Tribune, Le Monde du 9 novembre 2022


« Notre maison brûle et nous regardons ailleurs. » Avec cette formule, Jacques Chirac avait dénoncé, en 2002, notre indifférence au dérèglement climatique. La même réflexion vaut pour un autre dérèglement, celui qui menace la démocratie dans le monde. Elle n’a cessé de régresser depuis près de deux décennies.

Dans l’euphorie d’un apparent triomphe des valeurs démocratiques, la fin de la guerre froide avait ouvert un âge d’or. Les nations libérées du joug communiste s’y étaient ralliées, suivies par d’autres pays – 70, au total. Communiant dans l’exaltation de la mondialisation et du « doux commerce », un Occident sûr de lui s’était convaincu que l’enrichissement qui en résultait amènerait immanquablement de nouveaux Etats vers le modèle libéral. Cette illusion a été longtemps entretenue par les quelques espaces de liberté consentis dans les régimes autoritaires, qu’il s’agisse de la Chine ou de la Russie. Certains s’obstinaient même à discerner dans le président russe Dmitri Medvedev, de 2008 à 2012, une figure de « réformateur ».

Mais la courbe s’est inversée entre 2005 et 2010, amenant à une centaine le nombre de pays en régression démocratique, selon les conclusions concordantes de deux institutions indépendantes, Freedom House et V-Dem, qui font autorité pour observer l’état de la démocratie à travers le monde. Durant la décennie écoulée, le nombre de dictatures est ainsi passé de vingt à trente, selon le dernier rapport de V-Dem, dont cinq durant la seule année 2021, amenant le secrétaire général de l’ONU à déplorer une « épidémie de coups d’Etat ». Un quart de l’humanité vit aujourd’hui sous une dictature, tandis que le groupe des autocraties électorales compte 60 pays, 44 % de la population mondiale. Les démocraties libérales ne sont plus que 34, les 55 Etats se bornant à respecter les formes électorales constituant le dernier groupe.

Utilisation massive de la désinformation

Le paysage s’est transformé au cours des dix dernières années avec une polarisation délibérée des sociétés dans quelque 40 pays, comme on l’a vu sous Trump aux Etats-Unis et au Brésil sous Bolsonaro. Une utilisation massive de la désinformation a eu cours, tant dans l’espace public interne que comme arme des relations internationales.

Même les régimes démocratiques les plus établis sont exposés à des crises de représentation qui nourrissent le populisme, les pulsions nationalistes, les dynamiques de radicalisation et de montée des extrémismes. L’Union européenne est également en proie à ces dérives : six Etats membres étaient en 2021, selon V-Dem, sur une pente de régression démocratique. La Hongrie et la Pologne s’y distinguent par la violation assumée de certaines dispositions des traités et ignorent les injonctions de la Commission européenne. Deux formations se sont invitées, en septembre, dans ce paysage volatil, les Démocrates de Suède, qui ont dicté leur programme au gouvernement conservateur, et les Frères d’Italie, à la tête d’une coalition d’extrême droite.

Aucune inversion de tendance ne se dessine. Si, au Brésil, Lula l’a emporté, de justesse, l’extrême droite a consolidé son emprise aux élections parlementaires et régionales. Les élections de mi-mandat aux Etats-Unis confirment l’ombre portée de l’ancien président Trump. Et la Chine vient de franchir un degré supplémentaire sur l’échelle de la dictature totalitaire. La lame de fond est loin de faiblir.

Quelles conséquences en tirer pour la démocratie ? Si elle n’est pas un garde-fou fiable contre les aventures militaires, comme les Etats-Unis l’ont amplement prouvé, régimes autoritaires et dictatures forment le terreau naturel de la coercition. A l’intérieur, elle s’exerce par la répression, l’arbitraire et l’abolition des libertés. A l’extérieur, elle revêt la forme de l’agression, de la provocation, du fait accompli, reflets du même mépris pour le droit international que pour la règle de droit dans l’espace intérieur. La Russie, la Chine, la Turquie, notamment, sont engagées dans une entreprise de révision d’un ordre international qu’elles estiment leur avoir été imposé, à base d’Etat de droit, de libertés politiques que ces régimes perçoivent comme une menace sur leur perpétuation au pouvoir.

Les démocraties doivent se protéger

Pressenti par la philosophe Thérèse Delpech dès 2005 (L’Ensauvagement. Le retour de la barbarie au XXIe siècle, Grasset), ce délitement de la règle est un défi majeur pour la trentaine de démocraties libérales qui restent fidèles à l’esprit de leur fondation. Elles ne sont pas seulement spectatrices des agissements des régimes les plus agressifs, elles en sont aussi les cibles, par la désinformation, l’ingérence, la manipulation.

Comme pour le climat, le chemin de la résilience est étroit, mais il existe. Ces démocraties doivent se protéger, par des actions concrètes et en jouant des rapports de force, plutôt que par des incantations ou des entreprises inconsistantes, comme le sommet des démocraties organisé à Washington, en 2021. Elles doivent traiter avec dictateurs et autocrates sans céder au cynisme ou au double langage, ni sans jamais cesser de défendre les défenseurs de la liberté. Car, comme le rappelait récemment Catherine Colonna, la ministre des affaires étrangères, « le premier élément de notre commune humanité, c’est notre égale aspiration aux droits et aux libertés ».

Enfin, et surtout, pour éviter que l’archipel de la démocratie se rétrécisse comme peau de chagrin, il incombe à chaque pays attaché à ses racines libérales – les Etats-Unis au premier chef – de veiller à sa propre intégrité dans leur respect. Le meilleur rempart contre les aléas politiques est cependant l’édifice européen, gardien de l’héritage du siècle des Lumières, inscrit dans des traités. Des institutions préservent cet héritage de l’érosion, armées de mécanismes de rappel qu’aucun Etat membre ne peut ignorer ou contourner. C’est en restant fidèle à ses principes, et en veillant à leur respect par tous ses membres, à commencer par la Pologne et la Hongrie, que l’Union peut rester la boussole politique dans la tempête qui menace l’idéal démocratique.