Les émeutes de la Baltique

Stéphane Meylac

Dates

Il y a vingt ans ; Les émeutes de la Baltique

Le Monde, 16 décembre 1990

E samedi 12 décembre 1970 à 20 heures, le journal de la télévision polonaise s'ouvre sur un communiqué du conseil des ministres annonçant le " changement des prix de détail d'un ensemble de produits ". Ce laconisme ne présage rien de bon, comme le confirme la presse du lendemain. La plupart des produits de base sont touchés par des hausses de 10 % à 36 % : de la viande (18 %) aux textiles, en passant par la farine (17 %), les laitages, les chaussures, jusqu'au dentifrice le plus courant.

Pour faire passer la pilule, les prix baissent sur quelques biens durables, considérés comme des produits de luxe (téléviseurs, réfrigérateurs et machines à laver) et sur les articles invendables qui encombrent les rayons des magasins. Pour les ménages polonais, qui consacrent la moitié de leur budget aux dépenses alimentaires, c'est une véritable saignée qui s'annonce. Circonstance aggravante, la hausse intervient peu avant les fêtes de Noël.

Préparée dans le plus grand secret, elle consacre l'échec du modèle économique de Gomulka, l'homme providentiel de l'" octobre polonais " de 1956 : industrialisation à outrance, lutte sournoise de l'Etat-parti contre l'agriculture privée, consommation sacrifiée et quasi-stagnation du niveau de vie...

Un peu partout, en Pologne, la colère le dispute à la consternation. Le lundi 14 décembre vers 6 heures, à Gdansk, aux ateliers de mécanique S-3 et S-4 des chantiers navals Lénine, des discussions animées lancées dans les vestiaires se prolongent par petits groupes dans les halles, mais les machines restent à l'arrêt.

Le jour se lève, gris et glauque, un vrai jour de décembre sur la Baltique. Par grappes, les ouvriers convergent vers le siège de la direction des chantiers. Les ateliers cessent le travail l'un après l'autre. Il est 9 h 30, et devant la direction ils sont maintenant 3 000, des ouvriers surtout, en combinaison et casque, mais aussi des " cols blancs ". Le directeur, Zaczek, engage le dialogue. Que veulent-ils au juste ? Le retrait des hausses de prix, plus d'équité dans l'octroi des primes et aussi la démission de l'équipe dirigeante, les Gomulka, Cyrankiewicz, Moczar et autres. Zaczek se déclare incompétent, et, vers 11 heures, un millier d'ouvriers quittent en cortège le chantier Lénine. Ils marchent sur le comité de voïvodie du Parti communiste, le POUP, en chantant l'Internationale et des chants patriotiques. Arrivés devant le bâtiment, ils réclament en vain le premier secrétaire, absent de Gdansk. Quelques manifestants demandent une sonorisation " pour pouvoir discuter ". Une camionnette de la municipalité finit par apparaître, équipée d'un mégaphone. Maîtres du véhicule, les ouvriers se succèdent au micro, libres enfin de s'exprimer. Puis le cortège s'ébranle lentement vers les chantiers, précédé des appels nasillards du mégaphone. Le brouillard donne à la scène une touche irréelle.

Chasse à l'homme

Grossi de renforts ouvriers, mais sans être parvenu à rallier à sa cause les étudiants, le cortège _ de 5 000 à 10 000 manifestants _ se dirige à nouveau vers le comité de voïvodie. C'est peu après 17 heures qu'un détachement des unités anti-émeutes de la milice, les Zomo, donne le premier assaut : armés de boucliers et de longues matraques, ils ressemblent, selon un témoin, à des chevaliers du Moyen Age, dans la lumière blafarde des lampadaires. Les manifestants ont vite appris à riposter en renvoyant les grenades lacrymogènes, en visant les jambes des miliciens. Des feux sont allumés avec des journaux et des sapins de Noël du marché voisin, des kiosques sont en flammes, un véhicule de pompiers est incendié. Pierres et bouteilles volent. Les Zomo battent en retraite, et l'insolente fourgonnette continue de conduire le convoi de manifestants. Les hôpitaux accueillent leurs premiers blessés. Dans les rues alentour, des scènes de pillage permettront à la télévision de discréditer les ouvriers.

Les policiers finissent, néanmoins, par prendre le dessus. Commence alors une chasse à l'homme qui se prolongera une bonne partie de la nuit. La milice arrête, sans distinction, émeutiers et passants, qui subiront le supplice de " la haie d'honneur ", le passage entre deux rangées de miliciens armés de matraques. Les " meneurs " supposés des émeutes sont arrêtés à leur domicile.

