces dernières années, passant d’une centaine de milliards de dollars par an entre 1989 et 1993 à quelque 450 milliards en 2001. « Le monde produit pour que l’Amérique consomme » : c’est par ce paradoxe que peut se résumer la situation. Les Etats-Unis sont même devenus le « consommateur indispensable » d’une économie mondiale engluée dans l’atonie de la demande, une atonie engendrée par la mondialisation et, ce qui en est le corollaire, l’écrasement des revenus bas et moyens.

« C’est bien la stagnation de la demande à l’échelle mondiale qui permet aux Etats-Unis de justifier leur rôle de régulateur et de prédateur de l’économie globalisée, d’assumer et de revendiquer la fonction d’un Etat planétaire keynésien », explique Todd, observant qu’« à chaque récession, on s’extasie sur le dynamisme persistant de la consommation américaine, qui devient la caractéristique positive fondamentale d’une économie dont on ne veut plus voir la fondamentale improductivité. Le taux d’épargne des ménages américains est proche de zéro. Mais chaque reprise de l’économie des Etats-Unis gonfle les importations de biens en provenance du monde ». Si ce déficit peut être considéré comme le prélèvement impérial, il n’en revêt pas pour autant la forme d’un tribut perçu sans contrepartie, les biens et services obtenus par les Etats-Unis étant pour l’essentiel payés. Mais ce qui assure l’équilibre, ce sont les achats de dollars par les opérateurs mondiaux, à des fins soit d’investissement direct, soit d’acquisition de valeurs. De fait, entre 1990 et 2001, ces flux sont passés de 88 à 865 milliards de dollars. En tenant compte des sorties de capitaux, il a tout de même fallu 485 milliards de dollars en 2000 pour combler le déficit de la balance des biens et services, soit plus d’un milliard de dollars par jour.

En observant la ventilation de ces flux, on constate, au cours de la décennie passée, une part décroissante de l’investissement direct au profit des valeurs mobilières, et, au sein de cette catégorie-là, des obligations - en 2001, surtout, où les achats d’obligations ont constitué 43 % du total des entrées de capitaux, marquant une nette préférence pour la sécurité, au détriment du risque associé au rendement. En d’autres termes, les Etats-Unis sont devenus l’« Etat central du nouveau système économique (...) leader de la financiarisation (...) absorbant, dans un but de conservation et de sécurisation, un profit mondial démultiplié ». Ce profit, dégagé au prix d’un accroissement des inégalités à l’échelle planétaire, « gonfle des revenus qui vont s’investir en bourse, où la rareté relative des biens à acheter, les actions, produit une hausse de leur valeur nominale ». « Conçu par les privilégiés de la périphérie comme un investissement en capital », ce flux financier « se transforme, pour les Américains, en signes monétaires servant à la consommation courante des biens achetés à travers le monde ».

Dans ce « mécanisme structurellement instable », le capital supposé investi est destiné à se volatiliser, un phénomène qu’illustrent des incidents récents, comme la disparition d’Enron ou l’implosion du cabinet Andersen. Mais, avertit Todd, « au-delà d’un certain niveau d’insécurité financière (...), l’adhésion à l’empire des classes dirigeantes tributaires de la périphérie », indispensable à l’Amérique pour exercer son pouvoir sur le monde, « n’est peut-être plus, pour elles, une option raisonnable ». Et l’auteur de conclure sur le mode catastrophiste : « le plus vraisemblable est une panique boursière d’une ampleur jamais vue, suivie d’un effondrement du dollar, enchaînement qui aurait pour effet de mettre un terme au statut économique ‘’impérial’’ des Etats-Unis ».

4. Toujours à son parallèle historique avec la Rome impériale, Todd observe qu’une des forces essentielles de l’empire est sa capacité à traiter de façon égalitaire les hommes et les peuples conquis, intégrés au noyau central (notamment par le droit de cité que consacra l’édit de Caracalla). Cette caractéristique se retrouve du reste dans d’autres empires (chinois, premier empire arabe, français, russe). Elle est déterminée par le code anthropologique initial d’une nation1 : les peuples « universalistes » (Rome, Chine, Russie, France du bassin parisien) définissent les peuples extérieurs comme a priori semblables à eux, tandis que les « différentialistes » (Athènes, Allemands) tendent à postuler une hiérarchie implicite des peuples et à préserver l’identité « ethnique » du conquérant.

