L’Union européenne, fondée sur l’Etat de droit, est en première ligne d’un système international dont les digues ont cédé

Le Monde, 22 septembre 2023

L’Europe, fondée sur l’Etat de droit, est en première ligne d’un système international dont les digues ont cédé, Tribune, Le Monde, 22 septembre 2023.


La guerre en Ukraine a mis fin aux dernières illusions des Européens, qui s’appuyaient sur le primat du droit et les vertus du multilatéralisme pour garantir la sécurité et la paix, estime, dans une tribune au « Monde », l’ancien ambassadeur Pierre Buhler.

Le déferlement des chars russes en Ukraine, le 24 février 2022, a sonné le glas non seulement d’une ère, mais aussi d’une idée : celle de la paix par le droit, qui, malgré les mécomptes, a prévalu pendant plus d’un siècle.

Certes, le projet de Woodrow Wilson [président des Etats-Unis de 1913 à 1921] de rendre le « monde sûr pour la démocratie », avec la Société des nations, a connu le sort que l’on sait. Mais Franklin D. Roosevelt [1933-1945] en avait tiré les leçons avec la Charte des Nations unies, un traité prohibant le recours à la force en dehors des cas de légitime défense, et doté d’un Conseil de sécurité chargé d’en assurer le respect. Le fait que les cinq puissances victorieuses de la seconde guerre mondiale y siègent comme membres permanents, avec droit de veto, devait être le gage de son efficacité.

Ce système, paralysé pendant la guerre froide, avait, dès la fin de celle-ci, laissé espérer l’avènement d’un monde réglé par le droit, qu’avait illustré, en 1990, le rétablissement dans sa souveraineté du Koweït, envahi par l’Irak. Mais cet espoir s’est évanoui au fur et à mesure que des interventions militaires enfreignant le droit international – en Géorgie, en Serbie, en Irak, en Ukraine… – se sont succédé.

Stratégies de puissance

L’implosion de l’Union soviétique avait donné le coup de grâce à une autre idée : celle de la paix dans le monde grâce à l’abolition du capitalisme et de son « stade suprême, l’impérialisme ». Mais elle avait surtout donné corps à la thèse de la « fin de l’histoire » et du triomphe de la démocratie libérale, une illusion entretenue par un mouvement ample de ralliement à ce modèle dans le monde. Elle laissait entrevoir la perspective que le respect de la règle de droit – un attribut des démocraties – finirait par déteindre sur les conduites des Etats en dehors de leurs frontières.

La courbe s’est inversée au bout d’une quinzaine d’années. Il ne reste aujourd’hui qu’une trentaine de démocraties authentiques, après deux décennies fastes pour les dictateurs, autocrates et juntes qui ont fait main basse sur le pouvoir dans leurs pays. Pour autant, l’aspiration aux libertés, aux droits et à la dignité ne s’est pas éteinte, comme le rappellent des soulèvements réguliers en Birmanie, à Hongkong ou en Iran.

Une autre illusion a été mise à mal par cette guerre, celle de la « paix par le commerce ». L’essayiste britannique Norman Angell [1872-1967] avait, en 1910, postulé que les interdépendances tissées entre Etats par la première mondialisation capitaliste finiraient par dissoudre les antagonismes et les ambitions politiques dans les intérêts bien compris des puissances industrielles rivales. Bien qu’infirmée par la première guerre mondiale, cette thèse lui avait valu le prix Nobel de la paix en 1933, mais l’idée, de nouveau démentie en 1939, n’a cessé de resurgir. Son plus récent avatar, incarné par le slogan « Wandel durch Handel » [« le changement par le commerce »], dont l’Allemagne s’était faite le héraut, a sombré en 2022.

Illustration amère de ces illusions perdues, l’invasion russe a enfoncé le dernier clou dans le cercueil d’une sécurité collective déjà à l’agonie. Elle sanctionne le retour au paradigme du primat de la force, celui d’avant 1945. La résurrection d’une sécurité collective fondée sur le respect du droit semble hors de portée. Que des Etats acceptent de gager leur sécurité sur de simples actes juridiques, garanties ou traités, est une vue de l’esprit. Comme l’est l’idée d’une chimérique « architecture de sécurité pour l’Europe ».

Parmi les autres conséquences, il faut s’attendre à l’érosion des systèmes de contrôle des armements, notamment des régimes de non-prolifération nucléaire, et même des échanges commerciaux, mités par les sanctions, les embargos et le protectionnisme. Les stratégies de puissance et de réassurance [recherche de protections] se logeront dans des alliances, multilatérales ou bilatérales, dans des logiques de protectorat, de sphères d’influence, d’Etats clients ou d’alignements circonstanciels.

Faire corps

Pour les Européens, qui avaient fondé leur projet sur le primat du droit et les vertus du multilatéralisme comme garantie de la sécurité et de la paix, le dégrisement a été brutal. Ils se retrouvent face à plusieurs défis.

Tout d’abord, l’Union européenne (UE) est en première ligne d’un système international dont les digues ont cédé. Devoir naviguer dans ces eaux agitées mettra son armature à rude épreuve.

Le deuxième défi est celui d’un nouvel élargissement, remis à l’ordre du jour par l’agression russe, à des pays dont la sécurité, voire l’existence, est déterminée par le rapport avec la Russie ainsi que par la protection américaine. Cette perspective, qui ouvre sur une UE de quelque trente-cinq Etats membres à terme, dessine un schéma de gouvernance et de décision plus complexe encore que celui en vigueur aujourd’hui.

Les dissensions affichées à propos du vote à la majorité qualifiée pour les questions relevant de la politique étrangère mettent en lumière – et c’est là le troisième défi – l’incapacité de l’UE à se muer, au-delà de son statut de puissance normative, en acteur géopolitique de plein exercice.

Le dernier défi, le plus pernicieux, est celui de son propre délitement, par l’érosion interne d’un modèle défini par les principes de la démocratie représentative et de l’Etat de droit. Ce schéma, fondement du projet européen, est mis en cause par la dynamique eurosceptique et souverainiste que porte l’ascension, en Europe, des formations d’inspiration populiste et illibérale, qui ont accédé au pouvoir ou s’en rapprochent, aspirant à démanteler l’édifice juridique de l’« ordre européen ».

Ce n’est cependant qu’en restant fidèle à ses principes, et en veillant à leur respect par tous ses Etats membres sans céder aux tentations de la complaisance, que l’UE est à même d’agir en faveur du droit et du multilatéralisme, et de continuer de démontrer qu’il existe une alternative à l’anarchie et à la loi du plus fort.

Ce n’est qu’en faisant corps autour de ses principes fondateurs qu’elle est légitime pour rester la boussole de l’idéal démocratique, de l’aspiration des peuples à la liberté. Cette stratégie est la seule chance, en aidant ces peuples à ramener leurs nations vers la communauté des démocraties, de retrouver le chemin de la paix.