Totalement isolée du monde après cette journée historique, Gdansk s'installe dans un calme trompeur. Le téléphone, les liaisons routières et ferroviaires ont été coupés. En dehors du pouvoir, personne, même dans le reste de la Pologne, ne sait ce qui se passe à Gdansk.

Le matin du 15 décembre, la grève s'étend à d'autres entreprises de la ville et au port de Gdynia, à une vingtaine de kilomètres au nord. Aux chantiers Lénine, il est à peine 7 heures lorsque les ouvriers décident d'aller délivrer leurs camarades emprisonnés. Suivant les consignes lancées la veille, ils portent tous la combinaison, le casque et les gants, se sont munis qui d'une barre de fer, qui d'un marteau, qui d'un autre outil ou d'une provision de boulons. L'immense cortège marche maintenant sur le siège de la milice tout proche, où ils pensent que leurs camarades sont détenus. Une seconde journée de violence commence.

A Varsovie, Gomulka s'est ressaisi et, se méfiant de son bureau politique, a convoqué un groupe de fidèles, hauts responsables de l'appareil du pouvoir, qui endossent la décision de proclamer l'état d'exception dans la zone des troubles. Un couvre-feu est décrété ; la police et l'armée sont autorisées à faire usage des armes à feu.

A Gdansk, la situation devient quasiment insurrectionnelle. Il n'est pas encore 9 heures et les manifestants sont déjà plus de 10 000, sans cesse renforcés par de nouveaux arrivants, surexcités par les charges de la milice et indignés à la vue des premières victimes dans leurs rangs. Des miliciens sont bastonnés. Un officier abat d'un coup de pistolet un soudeur de dix-neuf ans des chantiers Lénine. Il est aussitôt lynché par la foule furieuse. Des armes confisquées aux policiers circulent de main en main. Des véhicules de la milice flambent çà et là. Une épaisse colonne de fumée noire s'élève au-dessus de la gare. Le vrombissement des hélicoptères, qui surveillent en permanence les lieux, se mêle au claquement des fusils lance-grenades, au crépitement des flammes, aux cris des blessés, dans un mélange glacé de fumée et de gaz lacrymogène.

Un groupe d'ouvriers réussit à forcer la porte d'entrée du comité de voïvodie du parti, et les manifestants investissent les étages, défenestrant mobilier, tapis, téléviseurs et dossiers. Les portraits de Gomulka et de Lénine sont conspués par la foule avant de s'écraser sur le trottoir, sous les acclamations, tandis que les flammes commencent à lécher les murs du bâtiment. Pendant plusieurs heures, la lourde silhouette est la proie des flammes. Un symbole. Les combats se poursuivent jusqu'au soir. Au chantier Lénine s'organise la grève sur le tas. Le bilan officiel des affrontements est de 5 morts et 33 blessés.

Le numéro deux du régime, Kliszko, qui dirige l'état-major de crise sur place, harangue les responsables locaux du parti et del'administration : " Nous avons affaire à une contre-révolution (...) qu'il faut mater par la force. Même s'il faut que périssent trois cents ouvriers, la rébellion sera écrasée. "

Plus inquiétant pour le pouvoir, le mouvement a commencé à s'étendre hors de la conurbation Gdansk-Gdynia et touche la ville d'Elblag, à une soixantaine de kilomètres au sud-est de Gdansk, où les ouvriers d'une usine se mettent en grève et où le siège du parti est également attaqué. Pendant la nuit, les chantiers Lénine sont cernés par les blindés et, sous la menace de l'assaut, le comité de grève décide, pendant la nuit, de mettre fin au mouvement : les ouvriers quittent le chantier au matin du 17 décembre. Une scène dont se souvient Anna Walentynowicz : " Nous sortions du chantier la tête baissée. Nous avions l'impression que nous partions en captivité. "

A ce moment même, à Gdynia, un drame se joue : les ouvriers, venus par milliers reprendre le travail aux chantiers navals Commune de Paris, sont accueillis par des salves d'armes automatiques. Une foule en colère envahit la ville, où les affrontements se poursuivent, meurtriers, jusqu'au soir, lorsque les forces de l'ordre reprennent le contrôle de la situation. Le bilan officiel est de dix-sept morts. " Eléments aventuristes et hooligans "

A quelques centaines de kilomètres à l'ouest, la troisième ville côtière de la Pologne, Szczecin, est, elle aussi, gagnée par la fièvre. Le même scénario qu'à Gdansk et à Gdynia se répète : déçus de n'être pas écoutés, 2 000 à 3 000 grévistes marchent jeudi matin 17 décembre sur le comité de voïvodie du parti. Les mêmes scènes d'émeute se prolongent toute la journée : mise à sac du siège du parti, intervention des blindés, gaz lacrymogènes et fusillades meurtrières. Le couvre-feu livre la ville aux policiers, qui continuent rafles et arrestations.