A priori rattachés, par les circonstances historiques de leur formation, au principe d’« universalisme », les Etats-Unis combinent en fait ce principe avec celui du « différentialisme » en une totalité : il y a à la fois l’« autre » perçu comme différent et inassimilable - l’Indien, le Noir - et l’« autre » perçu comme semblable et égal - l’immigré irlandais, allemand, juif, italien. La frontière entre ces deux notions a fluctué : après s’être élargie jusqu’au milieu des années 60, correspondant au pic du mouvement des droits civiques, elle s’est rétrécie depuis lors, à un rythme d’abord ralenti par la rivalité avec l’URSS, débridé ensuite par l’effondrement de l’empire soviétique. E. Todd en voit les indices dans l’échec de l’intégration des Noirs et des Hispaniques, par contraste avec les Juifs et les Asiatiques, facilement assimilés.

Ce « différentialisme » ne se limite pas au seul champ interne, mais affecte le regard porté sur le monde et se traduit par l’inclusion d’Israël dans le périmètre de l’« universalisme », dont les Arabes restent en revanche exclus : « le choix d’Israël est la manifestation la plus visible du recul de l’universalisme américain et d’une montée en puissance du différentialisme », observe Todd, qui distingue les Démocrates, soucieux de protéger Israël en essayant des respecter les droits des Palestiniens, des Républicains - et en particulier l’aile droite, religieuse, du parti - qui « projettent sur le terrain du Proche-Orient la préférence pour l’inégalité qui caractérise l’Amérique actuelle ».

Au fond, ajoute l’auteur, toute la rhétorique de l’administration sur le « mal » n’est autre que l’expression d’un mal qui ronge le pays lui-même (ploutocratie irresponsable, accroissement des inégalités, retour de l’obsession raciale) : l’Amérique « dénonce partout le mal, mais (c’est) parce qu’elle tourne mal ».

Quoi qu’il en soit, en abandonnant l’idéal égalitaire et universaliste, les Etats-Unis perdent une « ressource idéologique indispensable aux empires » et, ne disposant pas d’un potentiel militaire et économique suffisant pour régner sur un « monde trop vaste et divers », ne disposent pas des autres instruments de domination impériale.

5. S’interrogeant sur le cheminement par lequel la politique étrangère américaine s’est éloignée de la posture hégémonique initiale et a occupé le terrain préparé par l’abandon de l’« universalisme », E. Todd en situe l’origine dans le concours de circonstances que fut l’effondrement inattendu du système soviétique : dans les premières années qui l’ont suivi, Washington a joué le jeu de l’équilibre, mais la décomposition accélérée de l’espace post-soviétique a laissé naître des spéculations sur une désintégration plus forte de la Russie elle-même. C’est ainsi vers 1996-1997 qu’est apparue l’« option impériale », formulée notamment par Zbigniew Brzezinski, dans The Grand Chessboard, un exposé des « moyens d’établir une domination asymétrique des Etats-Unis en Eurasie ». Mais loin de suivre un plan machiavélique qui aurait demandé discipline, effort et constance, les Etats-Unis ont préféré s’abandonner au « cours naturel des choses (et à) une préférence constante pour la facilité », se découvrant comme unique superpuissance, constatant l’afflux de capitaux, se laissant glisser sans fin dans le déficit commercial.

Dans le schéma imaginé par Brzezinski, la Russie devait être « isolée et dépecée » et une ligne de conciliation observée envers tous les acteurs autres que la Russie, en particulier le Japon et l’Europe, mais aussi la Chine et l’Iran. Ce faisant, les Etats-Unis suivraient le modèle bismarckien d’isolement de la France par des bonnes relations de l’Allemagne avec toutes les autres puissances européennes : « l’Amérique, unique superpuissance, doit être compréhensive avec toutes les puissances secondaires pour éliminer définitivement la seule menace militaire immédiate à son hégémonie, la Russie ». Or, observe Todd, de ce programme seule a été mise en oeuvre l’action contre la Russie - par l’élargissement de l’Otan, par les ouvertures à l’Ukraine, et, plus récemment, par les implantations en Asie Centrale et dans le Caucase. Pour le reste, la diplomatie américaine s’est révélée « catastrophiquement whilhelmienne » : « l’Amérique néglige, humilie ses alliés européens par son action unilatérale (...) méprise le Japon, dont l’économie, la plus efficace du monde et nécessaire à son bien-être, est sans cesse présentée comme attardée (...) provoque inlassablement la Chine et intègre l’Iran à l’axe du mal ».