La gravité des événements est maintenant connue en Pologne. Rompant le silence officiel, la presse du 17 décembre a publié un bref communiqué illustré de la photographie d'un magasin saccagé : " Des éléments aventuristes et des hooligans qui n'ont rien à voir avec la classe ouvrière ont dévasté et incendié des bâtiments publics et pillé quelques dizaines de magasins. " Habitués à lire entre les lignes, les Polonais comprennent qu'un drame s'est produit.

A Szczecin, pendant la nuit, les blindés prennent position à tous les points stratégiques de la ville, qui, après Gdansk puis Gdynia, est en train de devenir le foyer de la révolte. Le chantier Warski est assiégé par les chars, et, devant ce rapport de forces inégal, on se résigne à la grève sur le tas. Un calme apparent se rétablit après 18 heures, l'heure du couvre-feu. Le bilan officiel de ces deux journées s'élève, pour la seule ville de Szczecin, à 16 morts et plus de 200 blessés.

Gdansk et Gdynia sont pratiquement des villes mortes, quadrillées par l'armée et la police. A Elblag, en revanche, les troubles se poursuivent pour la troisième journée consécutive. Vers 15 heures, l'armée investit la ville. Les forces de l'ordre tirent sur la foule, faisant, toujours selon les sources officielles, un mort et trois blessés. Des grèves éclatent également à Varsovie. Une centaine d'entreprises sont maintenant en grève dans le pays. Des manifestations de rue ont lieu à Cracovie, jusque-là calme, et à Walbrzych. A Slupsk, le centre de formation de la milice est dévasté par un incendie.

Gomulka s'en va

Il devient clair que la répression, même si elle parvient à écraser _ dans le sang _ la protestation ouvrière, ne suffit pas à prévenir la contagion. Moscou s'inquiète et le fait savoir par une lettre au bureau politique polonais : non seulement les camarades soviétiques désavouent Gomulka en condamnant la politique répressive suivie depuis le début, mais ils se préoccupent ouvertement des risques pour la stabilité de la Pologne. Ce double blâme indique aux rivaux du premier secrétaire _ Gierek, au premier chef, _ que Gomulka n'a plus la faveur du Kremlin et que c'est l'heure de la curée.

Malade, nerveusement épuisé par le cours des événements, Gomulka n'a plus l'énergie de lutter ; ses médecins décident de l'hospitaliser. C'est donc en son absence qu'en début d'après-midi, le samed 19 décembre, s'ouvre la première réunion du bureau politique depuis le début des événements, qui décide, à l'issue de sept heures de délibérations, de convoquer dès le lendemain un plénum extraordinaire du comité central et de confier la direction du parti à Gierek. Dans le pays, qui ignore tout de ces manoeuvres de coulisse, le calme est revenu, mais c'est un calme précaire, instable. La tension reste forte à Gdansk, Gdynia, Elblag, où les ouvriers n'ont pas repris le travail. A Szczecin, la grève sur le tas s'étend le samedi matin à la plupart des grandes entreprises de la région. La situation peut s'embraser à tout moment.

Dimanche 20 décembre, Gomulka, depuis la clinique du gouvernement, signe sa demande de démission. A 16 heures s'ouvre le septième plénum du comité central, qui " accepte " la " démission pour cause de maladie grave " de son premier secrétaire et élit la nouvelle direction. Les plus proches collaborateurs de Gomulka en sont écartés.

Porté au pouvoir par les émeutes de Poznan, en 1956, Gomulka doit sa chute à un autre soulèvement populaire. Le bilan officiel, probablement minoré, fait état de 45 morts _ dont 42 civils, _ de 1 165 blessés _ dont la moitié de civils, _ de 220 magasins pillés, d'une centaine de véhicules détruits et près de 3 000 arrestations.

Bien que Gierek se garde de prendre le moindre engagement de revenir sur les hausses de prix, l'annonce du changement à la tête du pouvoir fait aussitôt retomber la tension. A Szczecin, le mouvement de grève s'éteint rapidement, mais le feu continue de couver sous la cendre : un mois plus tard, le 22 janvier, une nouvelle grève éclate au chantier Warski, à laquelle le premier secrétaire ne parvient à mettre fin qu'en venant sur place dialoguer avec les ouvriers. Il faudra cependant un dernier embrasement _ de l'industrie textile de Lodz, cette fois-ci _ pour qu'enfin le pouvoir accepte d'annuler, le 15 février 1971, la hausse des prix alimentaires qui a été à l'origine des émeutes.

STEPHANE

MEYLAC