Ces maladresses ne sont cependant pas fortuites : les Etats-Unis ont besoin d’affirmer leur rôle mondial en affrontant des « nains militaires », en produisant une « hystérisation théâtrale des conflits secondaires », en entretenant la tension avec l’Iran, clairement en voie de normalisation ou encore avec ces résidus du passé que sont la Corée du nord, Cuba ou l’Irak2. Des régimes qui tomberaient d’eux-mêmes, et que l’agressivité américaine fait perdurer. Mais « ces conflits qui présentent pour les Etats-Unis un risque militaire zéro leur permettent d’être présents partout dans le monde. Ils entretiennent l’illusion d’une planète instable, dangereuse, qui aurait besoin d’eux pour sa protection ».

Ce « micro-militarisme théâtral » vise aujourd’hui au premier chef, sous couvert de lutte contre le terrorisme, le monde musulman, dans une démarche qui illustre bien l’incapacité des Etats-Unis à assumer un rôle impérial : sur le plan idéologique, avec l’intolérance envers les pratiques sociales de l’islam - et notamment le statut de la femme - sur le plan économique, avec la crispation sur la sécurité des approvisionnements pétroliers3, sur le plan militaire, avec la grande faiblesse du monde arabo-musulman, « champ de démonstration idéal (qui) offre des victoires aisées ».

« Suivant la ligne de plus grande pente », ces gesticulations, conclut Todd, « amusent un temps les media, éblouissent les dirigeants alliés », mais ne constituent en rien une stratégie réaliste, laquelle devrait « maintenir le contrôle des Etats-Unis sur les pôles industriels efficaces de la triade, l’Europe et le Japon, neutraliser par une attitude bienveillante la Chine et l’Iran. Et briser l’unique adversaire réel, la Russie ».

6. Et c’est à l’Europe et à la Russie, piliers potentiels d’un continent eurasiatique recomposé autour d’eux, que Todd consacre les deux derniers chapitres de son ouvrage.

    • La Russie jouit d’atouts réels : un taux d’alphabétisation et un niveau d’éducation élevés, une autonomie stratégique (approvisionnements en matières premières), des comptes extérieurs équilibrés, une approche « universaliste » vis-à-vis des autres nations, qui lui permettra, jouant d’affinités existantes et de proximités anthropologiques avec les nations de l’ancienne URSS - et de l’empire tsariste - de reconstituer sans tapage son espace stratégique4. Son économie présente des signes de recouvrement. Sans doute y a-t-il également des facteurs de préoccupation - le faible taux de fécondité (de l’ordre de 1,2), le niveau de violence - et la question de l’évolution démocratique du régime reste-t-elle ouverte. Mais si le pays ne sombre pas dans l’anarchie ou dans l’autoritarisme, il peut devenir un facteur d’équilibre fondamental : n’ayant, pour d’évidentes raisons démographiques, pas d’ambition impériale, la Russie, que son régime soit ou non conforme aux canons démocratiques, sera un partenaire diplomatique fiable, à la fois parce qu’elle est faible - et sait transformer cette faiblesse en atout - et parce qu’elle a préservé son tempérament « universaliste ». Pour l’Europe, la Russie est de surcroît un partenaire important : ses échanges avec l’Union Européenne sont 7 à 8 fois plus importants qu’avec les Etats-Unis, et elle propose implicitement à l’Europe un contrepoids à l’influence américaine sur le plan militaire et sur le plan de ses approvisionnements énergétiques.
    • Quant à l’Europe, sa relation avec les Etats-Unis est, pour Todd, ambivalente. Les forces de dissociation et de rapprochement s’intensifient simultanément. D’une part la lutte contre le terrorisme a fini par être le révélateur d’un antagonisme transatlantique qui s’est traduit notamment par l’évolution spectaculaire de l’attitude de l’Allemagne envers les Etats-Unis. D’autre part les « oligarchies européennes » se rangent derrière l’étendard de la révolution libérale et aspirent à une intégration de plein droit à la classe dirigeante américaine (« le fantasme de Jean-Marie-Messier »). Mais la spoliation en cours des Européens par Wall Street devrait rendre cette option moins attrayante. Les facteurs de dissociation, constate l’auteur, sont cependant également d’ordre culturel : le rapport à la mobilité (deux fois inférieure en Europe), le rapport des citoyens à l’Etat, le rapport au travail et à la nature (qui, en Europe, privilégie les notions d’équilibre), le rapport à la religion, tout cela contribue à éloigner Européens et Américains, démentant la thèse huntingtonienne d’une unité culturelle profonde de l’Occident. Et l’application aux sociétés fortement étatisées d’Europe du modèle américain de capitalisme dérégulé risque de les faire exploser, comme le montre la montée des extrêmes-droites.

A cet ensemble de facteurs de dissociation s’ajoute la création de régions économiques, sous le simple effet du libre-échange : celui-ci, même s’il stimule les échanges entre continents, bénéficie en premier lieu, en effet, aux pays proches, créant des blocs régionaux d’intégration d’échelle continentale qui tendent à se séparer des Etats-Unis. Par contiguïté et par diffusion, l’Europe est amenée, presque malgré elle, à annexer sur ses marges de nouveaux espaces économiques, devenant le pôle de croissance des zones situées sur ses flancs sud et est. Ses besoins en ressources énergétiques font de la Russie un partenaire économique de la première importance. Sur un plan stratégique, l’Europe n’a d’autre intérêt à long terme que la paix - alors que la politique extérieure des Etats-Unis est structurée par des conflits avec des voisins immédiats de l’Europe, la Russie et le monde musulman - dont des communautés émigrées résident du reste dans de nombreux pays Europe. De la sorte se trouvent réunis les ingrédients d’une émancipation de l’Europe par rapport aux Etats-Unis. Celle-ci qui passe notamment par l’acquisition d’une capacité de défense autonome - qu’autorise le potentiel industriel de l’Europe. La grande question, que ne tranche pas E. Todd, est celle de la participation du Royaume Uni à un authentique leadership à trois de l’Europe élargie, tout en observant qu’un ralliement britannique à l’euro serait un « coup terrible pour l’Amérique, compte tenu de sa dépendance à l’égard de flux financiers mondiaux ».

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Todd conclut son essai en faisant valoir que le militarisme démonstratif des Etats-Unis a fini par inquiéter les autres grands acteurs de la communauté internationale, les poussant à se rapprocher. L’Europe réalise lentement que la Russie n’est plus pour elle une menace stratégique, mais qu’elle devient une contribution à sa sécurité. Quant au Japon, la proximité de ses structures industrielles avec celles de l’Europe pousse au rapprochement5, de même que la convergence de leurs intérêts en matière de sécurité des approvisionnements énergétiques. A terme, donc, le modèle évoluera non pas vers un empire, contrôlé par une seule puissance, les Etats-Unis, mais vers un « système complexe, dans lequel s’équilibreront un ensemble de nations ou de méta-nations, d’échelles équivalentes, même si elles ne sont pas à proprement parler égales. Certaines entités, comme le pôle russe, garderont en leur centre un seule nation. On peut en dire autant du Japon, minuscule sur une carte, mais dont le produit industriel est égal à celui des Etats-Unis (...) A très long terme, la Chine rejoindra ce groupe. L’Europe est, quant à elle, un agrégat de nations, avec, en son coeur, un couple leader germano-français, mais dont le niveau de puissance effective dépendra d’une participation britannique. L’Amérique du sud semble destinée à s’organiser sous leadership brésilien ».

Quant aux Etats-Unis, « ce dont le monde a besoin, ce n’est pas que l’Amérique disparaisse, mais qu’elle redevienne elle-même, démocratique, libérale et productive ». Mais il ne faut guère espérer influer de façon décisive sur le cours de l’histoire, tant les forces à l’oeuvre dépassent le champ des politiques internationales. Tout au plus peut-on « tenter de faciliter l’émergence d’une superstructure politique raisonnable en évitant au maximum les affrontements violents ». Au nombre de ces ajustements, E. Todd voit notamment un élargissement à l’Allemagne et au Japon du Conseil de Sécurité des Nations Unies, qui reflète mieux les rapports de forces économiques réels./.

1. défini par la place - inégaux ou égaux - des frères dans une structure familiale.

2. défini comme « un pays pétrolier mené par un dictateur dont la capacité de nuisance n’est que locale ».

3. Todd souligne que la dépendance des Etats-Unis envers les pays du Golfe ne porte que sur 18 % de leur consommation. Ce qu’il s’agit de défendre, « c’est le pétrole du monde - et plus particulièrement l’approvisionnement des deux pôles industriellement productifs de la triade, l’Europe et le Japon - pas celui des Etats-Unis ».

4. notamment en accueillant à nouveau l’Ukraine dans son giron. Zone historiquement et sociologiquement mal structurée, l’Ukraine a toujours été dépendante de la Russie pour recevoir les impulsions de la modernisation. Elle ne pourrait échapper à la Russie qu’en tombant dans l’orbite d’une autre puissance, mais Todd estime que l’Union Européenne n’a aucun intérêt à jouer ce jeu.

5. un mouvement illustré par l’inversion des flux d’investissement direct du Japon vers les Etats-Unis et l’Europe.